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Rechercher : Queneau

L’éternelle navigation de l’homme

Essai, voyage, peinture, photographie, poésie, francophonie,Sylvain Tesson, Laurence Bost, Frédéric Boissonnas, Équateurs, Jean-Pierre LongreSylvain Tesson, Un été avec Homère, voyage dans le sillage d’Ulysse, tableaux de Laurence Bost, photographies de Frédéric Boissonnas, Équateurs, 2020

« L’homme, s’il a changé d’habit, est toujours le même personnage, mêmement misérable ou grandiose, mêmement médiocre ou sublime ». Telle est la thèse que l’écrivain voyageur défend dans ce livre comme dans d’autres. Ici, c’est sur un monument de la littérature mondiale qu’il s’appuie pour en témoigner. Un séduisant témoignage, composé du texte dit sur France Inter par Sylvain Tesson sur Homère et publié en 2018, enrichi de tableaux colorés et mouvants de Laurence Bost, de photographies prises au cours du voyage que le « savant inspiré » Victor Bérard fit en 1912 sur les traces d’Ulysse (et dont on peut voir le tracé page 74) et de commentaires complémentaires de l’auteur.

Un beau livre, donc, que l’on peut parcourir à loisir en suivant ou non l’itinéraire du voilier sur lequel Sylvain Tesson, Laurence Bost et leur équipage s’embarquèrent en 2019, en suivant ou non l’ordre des chapitres peuplés de personnages de l’Iliade et de l’Odyssée, héros, hommes, dieux dont les faits et gestes ne sont pas répertoriés en détail, mais qui sont caractérisés par leur pérennité symbolique : « L’homme antique est un modèle. Sa figure nous émerveille encore. Il y a deux mille cinq cents ans, sur les rivages de la mer Égée, une poignée de marins et de paysans, accablés de soleil, harassés de tempêtes, arrachant un peu de vie à des cailloux pelés, apportaient à l’humanité un style de vie, une vision du monde et une conduite intérieure indépassables. » Un beau livre faisant écho à la « poésie pure » d’Homère, à cette musique qui, en particulier, recourt à l’épithète (qui « adoube le nom ») et à la comparaison (qui « relance le rythme »). Une poésie dont l’éternelle actualité saute aux yeux : « Qui ne possède ni cœur sensé, ni pensée flexible / dans sa poitrine : comme un lion, il n’agit qu’en sauvage – lion asservi à sa grande force. » (Notons que le choix des traducteurs est des plus adéquats, puisque ce sont Philippe Brunet et Philippe Jaccottet).

Raymond Queneau, sacralisant pour ainsi dire la double œuvre homérique, a dit naguère que toute « grande œuvre » est soit une Iliade soit une Odyssée. Sylvain Tesson semble corroborer cette affirmation en écrivant que « le cosmos avait été dérangé par les outrances de l’homme à Troie » (Iliade), et que l’Odyssée s’emploie à « ravauder l’équilibre cosmique en rétablissant l’équilibre privé ». Tout ce livre – textes, tableaux, photographies, citations – nous rappelle que « les anciens Grecs nous ont appris à regarder le monde ». Homère, que la tradition nomme « le poète aveugle », nous l’apprend à sa manière, dans le mystère de sa poésie.

Jean-Pierre Longre

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01/11/2020 | Lien permanent

Amour-haine en pays abandonné

roman,francophone,clotilde escalle,pierre jourde,quidam éditeur,jean-pierre longreClotilde Escalle, Toute seule, préface de Pierre Jourde, Quidam éditeur, 2021

Elle a beaucoup vécu, Françoise, souvent méprisée par les hommes, rejetée d’un peu partout. « Et puis le lézard est arrivé. Cheminot et peintre, s’il vous plaît. Il était arrivé en roulotte tirée par un cheval. Il s’arrêtait dans les bourgs et les villages. Bonjour, je m’appelle Paul Ladier. » Elle s’est laissé séduire, mais les désillusions sont vite venues. La différence d’âge, lui devenu un vieux traîne-savate, elle tâchant sans grand succès de trouver de l’argent en vendant quelques toiles, tous deux installés dans l’ancienne boucherie d’un « bourg sacrifié »… Bref, la misère sociale, amoureuse et psychologique, les angoisses et la haine mutuelle : elle voudrait bien se débarrasser du vieux, mais ne peut se passer de lui, se surprenant parfois à encore partager sa couche.

Pour conjurer ses contradictions et ses peurs (peur pour elle, peur pour le « lézard »), elle marche, marche obstinément dans le bourg et dans la campagne, entendant à peine « les paquets de phrases jetées exprès en vrac sur son passage ». Au cours de ses cheminements, elle rencontre l’écrivain local, qui propose ses livres à la vente et se met à lui parler avec le sourire de Flaubert, de Beckett, de ses conférences, à elle qui ne lit guère que La ménagère française. « Il avait une pointe de mépris dans le regard, mêlé à une certaine indulgence. » Lorsque le vieux sera parti, envoyé par l’assistante sociale à l’hospice, elle reverra l’écrivain, qui lui sortira des mots comme « déterminisme » ou « ontologie », et la poussera à écrire « au lieu de ressasser » : « Tu te débats, tu respires l’ailleurs. Tu as envie de hurler. Alors écris… » Non, elle n’écrira pas. « Ça n’a pas de sens […] Ce n’est pas pour moi. » Et si le mot « ontologie » la travaille à tort et à travers, elle est plutôt rongée par ce que Raymond Queneau appelait l’« ontalgie ». L’existence est pour elle une souffrance sans solution.

Dans sa préface, Pierre Jourde qualifie le roman d’œuvre « sociale », mettant en scène des « sans-dents » (au sens littéral), des « laissés-pour-compte ». Il a raison, et il a raison aussi d’aller plus loin. Les personnages, surtout les deux protagonistes, ont l’épaisseur de ceux qui ne peuvent laisser le lecteur indifférent. Clotilde Escalle a l’art de nous les faire connaître peu à peu, de mieux en mieux, de l’intérieur et de l’extérieur, dans leur complexité, avec leurs paradoxes et leur violence, leur amour-haine. Le style, la structure du récit font de Toute seul un roman qui nous concerne intimement, qui requiert notre émotion profonde. « Qui est-elle, pour qu’on s’y intéresse ? » Ultime question, qui laisse Françoise « toute seule », et qui nous laisse seuls avec elle.

Jean-Pierre Longre

www.quidamediteur.com  

www.clotilde-escalle.com

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14/12/2021 | Lien permanent

La solitude d’une fleur bleue

Roman, francophone, Chloé Delaume, Le cœur synthétique, Le Seuil, Points, Jean-Pierre LongreChloé Delaume, Le cœur synthétique, Le Seuil, 2020, Points, 2021. Prix Médicis 2020

« C’est l’histoire d’une fleur bleue qu’on trempe dans de l’acide. Adélaïde Berthel, c’est une femme comme une autre. Qui, à quarante-six ans, entend sonner le glas de ses rêves de jeune fille. » Une femme d’aujourd’hui, féministe et moderne, qui retrouve régulièrement un groupe d’amies partageant entre elles leurs problèmes sentimentaux, professionnels, existentiels – la « sororité » peut être un réconfort, mais ce n’est pas la panacée. Féministe et moderne, donc, mais, après plusieurs déboires amoureux, elle rêve de trouver enfin l’homme avec lequel elle partagera la deuxième partie de sa vie. Les tentatives sont peu concluantes. La « fleur bleue » devient « peur bleue », la « femme comme une autre » devient « faille comme une autre ».

Histoire banale d’une solitude mal assumée ? Cela se pourrait. Mais dans ce domaine, il n’y a pas de banalité. La plume de Chloé Delaume fait du destin d’Adélaïde un cas particulier, et nous suggère qu’en la matière chaque cas est bien particulier, chaque cœur aussi : « C’est le cœur d’Adélaïde, le héros de cette histoire. C’est lui qui cogne et saigne, exige et se déploie. C’est lui qui fait le deuil, englouti par le vide. » Car Adélaïde, elle, la femme de quarante-six ans, a par ailleurs d’autres vies : vie amicale, vie professionnelle : attachée de presse dans une importante maison d’édition, « passeuse », « elle doit aussi gérer les écrivains », ce qui s’accompagne de toute une série de contraintes, de déceptions, de mensonges, et ce qui donne l’occasion à l’autrice de savoureuses pages satiriques sur le monde de l’édition, rivalités et exigences commerciales, batailles d’égos et d’images…

Roman, francophone, Chloé Delaume, Le cœur synthétique, Le Seuil, Points, Jean-Pierre LongreLe cœur synthétique n’est pas un roman sentimental. Ou s’il l’est d’une certaine manière (car oui, il y a du sentiment), il donne volontiers dans l’humour satirique (on l’a vu) et inventif (voir notamment les titres imaginaires de livres qu’Adélaïde a à défendre, comme Papa n’aime pas ses chrysanthèmes, Le Vagissement du minuteur, J’habite dans mon frigo etc.). Surtout, c’est un roman musical et poétique. Chaque chapitre a pour titre celui d’une chanson, et se lit comme une strophe ou un poème, avec reprises incantatoires et ce que Raymond Queneau (auteur entre autres des fameuses Fleurs bleues) appelait des « rimes de situation » (retour de personnages, d’événements ou de phrases, avec variation minimales). Sans compter que Chloé Delaume donne volontiers dans la prose rythmée, souvent en alexandrins (ou presque). Un exemple : « Elle se dira : Cet homme est hors de ma portée. Son cœur sera capable, alors, de l’oublier. C’est qu’il a tant vieilli, le cœur d’Adélaïde. Il accepte le réel, il sait se protéger. Il ne veut plus saigner, se préfère encore vide. » Humour, musique, poésie, le tout sur fond de quête amoureuse et de solitude. Voilà de quoi faire un roman original, vrai et beau. C’est réussi.

Jean-Pierre Longre

www.editionspoints.com

www.seuil.com

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15/12/2021 | Lien permanent

Anecdotes et souvenirs littéraires

Nouvelles, chroniques, autobiographie, récit, francophone, Roger Grenier, Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, Jean-Pierre LongreRoger Grenier, Les deux rives, préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2022

Roger Grenier (1919-2017), écrivain, journaliste, éditeur, lecteur chez Gallimard, a bien connu le monde littéraire. Dans cet ouvrage posthume, sous la forme d’anecdotes souvent souriantes, ironiques sans méchanceté, il rend compte à sa manière d’épisodes significatifs, parfois saugrenus, parfois émouvants, mettant en scène des personnalités connues ou méconnues.

Situés entre 1937 et 2005, maints événements confidentiels ou notoires sont tombés sous la plume alerte de l’auteur. C’est par exemple, en 1950, Marguerite Duras exclue du P. C. F. pour des raisons relevant de la morale la plus intransigeante ; la visite des fines fleurs de la Beat Generation (Jack Kerouac, Alan Ginsberg, Gregory Corso) dans les bistrots de Saint-Tropez ; les funérailles de Céline, en 1961, à l’occasion desquelles, dans son reportage pour France-Soir, Roger Grenier écrivit : « Il est toujours triste d’être obligé d’avoir honte d’un grand écrivain. » ; André Maurois faisant appel à des « nègres » ; des confidences de Serge Gainsbourg ; l’évocation de la mort, à Venise, de Wagner « se faisant faire une gâterie, comme on dit, par la femme de chambre »… On croise de grandes figures, amis ou connaissances de l’auteur, Camus bien sûr, Raymond Queneau, Jules Roy, Pierre Lazareff, Daniel Boulanger, et bien d’autres membres de la République des Lettres.

Ces échos des « deux rives » sont précédés de trois nouvelles, dans lesquelles Roger Grenier évoque aussi – souvenirs mêlés de fiction – des figures attachantes, discrètes voire secrètes, avec un art consommé du récit bref et du suspense narratif. Et ils sont suivis d’un texte s’attardant sur ce qui fut pour le petit Roger « un inépuisable livre d’images », deux volumes du magazine L’Illustration, aux photos « prodigieuses », atteignant « les sommets du chauvinisme ».

Comme l’écrit Jean-Marie Laclavetine dans sa préface, Roger Grenier fut « un esprit discrètement libertaire et d’un antimilitarisme foncier » (ce qui ne l’empêcha pas, entre autres engagements, de participer à la libération de Paris). Et dans cet ultime ouvrage, il use « toujours du ton d’ironie modeste et du sourire en coin de ceux qui ont perdu toute illusion quant aux capacités d’amélioration de l’espèce. » Un exemple pour finir ? En 1968 : « Mes fils, Frédéric et Nicolas, ont 15 et 13 ans. Comme je leur dis : « Il faudrait quand même que vous lisiez La Condition humaine ou Les Conquérants », l’un d’eux réplique : « Tu ne te figures pas que je vais lire les livres d’un ministre ! » Je me dis alors que Malraux vient de trouver sa punition. »

Jean-Pierre Longre

 

www.gallimard.fr

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24/10/2022 | Lien permanent

Promenades littéraires

Nouvelle, francophone, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreJean-Pierre Longre, Un an de solitude et autres histoires livresques, Black Herald Press, 2023

Présentation : Les nouvelles rassemblées dans ce recueil, promenades livresques qui traversent les siècles sur les traces de personnages tantôt imaginaires tantôt ancrés dans une réalité historique et esthétique à peine romancée, nous emmènent d’Uzès au Pont-Euxin en passant par Lyon et, bien sûr, par quelques librairies ; chacun des récits entre nécessairement en résonance avec les autres au cours de cette foisonnante exploration profondément humaine et érudite qui transcende l’espace, le temps et les genres littéraires et qui, en filigrane, esquisse une définition de la nature véritable de deux inséparables : la littérature et la lecture.

 « Jean-Pierre Longre est un lecteur furieux. Toujours, il lit. Et même quand il écrit, il lit encore. Son jeune homme fatigué des aridités du Sud ne peut être que Jean Racine, l'écrivain débutant qui admire Queneau est fatalement Perec, lorsque le Bourguignon érudit descend à Lyon, on est forcément au XVIe siècle pour y croiser une poétesse, lorsqu'un personnage voyage, c'est évidemment un voyage à la Rimbaud... Tous les récits sont entrelacés de lectures, mais, attention, ce sont aussi des histoires et des personnages, comme ces amoureux des livres qui sont aussi des amoureux tout court sur leur lit de délices. »

Paul Fournel

« Concilier l’humilité et une certaine forme d’arrogance n’est pas une gymnastique très confortable. Le jeu consiste d’abord à se provoquer soi-même en se refusant l’une après l’autre toutes les facilités, toutes les habiletés qu’autorisent l’expérience de la plume et la fréquentation des bons auteurs. À ce jeu, d’emblée Jean-Pierre Longre est passé maître. Mais il est passé en force. Avec à ses côtés cette puissance occulte : la littérature. »

Alain Gerber

Une recension de Radu Bata dans ActuaLitté (14 novembre 2023): voir ici

Et une autre de Marc Villemain: voir

www.blackheraldpress.com

En vente ici : https://www.blackheraldpress.com/unandesolitude 

ou dans les librairies :

Librairie du Tramway,

92 Rue Moncey, 69003 Lyon

 https://lalibrairiedutramway.com

 

et aussi : 

L'Esperluète

10 rue Noël Ballay, 28000 Chartres

 

Vendredi

67 rue des Martyrs, 75009 Paris

Anima
3 rue Ravignan, 75018 Paris

Librairie Elisabeth Brunet

70, rue Ganterie, 76000 Rouen

Texture
94 Avenue Jean Jaurès, 75019, Paris

Compagnie
58, rue des Ecoles, 75005 Paris

L'Orange bleue

23, rue Caristie, 84100 Orange

Librairie Actes Sud
Place Nina-Berberova, 13200 Arles

Les Journées suspendues

23, avenue Borriglione, 06100 Nice

L’Autre Rive
19 rue du Pont Mouja, 54000 Nancy

Le silence de la mer 

5 Place Saint-Pierre, 56000 Vannes

L’herbe entre les dalles
7 rue de la Barillerie, 72000 Le Mans

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14/12/2023 | Lien permanent

Paris est un roman, la vie est un livre

Roman, Roumanie, Matéi Visniec, Nicolas Cavaillès, éditions non lieu, Jean-Pierre LongreMatéi Visniec, Syndrome de panique dans la Ville lumière, roman traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éditions Non Lieu, 2012

Comme celles de ses pièces de théâtre, l’intrigue du roman (le premier traduit en français) de Matéi Visniec ne peut être résumée. D’ailleurs il n’y en a pas, d’intrigue ; plutôt, elles sont multiples, cheminant et courant entre réalité et fiction : il y a le « journal réel » d’un écrivain qui, parvenant à sortir de la Roumanie de Ceauşescu, trouve refuge à Paris, et il y a les œuvres potentiellement écrites, sous la houlette d’un éditeur fantasque et tyrannique, par des êtres pouvant être aussi bien auteurs que personnages. Comme le dit l’observateur Georges, derrière son bar : « On dirait que nous nous trouvons ici précisément au point de passage de la frontière entre fiction et réalité ».

Le récit navigue comme un bateau dans une tempête, tantôt grimpant vers les sommets prestigieux des vagues (la gloire mondiale sur laquelle fantasme le narrateur), tantôt plongeant vers l’abîme du néant anonyme – le tout ponctué par un poème qui clôt le livre, « Le Navire », parabole de la lente destruction d’une… (ici, au lecteur de compléter).

Intrigues multiples, personnages multiples : outre l’auteur (qui n’hésite pas à se nommer en tant que personnage), l’éditeur « Monsieur Cambreleng », l’ami d’enfance Gogu Boltanski qui a suivi une autre voie, François, futur auteur malgré lui d’un « chef-d’œuvre », un étrange bossu, un guide aveugle, une jeune femme séduisante et sans cesse éclopée, tout un cheptel d’auteurs-personnages réunis dans un café de la rue Mouffetard… Il faut aussi compter avec les silhouettes d’illustres écrivains et artistes du passé lointain ou proche, de Voltaire à Sartre, d’Hugo à Breton, Beckett ou Queneau, sans oublier le trio roumain Cioran, Eliade, Ionesco…

Personnages multiples, sujets multiples : l’actualité politique, les dictatures d’Europe de l’Est, les bouleversements liés à la chute du Mur, et bien sûr Paris, la ville des lumières et des ombres, des bistrots et des librairies, des touristes et des autochtones aux origines mêlées, des enthousiasmes délirants et des déceptions amères, navire qui « fluctuat nec mergitur » malgré la houle, la ville qui est un livre vivant, plein de souvenirs et de surprises. Paris qui vit des mots, ces êtres traversant les frontières, passant « d’un cerveau à l’autre » : « Toute la ville était habitée par des mots. Je voyais autour de l’église Saint-Médard les mots des passants, d’autres mots qui sortaient des fenêtres ouvertes des immeubles, ou bien des portes des cafés. Partout où deux personnes se rencontraient et se mettaient à discuter, une nébuleuse de mots se formait autour d’eux ».

Chaque chapitre est un déroutement, au plein sens du terme, et le lecteur se laisse mener volontiers où il semble bon à l’auteur de le mener, dans les méandres de la « Ville lumière ». C’est cette instabilité qui paradoxalement fait l’unité du livre, comme dans la vie. Au-delà de la « panique » que peuvent provoquer les tempêtes et les errances, ce qui rassure, c’est le ton de Visniec, le style inimitable qui est le sien, la foi dans l’écriture, la confiance accordée aux mots. La littérature ne sombrera pas.

Jean-Pierre Longre

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03/05/2012 | Lien permanent

Qui est la cantatrice chauve ? ou la dénonciation par l’absurde

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Matéi Visniec

De la sensation d'élasticité lorsqu'on marche sur des cadavres

Lansman, 2009

D’emblée, Matéi Visniec annonce que sa pièce « est née du désir de rendre hommage à Eugène Ionesco ». C’est effectivement un bel hommage au dramaturge franco-roumain, mais aussi à d’autres grands personnages de l’histoire littéraire récente (Lautréamont, Radiguet, Gide, Tzara, Breton, Queneau etc.) et à toute la littérature, la vraie, celle qui n’est pas aux ordres du pouvoir.

Le protagoniste de la pièce, « le poète », tente de vivre entre ses rencontres avec des fantômes qu’il est le seul à voir – ceux des écrivains qu’il admire – et les brimades de la dictature staliniste qui cherche à imposer en Roumanie, comme ailleurs, les uniques productions du « réalisme socialiste », quitte à marcher sur des cadavres. Évidemment, le théâtre dit « de l’absurde », les bonnes blagues politiques, les jeux verbaux, la liberté artistique, tout cela est incompatible avec le totalitarisme, et les tentatives de décryptage des prétendus messages codés que contient La cantatrice chauve donnent une scène d’un délire indescriptible… La mise en abyme de l’écriture de Ionesco dans celle de Visniec est une trouvaille qui vaut toutes les explications de texte : comme mode de dénonciation de la cruauté humaine et de la bêtise politique, il n’y a pas mieux. En même temps, la pièce baigne dans une atmosphère de nostalgie poétique et d’idéalisme littéraire dont le point de convergence ne peut être que Paris, la « patrie mentale » de ces Roumains qui ont longtemps rêvé de l’« acte culturel » consistant à « boire un café à Paris, sur une terrasse » avant d’aller flâner chez les bouquinistes.  

C’est d’ailleurs sur cette vision que s’achève De la sensation d'élasticité lorsqu'on marche sur des cadavres, si l’on ne tient pas compte des « scènes supplémentaires » que l’auteur propose à la lecture, à juste titre. Il faut lire l’interview de Sanda Stolojan relatant la visite de De Gaulle en Roumanie en 1968, ainsi que les développements d’un doctorant soutenant que les génies conjugués du « trio infernal Ionesco-Cioran-Eliade » ont bloqué la création roumaine, et il faut assister à l’apothéose fictive de Ionesco à qui l’on remet les 7 000 pages de son dossier de la Securitate, summum de l’absurde au service de la nullité politique.

Jean-Pierre Longre

www.lansman.org

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Avignon, Espace Alya - jeudi 15 juillet 19h45 - Carte Blanche : Matéi Visniec

Matéi Visniec - Lecture, débat, rencontre autour de son œuvre poétique inconnue à ce jour en France.

Avant le théâtre, il y avait la poésie. Matéi Visniec a écrit de la poésie pendant une bonne vingtaine d'années avant de passer au théâtre. Son œuvre poétique, connue et apprécie en Roumanie, vient d'être traduite en français par Nicolas Cavaillès. Matéi Visniec, entouré par des amis comédiens, vous propose un voyage dans un univers poétique qui annonçait déjà, par son côté iconoclaste, son théâtre. Venez nombreux, chacun partira avec un poème de Visniec dans l'âme.

Espace 40, lecture(s) et librairie, 40 rue Thiers, 84000 Avignon  : rencontre avec Matéi Visniec, vendredi 16 juillet à 12 h - autour de sa dernière pièce éditée chez Lansman, De la sensation d'élasticité lorsqu'on marche sur des cadavres

 

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Marseille-Bruxelles, « espace insulaire »

Roman, francophone, Jean-Pierre Martin, Éditions Champ Vallon, Jean-Pierre LongreJean-Pierre Martin, Les liaisons ferroviaires, Éditions Champ Vallon, 2010

Connaissez-vous le théorème de Montgolfier ? Alors voici : « Plus une rencontre entre deux êtres humains apparaît comme tributaire du hasard, plus elle se délivre par là même de toute contingence ». Et savez-vous qui est ce Montgolfier ? Un « ethnologue du proche », qui – pour faire court – étudie le comportement sexuel des animaux, en particulier des humains, et dans ce but additionne les trajets ferroviaires entre Marseille et Bruxelles. Un personnage observateur, à la fois dans le récit et en dehors, voix in et voix off, tel qu’on en trouve dans certains romans de Queneau (dont on devinerait, si l’on ne le savait déjà, que Jean-Pierre Martin est un fervent lecteur). Un autre se trouve dans une situation similaire : « L’écrivain », qui est « en train d’écrire un roman sur la séduction, […] ou encore, d’une certaine façon, sur l’amour », et qui dévoile volontiers la genèse de ses oeuvres : « J’aime sonder le mystère des êtres qui passent et qui se croisent, s’aperçoivent, s’évitent, se renfrognent ou s’ouvrent les uns aux autres, se racontant leur vie le temps d’un voyage ».

Outre ces deux-là, qui donnent une sorte d’assise comportementaliste et littéraire au récit, il y a dans la voiture 16 du TGV 9864 Nice-Bruxelles beaucoup d’autres personnages dont on ne va pas établir la liste ici. Hommes et femmes, jeunes et vieux, beaux et laids, sûrs d’eux et timides, séducteurs et maussades, ce petit monde représentatif, disons, de la société européenne occidentale de la première décennie du XXIe siècle, échange et détourne des regards, monologue, bredouille des paroles, esquisse et esquive des gestes, ébauche des relations, amorce des aventures, comme dans « un espace insulaire, à l’abri des invasions du monde », dans une parenthèse de liberté qui se refermera à l’ouverture des portes. Plusieurs romans restent ainsi en suspens, tel celui d’Enzo le musicien avec Rachel la prof de fac, ou celui de Laurence Fischer la psychanalyste avec le contrôleur qui ressemble à Lambert Wilson, et cela se tisse au rythme d’Alice, le train en personne, qui n’hésite pas à s’exprimer en mots humains, et dont les vibrations, selon leur intensité, règlent le débit de la parole des passagers, attisent ou atténuent leurs désirs ; au rythme, aussi, des annonces originales et lettrées de Wassim l’employé du wagon-bar… De ce huis clos à grande vitesse, de ces intrigues sans dénouement, de cet enfermement libérateur, on ne sort pas inchangé ; et, paradoxalement, on tente  provisoirement de s’en échapper, à l’occasion, par le téléphone (qui dérange les autres), la poésie plus ou moins bien accueillie de Wassim, les souvenirs plus ou moins nostalgiques, les anticipations plus ou moins réalistes, les rêves plus ou moins érotiques… et par l’humour. Car il faut le reconnaître : l’observation du genre humain est, ici, un plaisir ; n’en déplaise à l’écrivain (« Ne riez pas », ordonne-t-il), il nous amuse (et il s’amuse) avec son sujet sérieux ; son style alerte, vibrionnant, n’y est pas pour rien.

Hasard des lectures ? Signes d’une époque ? Air du temps ? Au cours des derniers mois, j’ai lu plusieurs romans récents prenant pour cadre ou pour centre de gravité les transports collectifs, lieux d’observation et d’introspection (sans parler de tout ce que le métro a produit). Certains, comme Apaiser la poussière de Tabish Kair (éditions du Sonneur) ou La croisade des enfants de Florina Ilis (éditions des Syrtes) sont remarquables, chacun dans sa forme et sa portée. J’y ajoute volontiers Les liaisons ferroviaires.

Jean-Pierre Longre

www.champ-vallon.com

http://www.jeanpierremartin.net

Et un peu de publicité pour des romans ferroviaires ou routiers :

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2011/01/02/le-train-de-la-memoire.html

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/10/20/nouveaute-aux-editions-du-sonneur.html)

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/05/20/le-pouvoir-de-l-innocence.html 

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2011/02/24/meurtres-sur-la-voie-ferree.html

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24/02/2011 | Lien permanent

Les parenthèses de l’existence

Alain Gerber, Longueur du temps, Alter ego éditions, 2011 roman, autobiographie, poésie, musique, francophone, Alain Gerber, Alter ego éditions, Jean-Pierre Longre

Alain Gerber et la musique, c’est tout un roman ; une somme de romans. Et malgré les apparences, Longueur du temps ne déroge pas : comme dans les livres précédents, il y a la matière biographique, la narration menée sur fond d’images fortes, l’invention verbale, les thématiques musicales (avec les silhouettes de fameux jazzmen passant à l’arrière-plan, parfois même jusque sur le devant de la scène), l’évocation de pays lointains et de rues toutes proches, Bavilliers et Ouagadougou, Paris et Montréal, Belfort et Corfou, le beau pays d’« Enfrance » et le légendaire Mexique – odyssées dans l’espace et dans le temps.

À part cela, il faut bien distinguer : la matière biographique est tout ce qu’il y a de personnel, même si, mettant à contribution le couple et l’univers environnant, elle ne doit rien à l’égotisme ; et la narration est versifiée – comme Chêne et chien, « roman en vers » dans lequel Raymond Queneau se raconte sans fards. La comparaison n’est pas hasardeuse : chez l’un comme chez l’autre les vers sont la composante nécessaire de la forme romanesque ; ils lui donnent sa ponctuation, son rythme, ses mesures, ses syncopes… Syntagmes sonores, phrases coupées, listes, inventaires, mots martelés, l’écriture au plus fondamental de sa composition est musicale, à la recherche de

« la formule cinglante / le sésame /qui lève l’écrou et brise les scellés / du Temps »,                                                                                                                                            

le temps, incessant leitmotiv, qui donne leur « tempo » aux souvenirs.

Si la musique est partout, n’oublions pas que tout passe par la littérature. Ce sont les mots, combinés entre eux, qui tentent de lever les voiles de la mémoire, « ce lac sourd plein de rumeurs », et de « l’imaginaire incarné ». Et, comme celles des jazzmen, on voit passer tout près les silhouettes des romans de jadis, La couleur orange, Le plaisir des sens, Le faubourg des coups-de-trique, Une sorte de bleu…

Plutôt que de gloser, le commentateur ne rêve que de céder la place au soliste, pour quelques chorus bien sentis :

« Il est faux que l’on naisse mortel / on le devient seulement après quelques années ».

« Il y aura dès lors / un temps pour écrire / un temps pour voir le monde / comme si c’était un roman / qu’on lit en se déchiffrant soi-même ».

« Sur son propre compte / l’existence nous en dit plus dans ses parenthèses / et notes anodines au bas de la page / que dans les périodes les tropes / sourates sorites et tapageurs épichérèmes /qu’elle nous jette au visage ».

« Le but ultime des voyages est / qu’en passant / la vie va vous frôler / au lieu de vous passer à travers ».

Le reste à l’avenant, au rythme des mots, de la lecture et de la vie.

Jean-Pierre Longre

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05/06/2011 | Lien permanent

Papiers millimétrés

récits, essai, Jean-Jacques Nuel, Le Pont du Change, Jean-Pierre LongreJean-Jacques Nuel, Courts métrages, Le Pont du Change, 2013

Le texte bref, malgré les apparences, n’est pas un genre facile. Il n’est pas donné à tout le monde de réussir à dire (ou, le plus souvent, à suggérer) en quelques lignes ce que d’autres développent en plusieurs centaines de pages. Il faut pour cela non seulement le sens de la concision, la maîtrise du mot et de l’expression justes, l’art de la chute, mais aussi de l’imagination, beaucoup d’esprit et beaucoup de travail.

Ces qualités, Jean-Jacques Nuel les réunit dans ses Courts métrages, qui donnent un avant-goût déjà fort savoureux de ses Contresens à venir. Ces ensembles, taillés au millimètre (de trois lignes à une page), se succèdent sur les modes humoristique, étrange, désespérant, poétique… De l’épigramme classique au conte absurde, de la leçon morale à l’anecdote terrifiante, de la fable sociale au récit d’anticipation, il y en a pour tous les goûts, et chacun peut cueillir parmi ces quatre-vingts œuvres en puissance ce qui lui convient au moment voulu, dans un contexte donné.

On aurait envie de faire profiter tout le monde de sa cueillette personnelle, et de citer ce qui tombe, même au hasard, sous le regard. On se contentera d’un exemple, « Le bureau des admissions » : « Les candidats attendaient toute la nuit dans la rue, sous la pluie ou dans le froid, devant les grilles de la préfecture, pour être certains d’obtenir dès l’ouverture du bureau ce précieux ticket, délivré en nombre limité, qui leur donnait le droit d’attendre, la nuit suivante, dans la rue, sous la pluie ou dans le froid, devant les grilles de la préfecture ».

Jean-Pierre Longre

 

Et relire J.-J. Nuel…

: Récit, essai, roman, Jean-Jacques Nuel, Le Pont du Change, A contrario, Jean-Pierre LongreLe nom, éditions A Contrario, 2005

La littérature est d'abord une affaire de mots, et le tout est de pouvoir utiliser ce matériau artistiquement, le fin du fin consistant en une combinaison harmonieuse du plus petit nombre de mots possible avec la plus grande longueur de texte (voir par exemple Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau).

Jean-Jacques Nuel - ou, en tout cas - le protagoniste-narrateur (l'unique personnage) qui, dans le livre, s'appelle Jean-Jacques Nuel, a tenté de battre tous les records : bâtir une œuvre d'ampleur infinie, universellement reconnue comme telle, conférant à son auteur l'aura des idoles, en n'utilisant qu'un petit mot de quatre lettres, qui passe par le truchement de l'écriture réitérée à l'envi du statut de nom propre à celui de nom commun décliné sous toutes ses faces, dans toutes ses dimensions, selon toutes les formes esthétiques. Ce petit mot est tout bonnement le nom du narrateur (qui est aussi celui de l'auteur), lieu commun ainsi renouvelé (ce par quoi Cocteau définit la poésie), nom trop usé résonnant de son étrangeté fictionnelle, "comme si c'était appeler les choses / Justement de ce bizarre nom qui est le leur " (Aragon).

L'obsession du nom s'empare du souci de perfection définitive, et alors survient la folie des nombres, l'utopie de la machine littéraire donnant toutes facilités au scripteur, dans une tentative d'épuisement (toute perecquienne) de la vie littéraire : déambulations quotidiennes dans l'appartement, dans le quartier (une Part-Dieu lyonnaise qui n'a en soi rien pour inspirer l'artiste…), courriers aux éditeurs (réponses négatives ou inexistantes), reniement des œuvres antérieures, vains espoirs de notoriété… tout cela pour s'apercevoir au bout du compte que l'écrivain est un homme, avec des souvenirs, le sentiment de la vie et de la mort, qu'il doit faire ce qu'il a à faire, se reposer de temps en temps (disons chaque septième jour), et que la création n'est pas seulement une questions de mécanique et d'arithmétique.

Le nom est un roman de la création, et aussi - prénom oblige - une véritable confession d'écrivain.

 

http://lepontduchange.hautetfort.com

http://jj.nuel.free.fr

http://nuel.hautetfort.com/

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13/02/2013 | Lien permanent

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