Verdun, l’autre bord (14/07/2014)
Fritz von Unruh, Le chemin du sacrifice. Traduit de l’allemand par Martine Rémon, préface de Nicolas Beaupré, illustrations de Vincent Vanoli. La dernière goutte, 2014
Fritz von Unruh fait partie de ceux que Nicolas Beaupré appelle les « écrivains combattants ». Dans Le chemin du sacrifice (titre original : Opfergang), qui fut censuré en 1918 et qui fut peut-être à l’origine de son pacifisme et plus tard de ses courageuses positions antinazies, il fait certes preuve de son expérience de soldat de la « grande guerre », mais il va bien au-delà. À travers la fiction, en quatre actes tragiques (« L’approche », « La tranchée », « L’assaut », « Le sacrifice »), la réalité morbide de la bataille de Verdun devient une autre expérience, celle de la littérature.
Après la première traduction (plus ou moins fidèle, plus ou moins édulcorée) de Jacques Benoist-Méchin, celle de Martine Rémon restitue la force expressionniste du style de l’auteur. Les dialogues et monologues des personnages, archétypes humains traumatisés par la violence folle de la bataille, l’évocation de leurs souffrances physiques et morales, de leurs résistances et de leurs faiblesses, les descriptions hallucinées des combats sanguinaires, tout concourt à faire du récit une mosaïque de tableaux pathétiques. Un exemple ? « Chaque homme était à son poste. La mèche rougeoyait en bordure du grand champ de mines. Les abris flamboyaient de mille yeux. Un battement de cœur rempli d’espoir martelait les pelotes serrées de fantassins et un vacarme à détruire les mondes inondait de ses ondes incandescentes les oreilles des combattants. Les cerveaux subissaient un pilonnage en règle ».
Parfois, une incursion au sein de l’état-major donne la mesure du cynisme de la hiérarchie militaire – à l’image de cette réponse du général en chef à l’un de ses subordonnés se plaignant de l’épuisement des hommes et du nombre des pertes : « C’est normal que nous ayons des pertes ! s’exaspéra-t-il en jetant la liste dans un coin de la pièce. J’attends les Anglais à Arras. Pas question de gaspiller tout mon matériel ici ! Nous devons y arriver avec ce corps ! 400 000 pertes ? Ça rejoint mes calculs ». Preuve, du côté allemand comme du côté français, de l’infini écart entre les délires patriotiques et les vérités de la boucherie. Deux bords cruellement opposés, qui ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Et puisque nous en sommes aux écarts, le livre pose aussi la question de ce qui en l’homme oppose et unit le rêve lumineux et la sombre réalité. « L’atmosphère commençait à resplendir à l’arrière des rafales. Dans un rêve né de la surexcitation, la guerre se détacha de la terre, jusqu’à ce que celle-ci se soulevât, libre de respirer, et que le rire des enfants vînt couvrir toute destruction. Quels yeux, quelles larmes ! Partout cette lumière ! La planète Terre la saluait avec des cris de joie comme une alouette lance ses trilles au matin, elle fondait et se perdait dans les délices du soleil. Clemens tendait ses bras vers l’astre. Mais des milliers d’atrocités surgies d’abîmes où le sang se glace et la raison se perd s’accrochaient encore à ses jambes et le tiraillaient. Alors, d’un geste résolu, il desserra l’étreinte et déchira son rêve ».
Saturé de violence et d’humanité, d’illusion et de désespoir, d’humour noir et de pathos, de satire et de compassion, Le chemin du sacrifice est un grand roman, qu’on ne lit pas sans angoisse, ni sans empathie. Dans cette nouvelle et belle édition, les gravures en noir et blanc de Vincent Vanoli sont en phase directe avec l’expressivité de l’écriture.
Jean-Pierre Longre
15:43 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, allemagne, guerre de 14-18, fritz von unruh, martine rémon, nicolas beaupré, vincent vanoli, la dernière goutte, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |