17/11/2024
Au creux d’une vallée perdue
Marie-Hélène Lafon, Les sources, Buchet/Chastel, 2023, Le Livre de Poche, 2024
« Trente ans, trois enfants, Isabelle, Claire et Gilles, deux filles et un garçon, sept, cinq et quatre ans, une ferme, une belle ferme, trente-trois hectares, une grande maison, vingt-sept vaches, un tracteur, un vacher, un commis, une bonne, une voiture, le permis de conduire. » En ce samedi 10 juin 1967, tout pourrait aller bien pour cette jeune mère de famille, d’autant que le lendemain, dimanche, ce sera la visite traditionnelle chez ses parents, à une heure et demie de route de là. Mais ce n’est qu’une apparence : l’atmosphère est lourde, comme son corps maintenant, elle ne veut pas penser à son mariage, il y a huit ans, avec cet homme qui s’est vite révélé exigeant et brutal, qui se déchaîne périodiquement contre elle, à lui donner ce qu’il appelle des roustes. Que faire contre cela, dans cette ferme éloignée de tout, au fond de la vallée perdue où il a voulu s’installer ? Tous vivent dans la peur, les enfants comme elle, et pourquoi rester ? « Elle ne comprend pas. » Cela dure jusqu’au moment où, n’en pouvant plus, elle se confie à sa mère, brièvement ; « elle raconte le pire tout de suite, sans pleurer, elle montre aussi les bleus, les traces… ». Braver le qu’en-dira-t-on, décider la séparation, le divorce.
Le point de vue de la jeune mère constitue le premier chapitre, le plus long. Le suivant, qui se situe sept ans plus tard (19 mai 1974), est celui du père, qui s’occupe maintenant seul de la ferme, et qui ne voit ses enfants que de temps en temps – ses filles avec plaisir, elles dont il sait qu’elles vont faire de bonnes études, son fils avec plus de réticence, ce garçon moins brillant, un peu endormi, dont il perçoit mal l’avenir. En tout cas il sait que la ferme « n’aura pas de suite. » Effectivement, nous faisons un saut de presque cinquante ans (2 octobre 2021), lorsque Claire, la deuxième fille, revient sur les lieux de son enfance, remonte aux « sources », au moment où les enfants « liquident l’héritage » ; elle « respire l’odeur tiède et sucrée des feuilles alanguies. Alangui est ridicule, elle le sait, mais elle laisse ce mot monter et la déborder. Personne n’a jamais été vraiment alangui dans cette cour, en tout cas personne qu’elle connaisse. »
Trois actes de plus en plus brefs, trois points de vue rythmés par une prose sobre, sans fioritures, trois monologues indirects menés comme une tragédie classique (trois temps bien définis, un lieu central et constant, une histoire de famille…). La relation simple des gestes de l’existence donne, par la magie de l’écriture de Marie-Hélène Lafon, résonnante d'harmoniques, une densité particulière à l’émotion. Chaque personnage, s’exprimant avec son langage, sans artifices, représente l’humanité telle qu’elle est, avec ses drames plus ou moins cachés, ses sensations et ses incompréhensions. Sans parler de la poésie qui émane de tout cela, poésie de la nature et de la vie quotidienne, poésie du style et des mots, poésie du souvenir dont Claire, au prénom choisi, dans les dernières lignes, révèle la « lumière douce. »
Jean-Pierre Longre
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15/11/2024
Un retour à Salé
Abdellah Taïa, Le Bastion des Larmes, Julliard, 2024
Dans Vivre à ta lumière, Abdellah Taïa relatait la vie de Malika, mère lumineuse et obstinée, qui avait économisé « encore et encore » pour construire une maison où faire vivre les onze personnes qui composaient la famille. Dans Le Bastion des Larmes, Youssef, devenu professeur en France, revient momentanément à Salé après le décès de cette mère volontaire (les changements de personnes, de noms et d’activités laissent transparaître, quoi qu’il en soit, le caractère autobiographique du roman) pour vendre le dernier appartement de la maison, dont ses sœurs ont déjà liquidé leurs parts, ces sœurs qui ne se privent d’ailleurs pas de faire des reproches aux fils exilés : « C’est nous qui faisons des efforts pour garder vivante cette mémoire. Pas vous, les garçons. Ni le grand frère Slimane qui nous a oubliées depuis longtemps. Ni toi, Youssef, là-bas, à Paris, en train de vivre je ne sais quoi de soi-disant libre et dont tu ne dis jamais rien. Ni Karim, parti du Maroc comme un voleur. Ce n’est pas vous, les garçons, mais nous, les sœurs, qui faisons tout pour que ce qui a été construit ne s’effondre pas d’un coup. »
Mais le peu de temps que Youssef reste au Maroc fait ressurgir cette mémoire. Celle de Najib, son amant des années 1980 qui l’a trahi, qui est passé du côté de ceux qui les opprimaient parce qu’ils ne vivaient pas selon les normes, « ceux qui nous tuent tous, chaque jour et chaque nuit. » Najib qui a lui-même été trahi et qui, pour se venger de tous les supplices subis, de toutes les humiliations imposées, est devenu à Salé un trafiquant tout puissant, le roi de la drogue, mais un « Chérif », un saint, « le saint pédé de Salé », « la générosité même avec les habitants », emmenant tout le monde dans sa corruption, et dont les funérailles vont être suivies par une foule considérable. C’est par lui, par son fantôme, que Youssef va découvrir le « Bastion des Larmes », « le cœur même de la ville », là où il peut pleurer Najib, un « endroit magique » au pied de la muraille qui longe l’océan, et dont l’histoire remonte au XIIe siècle, lorsque les Castillans massacrèrent la population de Salé.
Livre d’une grande nostalgie et parfois d’une grande cruauté, où des scènes de tendresse voisinent avec quelques scènes difficilement soutenables, comme celles qui décrivent les viols collectifs de jeunes garçons connus comme homosexuels, Le Bastion des Larmes se termine par une lettre de Youssef à sa sœur Kamla, demeurant à Agadir, une lettre sans concessions pour le passé, ses beautés et ses turpitudes, les amours et les haines, mais une lettre magnifique qui veut le rêver, ce passé. « Depuis mon retour à Paris, je passe mes jours et mes nuits à me souvenir de nous autrefois, à revenir à notre lien. Notre pauvreté. Notre beauté. Notre paradis. Notre grande fiction. Je sais que je réécris et que je réinvente sans cesse ce passé. Malgré le noir et le désespoir en moi, malgré les traumatismes et les crises de panique, j’éprouve cette nostalgie étrange d’un espace qui n’a sans doute jamais existé comme aujourd’hui. Une force obscure me pousse à retrouver ce passé, à l’embellir. À ne voir que le printemps, les fleurs, les lilas, les mimosas, les marguerites. » La magie de la fiction, et de la plume d’Abdellah Taïa.
Jean-Pierre Longre
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13/11/2024
Un parcours louvoyant et pluriel
Rachel Cusk, Parade, traduit de l’anglais par Blandine Longre, « Du monde entier », Gallimard, 2024
Tous sont désignés par l’initiale G, et tous un rapport étroit avec l’art. En quatre chapitres (« La cascadeuse », « La sage-femme », « Le plongeur », « L’espion »), à la première ou à la troisième personne, sont abordés à leur propos ou par leur propre voix de grands sujets, toujours en rapport avec l’art et toujours problématiques, tels que l’amour, les relations dans le couple et dans la famille, les enfants, la violence, la mort (voulue ou subie)… Si les lieux ne sont jamais nommés, sinon par leur statut (musée, voie publique, logement, atelier, restaurant…), ils sont déterminés par la présence des personnages, par leurs mouvements, par les rapports qu’ils entretiennent entre eux et par les incidents ou accidents qu’ils subissent ou provoquent.
Dans le troisième chapitre, sans doute le plus dense et le plus représentatif de l’ensemble, les discussions vont bon train autour de la directrice du musée qui a assisté, du haut du dernier étage où se tenait une rétrospective de la célèbre G, au mystérieux suicide d’un inconnu (d’où le titre du chapitre, « Le plongeur »). À cette occasion, sont disséqués tous les thèmes énumérés plus haut, en particulier celui du statut des femmes artistes, de la possibilité ou non pour les artistes d’avoir des enfants, des rapports entre l’art, la souffrance et la mort, et de son assimilation au sacré ou à la profanation, comme l’exprime la directrice : « À certaines heures de la journée, […] quand le musée n’est pas bondé, son atmosphère est semblable à celle d’une église. On voit bien que les gens attribuent un caractère sacré à ces œuvres d’art et des pouvoirs divins aux artistes qui les ont créées. À d’autres moments, le musée est comble et l’atmosphère change complètement. Les visiteurs se poussent et se bousculent pour essayer de voir, comme des badauds qui tentent d’apercevoir la scène d’un accident de voiture ou un spectacle tout aussi macabre. Ils prennent des photos avec leurs téléphones, à la manière de voyeurs et, à dire vrai, je crois parfois qu’ils ne savent même pas ce qu’ils photographient. »
On le constate, plus qu’un roman, le livre de Rachel Cusk est un ensemble d’essais ou d’ébauches d’essais semés de pensées développées ou d’aphorismes (par exemple : « L’art est le pacte que concluent des individus refusant que la société ait le dernier mot. »), cet ensemble tenant, au choix, du puzzle, du patchwork, de la « parade » louvoyante et plurielle, du parcours esthétique et philosophique, psychologique et sociétal. Il laisse ainsi une empreinte indélébile sur l’esprit du lecteur, qui n’a pas fini de prolonger la réflexion. D’autant que, si la première phrase évoque l’artiste G qui « entreprit de peindre à l’envers », comme pour trouver « l’avènement d’une réalité nouvelle », dans les dernières lignes les membres de la famille réunis autour de la dépouille de leur mère entrevoient la « vérité », la « réalité grise » et avouent : « tel était notre commencement. » À Chacun de continuer…
Jean-Pierre Longre
19:22 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, essai, anglophone, rachel cusk, blandine longre, gallimard | Facebook | | Imprimer |
02/11/2024
L’individu et le parti
Lire, relire... Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni d’après le manuscrit original de 1940, Calmann Lévy, 2022, Le Livre de Poche, 2024
En 2015, Matthias Wessel découvrit à Zürich le tapuscrit original (en allemand) du fameux roman d’Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, écrit entre janvier 1939 et mars 1940. Avant 2022, on ne pouvait lire en français que la traduction de la version anglaise elle-même publiée par la compagne de l’auteur en 1940. La nouvelle traduction, absolument fidèle au texte d’origine, est ainsi beaucoup plus fiable que la précédente.
Le « Zéro », c’est l’individu, « l’Infini », c’est le parti : « Le parti refusait tout libre arbitre à l’individu – et dans le même temps, il exigeait de lui une abnégation absolue, il attendait qu’il lui soumette sa volonté. » Si à aucun moment le pays et ses dirigeants ne sont nommés, on devine que l’intrigue dénonce l’URSS de Staline et les « procès de Moscou » dont les accusés étaient jugés d’avance – et Arthur Koestler, fidèle au communisme jusqu’en 1938, en connaissait bien les rouages. Roubatchov, ancien dirigeant du parti, est arrêté et, dans la prison où il est enfermé, va subir trois interrogatoires avant d’être condamné. Son premier procureur, l’un de ses anciens amis, admet peu ou prou la discussion – et c’est ce qui le perdra lui-même. Roubatchov en profite pour émettre ses opinions sur les erreurs et les aberrations du régime : « Tout est enseveli, les gens, les découvertes, les espoirs. Vous avez tué le « nous », vous l’avez éradiqué. Tu affirmes que les masses vous soutiennent encore ? C’est aussi ce que prétendent quelques autres chefs d’État en Europe. […] Les masses sont redevenues sourdes et ne disent plus rien, elles sont le grand epsilon silencieux de l’histoire, aussi indifférent que la mer qui porte les bateaux. […] À l’époque, nous avons fait l’histoire. Aujourd’hui, vous faites de la politique. Toute la différence est là. »
Roman emblématique, Le Zéro et l’Infini est certes fondé sur les agissements et l’idéologie implacable et meurtrière d’un pays et de son « N° 1 », à une époque donnée, et c’est ce qui a en partie fait son succès. Mais celui-ci est dû aussi à sa manière de démonter le fonctionnement de tous les totalitarismes, qui obéissent à un principe : la fin justifie les moyens. C’est ainsi que l’explique sans états d’âme Gletkine, le second procureur de Roubatchov : « Nous n’avons pas hésité à trahir nos amis et à pactiser avec nos ennemis pour conserver le bastion. Telle était la mission que nous avait assignée l’histoire du monde, à nous qui portions la première révolution victorieuse. Ceux qui avaient la vue courte, les beaux esprits, les moralistes ne l’ont pas compris. Mais le chef du mouvement avait compris que tout dépendait de ce point-là : avoir le plus de souffle face à l’Histoire, faire en sorte que ce soient les autres qui disparaissent, et pas nous. » Des affirmations que pourraient proférer les dictateurs de tous les temps, y compris du nôtre.
Jean-Pierre Longre
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06/10/2024
Micmac en Sicile
Yves Ravey, Taormine, Les éditions de minuit, 2022, Minuit Double, 2024
« Elle voulait en avoir le cœur net. Elle a dit, j’ai vu une forme, je te dis, on a percuté quelque chose, je ne sais pas, c’était… C’était quoi, Luisa ? enfin ? C’était… c’était, oui, je crois, une forme. » Venus prendre une semaine de vacances à Taormine, en Sicile, avec l’intention de reformer harmonieusement leur couple qui battait de l’aile, Luisa et Hammett (un prénom plein de résonances littéraro-policières) commencent par un mystérieux accident, sans doute suspect, avec leur voiture de location, « sur un chemin emprunté par erreur ». Il va falloir faire étape une nuit complète sur la place d’un village inconnu, faire effectuer une réparation clandestine, quitte à se faire arnaquer, se cacher de la police venue fouiller la chambre d’hôtel, fuir d’une manière ou d’une autre…
Ainsi résumée, l’intrigue pourrait être tout simplement celle d’un roman noir à la Dashiel Hammet, justement. Mais avec Yves Ravey, rien n’est vraiment simple. On avance en zigzags, avec des cahots et des soubresauts, le suspense confine à l’humour, qui lui-même confine à l’absurde et au tragique. Et sous le récit, indissociable de celui-ci, se posent les questions fondamentales de la responsabilité, des relations amoureuses, de la morale sociale ; des questions jamais ouvertement formulées, mais qui ne peuvent pas ne pas tarauder les lecteurs, même lorsqu’ils sont pris par l’intrigue.
Voilà l’art de Ravey : nous tenir apparemment à distance, et en même temps nous impliquer pleinement dans les méandres de sa narration et dans les tourments de ses personnages.
Jean-Pierre Longre
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23/09/2024
Mort suspecte en Égypte
Christopher Bollen, Le disparu du Caire, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Calmann Lévy, 2024
Employé comme technicien spécialisé dans une firme américaine de vente d’armes, Éric, en poste au Caire, est retrouvé mort en bas de sa chambre d’hôtel, après une chute depuis le troisième étage. On sent que cette mort recèle des mystères, d'autant que les patrons d’Éric, ainsi que les autorités égyptiennes et américaines, la qualifient très vite, trop vite, de suicide. Cate, sa sœur, décide d’aller enquêter sur place et s’envole du Massachussetts à destination du Caire. Dès son arrivée, elle est victime d’une tentative d’enlèvement, ce qui confirme ses soupçons. « Les hommes qui avaient essayé de l’enlever avaient su qu’elle arriverait ce jour-là. On avait attendu sa venue et décidé de s’emparer d’elle au moment où elle quitterait l’aéroport. Éric avait travaillé pour l’industrie mondiale de l’armement, et c’étaient peut-être ses meurtriers qui étaient maintenant à la poursuite de Cate. »
On le voit, ça commence fort, et la suite est à l’avenant. Heureusement, elle va être prise en charge par Omar, un jeune homme qui a fait ses études en Angleterre et qui en même temps sait ce que sont les contraintes morales et politiques de la vie dans une Égypte gouvernée d’une poigne dictatoriale par Al-Sissi. Outre les considérations sur le régime du pays et sur le rôle des marchands d’armes dans les conflits qui gangrènent le monde, c’est l’occasion pour l’auteur de décrire la vie de la capitale égyptienne, grouillante jusqu’à l’étouffement, bruyante jusqu’au vacarme, sur un fond de crainte et de méfiance. Au milieu de tout cela, Cate se débat, avec l’ardeur du désespoir, pour faire la lumière sur la mort de son frère.
Entre New-York, où la jeune femme vit habituellement, les Berkshires (ouest du Massachussetts), où vit sa famille, le Caire et ses différents quartiers, ses hôtels de luxe et ses logements miséreux, mais aussi Siouah, dans le désert égyptien, où se déroulent les essais de lance-missiles, nous suivons l’histoire des protagonistes dans un récit dramatique où les rebondissements, le suspense et les surprises ne manquent pas. Cate, avec l’aide d’Omar et de quelques autres, sera allée sans répit au bout de ses possibilités pour percer les secrets et réhabiliter la mémoire de son frère, laissant aux lecteurs le soin de découvrir les véritables tenants et aboutissants de sa mort. Haletant jusqu’à la fin.
Jean-Pierre Longre
18:31 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, christopher bollen, blandine longre, calmann lévy, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
12/09/2024
Affrontements aux États-Désunis
Lire, relire... Douglas Kennedy, Et c’est ainsi que nous vivrons, traduit de l’anglais (États-Unis) par Chloé Royer, Belfond, 2023, Pocket, 2024
C’est l’histoire, racontée par elle-même, de Samantha Stengel, agente secrète de la République Unie, l’une des deux faces ennemies des anciens États-Unis d’Amérique. Nous sommes en 2045, et le pays est depuis plusieurs années coupé en deux par une frontière qui ressemble étrangement à l’ancien rideau de fer européen. D’un côté, cette République Unie où tout a été organisé dans le sens de l’égalité sociale, de la sécurité pour tous, de la libéralisation des mœurs – avec, revers radical de la médaille, une surveillance constante des citoyens par le « Système » grâce à une puce Chadwick (du nom de son inventeur). De l’autre côté, la Confédération Unie, mélange de maccarthysme et de trumpisme, gouvernée par les « Douze apôtres », regroupe les États les plus conservateurs du point de vue des mœurs et de la religion, avec punitions allant jusqu’à la peine de mort pour les récalcitrants. Entre les deux, une « zone neutre » permettant, au prix de démarches complexes, de passer d’un côté à l’autre.
Dans ce contexte, Samantha doit mener à bien une mission périlleuse, et qui l’implique personnellement, de l’autre côté de la frontière. Personnalité indépendante, qui a appris à maîtriser ses émotions, ses réactions et ses paroles, sans toutefois négliger les plaisirs de la vie, elle ne peut cependant échapper ni aux ordres qui lui sont donnés, ni à son passé familial ni aux ruses de l’adversaire. D’où la violence de ses aventures et les surprises que ménage le récit, qui prend ainsi des allures de roman d’espionnage, avec tous les ingrédients requis.
Si Et c’est ainsi que nous vivrons se lit comme un thriller, il revêt d’autres dimensions : celles d’un récit d’anticipation dystopique, où l’on retrouve, bien sûr, des réminiscences du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (le côté inhumain), de 1984 de George Orwell (le côté « Big Brother »), de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (le côté anti-culturel) ou de La ballade de Lila K de Blandine Le Callet (le côté pathétique), mais aussi celles d’un manifeste politique dénonçant les abus qui pointent largement dans les civilisations actuelles, que ce soit la dictature répressive des idéologies religieuses et de la morale réactionnaire, ou celle, plus insidieuse, de la surveillance constante des citoyens. Douglas Kennedy, qui maîtrise parfaitement, comme on le sait, l’art de la narration à rebondissements, laisse ainsi éclater les angoisses caractéristiques de notre époque.
Jean-Pierre Longre
23:18 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, douglas kennedy, chloé royer, belfond, jean-pierre longre, pocket | Facebook | | Imprimer |
10/09/2024
La dernière montagne
Toine Heijmans, Dette d’oxygène, traduit du néerlandais par Françoise Antoine, Belfond, 2023, 10/18, 2024
Walter a été initié à l’escalade par Lenny en grimpant et regrimpant sur une pile de pont. Ainsi, dans le pays le plus plat qui soit, les Pays-Bas, les deux amis se passionnèrent pour la haute montagne. « De loin, j’appris à connaître l’Eiger et l’Everest, l’aiguille Verte et le Changabang. Les piliers, les couloirs, les solos et les directissimes. Lenny m’interrogea jusqu’à ce que je puisse débiter dans l’ordre et sans me tromper les noms des quatorze sommets de plus de huit mille mètres ainsi que ceux des plus hautes montagnes sur chacun des sept continents. Les voies normales, les voies exceptionnelles. Les drames et les victoires – pour peu qu’on le voie ainsi. » Apprentissage de l’esprit et du corps, rapidement mis en pratique : les deux amis se mirent à gravir tous les sommets, toutes les voies qu’ils purent, du massif du Mont Blanc à l’Himalaya, découvrant l’exaltation et les souffrances, les victoires et les défaites de l’alpinisme, la solitude des parois et la foule des camps de base, les déserts minéraux et la promiscuité des bivouacs, la soif de vie et les réalités de la mort.
Le récit commence à l’altitude de 8188 mètres sur un sommet de l’Himalaya, et se termine à la même altitude, sur le même sommet. Entre temps se déroulent les péripéties, les souvenirs, les regrets, les évocations des grands disparus, ces « conquérants de l’inutile », comme les a nommés Lionel Terray. « Les cimes sont objectivement inutiles, renchérit Walter, elles ne produisent rien, contrairement aux vallées. Ou contrairement aux cols, par lesquels on peut mener du bétail ou transporter des marchandises : eux au moins offrent une perspective de progrès. Ici, on ne fabrique rien. Ici, on décompose, cellule par cellule. » On passe d’une altitude à l’autre (les titres des chapitres sont à cet égard très précis), d’un personnage à l’autre – les héros et héroïnes avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs histoires et leurs légendes, Hillary et Tensing (le Néo-Zélandais ayant eu tendance à s’approprier un mérite qui revenait largement au Sherpa), Alison Hargeaves, Reinhold Messner, Wanda Rutkiewicz, Walter Bonatti, Herzog et Lachenal, Whymper, Toni Kurz… et même Pétrarque, « le premier alpiniste de l’histoire » avec son ascension du Mont Ventoux le 26 avril 1336.
Nous vivons avec Walter et Lenny, d’autres compagnons comme Bart ou Monk, les joies de la victoire sur les éléments et sur soi, mais aussi les douleurs, les épuisements et les désespoirs devant la violence impitoyable et mortelle de la nature. Nous apprenons aussi beaucoup, certes sur les techniques modernes mises à la disposition des grimpeurs d’aujourd’hui, mais aussi sur l’industrie commerciale qui mène les grandes expéditions himalayennes sur des itinéraires parfaitement préparés par les Sherpas jusqu’aux abords des sommets, sur les camps de base devenus de vraies villes de tentes avec toutes les commodités. Surtout, sur la constitution du corps humain et ses capacités de résistance et de survie. Et finalement ceci : « Nous autres, alpinistes, appartenions à la montagne, au même titre que les chamois, et cela nous donnait le droit d’entreprendre des expéditions inconcevables. » Dette d’oxygène est un hymne à la haute montagne, un hymne magnifique, lucide et sans concessions.
Jean-Pierre Longre
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08/09/2024
Deux romans en un (ou l’inverse)
Lire, relire... Patrice Jean, L’homme surnuméraire, Motifs, 2021, rééd. Litos / Motifs, 2023
Deux protagonistes se partagent le roman de Patrice Jean, chacun avec son entourage, épouse, enfants éventuels, amis ou relations de passage… Il y a d’abord Serge Le Chenadec, qui est effectivement « surnuméraire » dans sa famille et dans la société : après une phase d’amour partagé avec sa femme, après avoir rempli son devoir conjugal et procréateur, le voilà ignoré par ses enfants et méprisé par son épouse, qui nourrit d’autres ambitions que celles du vulgaire agent immobilier qu’est son mari. Et il y a, dans une seconde phase romanesque, Clément, qui raconte à la première personne comment, lui qui n’a connu que de petits boulots, il se fait embaucher par un éditeur dans le vent pour remanier, censurer, édulcorer les œuvres littéraires du passé (puis du présent) dans le sens de la morale actuelle, d’un « humanisme » intransigeant qui exige d’ôter des chefs d’œuvre toute trace de sexisme, de colonialisme, de racisme – on voit l’idée…
Deux romans pour le prix d’un, dira-t-on. En quelque sorte ; sauf que ces deux romans se rejoignent, aussi bien dans la narration que dans les développements théoriques. D’étape en étape, les chapitres intitulés « L’homme surnuméraire » (1, 2, 3 et « 4 ou l’ultime dénouement ») alternent avec des chapitres dans lesquels Clément et les consignes qu’il reçoit cheminent vers cet « ultime dénouement ». Et voyez les titres dont le caractère austère ou énigmatique devient lumineux à la lecture : « La littérature critique et universitaire », « La littérature humaniste », « Littérature et mammographie »… Le tout entrecoupé, ultime sophistication structurelle, de brefs extraits romanesques ou théoriques.
La plume vive et jubilatoire de Patrice Jean ne se prive pas de donner libre cours à une satire mordante que d’aucuns (qui sont justement les cibles de cette satire) qualifieraient de réactionnaire, une satire qui vise plutôt les excès démagogiques d’une « culture » dont les Persans de Montesquieu ou l’Ingénu de Voltaire auraient eu beau jeu de s’étonner, tout en s’inscrivant dans une vraie modernité (voir par exemple l’impayable Au véritable french tacos de Jacques Aboucaya et Alain Gerber). On se délecte des scènes où des intellectuels (« Le philosophe traduit en vingt-quatre langues », « Le grand universitaire », « L’ancien Prix Goncourt »…) font mine de débattre de grandes idées pour mieux se hausser du col ; eux se sentent pleinement utiles, non « surnuméraires ». On voit aussi que les grandes questions sur lesquelles planchent les candidats au bac de français ou au Capes de Lettres peuvent être définitivement réglées par quelques métaphores telles que celle de la mammographie… Sans compter que l’auteur, par personnages interposés, se paie le luxe de commenter son propre récit, présenté sous pseudonyme. Belle mise en abyme du travail d’écriture ! Pour tout dire, on ne s’ennuie pas un seul instant à la lecture de ce roman double et unique, qui nous fait rire et nous alerte, nous réjouit et nous laisse songeurs.
Jean-Pierre Longre
www.editionsdurocher.fr/livres/6-motifs-poche/1/all
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04/09/2024
Les massacres et les silences
Lionel Duroy, Mes pas dans leurs ombres, Mialet-Barrault, 2023, J'ai Lu, 2024
Son nom de famille est Codreanu, et pourtant Adèle, dont les parents ont émigré en France à l’époque de Ceauşescu, ne s’est jamais vraiment intéressée à la Roumanie. C’est à l’occasion d’un reportage à Bucarest, où l’envoie son rédacteur en chef, que la journaliste va découvrir l’histoire de son pays d’origine, ainsi que le passé trouble de son ascendance : son grand-père, qui fut un haut responsable communiste, n’a-t-il pas été auparavant un militant de l’extrême-droite antisémite sous le général Antonescu ? C’est en tout cas ce que vont lui révéler des habitants de Iaşi, la ville de sa famille.
Prise de passion pour ses recherches sur les massacres de Juifs, dans les années 1940, entre la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine, confortée par la lecture des livres d’Aharon Appelfeld et d’Edgar Hilsenrath, elle va parcourir les lieux de ces massacres et se poser des questions sur leur oubli : « Découvrant au même moment ce qu’avait été l’existence des Roumains sous le communisme (dont je n’avais rien voulu savoir de la part de mes parents) et le massacre des Juifs par ces mêmes Roumains, je confondais les époques, passais de l’une à l’autre comme si elles étaient liées. J’ai cherché à comprendre pourquoi mon cerveau établissait ce lien et je suis parvenue à me le formuler : des Juifs avaient été tués sous le régime fasciste du général Antonescu (combien ? je n’en savais rien) et ils l’avaient été une deuxième fois sous le régime communiste par l’interdiction de se souvenir d’eux, par l’effacement de leurs noms des mémoires et des livres d’histoire. »
Périple historique (le livre donne beaucoup de précisions sur les lieux et les dates), il s’agit aussi d’un périple individuel et initiatique : les découvertes faites par Adèle bousculent sa vie sentimentale (elle se sépare de son mari, trouve un nouvel amour en Moldavie), sexuelle (sa frénésie d’exploration du passé rejaillit en quelque sorte sur ses désirs charnels), familiale, puisqu’elle dévoile à son père le passé de son grand-père, probablement complice de massacres de Juifs (« En plus d’être un menteur, ton père était probablement un salaud, peut-être même un assassin […]. Je me demande même si, au fond, tu le savais mais préférais que cela reste enfoui ») et citoyenne, puisque la Moldavie et la Roumanie, malgré le passé tu, malgré tout, semblent devenir son propre pays. Lionel Duroy, qui avec Eugenia avait déjà fait des pogroms (celui de Iaşi en particulier) un thème dramatique, historique et romanesque, élargit ici le champ de vision, en passant toujours par les yeux et les mots d’une héroïne à fleur de peau.
Jean-Pierre Longre
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11/08/2024
Du rock et des cadavres
Jean-Jacques Nuel, Décibels mortels, éditions Héraclite, 2024
Dans sa retraite bourguignonne, Brice Noval, le désormais fameux détective privé, reçoit des messages à répétition frisant le harcèlement, puis l’étrange visite d’un ami de jeunesse perdu de vue, qui est pratiquement devenu son voisin. Ancien chanteur sans talent d’un groupe de rock (bizarrement nommé Édith Ticket) tentant pâlement et sans vergogne d’imiter les Rolling Stones, pourquoi ce Gilles Nottat tient-il tant à voir son ancien condisciple de la Faculté des Lettres de Lyon ?
Nous voilà ainsi plongés, sur fond de musique des années 1980 et de paroles de chansons, dans des énigmes où se mêlent une légende médiévale, un château près de Tournus, la quête d’un trésor, la disparition d’un « bootleg » (enregistrement pirate de concert) et des meurtres à résoudre – ce dont, bien sûr, Brice Noval s’acquittera après maintes péripéties.
Comme souvent, Jean-Jacques Nuel écrit en pays connu, et utilise à bon escient les connaissances qu’il a de ses deux patries : « Les collines et les superbes vallonnements qui font du Clunisois l’un des plus beaux paysages de France », et la ville de Lyon qui recèle tant de mystères et d’histoires curieuses, telle celle du « Gros Caillou » de la Croix-Rousse. Et, outre le suspense policier, c’est ce qui fait le charme de ces fictions, qui n’excluent pas les éléments autobiographiques et les souvenirs enthousiastes qu’il entraîne dans son sillage. « Ce roman me permet aussi de rendre hommage au rock’n roll, cette musique de ma jeunesse qui a accompagné toute ma vie. » Un bel aveu !
Jean-Pierre Longre
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05/05/2024
« Collés contre des vitres troubles »
Jean-Baptiste Andrea, Des diables et des saints, L’Iconoclaste, 2021, Collection Proche, 2023.
Sauf quelques exceptions, les Prix Goncourt ne reposent pas sur du sable. Les lauréats ont généralement et précédemment à leur actif des ouvrages solides, parfois ignorés. Avant d’obtenir le sien pour Veiller sur elle (dont on trouvera ailleurs qu’ici de nombreuses recensions), Jean-Baptiste Andrea avait publié avec un succès mérité quelques romans, dont Des diables et des saints.
Pianiste se produisant partout où il trouve un instrument, gares, aéroports et autres lieux publics, Joe va nous faire des confidences, nous raconter sa vie à partir du moment où il fut victime d’une « infirmité [qui] ne figure pas dans les encyclopédies médicales ». Après seize ans d’une vie sous la houlette de parents pleins de projets pour lui et frisant selon lui la tyrannie, élève d’un professeur de piano d’une exigence tout aussi ferme, il perd brusquement tout cela, ce bonheur insoupçonné, lorsque ses parents et sa sœur meurent dans un accident d’avion. « De toutes les malédictions des prophètes, de toutes les pestilences qui ravagent la terre, j’avais attrapé la pire. J’étais orphelin comme on est lépreux, phtisique, pestiféré. Incurable. »
Alors va se dérouler une vie « aux Confins », orphelinat qui porte bien son nom, et qui est mené par un prêtre retors, diable déguisé en saint, servi par un ex militaire aussi brutal que borné ; un prêtre qui, paradoxalement, se décerne le titre de « père », « en vertu d’un pouvoir décerné par l’État », et qui en profite pour manier le goupillon avec un zèle cynique, allant jusqu’à enfermer les enfants trop rétifs, « brebis égarées », dans « l’Oubli », un cachot humide et sordide. Joe tient seulement grâce à son amitié attentive pour un garçon fragile et mutique, aux souvenirs de ses leçons avec son professeur Rothenberg qui lui faisait jouer du Beethoven, exclusivement du Beethoven, grâce aussi à un amour peu à peu révélé pour Rose, à qui il est chargé de donner des cours de piano, ainsi qu’aux réunions clandestines de la « Vigie », petit groupe de pensionnaires guettant la nuit et rêvant de s’enfuir, ce qui leur fera courir les pires risques.
« Johann Sebastien Bach, orphelin. Caravaggio, orphelin. Ella Fitzgerald, Coco Chanel, orphelines. Anton Bruckner, Louis Armstrong, Ray Charles, John Lennon, Billy the Kid, Tolstoï, Chaplin, orphelins. Et mille visages en cet instant, mille visages que nous ne connaissons pas, pas encore en tout cas, collés contre les vitres troubles, orphelins. » Ajoutons-y Joe, « le vieux qui joue du piano », et dont Jean-Baptiste Andrea a su nous faire vivre avec une implacable émotion le passé terrible et malgré tout jamais désespéré, toujours en attente du bonheur, au rythme de la musique et de l’amitié, une vie où se côtoient et parfois se confondent diables et saints.
Jean-Pierre Longre
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14/04/2024
L’art, l’amour, les échecs
Antoine Choplin, Partie italienne, Buchet/Chastel , 2022, Points, 2023
Gaspar, artiste en vogue amateur d’échecs (le jeu) et d’anagrammes (autre jeu), a quitté Paris, ses contraintes, ses mondanités et ses sollicitations (notamment celles, toujours pressantes, de son agente Amandine), pour se réfugier à Rome, où il passe beaucoup de son temps Campo de’ Fiori, au pied de la statue de Giordano Bruno, à affronter pacifiquement ceux qui veulent bien jouer une partie d’échecs avec lui.
Ceux, et celles. Un jour s’assoit face à lui une jeune femme qui s’avère être une redoutable adversaire, avec laquelle les rencontres vont se renouveler au-delà du jeu, se transformant peu à peu en rencontres amoureuses. Si Gaspar est venu à Rome pour se changer les idées, elle, Marya, est venue de son pays, la Hongrie, pour le vin (elle est œnologue), et surtout pour retrouver les traces de « feuilles de parties » d’échecs jouées par son grand-père, Simon Papp, mort à Auschwitz après y avoir été obligé de disputer des parties avec l’un de ses geôliers, Achill Flantzer. « Ces feuilles de parties, reprend Marya, sont le seul écho qui puisse nous parvenir de ses derniers mois au camp. De ses dernières semaines. Jours même, qui sait. Les coups qu’il a joués à ce moment-là, comme des paroles ultimes. Des messages dans une bouteille jetée à la mer juste avant le naufrage. »
La recherche dans laquelle elle entraîne Gaspar, et qui passe par le Vatican, les mène chez un ermite des Abruzzes et va aboutir à une ultime partie disputée en pleine nuit, à la lueur des bougies, au pied de la statue de Giordano Bruno, avant la séparation du couple. Mais Gaspar n’en a pas fini avec le philosophe victime de l’inquisition, qui va faire l’objet d’une performance artistique spectaculaire en plein Paris figurant « l’émerveillement, la révolte ». Ajoutons à cela l’amour, puisqu’il est, avec l’art et les échecs, au cœur de ce roman à la fois ludique et grave, multiple et singulier.
Jean-Pierre Longre
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31/03/2024
Mystères et métamorphoses dans les Rocheuses
Thomas Wharton, Le champ de glace, traduit de l’anglais (Canada) par Anne Damour, Rivages poche, 2023
Fin XIXe siècle. Dans les Rocheuses canadiennes, au-dessus de Jasper, le docteur Edward Byrne participe à une expédition quand, sur le glacier Arcturus, il tombe dans une crevasse à travers les parois de laquelle, dans la transparence de la glace, lui apparaît « une pâle silhouette humaine munie de deux ailes. » Sauvé par ses compagnons, recueilli par Sara, une femme attentive, quelque peu mystérieuse, il restera comme aimanté par ce massif montagneux au cœur duquel s’étend un « champ de glace » attirant.
Cherchant à percer l’énigme de cette vision, il y retournera et y séjournera régulièrement pendant de nombreuses années, trouvant des amitiés et un amour singulier, et passant beaucoup de temps à étudier les mouvements des glaciers, grimpant périodiquement le long des moraines et notant ses observations. « Il ne fait aucun doute que le glacier est en train de reculer. Le front ressemble à une grosse lèvre en surplomb, incurvée, entaillée de dépressions longitudinales provoquées par la fonte saisonnière. La pente frontale varie entre vingt et trente degrés, un écart qui démontre également l’état instable du glacier. L’étape suivante sera logiquement de déterminer aussi précisément que possible la vitesse d’écoulement et la moyenne annuelle du retrait. » Passionné par ce qui deviendra la glaciologie, il assiste cependant avec appréhension à la transformation de la région en « parc naturel » traversé par une voie ferrée prolongée par une route destinée à mener les touristes au cœur de la montagne et de son « paysage arctique en miniature » – cela malgré les paroles rassurantes de l’initiateur de l’opération, son ami Trask : « Personne ne viendra vous envahir, Ned, c’est tout ce que je voulais vous dire. On conduira les touristes jusqu’au rond-point final où ils seront autorisés à quitter le véhicule et à jeter un rapide coup d’œil alentour, dix minutes maximum. On ne s’approchera pas de votre maudite grotte d’ermite. »
Roman d’aventures avec péripéties et accidents parfois mortels, mystères à dénouer sur fond de légendes à coloration fantastique, Le champ de glace reflète aussi les préoccupations des amoureux de la nature et de la solitude confrontés aux avancées de la civilisation moderne et des dimensions commerciales qu’elle apporte avec elle. Et même si l’intrigue se situe il y a plus de cent ans, il met en avant la métamorphose de la nature sous l’effet des transformations climatiques et des interventions intempestives des humains.
Jean-Pierre Longre
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11/03/2024
Une enfance en Moldavie soviétique
Lorina Bălteanu, Cette corde qui m’attache à la terre, traduit du roumain par Marily le Nir, Éditions des Syrtes, 2024
Années 1960-1970. En brefs épisodes, une fillette raconte sa vie quotidienne dans un village où se mêlent traditions rurales et contraintes plus ou moins explicites dues au régime en vigueur – le pays qui est devenu en 1991 la République de Moldavie étant alors intégré à l’URSS. Cela pour l’environnement extérieur. Mais il y a plusieurs couches de lecture dans cette narration menée avec une grande finesse : les relations familiales, avec les frères et sœurs, les parents (« Maman veut que Papa soit comme elle le veut, elle »), les grands-parents, si différents les uns des autres, sans oublier la famille éloignée ; les relations avec d’autres enfants et des figures marquantes du village, la guérisseuse, la bibliothécaire, le « beau garçon » qui « a fait le malheur de bien des filles », et surtout de celle qu’il a épousée, le milicien, Ileana qui a mauvaise réputation…
Et surtout, la vie intérieure de la fillette qui manifeste un sens aigu de l’observation tout en se laissant aller à des désirs d’ailleurs, qui fait preuve d’une intelligence précoce alliée à une fraîche naïveté enfantine. Elle combat les soucis de la vie et les petites ou grandes vexations en rêvant et en s’appropriant lucidement ses rêves : « Moi, j’aime tous mes rêves et je ne veux pas les mélanger avec ceux de mes frères. » Parmi les incitations, il y a surtout la « tante Muza », qui vit à Bucarest et dit connaître Paris. « Je parcours le monde en pensée, avec elle, parfois je vais encore plus loin, là où elle n’est pas encore parvenue, et même la voix fâchée de maman ne peut pas me faire revenir. » En fait, les gestes familiers et les petites préoccupations de la vie quotidienne sont essentiellement tournés vers l’hypothétique départ, espoir et lucidité mêlés : « La nuit, quand l’envie de partir me reprend, je sors ma lampe de poche de sous l’oreiller et, à sa lumière, je recompte mes sous à l’insu de tous. Il n’y en a pas encore assez. Moi, je veux partir loin et, pour ça, il m’en faut encore plus. »
Il n’y a apparemment rien d’exceptionnel dans ce livre. Vie familiale, vie sociale, vie scolaire, échappées réelles et imaginaires… Mais Lorina Bălteanu, qui, née en Moldavie et vivant à Paris, connaît bien le contexte de son sujet, sait parfaitement camper des ambiances et montrer les vicissitudes de la vie à travers les mots d’une enfant qui n’hésite pas à dire ce qu’elle a à dire, qui n’a pas froid aux yeux – des yeux qu’elle a vifs et acérés (d’ailleurs la plupart du temps elle « rêve les yeux ouverts »). Et si la matière narrative est puisée dans un réel historiquement et géographiquement précis, l’autrice la transforme en un récit dont la portée est à la fois générale et profondément humaine. C’est là le véritable art du roman.
Jean-Pierre Longre
Parution le 22 mars 2024
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28/02/2024
Puissance de la légèreté
Patrick Modiano, La danseuse, Gallimard, 2023
Elle est à peu près la seule à ne pas avoir de nom, mais aussi « la seule dont on pourrait retrouver des photos », et dont il reste au narrateur (qui lui non plus n’a pas de nom) des bribes de souvenirs précis, dans un désordre chronologique dont il voudrait reconstituer le puzzle. À côté du personnage de « la danseuse », il y a son fils, le petit Pierre, dont le père a dû disparaître ; il y a Hovine, que le narrateur, alors jeune homme, relaie pour garder Pierre ; il y a Boris Kniaseff, le professeur de danse ; il y a Verzini, qui a rendu bien des services et sait bien des choses sur le passé, l’éditeur Maurice Girodias, Pola Hubersen, femme au séduisant mystère, d’autres encore qui remontent à la surface de la mémoire et qui parfois suscitent la frayeur, comme cette sorte de « revenant » qui attend la danseuse sur son chemin.
Livre poids plume (95 pages) mais d’une incontestable densité, due à la concentration des souvenirs et à la condensation du temps (« Et soudain, ce 8 janvier 2023, il me sembla que cela n’avait plus aucune importance. Ni la danseuse ni Pierre n’appartenaient au passé mais à un présent éternel. »), La danseuse est un hymne à la légèreté, surtout celle du personnage principal qui pourrait bien « s’envoler, traverser les murs et les plafonds et déboucher à l’air libre, sur le boulevard. »
Cette légèreté est contagieuse ; du moins la recherche de cette légèreté, dans l’écriture même. Patrick Modiano semble livrer ici une sorte de testament littéraire calqué sur les conseils de Kniaseff, le professeur de danse : « Il fallait d’abord que le corps s’épuise pour atteindre à la légèreté et à la fluidité des mouvements des jambes et des bras. […] Alors on éprouvait un soulagement, celui d’être libéré des lois de la pesanteur, comme dans les rêves où votre corps flotte dans l’air ou dans le vide. » Appliquez cela à l’écriture, et vous aurez le bref roman, ou plutôt le long poème d’un auteur qui tente d’épuiser toutes les ressources de l’esprit et, malgré les apparences, ne laisse rien au hasard.
Jean-Pierre Longre
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15/02/2024
« Capturer l’irréel »
Lire, relire... Rachel Cusk, La dépendance, traduit de l’anglais par Blandine Longre, Gallimard, « Du monde entier », 2022, Folio, 2024
Prix Femina étranger 2022
Au cours d’une promenade matinale dans Paris, M, la narratrice, attirée par un autoportrait de L, entre dans une galerie où est présentée une « rétrospective » du fameux peintre. Elle y est prise d’un sentiment indéfinissable, et une phrase s’impose à elle : « Je suis ici. » À partir de là, M n’aura de cesse que d’inviter L dans la « dépendance » que Tony, son second mari, a aménagée en studio destiné à y loger des invités de passage, artistes ou écrivains, près de leur propre maison isolée au milieu d’un immense et fascinant paysage de marais envahis régulièrement par la mer montante.
Après maints contretemps, maintes tergiversations, L arrive finalement, étrangement accompagné d’une jeune femme, Brett. En même temps, la fille de M, Justine, et son compagnon Kurt sont en visite pour un temps indéterminé dans la maison. Les trois couples vont établir des relations complexes, chaque individu avec son tempérament, ses goûts, sa sensibilité, son mode de vie, son rapport aux autres et à soi-même. Comment préserver son intimité, ses sentiments, sa vie de couple face à un homme insaisissable et surprenant ? « En observant L et plus encore Brett, je me demandais si nous n’avions pas invité, pour la première fois, un coucou dans notre nid. »
La dépendance n’est pas un roman à caractère social, conjugal ou sentimental. Ce n’est pas non plus un roman à clé, même si l’autrice rend hommage à Mabel Dodge Luhan qui a accueilli chez elle à Taos D. H. Lawrence et a rendu compte de ce séjour dans Lorenzo in Taos (1932). Rachel Cusk, qui bâtit le récit de l’héroïne narratrice sur le mode des confidences adressées à un certain Jeffers, semble vouloir faire accéder ses personnages et ses lecteurs à une réalité insaisissable : « Il existait une réalité supérieure, songeais-je, par-delà, derrière ou en deçà de la réalité que je connaissais, et il me semblait que si j’arrivais à me frayer un passage jusqu’à elle j’aurais vaincu une douleur endurée depuis toujours. » L’accession à cette réalité, comme un trajet tourmenté dans le marais, n’est pas sans provoquer des ruptures, des brouilles, des réconciliations entre les personnages (M et Tony, L et M, Justine et Kurt etc.). Mais c’est par-dessus tout la vérité qui compte, la vérité que seul l’art permet d’atteindre : « L’art véritable revient à s’efforcer de capturer l’irréel. »
Jean-Pierre Longre
19:32 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, rachel cusk, blandine longre, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
03/02/2024
Remue-ménage au château
Julia Deck, Monument national, Les éditions de minuit, 2022, Minuit Double, 2023
Au bord de la forêt de Rambouillet, quartier huppé s’il en est, se trouve un château aux apparences de Petit Trianon. Mais le « monument national », ce n’est pas lui. C’est son propriétaire, la vedette de cinéma Serge Langlois (avis aux chercheurs de clés), homme vieillissant qui s’est constitué une nouvelle famille en épousant la jeune Ambre, ex reine de beauté, pleine de bonne volonté conjugale, qui a adopté avec son mari de beaux jumeaux (une fille et un garçon – mais un secret se cache ici), et qui s’efforce d’être une vraie châtelaine, aidée en cela par un groupe de domestiques qui ne sont pas toujours très transparents. Sans compter que la jeune épouse ne s’entend pas avec Virginia, fille issue d’un premier mariage de Serge, et qui a le même âge qu’elle.
À côté de ce monde complexe et privilégié, il y a ceux qui vivent au Blanc-Mesnil, Seine-Saint-Denis : Cendrine Barou, employée au Super U, mère célibataire d’un jeune garçon particulièrement turbulent ; sa collègue la belle Aminata, qui n’hésite pas à mettre ses charmes en valeur ; Abdul, talentueux danseur de hip-hop, ce qui lui vaut quelques petits rôles d’acteur… Deux mondes apparemment bien différents, mais qui vont bientôt se mêler, par exemple à l’occasion d’une fête au château où sont invités les banlieusards et leurs amis. Car Serge a beau être une célébrité, il n’a rien oublié : « Je sais ce que c’est de venir d’en bas, prononça Serge d’une voix grave. Je n’ai pas renié mes origines, il n’est pas question qu’un membre de notre tribu ait à rougir des siennes. » (sous la fine ironie, nouvel avis aux chercheurs de clés). Aux relations groupées vont succéder les relations individuelles et plus étroites : Cendrine va devenir la nurse des jumeaux (?), Abdul le coach / rééducateur familial…
Mais il ne s’agit pas que d’histoires familiales et individuelles. À leur occasion, il s’agit d’Histoire contemporaine : sont invités au festin narratif concocté par Julia Deck la crise des Gilets Jaunes (avec un beau spécimen en la personne de Mathias, gérant du Super U converti à la contestation radicale), le Covid et ses confinements consécutifs, une mémorable et dramatique visite du couple Macron chez le « monument national », ce qui nous vaut des lignes de pure ironie politique lorsque le président s’adresse au « Gilet » local : « Bien sûr, il respectait les vues sinon le mode opératoire des Gilets. Mathias avait-il songé qu’il gagnerait en influence s’il rejoignait une instance dirigeante ? Ou une commission gouvernementale, pourquoi pas. Qu’un expert des inégalités travaille à un rapport sur ce sujet, ce serait gagnant-gagnant. » Oui, il y a le rocambolesque des situations et des événements, il y a les symboles que représentent les personnages, il y a l’humour et le suspense. Mais dans cette épique (dés)organisation romanesque, et grâce à elle, c’est la satire sociale et politique qui, tout en préservant les figures individuelles, fait la force vive du livre.
Jean-Pierre Longre
12:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, julia deck, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
19/01/2024
Rebrousser chemin ?
Goncourt en poche... Lire, relire... Brigitte Giraud, Vivre vite, Flammarion, 2022, J'ai lu, 2024
Prix Goncourt 2022
Qu’attend-on de la lecture d’un roman, qui plus est d’un roman auréolé du Prix Goncourt ? Qu’il y ait une intrigue assez solide pour susciter une attention exclusive ; un protagoniste autour duquel tournent d’autres personnages intéressants pour diverses raisons ; une part d’imaginaire se combinant avec le vraisemblable, voire le réel… Et tout le reste, qui résiste à l’analyse et où réside le mystère inhérent à toute œuvre d’art.
Cette part de mystère, le commentateur ne peut la percer. Il la laisse à chaque lecteur et à son rapport avec les personnages et la narratrice. Mais il peut se livrer à quelques vérifications. Dans Vivre vite, l’intrigue fondamentale date de vingt ans, avec un héros, Claude, qui a une double passion, la musique et la moto, sans parler de l’amour partagé avec sa compagne (autrice et narratrice) et son petit garçon. Claude, donc, brusquement mort de sa passion pour la moto ; cette intrigue fondamentale en commande une deuxième, courant tout au long du roman, faite des hypothèses qui tentent de corriger le passé – et représentant la part d’imagination qui finalement se heurtera à la vérité des faits (le paradoxe étant que c’est dans cette vérité que réside le mystère, celui des véritables causes de l’accident).
Claude, Brigitte, Théo, les acteurs directs du drame. Et il y a beaucoup d’autres personnages, famille et amis ou silhouettes simplement croisées, mais aussi, plus inattendus, la reine Astrid et l’ingénieur japonais Tadao Baba, dont la présence élargit singulièrement le champ historique et géographique. D’ailleurs le temps et l’espace se croisent sans cesse : la topographie lyonnaise, entre Croix-Rousse et rive gauche du Rhône, et le déroulement irrégulier du temps, de 1999 à nos jours, sont soumis à des va-et-vient et à des hésitations. Faut-il rebrousser chemin ou filer vers l’avenir ? C’est aussi le sujet du livre.
Un livre construit comme un morceau de musique – cette musique que Claude aimait au point d’en avoir fait sa profession. Prélude, seize mouvements, finale ou « éclipse ». Un livre dont l’écriture, musique du style et des mots, tout en résonances et harmoniques, trouve dans l’exploration du réel et de ses détails les sources de l’inspiration et de l’émotion.
Jean-Pierre Longre
https://editions.flammarion.com
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29/12/2023
Le tueur des cimetières
Jean-Jacques Nuel, Balade funéraire, « Une enquête de Brice Noval à Lyon », 2023
Elles sont jeunes, elles sont blondes et fines… et on trouve leurs cadavres sur les tombes de Lyonnais notoires, tels le fameux guérisseur Maître Philippe ou les poètes Joséphin Soulary et Pierre Dupont, dans les cimetières de Loyasse et de la Croix-Rousse. Toutes tuées selon le même rituel : un seul coup de couteau bien ciblé, la longue chevelure blonde coupée et, agrafé au corsage, un quatrain répondant aux normes classiques du genre.
Le commissaire divisionnaire Alexandre Schweitzer va faire appel au détective privé Brice Noval (le narrateur, qui a déjà participé à plusieurs enquêtes) ; celui-ci accepte de sortir momentanément et par intermittence de sa retraite bourguignonne pour tenter de résoudre ces énigmes avec son ami, flanqué de deux collaborateurs, sortes de Laurel et Hardy policiers. Commence alors la traque de l’assassin, qui n’hésite pas à s’autoproclamer « Poète », comme s’il l’était véritablement, alors que Noval, fin connaisseur en la matière et lui-même auteur d’une anthologie (non publiée) de la poésie lyonnaise, juge ce « poète » plutôt médiocre… L’anthologie en question semble à la longue avoir une certaine importance dans le cheminement de l’enquête, un cheminement difficile, qui nécessite beaucoup de perspicacité de la part de notre détective, du commissaire et éventuellement de ses deux acolytes.
Cette Balade funéraire est bien un polar, mais c’est aussi une mine de renseignements plus ou moins développés sur la ville de Lyon, son présent et son passé, que connaît bien Jean-Jacques Nuel. C’est ainsi que l’on visitera l’ancien cimetière de Loyasse, connaîtra l’histoire de l’occultisme à Lyon et celle de Maître Philippe, celle des « clochetiers » arpentant « les rues la nuit pour éveiller les habitants et les inviter à prier pour les morts », et que l’on parcourra les quartiers de la ville, de Fourvière aux Brotteaux, de la Croix-Rousse à la Guillotière, sur les pas de ce Brice Noval aussi érudit que fin limier. Preuve que l’encyclopédisme et le suspense peuvent très bien s’acoquiner, pour le plaisir des lecteurs.
Jean-Pierre Longre
19:07 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, francophone, jean-jacques nuel, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
02/12/2023
Queneau de nouveau
Raymond Queneau, Œuvres complètes II, Romans tome I. Édition publiée sous la direction d'Henri Godard avec la collaboration de Jean-Philippe Coen, Jean-Pierre Longre, Suzanne Meyer-Bagoly, Gilbert Pestureau, Emmanuël Souchier et Madeleine Velguth, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, n° 485, 2002, rééd. 2023
Appendices : Textes et documents inédits relatifs aux romans publiés dans ce volume - Technique du roman. Le Chiendent - Gueule de pierre - Les Derniers jours - Odile - Les Enfants du limon - Un Rude hiver - Les Temps mêlés - Pierrot mon ami.
Présentation:
Queneau n'est pas un romancier comme les autres. Il l'est si peu qu'on ne pense pas toujours spontanément à lui comme à un romancier, bien qu'il ait publié treize romans. Peut-être est-ce dû à son parti pris du rire et du jeu, à sa volonté d'amuser le lecteur et de s'amuser lui-même. Queneau ne serait-il pas un écrivain sérieux ? Le ton drolatique qu'il adopte a pu parfois dissimuler les autres facettes de sa personnalité de romancier : sa volonté d'être le témoin du monde et de l'histoire de son temps, ou son besoin de donner figure par l'imaginaire à des interrogations existentielles. Il est non moins vrai que l'on trouve au cœur même de ses romans des orientations moins évidemment « romanesques » : par certains côtés, Queneau reste surréaliste malgré sa rupture avec le groupe de Breton ; il est aussi philosophe, et en particulier un philosophe de la langue et des mathématiques ; et il est passionné d'anthropologie, de psychanalyse, d'histoire des religions - sans parler de son attirance, sans doute moins connue, pour le gnosticisme et l'ésotérisme.
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09/11/2023
Les révoltés du delta
Laurine Roux, L’autre moitié du monde, Les éditions du Sonneur, 2022, Folio, 2023
Sous la plume hypersensible de Laurine Roux, le delta de l’Èbre n’et pas seulement un monde où la nature sauvage – eaux, roseaux, oiseaux – prend ses aises ; c’est aussi un monde où les grands propriétaires exploitent les rizières en faisant travailler à toute force des paysans mal payés et mal traités. Nous sommes dans les années 1930, et les rapports sont quasiment féodaux, les premières victimes de l’injustice étant les femmes, que le fils de la « Marquise », jeune imbécile brutal et sans scrupules, n’hésite pas à traiter en objets sexuels. Dans cet enfer, Toya, gamine vive et débrouillarde, connaît le coin comme sa poche. « Elle pense à l’Èbre qui chemine coûte que coûte, à cette langue de boue, grasse et fertile, née pour atteindre l’embouchure, capable d’engrosser la mer de ses alluvions. »
Analphabète comme les autres, elle va peu à peu, grâce à Horatio, l’instituteur du village, s’ouvrir au monde de la lecture, de l’écriture, et aussi de l’amour. Elle va assister aux révoltes des paysans contre les puissants et leurs acolytes – disons le capitalisme, le sabre et le goupillon –, et par la même occasion nous, lecteurs, devenons partie prenante dans la complexité de ces révoltes, faites de spontanéité et de plans élaborés, de violence directe et de calculs politiques, de destructions et de tentatives de construction.
Une activité d’hommes, dira-t-on. Mais si ceux-ci sont des combattants, les femmes, cette « autre moitié du monde », victimes parmi les victimes, telle Pilar, la mère de Toya, sont aussi des héroïnes parmi les héros. On le voit à travers Toya, que Luz, étudiante antifranquiste des années 1960, va retrouver bien après la guerre qui a déchiré le pays. 1936 – 1968, deux tentatives d’émancipation radicale. Le cheminement de la jeune fille devenue femme fidèle au delta, en est un témoignage magnifique et terrible, dans lequel l’émotion, le courage, l’obstination, la sensualité, la colère sont des forces vitales. « Parfois, après la classe, Toya va sur la tombe de sa mère. Elle s’assoit à côté du monticule, reste le plus souvent sans rien dire. De temps à autre, l’adolescente raconte ses progrès en classe, les bêtes qu’elle a attrapées, la clôture de la marquise. Puis elle embrasse la terre, Je te le promets, tu seras vengée. »
Jean-Pierre Longre
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02/11/2023
Miroirs du confinement
Lire, relire... Sylvie Germain, Brèves de solitude, Albin Michel, 2021, Le livre de poche, 2023
« En se dissociant ainsi de son image perturbée et surtout perturbante, elle se déleste du malaise qu’elle vient de ressentir. Elle se lève et relègue aussitôt dans l’anecdotique cette inquiétude produite par son reflet, elle revient à son habituelle relation au temps, fluide, rythmée et fantaisiste ». Ce que ressent Magali en plein confinement dû à la pandémie, tous les personnages de ce roman habilement et harmonieusement mené le ressentent, chacun à sa manière, alors que la solitude les assaille et que le disque de la pleine lune forme comme un immense miroir.
Ils sont d’abord présentés tour à tour dans un unique lieu, un square où ils se croisent, en marche ou assis, en promenade ou de passage. Il y a là Joséphine, une vieille dame qui regrette amèrement le passé ; Guillaume, qui note dans un carnet des bribes de l’Apocalypse ; Magali, qui veut profiter de la vie après avoir lutté contre la maladie ; Anaïs, jeune femme qui sur sa tablette s’accroche à un article plutôt philosophique ayant trait aux parfums ; Xavier, frappé par le drame d’un de ses élèves ; Stella, fine observatrice qui accompagne la vieille Mme Georges ; Serge, qui va être privé des visites à sa mère friande de pâtisseries ; le petit Émile, qui envoie « valdinguer son ballon » un peu n’importe où ; et puis, rythmant ces portraits vivants (dont les lignes ci-dessus ne donnent qu’un trait incomplet), apparaissant entre chacun d’eux, un « individu » auquel s’appliquent de nombreux qualificatifs (« le bizarre », « l’indéfini » etc.), et dont on comprend qu’il est un migrant, un naufragé de l’existence, qui n’a que son corps comme abri.
En miroir de la première partie (« Autour d’un silence »), la deuxième (« Lune solitudes ») nous fait retrouver chaque personnage sous un angle différent, confiné dans son logement, confronté à ses pensées, à ses rêves, à ses souvenirs, à ses observations, à ses petites et grandes douleurs, à ses fantasmes, confronté à soi-même, à son image. Ces Brèves de solitude sont de circonstance, certes, témoignages d’une période bien particulière. Mais c’est aussi et surtout un roman qui, dans sa rigoureuse construction symétrique, livre un portrait pluriel, tout en délicatesse, plein d’empathie pour le genre humain.
Jean-Pierre Longre
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26/10/2023
Un « habitus clivé »
Fabrice Caro, Samouraï, Gallimard, 2022, Folio, 2023
Après le départ de Lisa, qui l’a quitté pour un universitaire fort sérieux, Alan a deux tâches principales à accomplir : surveiller la piscine des voisins partis en vacances, et écrire un « roman sérieux », sur les injonctions de ladite Lisa, ce qui pourrait « susciter chez elle une admiration qui, durant ces longs mois, lui a fait défaut, et tant pis si c’est trop tard. » Sa première grande idée, tout de suite soumise à son éditrice : « un livre somme, un livre fleuve » racontant, d’une manière romancée, l’épopée de ses grands-parents espagnols arrivés en France pour fuir le régime de Franco ; il se voit, dès la parution, invité dans de prestigieuses émissions littéraires, jouant le grand écrivain…
Hélas, rien ne marche ; la page reste blanche, tandis que la piscine des voisins devient verte, de plus en plus, une piscine « horriblement verte » à la surface de laquelle apparaissent de drôles de bestioles qui ont tendance à se multiplier. Une autre idée de roman ? La disparition, dans les environs, d’une jeune femme sur laquelle il imagine un récit-enquête. Évidemment, la première page restera blanche.
Il faut dire qu’Alan n’est pas fait pour la réussite. Ni en amour (les jeunes femmes que lui présentent avec insistance ses amis pour remplacer Lisa, même s’il les trouve bien sous tous rapports, n’ont pas l’air d’emporter son adhésion sentimentale), ni en littérature (son roman précédent n’a eu aucun succès, et l’actuel est mal parti), ni en société (par rapport à laquelle il se sent toujours en décalage), ni en bricolage (il faut voir son absolu complexe d’infériorité face au vendeur de Bricorama, qui ne cache pas son mépris)…
Tout cela donne un récit à l’humour parfois corrosif, parfois doux, courant en filigrane sous la prose ou explosant franchement en formules éclatantes. Une amie diagnostique par exemple un « habitus clivé » pour notre narrateur désemparé chez qui on perçoit « un déséquilibre permanent entre son soi social d’origine et son soi social d’adoption ». Dans Samouraï comme ailleurs, l’humour de Fabrice Caro est impayable mais non gratuit.
Jean-Pierre Longre
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08/10/2023
Le labyrinthe du passé
Lire, relire... Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard, 2021, Folio, 2023
S’il fallait schématiser globalement l’œuvre de Patrick Modiano (entreprise hasardeuse, voire impossible), c’est l’image de la spirale qui pourrait venir à l’esprit : des retours incessants à un passé réel, rêvé ou fantasmé, un passé qui n’est jamais vraiment le même, et des passages périodiques en des lieux toujours nommés qui ne sont pourtant pas toujours identiques, avec des personnages parfois récurrents. L’impression de tourner en rond, mais en découvrant chaque fois, d’étape en étape, de livre en livre, quelque chose de nouveau, ajoutant une couche supplémentaire à la matière romanesque.
Chevreuse n’échappe pas à cet embryon d’analyse. Entraîné par une certaine Camille « Tête de mort », puis par une autre femme, Martine Hayward, le protagoniste, Jean Bosmans, va circuler dans un espace compris entre Chevreuse, Auteuil et Paris (avec tout de même une parenthèse dans le sud de la France) et entre trois périodes, l’enfance, la jeunesse et un passé tout récent. Il va croiser quelques personnages louches (Guy Vincent, Michel de Gama – ou Degamat –, René-Marco Heriford, Philippe Hayward) qui ont l’air de vouloir s’en prendre à lui, parce qu’autrefois il aurait assisté à une scène qu’il n’aurait pas dû voir dans une « maison de la rue du Docteur-Kuzenne » à Jouy-en-Josas ; il va se rendre à plusieurs reprises dans un appartement d’Auteuil où le reçoit une jeune femme, Kim, à la fois accueillante et réservée, qui garde un enfant – un appartement où, la nuit, il se passe de drôles de rencontres… Des mystères, donc, entretenus par le silence de Camille (« Dès leur première rencontre, il avait remarqué chez Camille une grande aptitude au silence. Il avait vite compris qu’elle garderait toujours le silence sur son passé, ses relations, son emploi du temps, et peut-être aussi ses activités de comptable. Il ne lui en voulait pas de cela. On aime les gens tels qu’ils sont. »), des mystères qu’il tente de percer en sondant le passé, et même en esquissant des tableaux récapitulatifs, « comme pour se guider dans un labyrinthe. »
Bien sûr, on suit des fils qui se débobinent, mais qui finissent par s’entremêler, pour le lecteur comme pour Bosmans, « qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler », et qui tente de creuser « en profondeur », afin de découvrir « un réseau autour de [lui] qui se développe à l’infini. » Vie vécue, oui, mais désormais dans les pages que Bosmans-Modiano écrit, dans le livre que compose le personnage, vie qui ne se maintient que par la grâce de l’écriture : « Il n’était plus le même, désormais. Pendant qu’il rédigeait son livre et que les pages se succédaient, une période de sa vie fondait, ou plutôt se résorbait dans ces pages comme dans du papier buvard. » Comme ceux de Raymond Queneau et de quelques autres, les personnages de Modiano s’animent et disparaissent au gré du temps, et surtout au gré de l’existence littéraire que leur confère l’auteur : « Les rues de Paris de ces mois-là resteraient pour lui grises et noires elles aussi, à cause de son livre, dans lequel il s’était inspiré de ces personnes. Il leur avait volé leurs vies, et même leurs noms, et elles n’existeraient plus qu’entre les pages de ce livre. » Seuls quelques écrivains, dont Patrick Modiano, parviennent à accomplir ce genre de miracle littéraire.
Jean-Pierre Longre
Et bientôt une chronique sur La danseuse, dernière parution de Patrick Modiano...
10:11 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, patrick modiano, gallimard, jean-pierre longre, folio | Facebook | | Imprimer |
24/09/2023
« Car la mer et l’amour ne sont point sans orage »
Lire, relire... Pascal Quignard, L’amour la mer, Gallimard, 2022, Folio, 2023
On connaît le goût de Pascal Quignard pour l’écriture fragmentaire ; on sait aussi qu’il maîtrise parfaitement l’art de la narration continue ; et que la musique, particulièrement la musique baroque, est l’un de ses sujets de prédilection. Ajoutons à tout cela l’amour, la mort et bien sûr la mer (le titre l’annonce), et nous avons la forme et la matière de ce beau roman qu’est L’amour la mer.
Nous sommes au XVIIème siècle, et comme dans La comédie humaine de Balzac nous retrouvons des personnages dont nous avons fait la connaissance dans de précédents ouvrages. Par exemple Meaume le graveur, dont les tribulations étaient contées dans Terrasse à Rome ; ou Monsieur de Sainte-Colombe, fameux violiste, rendu encore plus fameux par Tous les matins du monde, et qui détruisit par le feu ses rouleaux de partitions… Bien d’autres artistes venus de différentes régions d’une Europe en effervescence peuplent les pages du livre, parmi lesquels le claveciniste allemand Jakob Froberger et son élève Hanovre, le luthiste Hatten et son amante Thullyn, violiste qui aime « le sable trempé de l’estran qui brille » et « l’eau lumineuse de la mer » ; amour de l’homme, amour de la mer… C’est d’ailleurs avec elle, grâce à elle que l’on peut accéder au cœur du propos : « Thullyn lisait les cartes, où elle était sans pareille à découvrir la chance. / Elle aimait la musique et s’abandonnait entièrement à la douleur qui naissait d’elle. / Telles étaient ses deux passions si on oublie la mer puisqu’elle venait des îles du bout du monde. / Enfin elle avait une peur absolue de la mort. Cela faisait quatre couleurs. L’amour, la mer, la musique, la mort. »
On pourrait aussi évoquer « les épidémies, les bûchers des renégats, les émeutes des affamés, des révoltés, les barricades des parlementaires, les fumées des guerres religieuses » qui se dissipèrent « à la fin du monde baroque » avec, notamment, les « Suites de danses » de Froberger, que Bach reconnut plus tard comme son maître ; ou le château de Montbéliard où aimait se réfugier la princesse Sybille von Württenberg ; ou les sauts dans le temps qui nous font assister à la disparition des violes, à l’apparition des violons, altos, violoncelles, des piano-forte et des pianos ; ou même les confidences du narrateur sur son enfance… On entend toutes les voix, dialogues et monologues, on perçoit la multiplicité des points de vue, on se réjouit à lire la prose de Pascal Quignard, érudite sans pédanterie, musicale sans confusion. Et l’on se prend à imaginer que ce long récit aux multiples ramifications est une vaste extension du célèbre sonnet de Pierre de Marbeuf (1596-1645) qui commence ainsi :
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.
Jean-Pierre Longre
En lire plus sur Pascal Quignard :
http://jplongre.hautetfort.com/apps/search/?s=Quignard
Quignard et la peinture : Le regard et le silence. Terrasse à Rome de Pascal Quignard. .pdf
Quignard et la musique : Les oreilles n'ont pas de paupières... La haine de la musique de P.Q..pdf
18:51 Publié dans Littérature, Littérature et musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, pascal quignard, gallimard, jean-pierre longre, folio | Facebook | | Imprimer |
19/09/2023
Les révélations du train de nuit
Philippe Besson, Paris-Briançon, Julliard, 2022, Pocket, 2023
Les trains font partie des lieux propices aux rencontres de hasard, à l’émergence d’affinités insoupçonnées, éphémères ou durables, sait-on jamais. L’Intercités de nuit n° 5789, qui fait le trajet de Paris-Austerlitz à Briançon en passant par Valence, Crest, Die, Luc-en-Diois, Veynes, Gap, Chorges, Embrun, Mont-Dauphin-Guillestre et L’Argentière-les-Écrins en fait partie, et Philippe Besson dirige son objectif sur une dizaine de voyageurs que rien, au départ, ne relie. Les chapitres du début sont consacrés aux portraits individuels : un médecin généraliste, un jeune moniteur de ski, une jeune femme et ses deux enfants, un couple de retraités militants syndicalistes, un VRP bon vivant, une petite bande de jeunes étudiants.
Les personnages ainsi campés avec un art consommé du portrait et une empathie sous-jacente mais évidente, les liens se nouent, les confidences s’échangent, la sensibilité émerge sous la carapace des apparences ; le huis-clos agit comme un cocon propice à l’expression de l’intimité, des secrets, de la sensualité, comme un révélateur de ce qui sans ce voyage serait resté enfoui dans les mémoires, les cœurs et les esprits, comme lorsqu’Alexis, le médecin, avoue ses difficultés familiales à Victor, le jeune sportif, ou lorsque Julia, la jeune femme, se confie entièrement à Serge, le VRP : « Il ne s’attendait pas à ça. Dans son interrogation entraient de la sympathie et le désir d’entamer une discussion puisqu’ils sont voués à rester un bout de temps dans cet habitacle et que le sommeil est loin de les gagner, mais il n’envisageait pas que cette femme viderait son sac, encore moins avec une telle rapidité. » Ou encore lorsque Catherine, la retraitée, dévoile la maladie de son mari à ses jeunes voisins de compartiment…
Moments de confiance, presque de bonheur, si l’on ne sentait pas planer sur tout cela une menace. Quelques phrases disséminées çà et là annoncent un malheur : « Difficile de croire que c’est une nuit pour mourir », ou « Ce qui est terrible, c’est de savoir comment tout cela va finir. » Laissons donc au lecteur la découverte du dénouement tragique, qui ne bénéficiera même pas de la compassion requise, à cause de notre « époque vulgaire, où plus rien n’est privé, où tout est spectacle, et surtout la souffrance, surtout la désolation, où la décence pèse si peu devant la prétendue « priorité à l’information », où le goût de l’immédiateté prive de tout discernement, où les dommages collatéraux constituent un détail dérisoire. », de notre « époque accusatoire où il faut nommer des coupables, souvent sans preuves, les traîner dans la boue, les offrir à la vindicte populaire, et qu’importe s’il est démontré in fine qu’ils n’y étaient pour rien. » Voilà des ressentiments clairement ciblés, qui mettent en relief la magnifique leçon d’humanité que nous donne Paris-Briançon.
Jean-Pierre Longre
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17/09/2023
De la mort à l’amour
Marc Villemain, Il faut croire au printemps, Éditions Joëlle Losfeld, 2023
Il y a l’intrigue, et il y a tout le reste. En ce qui concerne l’intrigue, pas de véritable suspense : les premières pages racontent comment le protagoniste, musicien de jazz, jette le cadavre de sa compagne du haut d’une falaise d’Étretat, leur bébé blotti dans son couffin sur la banquette arrière de la voiture. Et l’on connaîtra peu à peu les circonstances du drame : l’amour pour cette femme qui venait l’écouter jouer tous les soirs, la dégradation progressive, celle de la femme et celle du couple, les disputes, jusqu’à la plus violente de part et d’autre et ses conséquences. Voilà le point de départ, la cause de « tout le reste » qui fait l’objet du roman.
Dix ans ont passé, accompagnés du sentiment de culpabilité et du mensonge constant, puisque tout le monde croit à la disparition, non à la mort. Quelqu’un ayant cru voir sa compagne en Bavière, il joue le jeu de la vérité fictive et va voir sur place, accompagné de son fils ; là-bas, il va rencontrer Mado, serveuse dans l’hôtel où ils sont descendus, Mado qui, avec sa simplicité et son sourire de belle jeune femme, fait la conquête du père et du fils. Mais ceux-ci doivent repartir, car on leur a signalé que leur compagne et mère serait allée en Irlande, dans le comté de Cork. Nouveau départ, donc, nouveaux paysages, nouvelles rencontres, dont celle de Marie, avocate séduisante, qui s’occupe dans la région d’une affaire médiatique de meurtre (transposition romanesque d’une affaire réelle qui, en 1996, a défrayé la chronique). Marie, compréhensive et déterminée, fait à son tour la conquête du père et du fils…
Ainsi l’intrigue meurtrière est-elle devenue périple européen, quête itinérante d’un fantôme plus qu’improbable. Et finalement, c’est encore tout le reste qui compte le plus : la musique, amie de tous les instants, sombres ou lumineux, plus indispensable encore que les mots : « Les mots, ça engage trop, et après tout la musique peut bien servir à cela – à s’en jouer, des mots : la musique comme trompe-l’œil, comme camouflage, comme un présent à ceux auxquels précisément les mots font peur, pour les autoriser à se déclarer, à déclarer leurs flammes, leurs peines, leurs remords ou leurs espoirs, sans qu’ils aient à rougir, ni à souffrir l’affreuse sensation de mise à nu. » Et aussi la relation complexe, riche de tendresse et de compréhension, entre le père et son fils de 10 ans : « Entre eux il s’étonnait toujours de correspondances naturelles, pour ainsi dire magiques. Étrangement, il aimait chez lui ce contre quoi il luttait en lui-même : une disposition à la réclusion, au mutisme et à la rêverie. Il aimait que son fils ne souffrît pas des fascinations ordinaires de ceux de son âge et ne fût pas dupe de l’écume des choses. À quoi d’ailleurs il n’était pour rien : l’enfant était né ainsi. Il n’emmagasinait pas seulement le monde alentour, il s’y ouvrait et le laissait jeter en lui ses racines. » Et enfin l’amour, qui se dit ou ne se dit pas, pétri de pudeur ou hérissé de sensualité.
Au-delà de quelques détails malicieux, qui nous font par exemple retrouver quelques noms rencontrés dans des romans antérieurs (Géraldine Bouvier, Mado, Marc Villemain lui-même), Il faut croire au printemps est un roman au style délicat et précis (qui au passage ne rechigne pas devant l’emploi du subjonctif imparfait, et c’est justice), un roman plein de sensibilité, de confiance dans le genre humain (une confiance qui ferait presque oublier le mensonge initial), un roman qui traque et saisit les émotions irrépressibles d’un homme à qui le destin a apporté, inséparables de la vie, le cauchemar et l’espoir, le malheur et le bonheur.
Jean-Pierre Longre
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06/09/2023
Hors normes, survivre, revivre
Lire, relire... Sandrine Collette, On était des loups, JC Lattès, 2022, Le livre de poche, 2023
Prix Jean Giono 2022, Prix Renaudot des Lycéens 2022
Ils sont trois : Liam, le narrateur, « chasseur par nécessité » (pour la viande et les peaux de bêtes), mais aussi par choix, Ava, qui l’a suivi par amour jusque dans sa montagne isolée, loin de tout et de tous, et Aru, le petit garçon, venu au monde malgré les réticences du père à faire vivre un enfant au fin fond des forêts. Ava s’occupe du « môme » et de la maison, Liam part souvent pendant plusieurs jours à la poursuite des bêtes sauvages, et la vie suit ainsi son cours jusqu’au jour où l’homme, revenant chez lui, ne voit pas son fils courir à sa rencontre comme il le fait d’habitude. Et il le découvre caché, protégé sous le cadavre de sa mère tuée par un ours.
C’est au-delà du chagrin, au-delà des pleurs, au-delà de l’amour même. « Avec Ava qui n’est plus là c’est déjà la moitié de mon monde qui s’est écroulé et si je n’arrive pas à chasser alors. N’importe qui le dirait qu’on n’emmène pas un gosse de cet âge dans cette vie il ne ferait que me gêner, il ne faut pas en arriver à ce point pour lui et pour moi. Je ne peux pas me mettre à le détester. Je n’ai pas la force. » Liam a enterré sa femme, puis est parti à la ville, à plusieurs jours de marche, avec ses chevaux et son fils dans le but de confier celui-ci à son oncle et à sa tante, qui refusent tout net. Il décide donc de faire avec lui une sorte de pèlerinage au lac lointain dont rêvait Ava.
Commence un long périple, d’abord le long des routes où foncent des camions et où ils croisent des gens intrigués par cette drôle de mini caravane – un homme des bois sans même un téléphone, un petit garçon et deux chevaux… Puis c’est la forêt solitaire, où l’on perçoit au loin, « par ricochet », le hurlement des loups. « Le chant des loups nous appelle parce que c’est notre chant et aussi loin qu’on puisse remonter il y a l’éclat d’un animal en nous, c’est pour ça que ça m’émeut et que des larmes viennent brûler le bas de mes yeux. » Et c’est le lac d’Ava, où l’histoire a failli finir cruellement, ensuite le long du chemin ce sont quelques masures dont les habitants peuvent parfois fournir un peu de nourriture et, aux abords de la montagne, le frôlement monstrueux de la mort évitée de justesse. Aru, petit garçon de cinq ans et demi qui paraissait être un poids pour son père, devient celui qui le sauve dans la soudaineté du danger, et le fait revivre avec l’aide de rares et fidèles amis.
Récit plein de violence et d’émotion, tantôt lent tantôt haletant, On était des loups est un chant d’amour conquis sur le chagrin, la colère, la dureté de la vie, de la nature et des hommes ; un chant d’amour de l’homme pour la montagne sauvage, ses forêts et ses animaux, un chant d’amour de Liam pour Ava et finalement pour Aru, l’enfant qui parvient à apprivoiser son père. Le style de Sandrine Collette est d’une poésie rude et libre, aussi rude et libre que ses héros, un style en marge des règles communes de la syntaxe officielle ; il est l’expression poignante d’existences hors normes, elles aussi en marge des règles communes de la vie ordinaire.
Jean-Pierre Longre
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14/08/2023
L’envers des Lumières
Nicolas Cavaillès, Les ombres opposées, éditions Corti, 2023
Ils ont beau être « opposés », les hommes que Nicolas Cavaillès a choisis comme protagonistes de son roman ont des points communs : tous deux ont bel et bien existé, fruits du Siècle des Lumières qui recèle tant de personnages méconnus, de passions disparates et de contradictions fructueuses ; tous deux sont originaires de Pont-de-Veyle, bourgade située non loin de Mâcon, côté Bresse, et traversée par la grande et la petite Veyle. Là s’arrêtent les similitudes. Car « l’un ne se mêla de rien, l’autre refit le monde ».
Le premier, Antoine de Ferriol, comte de Pont-de-Veyle, naquit avec à son chevet les privilèges de la noblesse, et n’en fit pas grand-chose – sans ambition sociale, aimant les loisirs, le théâtre, profitant de l’amitié de Voltaire et de madame du Deffand, de son lien familial avec madame de Tencin, de modestes dons pour la chanson et l’écriture comique, justifiant son existence sociale par quelques charges sans contraintes qui lui furent octroyées et lui permirent de préserver son indépendance, enfouissant son ennui dans le divertissement et son inutilité dans les fréquentations mondaines. Le second, Jean-Louis Carra, « jamais ne s’ennuya, lui. » Il mena une vie aventureuse, parcourut l’Europe de l’Angleterre à la Russie, de la Pologne à la Roumanie, participa activement à la Révolution, vota la mort du roi et, objet (selon lui) de calomnies, accusé de trahison, fut condamné à mort et guillotiné. Disciple de Rousseau, confrère de Chamfort, idéaliste sans doute, vantard et hâbleur à coup sûr, il mourut en se proclamant victime de la corruption, de « l’atmosphère empestée » de son époque.
La mise en regard de ces deux personnalités si différentes – différence accentuée par le traitement stylistique des deux biographies, puisque la première est narrée par une instance externe d’apparence objective, la seconde sous la forme d’un discours à la première personne –, cette mise en regard, donc, est pleine d’enseignements sur l’Histoire, les mouvements de la société (passée et présente) et la condition humaine. Nicolas Cavaillès, qui sait tirer de destins historiques méconnus l’essence romanesque, morale et philosophique de la vie, l’écrit magistralement : « Ainsi de Jean-Louis Carra et d’Antoine Ferriol, dit Pont-de-Veyle, derniers fruits acides et stériles de l’Ancien Régime, deux ombres opposées dans lesquelles les Lumières françaises se résorbèrent avec ironie. » Les « Lumières françaises » n’ont pas fini de laisser leurs ombres s’allonger sur l’humanité.
Jean-Pierre Longre
17:43 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, nicolas cavaillès, éditions corti, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |