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Chute et jubilation (08/04/2025)

Roman, francophone, Jean Échenoz, Les éditions de minuit, Jean-Pierre LongreJean Échenoz, Bristol, Les éditions de minuit, 2025

Souvenez-vous : dans Vie de Gérard Fulmard, on assistait à la chute de Mike Brant depuis le sixième étage de son immeuble. Voyez maintenant la première phrase du nouveau roman de Jean Échenoz : « Bristol vient de sortir de son immeuble quand le corps d’un homme nu, tombé de haut, s’écrase à huit mètres de lui. » En fait, on ne saura que très tard qui est cet homme, et en vérité ce n’est pas le plus important. Mais une chute initiale dans un roman n’est pas anodine, et on peut se dire qu’elle en préfigure d’autres, surtout lorsqu’on connaît un peu les ruses romanesques de l’auteur. Bristol ? Un réalisateur dont les films n’ont jamais connu un grand succès ; un simple « Clap de bronze » pour l’un d’entre eux, et pour son dernier film, celui dont il est question dans le livre et au tournage africain duquel on assiste, un ratage à peu près complet. La chute de Bristol, en quelque sorte.

Cela dit, le récit ne suit pas un fil continu, loin de là. Méandres, digressions, sauts inattendus d’un épisode à un autre ou d’un personnage à un autre, scènes imprévues comme sait en improviser Bristol au cours du tournage de son film, disparitions et enlèvements… Échenoz promène sans vergogne le lecteur dans la jungle des péripéties, et le lecteur, même si cela lui donne du travail et parfois le tournis, le lecteur, donc, est tout réjoui des surprises que lui réservent la prose de l’auteur et les personnages qu’il a créés. Il y a là, outre le protagoniste, différentes figures qui vont, viennent, disparaissent, réapparaissent : des actrices et acteurs comme Nadia Saint-Clair et Jacky Pasternac, un chauffeur aux divers métiers nommé Brubec, une assistante assez délurée, Marjorie Des Marais, écrivaine à succès qui impose sa protégée Céleste comme actrice dans le film de Bristol, un certain Julien Claveau, drôle de lieutenant de police, un éléphant bien dans son rôle, un commandant Milton Parker à la tête d’une milice armée jusqu’aux dents… Liste non exhaustive, mais visant à donner une idée de l’art de la dénomination (qui va de pair avec l’invention des titres de films), et surtout du bouillonnement narratif (qui va de pair avec la subtilité parodique).

Le bouillonnement narratif en question n’est pas sans s’organiser en mouvements cinématographiques (zooms, gros plans, travellings, panoramiques, plongées ou contreplongées, points de vue variés), avec passages sans transition d’une séquence à l’autre ou, parfois, comme une silhouette fugace en fondu enchaîné, une légère intervention du narrateur (fin d’un chapitre : « Ce qui ne nous arrange pas » ; début du chapitre suivant : « Cela ne fait pas du tout notre affaire… »). Mais le bouillonnement est aussi celui du langage, avec lequel l’auteur joue malicieusement, l’air de rien (« En dépit de toutes les recherches, l’affaire de l’inconnu tombé d’un dernier étage demeure pendante »). Sans parler des aspects ironiques, voire satiriques, de la tonalité. Bref, comme Jean Échenoz nous y a habitués, jamais on ne s’ennuie à la lecture de Bristol. Au contraire, on jubile. À chaque chapitre, à chaque page.

Jean-Pierre Longre

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