En attendant (11/05/2019)
Alain Gerber, La Hache, Ramsay, 2019
Dans une contrée anonyme et perdue dont on devine pourtant qu’elle appartient à l’ex-Yougoslavie, à une époque indéfinie dont on se doute pourtant qu’elle se situe, il n’y a pas si longtemps, à l’issue d’une guerre odieuse au cours de laquelle les nationalismes meurtriers s’en sont donné à cœur joie, un jeune sous-lieutenant français, flanqué d’un caporal et de deux hommes de troupe, se retrouve à veiller sur un terrain gelé bordant une ferme isolée. Le terrain cache certainement un charnier, qui ne pourra être mis au jour qu’au printemps, lorsque la terre deviendra suffisamment meuble pour être creusée ; la ferme abrite une famille – père fermé qui a dû participer au massacre (et qui entretient méticuleusement, objet réel et symbolique, la hache annoncée par le titre), mère muette, deux filles, dont l’une s’est exilée, et dont la seconde se cache ou se dévoile d’une manière énigmatiquement perverse.
Notre sous-lieutenant, en attendant le dégel (au sens propre de l’expression), est confronté à l’attitude sournoise de son caporal, à l’apathie de ses hommes, à l’hostilité du voisinage, à la dureté du climat, au vide de ses journées, à sa propre solitude – tout cela sous la férule d’un sens profond du devoir militaire et d’un idéalisme quasiment aristocratique qui lui feront regretter les entorses faites à son honorabilité. Comme le Giovanni Drogo du Désert des Tartares ou le Zangra de Jacques Brel (mais dans le froid et sous la neige), il occupe tant bien que mal son ennui, ne sachant pas si l’ennemi viendra ou s’il est déjà là. Quant au paysan, il cherche à se sortir d’une situation compliquée, face au pope du village qui, afin de sauver sa peau et d’échapper à la faute collective, voudrait lui faire endosser toute la responsabilité du massacre des « Musulmans » qui s’est perpétré sur ses terres, face aussi à ce petit groupe de soldats venu de l’étranger occuper sa propriété et son pays vaincu, face enfin à sa femme mutique et à sa fille au comportement incompréhensible.
Faire un roman de ces journées où, concrètement, il ne se passe pas grand-chose ? Oui. L’art d’Alain Gerber (dont on nous dit qu'il revient, mais qui ne nous a jamais abandonnés...) consiste à suggérer, notamment par l’adoption alternative des points de vue (celui du sous-lieutenant, celui du paysan) et par l’exploration intime des individus les sentiments, les passions, les fantasmes, les espoirs, les frayeurs – tout ce qui bouillonne sous les crânes. À suggérer aussi ce qui mène les cœurs et les âmes – les nationalismes, les haines, les trahisons, le désir d’amour, la peur de la mort, la fascination et le dégoût qu’elle entraîne. Et à montrer que sur tout cela et sur le reste, l’homme peut se tromper. En attendant, la vie continue.
Jean-Pierre Longre
17:03 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, alain gerber, éditions ramsay, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |