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15/09/2024

Pour le jazz

Essai, musique, Alain Gerber, Martial Solal, Guillaume Nouaux, Frémeaux & Associés, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, L’histoire du Be-bop, Miles Davis ; Un Noël de Jelly Roll Morton, Frémeaux & Associés, 2024

Martial Solal, Mon siècle de jazz, Frémeaux & Associés, 2024

Guillaume Nouaux, La naissance de la batterie, Frémeaux & Associés, 2024

L’éditeur producteur Frémeaux & Associés est un vecteur incontournable de la connaissance du jazz. En témoignent tous les ouvrages qu’il fait paraître sur le sujet. Parmi les plus récents, deux sont signés Alain Gerber : L’histoire du Be-bop, Miles Davis, qui reprend les livrets et notices discographiques que l’écrivain a rédigés, avec Daniel Nevers et Alain Tercinet, pour l’histoire du jazz appelée « The Quintessence ». « En un style cadencé, l’auteur examine à la loupe les parcours biographiques et musicaux de Miles Davis, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Essai, musique, Alain Gerber, Martial Solal, Guillaume Nouaux, Frémeaux & Associés, Jean-Pierre LongreThelonious Monk, Jay Jay Johnson, Bud Powell, Kenny Clarke, Max Roach, Roy Haynes et Sarah Vaughan, dont les destins, les accents virtuoses et les inventions formelles feront la postérité du mouvement Be-bop. » (Patrick Frémeaux). Second ouvrage : Un Noël de Jelly Roll Morton, « Une aventure de l’inventeur autoproclamé du jazz », à propos duquel Patrick Frémeaux, toujours lui, écrit : « Délectable à souhait, Un Noël de Jelly Roll Morton donne la parole à celui qui n’hésitait pas à écrire « inventeur du jazz » sur ses cartes de visite, un certain Ferdinand Joseph Lamothe dont les multiples compositions ont durablement imprimé l’histoire de la musique américaine. » Inlassable historien du jazz, Alain Gerber l’est assurément, et plein d’érudition, mais pas seulement : en toutes circonstances, dans tous les contextes, il reste un virtuose des mots.

Essai, musique, Alain Gerber, Martial Solal, Guillaume Nouaux, Frémeaux & Associés, Jean-Pierre LongreAutres parutions récentes chez Frémeaux & Associés : Mon siècle de jazz, autobiographie du fameux Martial Solal, préfacée par… Alain Gerber, qui annonce avec brio ce qu’on s’apprête à lire : « Dans son écriture comme dans sa musique, Martial ne donne pas son temps au temps. Le tempo est sa seule affaire. » et un peu plus loin : « Cet écrivain-là ne veut pas se contenter d’exposer ses souvenirs : il veut les vivre, ici et maintenant. » Puis, de Guillaume Nouaux, La naissance de la batterie. « Les origines de la batterie et les premiers batteurs à La Nouvelle-Orléans », fort volume écrit par « l’un des plus grands batteurs de jazz de sa génération », qui, nous disent Augustin Bondoux et Patrick Frémeaux, « établit ici une typologie claire et précise des éléments historiques, culturels, techniques et contextuels qui ont permis l’émergence de cet instrument » et « revient Essai, musique, Alain Gerber, Martial Solal, Guillaume Nouaux, Frémeaux & Associés, Jean-Pierre Longreégalement sur les pionniers, les premiers grands maîtres et les figures incontournables qui ont façonné et stylisé la batterie. »

Avis aux amateurs comme aux spécialistes, aux pratiquants comme aux auditeurs, « Frémeaux & Associés est depuis 30 ans l’éditeur-producteur de référence – en CD audio, téléchargement, et désormais livre et livre numérique – pour les collections de musiques du XXe siècle », sans oublier « le patrimoine parlé phonographique et radiophonique, et les cours de sciences humaines, d’histoire et de philosophie. »

Jean-Pierre Longre

www.fremeaux.com/fr

21/02/2024

« La passion des baguettes »

Essai, francophone, autobiographie, musique, jazz, Alain Gerber, Frémeaux & Associés, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Deux petits bouts de bois, une autobiographie de la batterie de jazz, Frémeaux & Associés, 2024

On connaît l’érudition jazzistique d’Alain Gerber. On savait moins, jusqu’à maintenant, qu’il pratique depuis longtemps un instrument complexe et majeur de la musique de jazz : la batterie ; en amateur, avoue-t-il modestement, mais tout de même… Une pratique à laquelle il s’adonne encore au moins une heure par jour dans un sien cabanon isolé, ce qui lui évite les récriminations du voisinage telles qu’il les a connues lorsqu’il habitait en appartement (on pouvait s'y attendre, l’humour et la malice de sont pas absents de certaines anecdotes jalonnant cette « autobiographie de la batterie de jazz ». Voir aussi, par exemple, un furtif portrait d’André Malraux, qui dans un prestigieux restaurant lui servant de cantine « semblait tenir son propre rôle », un autre d’une Catherine Deneuve « piétinant devant un mur » chaussée de « pataugas à talons » durant le tournage d’un film…).

Difficile de mesurer toutes les dimensions de ce livre foisonnant, conduit effectivement par l’histoire des paires de baguettes pour lesquelles l’auteur avoue une véritable passion, ce qui ne l’empêche pas d’utiliser sans vergogne un vocabulaire quasiment amoureux pour décrire ses relations avec les cymbales. La science exhaustive du jazz n’est pas venue toute seule, et la dimension autobiographique laisse le champ libre non seulement à l’apprentissage de la batterie, mais aussi à l’acquisition de la connaissance des jazzmen, de leurs prestations dans les caves et surtout de leurs disques, avec des références précises aux grands batteurs concédées à qui veut y prêter l’oreille ; ils sont tous là, de Kenny Clarke à Ringo Starr (oui), en passant par Jo Jones, André Ceccarelli, Max Roach, Georges Paczynski, Buddy Rich, Elvin Jones, Art Blakey, Baby Dodds, Gene Krupa, Connie Kay ou Daniel Humair.

Mais la science musicale n’occulte pas le reste, car Alain Gerber le reconnaît, il « cultive l’art (l’art ou la marotte ?) de la digression. » L’autobiographie n’est pas seulement celle de la batterie, mais aussi celle de l’auteur en personne : la rencontre décisive de l’amour, les « petits boulots » de jeunesse pour survivre, les voyages et, bien sûr, parallèlement à la musique, la littérature. Écoutons-le, dans son inimitable style nourri de paradoxes : « Quel état des lieux suis-je en mesure de dresser ce matin, si je compare mon itinéraire d’instrumentiste à celui d’homme de plume ? D’un côté, je sais de mieux en mieux ce que je devrais faire avec mes tambours et mes cymbales, mais j’en reste largement incapable ; de l’autre, je vois très bien ce qu’il ne faut pas faire et, sauf exception, ne parviens toujours pas à m’en empêcher. » Un parallèle dont il s’étonne lui-même, mais qui est d’un riche enseignement sur la puissance de ces petits instruments que sont les baguettes et le stylo, utilisés au départ sans ambition démesurée par quelqu’un qui doute de ses capacités, ne se sent pas à sa place, comme lors de ses débuts à France Culture (on le lui a fait sentir plus tard lorsqu’il en fut brusquement exclu), et qui dit avoir « fait des pieds et des mains pour entrer dans le rang. Le rang des non-alignés ».

Sans doute. Mais ce « non-aligné » nous en apprend toujours plus, sur le jazz, sur le style littéraire (cultiver la « simplicité » – pas si simple), sur la vie culturelle, sur la vie tout court. Sans parler du plaisir toujours recommencé, jamais le même, de la lecture. Et si l’auteur de ces lignes perdait un jour la mémoire, il ne se pardonnerait pas de ne pas retenir malgré tout cette formule : « C’est toute l’énigme de la musique : avec elle, ou l’on touche au sacré, ou l’on ne touche à rien du tout. »

Jean-Pierre Longre

 

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17/10/2020

Les merveilles de la décadence

roman,francophone,jacques aboucaya,alain gerber,ramsay,jean-pierre longreJacques Aboucaya, Alain Gerber, Au véritable french tacos, Ramsay, 2020

Ganymède et Calixte, deux amis apparemment assez proches pour se répandre en confidences mutuelles, visitent, chacun de son côté, deux pays qui, pour peu qu’on les observe un peu en profondeur, révèlent des mœurs devant lesquelles nos deux « naïfs » ne laissent pas de s’étonner. Un étonnement qui ne va pas, parfois, sans frayeur, et le plus souvent sans émerveillement, à tel point qu’ils se laisseraient volontiers gagner par les coutumes locales. Ganymède (prénom emprunté au jeune mortel qui découvrit le royaume des dieux), donc, explore la Zapockie, et Calixte (le même qui, jadis, fut introduit dans la vie lyonnaise ?), prospecte la Phéraizie, deux contrées qui se ressemblent quelque peu, se complètent même l’une l’autre, tout en laissant prévoir, par les progrès qui s’y manifestent, ceux qui attendent le pays d’origine de nos deux beaux héros, la France.

Quels progrès ? Eh bien, les lettres qu’ils échangent nous en donnent un aperçu sinon exhaustif, du moins aussi abondant qu’éclairant. Disons-le carrément, presque tout y passe en des salves satiriques qui n’épargnent aucun des signes d’une décadence qui « porte le masque du progrès » (George Bernard Shaw, cité en exergue). Les deux compères s’en donnent à cœur joie, tirant à vue sur toutes les tares, tous les abus, toutes les stupidités qui marquent la civilisation moderne. Des exemples ? L’individualisme galopant qui n’empêche pas le grégarisme, le laxisme social et scolaire, l’encouragement à la fainéantise, la délation, le harcèlement, le lynchage public, l’omniprésence des écrans (qui explique, rendez-vous compte, que les bébés naissent avec un pouce démesuré, tant leurs parents ont balayé leurs téléphones portables), la fumisterie des arts contemporains, qu’ils soient plastique, théâtral, musical, gastronomique, télévisuel, le cirque politique qui assimile violence publique et complicité privée, le vain nombrilisme médiatique, on en passe…

Et que dire de la langue utilisée par les autochtones (on n’en attendait pas moins de deux auteurs qui manient avec grande dextérité l’art subtil de l’écriture littéraire) ?  Ils dénoncent les mots tronqués devenus « moignons, trognons, quignons, brimborions, déchiquetures verbales » (aphérèses en Phéraizie, apocopes en Zapockie, est-on amené à deviner), les bouillies et borborygmes qui caractérisent les propos mêmes des acteurs de cinéma, comme si « parler trop vite » était « une preuve de dynamisme, d’esprit d’entreprise, de liberté orale et de fécondité intellectuelle. »

Nos deux observateurs ne se lassent pas d’admirer la vie des habitants qu’ils côtoient. Ironie, antiphrase, car sous l’admiration que l’on devine un peu forcée, se glissent les serpents d’une impitoyable critique qui ne va pas sans un humour ravageur. On rit à en pleurer, à la lecture de ces lettres. On rit, car les excès décrits touchent au ridicule. On pleure, car les dits excès mènent les Zapocks et les Phéraizes (et donc à terme, nous, Français et autres Européens) à la ruine de toute civilisation, de toute culture dignes de ces noms. Le « roman » de Jacques Aboucaya et Alain Gerber (dont le mystère du titre peut être levé si l’on va à la page 157), placé sous l’égide de trois humoristes (George Bernard Shaw déjà cité, Pierre Dac et Pierre Desproges), mais aussi, in absentia, de Voltaire, Montesquieu et autres philosophes des Lumières, ce « roman », donc, prête à rire, mais surtout donne à penser. Et puis, si l’on se sent impuissant à corriger les mœurs contemporaines, au moins voilà une prose qui nous fait du bien.

Jean-Pierre Longre

http://ramsay.fr

11/05/2019

En attendant

Roman, francophone, Alain Gerber, éditions Ramsay, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, La Hache, Ramsay, 2019

Dans une contrée anonyme et perdue dont on devine pourtant qu’elle appartient à l’ex-Yougoslavie, à une époque indéfinie dont on se doute pourtant qu’elle se situe, il n’y a pas si longtemps, à l’issue d’une guerre odieuse au cours de laquelle les nationalismes meurtriers s’en sont donné à cœur joie, un jeune sous-lieutenant français, flanqué d’un caporal et de deux hommes de troupe, se retrouve à veiller sur un terrain gelé bordant une ferme isolée. Le terrain cache certainement un charnier, qui ne pourra être mis au jour qu’au printemps, lorsque la terre deviendra suffisamment meuble pour être creusée ; la ferme abrite une famille – père fermé qui a dû participer au massacre (et qui entretient méticuleusement, objet réel et symbolique, la hache annoncée par le titre), mère muette, deux filles, dont l’une s’est exilée, et dont la seconde se cache ou se dévoile d’une manière énigmatiquement perverse.

Notre sous-lieutenant, en attendant le dégel (au sens propre de l’expression), est confronté à l’attitude sournoise de son caporal, à l’apathie de ses hommes, à l’hostilité du voisinage, à la dureté du climat, au vide de ses journées, à sa propre solitude – tout cela sous la férule d’un sens profond du devoir militaire et d’un idéalisme quasiment aristocratique qui lui feront regretter les entorses faites à son honorabilité. Comme le Giovanni Drogo du Désert des Tartares ou le Zangra de Jacques Brel (mais dans le froid et sous la neige), il occupe tant bien que mal son ennui, ne sachant pas si l’ennemi viendra ou s’il est déjà là. Quant au paysan, il cherche à se sortir d’une situation compliquée, face au pope du village qui, afin de sauver sa peau et d’échapper à la faute collective, voudrait lui faire endosser toute la responsabilité du massacre des « Musulmans » qui s’est perpétré sur ses terres, face aussi à ce petit groupe de soldats venu de l’étranger occuper sa propriété et son pays vaincu, face enfin à sa femme mutique et à sa fille au comportement incompréhensible.

Faire un roman de ces journées où, concrètement, il ne se passe pas grand-chose ? Oui. L’art d’Alain Gerber (dont on nous dit qu'il revient, mais qui ne nous a jamais abandonnés...) consiste à suggérer, notamment par l’adoption alternative des points de vue (celui du sous-lieutenant, celui du paysan) et par l’exploration intime des individus les sentiments, les passions, les fantasmes, les espoirs, les frayeurs – tout ce qui bouillonne sous les crânes. À suggérer aussi ce qui mène les cœurs et les âmes – les nationalismes, les haines, les trahisons, le désir d’amour, la peur de la mort, la fascination et le dégoût qu’elle entraîne. Et à montrer que sur tout cela et sur le reste, l’homme peut se tromper. En attendant, la vie continue.

Jean-Pierre Longre

http://ramsay.fr

09/12/2018

Exil et rêves à Belfort

Roman, francophone, Alain Gerber, Éditions Marivole, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Souvenirs d’une invisible, Éditions Marivole, 2018

Au commencement il y a Samuel Breldzerovsky, sergent dans l’armée impériale russe, obligé, parce que d’origine juive, de quitter son métier, puis son pays. Après diverses tribulations à travers l’Europe, il parvient avec sa femme Helena à Belfort, « ville de garnison au passé mouvementé », pour laquelle il éprouve un « coup de foudre », et où il décide de rester… Lorsqu’il devient veuf, c’est sa fille Sonia qui, du haut de ses cinq ans, se met à tenir le ménage de celui qui, après avoir essayé maints métiers, s’établit comme chiffonnier-brocanteur dans un quartier populaire. Pourtant, « l’extrême docilité de Sonia est trompeuse. Elle déteste, comme son intime ennemie, chacune des besognes qu’elle exécute sans broncher, sans une minute pour souffler dès qu’elle a quitté l’école de la rue des Bons-Enfants. Elle déteste les prodigalités et les débordements de Samuel, qui ne font que lui compliquer la tâche. ». Et lorsqu’elle pénètre dans la famille de son amie Mathilde, elle sait « dans quel cercle elle souhaite s’infiltrer, si on ne l’en empêche pas : celui des radieux et des puissants. ».

Dans cette perspective, elle va faire les choix qu’elle juge les meilleurs (« mauvais », nous dit la présentation… Vraiment ?), à commencer par celui d’un mari : des deux frères Lentz, elle prend comme époux Joseph, le moins séduisant, le plus « lymphatique », le plus « hésitant », le moins « compétent », le plus « gentil », bref celui qu’elle pourra modeler à sa façon, dominer et « inventer ». La naissance de Boris la comble, et elle va mettre en lui toutes ses espérances, beaucoup plus qu’en la petite Mathilde (prénom de sa meilleure amie), qui deviendra ensuite Hélène (prénom de sa mère), dont l’invisibilité laissera toute la place à l’éclat de Boris et à l’observation discrète de l’histoire familiale. À lui la carrière de brillant violoniste programmée, tracée, imposée par Sonia. À lui la gloire musicale qui fera la fierté de sa mère et de son grand-père – mais aussi à lui l’indépendance et l’orgueil du professionnel de la virtuosité. « Au violon, Boris est désormais l’incarnation d’une perfection glacée qui devrait intimider les agents, les directeurs de salle, les chefs d’orchestre et les critiques. Il a tout ce qu’il faut pour s’imposer comme l’interprète idéal aux yeux des avaleurs de parapluie qui, on fait seulement semblant de ne pas le savoir, forment l’essentiel de la clientèle des récitals. Sa mère est aux anges. ».

Il aurait été étonnant que la musique ne soit pas un motif essentiel du roman d’Alain Gerber. Essentiel, mais pas unique. Il y a Belfort, qu’il connaît par cœur, et la vie sociale, politique, laborieuse qui fut celle de la cité dans la première moitié du XXème siècle (n’oublions pas le « Faubourg des coups de trique », qui se glisse au coin d’une page), avec ses autochtones et ses immigrés. Dans son style particulier fait à la fois de détachement pudique, de saine ironie, de compréhension critique et de tendresse discrète, l’auteur nous présente des personnages qui, dans leur diversité, nous apparaissent comme vrais.

Jean-Pierre Longre

www.marivole.fr

10/08/2015

Amateurs et musiciens

: Essai, Musique, Jazz, Alain Gerber, Alter ego éditions, Jean-Pierre Longre

Alain Gerber, Bu, Bud, Bird, Mingus, Martial et autres fauteurs de trouble, Alter Ego Éditions, 2014 

Il ne sera pas fait ici l’éloge d’Alain Gerber ni de son inimitable style. Ce serait superflu. On se contentera de signaler aussi bien aux amateurs qu’aux musiciens (attention, distinguons bien les deux catégories : « le musicien est un homme qui écoute la musique […]. L’amateur n’écoute rien. Il imagine. », et ailleurs : « Il y a des gens que des musiques déjà réelles font rêver : on les appelle des amateurs. Il en est d’autres pour rêver des musiques qui n’existent pas encore : ce sont des musiciens ; parfois leurs rêves deviennent réalités. »), on signalera donc que Bu, Bud, Bird, Mingus, Martial et autres fauteurs de trouble est un abécédaire non balbutiant du jazz dans tous ses états, et qui joue toutes sortes d’airs en partant de Henry « Red » Allen pour arriver à Kenny Werner.

Reprenant des textes publiés çà et là en revues, volumes et magazines divers, y ajoutant quelques inédits, Alain Gerber décline les genres, les compositions, les interprètes, ne se refusant pas au passage à quelques confidences ou pensées personnelles, de même qu’à quelques digressions nécessaires (il peut être question du Facteur Cheval, de Picasso, des buffets de gare, de la mondialisation, de souvenirs personnels – mais c’est toujours, en définitive, pour parler de la musique, de ses mystères et des désirs qu’elle suscite).

Et il y en a pour tous les goûts ; goûts musicaux, oui, mais aussi goûts littéraires : de l’essai au récit, de la critique au poème, du monologue au témoignage, les phrases déroulent les mots comme les mélodies déroulent les notes, et l’on peut se promener dans les pages du livre comme dans les plages d’un disque. On y dénichera toujours quelques-uns des « troubles » dont il est question dans le titre. « Chaque musique, comme chaque individu, est le produit et l’agent d’une mentalité. Dans ces conditions, la rencontre, disons, d’un Français avec le blues et le jazz évoque l’union pittoresque de la carpe et du lapin. Elle repose, en particulier, sur une puissante conjuration de malentendus. Malentendus que les mots dissimulent et dénoncent. Que les mots traduisent et trahissent. Qu’ils sapent et qu’ils renforcent, parfois d’un même mouvement. ». À chacun de rêver sa musique et ses mots.

 

Jean-Pierre Longre


https://leseditionsalterego.wordpress.com

03/05/2013

« Comment emporter la musique avec soi ? »

Roman, jazz, francophone, Alain Gerber, Éditions de Fallois, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Une année sabbatique, Éditions de Fallois, 2013

Sunny Matthews est l’un des meilleurs saxophonistes de sa génération, peut-être le meilleur après leur illustre prédécesseur à tous, celui qui hante les esprits, les lieux et le récit, et que l’on nomme « Le Bleu ». Sunny, donc, est l’un des meilleurs, mais sans doute celui qui s’aime le moins, qui croit le moins en lui-même et à la sincérité de sa musique, fuyant les approbations et les « compliments immérités ».

C’est pourquoi il choisit le recours radical : renoncer. Renoncer à la supercherie, à la musique et à la « dope » pour aller se désintoxiquer du côté de Lexington et s’en remettre, comme d’autres jazzmen de son acabit, aux bons soins du docteur Jim Phillips. Il ne s’en sortira pas si mal que ça, découvrant malgré lui que, par certains côtés, la vie peut valoir la peine d’être vécue, à condition d’y mettre de la vigueur. La vigueur de celui qu’une femme dévoile comme un musicien « sculpteur », la vigueur de celui qui décide de s’adonner sans réserves à la boxe, la vigueur de celui qui prend sous son aile le jeune Scott Lloyd, trompettiste dont le génie ne demande qu’à s’épanouir et qui va, dans un filial mouvement de retour, faire redécouvrir la musique à Sunny.

Bref, tout cela ne s’annonce pas mal, et cette « année sabbatique » va donner ses fruits, quand arrive le drame et ce que l’on pourrait prendre pour un écroulement. Retour à la case départ, aux mensonges, aux errances, à la musique dopée par la drogue ? Apparemment. Mais il y a la mémoire de Scotty et de ses chorus, et il y a, peut-être, ce à quoi Sunny rêvait parfois sans y croire : l’amour.

Et bien sûr il y a la prose d’Alain Gerber, qui n’a pas son pareil pour décrire et raconter la musique, cette musique qui, sans cacher les paradoxes, et même en s’appuyant sur eux, dit à chacun sa vérité, abolit les distances que, sans s’en apercevoir, on entretient avec soi-même. « Sunny pense à travers  la musique. Il pense à tout, sauf à la musique qu’il est en train de jouer. La substance de cette musique est sa substance à lui. C’est une sensation qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant. […] Ou bien le musicien ne fait qu’un avec sa musique, ou bien ils se tiennent à distance l’un de l’autre, comme deux hommes se tiennent mutuellement en respect ». À lire Une année sabbatique, il semble bien que cela vaut aussi pour l’écriture.

Jean-Pierre Longre

 

Éditions de Fallois

01 42 66 91 95

fallois@wanadoo.fr

07/02/2013

Honneur aux méconnus

Essai, Musique, jazz, francophone, Alain Gerber, Michel Arcens, Jean-Pierre Moussaron, Alter ego éditions, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Petit Dictionnaire Incomplet des Incompris, Alter Ego Éditions, 2012

« Ils ont fait l’Histoire, mais l’Histoire ne leur a pas fait de cadeaux. Car l’Histoire est ingrate, quelquefois : des hommes l’écrivent, mais elle rechigne pourtant à inscrire leurs noms sur ses monuments. Le musicien sous-estimé n’est pas une denrée rare dans le jazz. Il est encore plus répandu que le musicien surestimé, ce qui n’est pas peu dire ». Alain Gerber y remédie à sa manière, en mettant son érudition jazzistique au service des « méconnus », des « invisibles », des « transparents », des anonymes, de ceux qui ne sont qu’une « silhouette furtive » empruntant des « chemins de traverse », de ceux qui se mettent « à contre-courant », des solitaires, des malchanceux… Bref, de Dolorez Alexandria Nelson, dite Lorez Alexandria, à Attila Zoler, l’auteur passe en revue les « incompris » ou (ce qui est encore autre chose) les « non compris ».

« Incomplet », ce dictionnaire ? Peut-être, puisqu’il le dit – impossible d’en juger. En tout cas, fort documenté : en matière d’histoire du jazz, on ne fait pas plus précis, pas plus affectueux, non plus, pour ces figures que la plupart du temps on n’aperçoit que de profil – si jamais on les aperçoit. Il y a aussi ceux dont la malédiction n’est pas celle de l’anonymat, mais celle de la réputation : « déclarés sulfureux », alcooliques, violents, la plume d’Alain Gerber les tire de l’enfer ou de l’oubli – même si, selon lui, « il n’est pas impossible qu’au bout du compte, ce déficit de notoriété ne soit pas préférable à la gloire trop brutale à laquelle d’autres furent confrontés ». Il y a ceux, aussi, qui ratent jusqu’à leur échec, comme « Jelly Roll » Morton, ou dont « l’apport inestimable reste trop largement méconnu », bien que leur prestige soit « universel », comme Martial Solal.

Un dictionnaire, certes, dans l’ordre alphabétique, avec un index des musiciens et des instruments, mais un dictionnaire qui ne se contente pas de la savante sécheresse des ouvrages spécialisés. Cette recension, pour méthodique qu’elle soit, baigne dans la prose poétique d’Alain Gerber. Qu’on lise, par exemple, les débuts de l’article sur Robert Leo « Bobby » Hackett, évoquant les « hommes du bord de mer, nés dans des villes lointaines… », ou du texte sur Eli Thompson, dit « Lucky », ne s’en laissant pas conter par « les mots errants, [qui] traînent à travers le monde, et parfois se collent à nous ». Sans oublier ce sens de la formule synthétique et de l’image savoureuse dont ou voudrait donner de multiples échantillons, du genre « Il y a des musiciens d’escabeau, des musiciens trônant sur des taupinières, mais que l’on a portés aux nues, non sans parfois de grandes contorsions » ; ou encore « Un géant peut en cacher un autre » ; ou encore… Ce « petit » dictionnaire est un grand ouvrage, qui a le mérite non seulement de réhabiliter les « incompris », mais encore de se lire comme un recueil de nouvelles que l’on peut parcourir à grandes enjambées ou déguster à petites doses, selon l’humeur.

Jean-Pierre Longre

 

Essai, Musique, jazz, francophone, Alain Gerber, Michel Arcens, Jean-Pierre Moussaron, Alter ego éditions, Jean-Pierre Longre
Dans la collection « Jazz Impression » des éditions Alter Ego, n’oublions pas deux ouvrages récemment parus :

 

 - Les Blessures du Désir, Pulsions et Puissances en Jazz, de Jean-Pierre Moussaron (tout récemment décédé, en octobre 2012), série de « portraits » et « esquisses » d’autant plus émouvants qu’ils sont très personnels.

 

 essai,musique,jazz,francophone,alain gerber,michel arcens,jean-pierre moussaron,alter ego éditions,jean-pierre longre- John Coltrane, La musique sans raison, de Michel Arcens, « Esquisses d’une philosophie imaginaire » et « Essai pour une phénoménologie du jazz », ouvrage qui dépasse Coltrane, sans le contourner, pour construire une véritable esthétique musicale.

 

 

 

 

Alter Ego Editions

3, rue Elie Danflous

66400 Céret

http://leseditionsalterego.wordpress.com

alteregoeditions@yahoo.fr

 

http://michelarcens.unblog.fr

09/07/2012

Un samedi à Belfort

Roman, francophone, Alain Gerber, Fayard, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Le Central, Fayard, 2012

Le Central est un café fréquenté par toutes sortes de clients, qui sont ici pour toutes sortes de raisons (ou pour aucune), composant une galerie de portraits représentative non seulement des Belfortains du début des années 1960, mais encore de la société française, voire humaine, tout bonnement.

Du petit matin au soir tardif, sous la baguette omnisciente d’un narrateur chef d’orchestre qui laisse habilement se développer chaque thème, chaque timbre, chaque harmonique, se croisent, s’entrecroisent, se frôlent, se regardent de temps en temps, se parlent parfois, entre autres : le chauffagiste Albert Spiedler, qui file doux devant sa femme ; Renaud Vinchelmes, le prof d’histoire qui a viré extrême droite aigrie ; Suzette Nandeau, la téléphoniste à l’optimisme indéboulonnable ; le dentiste Waldberg, au passé mystérieux et au présent sulfureux ; les « Américains », cette « tapageuse élite de la jeunesse belfortaine », groupe de garçons dont le comportement tient autant du chahut de la bande de jeunes que de la pose avant-gardiste, et dont le destin immédiat est suspendu aux menaces de la guerre d’Algérie ; Lorraine Mistler, la journaliste vouée à la relation d’anodins événements locaux ; Viviane et Delphine, dont malgré les apparences l’amitié n’est pas parfaitement à double sens ; des inconnus, un malfrat de passage, des promeneurs du samedi, d’autres encore ; le personnel du bistrot, tout aussi divers, qui va et vient sous la houlette imperturbable du consciencieux Serge Castillon, le gérant, et le couple Laigle, les propriétaires, qui arriveront au mauvais moment…

Car cette journée qui paraît coulée dans le moule de toutes les autres sort pourtant de l’ordinaire. D’abord, c’est elle qui a été choisie pour devenir roman (et quasiment pièce de théâtre, avec, excusez du peu, unités de lieu et de temps) ; ensuite, parce qu’elle n’est pas exempte de péripéties qui lui donnent des allures de tragi-comédie. Aucune monotonie dans la succession des arrivées, départs, ruptures, retours, événements plus ou moins mémorables qui rythment les heures de ce long samedi de juin.

Alain Gerber (né à Belfort, rappelons-le) effectue là comme un retour aux sources, en un mouvement par lequel il semble renouer avec un passé que les romans des années 1970 (de La couleur orange à Une sorte de bleu) évoquaient, chacun à sa manière. Certains personnages doivent vraisemblablement beaucoup à l’auteur lui-même – tel Francis Querlier, l’un des jeunes « américains », admirateur secret de Delphine, qui suit différentes pistes studieuses et s’essaie à différents modes de vie culturelle ; le théâtre, le cinéma, la lecture, l’écriture nourrissent chez lui des ambitions qu’il ne voudrait pas illusoires : « S’il consent à se retirer de la lumière des projecteurs, ce sera pour ciseler son premier chef-d’œuvre afin d’y reparaître, plus scintillant que jamais ». Un passé donc relativement lointain, mais aussi proche, puisque la musique, qui a été ces dernières années la grande préoccupation artistique de l’auteur et de son écriture, l’est encore ici : même si le juke-box du Central joue parfois des « scies universelles », le jazz, le vrai, conserve une place de choix dans les pages du roman et sur la scène littéraire d’Alain Gerber.

Jean-Pierre Longre

www.fayard.fr

08/12/2011

Comment naît la musique

roman,francophone,alain gerber,jean-pierre longre,fayardAlain Gerber

Blues, Fayard, 2009, Le livre de poche, 2011

« Une musique immense, qui n’avait en aucun musicien ni commencement ni fin. Une musique à peau sombre, née avec la peau craquelée des vieux cuirs. Par hasard, j’appris un matin, à Clarksdale (Mississippi), dans le comté de Coahoma, qu’elle portait un nom : ces morceaux que nous chantions sans nous connaître, quelqu’un les avait appelés des blues ». Pour en arriver là, que de tribulations, que de vies cassées, que de violences, que d’aspirations à ce que certains appellent la liberté ou le bonheur, dont on sait bien qu’ils n’existent pas ici bas.

Alain Gerber, avec la verve poétique et le pouvoir d’évocation qu’on lui connaît, illustre en quelques destinées le cheminement vers la naissance de cette musique vouée, « comme le silence, à étouffer les soupirs et les cris de joie de ce monde sans queue ni tête ». Nous suivons, depuis la victoire des Nordistes sur les Sudistes et l’« émancipation » des esclaves jusqu’à la mort et l’oubli – mais aussi jusqu’à l’invention de ce langage sublime qui sait exprimer l’indicible -, les vies de Nehemiah, Cassie, Silas, ces vies qui se perdent, se retrouvent, se reperdent, mais qui toutes se rejoignent dans le rêve d’autre chose.

1347893726.jpgMusical, ce vaste roman l’est, à coup sûr, puisque, sans qu’il soit explicitement présent à chaque page, tout converge vers le blues, par la grâce progressive et miraculeuse des dons, du travail et du malheur de chaque personnage, de même que par la bonne volonté des instruments (piano, harmonica, banjo, guitare et, bien sûr, voix…) qui se plient aux rythmes, aux souffles, aux doigts de toutes sortes. Musical, le récit l’est aussi dans sa structure polyphonique, puisque chaque personnage, en se racontant, superpose sa voix à celle des autres, tout en se ménageant quelques chorus. Tous font résonner, de la Nouvelle Orléans à Chicago, du Tennessee à la Californie, des chants et des contre-chants de souffrance et de nostalgie qui passent par l’harmonie des phrases et des mots d’un vrai compositeur de romans. Comme le dit à Silas son ami le major : « Je suis convaincu qu’il existe une relation étroite entre la musique et la littérature. Malheureusement, j’ignore laquelle. L’homme qui mettra le doigt dessus méritera qu’on dresse son effigie devant le Capitole, mon cher Silas ! ». Chiche.

Jean-Pierre Longre

05/06/2011

Les parenthèses de l’existence

Alain Gerber, Longueur du temps, Alter ego éditions, 2011 roman, autobiographie, poésie, musique, francophone, Alain Gerber, Alter ego éditions, Jean-Pierre Longre

Alain Gerber et la musique, c’est tout un roman ; une somme de romans. Et malgré les apparences, Longueur du temps ne déroge pas : comme dans les livres précédents, il y a la matière biographique, la narration menée sur fond d’images fortes, l’invention verbale, les thématiques musicales (avec les silhouettes de fameux jazzmen passant à l’arrière-plan, parfois même jusque sur le devant de la scène), l’évocation de pays lointains et de rues toutes proches, Bavilliers et Ouagadougou, Paris et Montréal, Belfort et Corfou, le beau pays d’« Enfrance » et le légendaire Mexique – odyssées dans l’espace et dans le temps.

À part cela, il faut bien distinguer : la matière biographique est tout ce qu’il y a de personnel, même si, mettant à contribution le couple et l’univers environnant, elle ne doit rien à l’égotisme ; et la narration est versifiée – comme Chêne et chien, « roman en vers » dans lequel Raymond Queneau se raconte sans fards. La comparaison n’est pas hasardeuse : chez l’un comme chez l’autre les vers sont la composante nécessaire de la forme romanesque ; ils lui donnent sa ponctuation, son rythme, ses mesures, ses syncopes… Syntagmes sonores, phrases coupées, listes, inventaires, mots martelés, l’écriture au plus fondamental de sa composition est musicale, à la recherche de

« la formule cinglante / le sésame /qui lève l’écrou et brise les scellés / du Temps »,                                                                                                                                            

le temps, incessant leitmotiv, qui donne leur « tempo » aux souvenirs.

Si la musique est partout, n’oublions pas que tout passe par la littérature. Ce sont les mots, combinés entre eux, qui tentent de lever les voiles de la mémoire, « ce lac sourd plein de rumeurs », et de « l’imaginaire incarné ». Et, comme celles des jazzmen, on voit passer tout près les silhouettes des romans de jadis, La couleur orange, Le plaisir des sens, Le faubourg des coups-de-trique, Une sorte de bleu…

Plutôt que de gloser, le commentateur ne rêve que de céder la place au soliste, pour quelques chorus bien sentis :

« Il est faux que l’on naisse mortel / on le devient seulement après quelques années ».

« Il y aura dès lors / un temps pour écrire / un temps pour voir le monde / comme si c’était un roman / qu’on lit en se déchiffrant soi-même ».

« Sur son propre compte / l’existence nous en dit plus dans ses parenthèses / et notes anodines au bas de la page / que dans les périodes les tropes / sourates sorites et tapageurs épichérèmes /qu’elle nous jette au visage ».

« Le but ultime des voyages est / qu’en passant / la vie va vous frôler / au lieu de vous passer à travers ».

Le reste à l’avenant, au rythme des mots, de la lecture et de la vie.

Jean-Pierre Longre

14/04/2011

Sur les traces d’Emmet Ray

Roman, musique, francophone, Emmet Ray, Alain Gerber, Editions Fayard, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Je te verrai dans mes rêves, Fayard, 2011

 

On se souvient du film de Woody Allen Accords et désaccords, dans lequel Sean Penn incarne un jazzman hors du commun, le génial guitariste Emmet Ray, que personne ne peut se targuer d’avoir vu, entendu, rencontré, puisque la réalité ne daigne pas le faire apparaître sous ses propres traits.

Pourtant, Alain Gerber nous raconte comment il s’est acharné à le chercher jusqu’à ce qu’il en retrouve la trace. Après une entrevue vénitienne avec Woody Allen lui-même, il mène l’enquête, au risque de se fourvoyer, à partir d’une mystérieuse cassette et du témoignage d’un étrange personnage, Jean-Charles Gracieux, digne (comme le pavillon où il habite) des meilleurs contes fantastiques. C’est ainsi que l’on parvient à côtoyer cet Emmet Ray, « né Amintore Repeto », à la fois fasciné et effrayé par Django Reinhardt dont il est présenté comme le rival, bien qu’il se soit produit dans des lieux suffisamment discrets pour que le souvenir de sa virtuosité se soit effacé des mémoires les plus fiables… C’est ainsi que l’on voyage avec Alain Gerber entre la France et l’Amérique, entre le passé et le présent, jusqu’à la modeste bourgade de Bottleneck (ce nom désigne, faut-il le préciser, le tube métallique qui permet de jouer en « slide » sur les cordes de la guitare), où nous passons un long moment avec Lorette roman,musique,francophone,emmet ray,alain gerber,editions fayard,jean-pierre longreracontant son déconcertant compagnon, ses heures flamboyantes et son entrée dans l’ombre, son glissando de fin… C’est ainsi que l’on assiste, aux côtés d’Emmet, à des scènes d’anthologie, telle cette rencontre, au comptoir d’un établissement new-yorkais, entre  Marcel Cerdan, Django Reinhardt et Igor Stravinski – excusez du peu !

« Longtemps, l’histoire du jazz s’est appuyée sur la tradition orale, ce qui n’a pas toujours permis de distinguer les événements des rumeurs, la réalité et le mythe ». Tandis que certains auteurs ne peuvent écrire qu’en vampirisant l’intimité de personnes réelles, au risque de la mort, Alain Gerber, qui a, lui, redonné l’épaisseur de l’existence à des musiciens devenus légendes (Charlie Parker, Chet Baker, Billie Holiday, Louis Armstrong, Paul Desmond, Frank Sinatra, Miles Davis, Django Reinhardt…), insuffle ici la vie à des êtres de papier ou de pellicule. Je te verrai dans mes rêves est le récit d’une rencontre pleine de vérité : celle d’un écrivain épris de jazz et d’un être essentiellement musical grâce auquel est tenue la promesse du titre.

Jean-Pierre Longre

www.fayard.fr   

En bonus, quelques rappels: Le jazz littéraire d'Alain Gerber.pdf

04/08/2010

« Comment effacer la vitre »

Gerber.jpgAlain Gerber, Frankie, Le sultan des pâmoisons, Fayard, 2008

 

On connaît l’érudition musicale d’Alain Gerber. On connaît les grands romans qu’il a consacrés au jazz et à certains de ses héros (Louis Armstrong, Chet Baker, Charlie Parker, Billie Holiday, Paul Desmond, Miles Davis…). Erudition et récit romanesque font encore bon ménage dans Frankie, dont l’auteur précise bien qu’il ne s’agit pas d’une biographie.

 

Effectivement. Le récit se fait portrait ; ou plutôt, les récits se font portraits : celui de Frank Sinatra, bien sûr, mais aussi – puisque, selon un type de composition maintenant bien ancré dans l’écriture de l’auteur, celui-ci donne la parole aux proches du héros – ceux des proches en question, triés sur le volet : Dolly, la mère aimante et décidée, Bernard « Buddy » Rich le batteur, Ava Gardner, pour qui il quitta la mère de ses enfants, Sam Giancana le mafieux. Autour de la vision que chacun offre de Sinatra, se dévoile en contrepoint plus ou moins délibéré la personnalité de chaque narrateur ; c’est ainsi que se dessine une rosace complexe et colorée, dans les courbes de laquelle on apprend beaucoup sur Frank (Frankie, Franco, The Voice, Z’yeux bleus, Le P’tit…), en particulier sur son opiniâtreté à croire au succès. Prêt à tout pour faire entendre sa voix dans les salles de concert et les studios d’enregistrement, il s’impose sans peur et sans regret, la violence (mafieuse ou non, à soi-même et aux autres, « directe ou par personne interposée ») faisant partie de son éducation et de son monde : « On a le droit de se battre, à condition d’avoir la garantie de l’emporter. Pour cela, il convient d’être le plus fort, par n’importe quel moyen. Un garçon qui respecte son orgueil ne lui laisse courir aucun risque ».

 

On en apprend beaucoup sur Frank et sur les autres, mais aussi sur l’histoire des USA ; car avec lui on est au centre des relations, par exemple, de la mafia avec J. F. Kennedy, dont on perçoit la vie dissolue ; ou bien l’on s’interroge sur la mort de Marilyn Monroe…

 

Mais le plus important est-il ce que l’on apprend, ou la manière dont on l’apprend ? Alain Gerber, comme de coutume, nous montre sans imposer, en son style impeccable dans l’allusif, plein d’échos mystérieux dans la clarté, audacieux dans le paradoxe : « Les gens font semblant d’être dupes. Francis Albert ne mange pas de ce pain-là : il s’est toujours montré sincère dans ses impostures. C’est pourquoi le remords n’a jamais eu raison de lui. C’est pourquoi il n’a jamais regretté ses regrets – l’une des formes subtiles de la trahison de soi-même ». Ces phrases qui privilégient la forme nous en apprennent plus sur le fond que n’importe quelle information « biographique » ; on pourrait en dire autant des images telles que celle, récurrente, de l’enfant derrière la vitre, contemplant le monde extérieur, espérant toujours que ce monde viendra à lui. La forme, toujours : celle d’expressions figées sans cesse renouvelées, comme pour signifier que le personnage ici fignolé ne serait rien, si, dans son exception même, il n’était pas représentatif de toute une gamme humaine : « Frank voulait mettre toutes les chances de son côté et ne craignait pas de mouiller sa chemise. Il était toujours sur la brèche. Il faisait feu de tout bois. Sautait sur les bonnes occasions ».

 

Frankie aurait pu s’appeler « Frank Sinatra et les autres » (reconnaissons-le toutefois : « Le sultan des pâmoisons », c’est beaucoup plus prometteur) ; comment être vu, entendu, reconnu, respecté, aimé par les autres : l’adulte comme l’enfant n’aura eu de cesse que de trouver « comment effacer la vitre » qui le sépare du monde.

 

Jean-Pierre Longre

 

www.editions-fayard.fr

 

01/07/2010

Énigmes et variations

Michel Arcens, Instants de jazz, Arcens.jpgAlter ego éditions, 2010

Ce livre dit tant, et il y aurait tant à dire sur ce livre… Pourtant, que dire sur le sujet ? « Il n’y a rien à ajouter à la musique. Il n’y a rien à commenter », avoue l’auteur dans son avant-propos. C’est pourquoi Instants de jazz n’est ni un manuel, ni une histoire, ni une succession de biographies, ni un essai, ni un traité de musicologie, mais une suite de variations « à propos de… », « à partir de… ». Précédées par les belles « silhouettes » en vers libres d’Alain Gerber, les proses quasiment poétiques de Michel Arcens suivent leur rythme, qui peut être celui de la rêverie, du souvenir, celui du « temps faible » si fondamental dans le jazz, et toujours celui de l’émotion. « C’est comme cela que doit se faire la musique : tout est confondu, émotion, sentiment, battement ».

Certes, la connaissance musicale de Michel Arcens semble inépuisable, et il nous la fait généreusement partager. Sur les grands noms (Chet Baker, Duke Ellington, Louis Armstrong, Sydney Bechet, Billie Holiday, Bill Evans, Miles Davis, John Coltrane et j’en passe), mais aussi sur ceux qui sont « en marge », comme Lee Morgan, ou moins célèbres (tout est relatif!), comme René Thomas… Certes, on apprend beaucoup au fil des pages : entre autres qu’au début « le jazz s’écrivait "jass" », qu’il renouvelait le blues tout en lui restant intimement mêlé, corps et âme ; que Jimmy Scott avait une voix d’ange, ni masculine ni féminine ; que Paul Desmond est « superficiel », ce qui est « une vertu, une force réelle ».

On se laisse embarquer sans réticences dans de séduisantes hypothèses, par exemple que le jazz serait plutôt de sexe féminin. Et l’on acquiesce volontiers : oui, la musique est un éternel recommencement, une répétition infiniment renouvelée de notes, de thèmes, de rythmes. Et oui, surtout, la musique est un éternel mystère, une indéchiffrable énigme, qui ne peut être saisie que dans l’« instant » où elle se fait, ou dans l’instantané de portraits tels que les donnent ici les photographies de Jean-Jacques Pussiau, ou dans l’épaisseur des mots, pourvu qu’ils sonnent juste ; c’est le cas de ceux de Michel Arcens.

Jean-Pierre Longre

http://michelarcens.unblog.fr

http://notesdejazz.unblog.fr

27/04/2010

L’indépendance du chat

Insensiblement-250.jpgAlain Gerber

Insensiblement (Django)

Fayard, 2010

Le nouveau livre d’Alain Gerber est un beau portrait du célèbre Manouche, l’un des musiciens les plus doués de sa génération, les plus virtuoses, les plus indépendants aussi. « Django n’est le domestique d’aucune créature terrestre, qu’il s’agisse d’un Homme ou d’un Gadjo. Il peut vouer à telle personne tout le respect et toute l’estime du monde, il peut vouer un culte à ce qu’elle fait : il ne s’abaissera pas devant elle ». « Le chat s’en va tout seul. Diz, Bird, il rêve d’être comme eux, c’est-à-dire un visionnaire. En revanche, il ne souhaite pas que l’on confonde sa musique avec la leur. Fouler leurs carpettes, piétiner leurs plates-bandes, est une idée qui ne lui traverse pas l’esprit ». À force de côtoyer les grands du jazz, il a compris que tout ne dépend que de lui et qu’« il est l’homme le plus seul au monde ».

Django Reinhardt, comme tous les siens, a beaucoup voyagé : dans les pays d’Europe et dans une Amérique dont il attendait trop pour qu’elle ne le déçoive pas ; son portrait se compose dans le va-et-vient entre les années et les lieux, entre la gloire et les déboires, entre la musique et la peinture. Mais Insensiblement est aussi un portrait multiple, celui de personnages qui apparaissent souvent ou parfois dans la vie de Django, comme Stéphane Grappelli (bien sûr), Coleman Hawkins, Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Charles Delaunay… Il y a aussi la figure fictive de Lorna Selznik, qui se dresse régulièrement et fugitivement sur la route du guitariste, comme un beau miroir changeant, comme un repère séduisant et fluctuant.

Et n’oublions pas que nous sommes chez Alain Gerber : « insensiblement » (cet adverbe, titre d’un morceau deux fois enregistré par Django, trace une trame discrète dans la trame du roman), c’est, suivant les harmoniques colorées du style, le portrait de la musique qui peu à peu prend forme devant nous, « la musique, toujours à mi-chemin du raffinement et de la barbarie » ; si envahissante qu’il faut parfois la fuir, se réfugier dans la peinture ou, avec femme et enfant, dans la maison de campagne à laquelle le nomade a fini par s’habituer, se réfugier finalement, toutes griffes rentrées, dans le feu de la mort, insensiblement.

Jean-Pierre Longre

 

http://www.editions-fayard.fr