L’envers des Lumières (14/08/2023)
Nicolas Cavaillès, Les ombres opposées, éditions Corti, 2023
Ils ont beau être « opposés », les hommes que Nicolas Cavaillès a choisis comme protagonistes de son roman ont des points communs : tous deux ont bel et bien existé, fruits du Siècle des Lumières qui recèle tant de personnages méconnus, de passions disparates et de contradictions fructueuses ; tous deux sont originaires de Pont-de-Veyle, bourgade située non loin de Mâcon, côté Bresse, et traversée par la grande et la petite Veyle. Là s’arrêtent les similitudes. Car « l’un ne se mêla de rien, l’autre refit le monde ».
Le premier, Antoine de Ferriol, comte de Pont-de-Veyle, naquit avec à son chevet les privilèges de la noblesse, et n’en fit pas grand-chose – sans ambition sociale, aimant les loisirs, le théâtre, profitant de l’amitié de Voltaire et de madame du Deffand, de son lien familial avec madame de Tencin, de modestes dons pour la chanson et l’écriture comique, justifiant son existence sociale par quelques charges sans contraintes qui lui furent octroyées et lui permirent de préserver son indépendance, enfouissant son ennui dans le divertissement et son inutilité dans les fréquentations mondaines. Le second, Jean-Louis Carra, « jamais ne s’ennuya, lui. » Il mena une vie aventureuse, parcourut l’Europe de l’Angleterre à la Russie, de la Pologne à la Roumanie, participa activement à la Révolution, vota la mort du roi et, objet (selon lui) de calomnies, accusé de trahison, fut condamné à mort et guillotiné. Disciple de Rousseau, confrère de Chamfort, idéaliste sans doute, vantard et hâbleur à coup sûr, il mourut en se proclamant victime de la corruption, de « l’atmosphère empestée » de son époque.
La mise en regard de ces deux personnalités si différentes – différence accentuée par le traitement stylistique des deux biographies, puisque la première est narrée par une instance externe d’apparence objective, la seconde sous la forme d’un discours à la première personne –, cette mise en regard, donc, est pleine d’enseignements sur l’Histoire, les mouvements de la société (passée et présente) et la condition humaine. Nicolas Cavaillès, qui sait tirer de destins historiques méconnus l’essence romanesque, morale et philosophique de la vie, l’écrit magistralement : « Ainsi de Jean-Louis Carra et d’Antoine Ferriol, dit Pont-de-Veyle, derniers fruits acides et stériles de l’Ancien Régime, deux ombres opposées dans lesquelles les Lumières françaises se résorbèrent avec ironie. » Les « Lumières françaises » n’ont pas fini de laisser leurs ombres s’allonger sur l’humanité.
Jean-Pierre Longre
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