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Le théâtre ukrainien, bien vivant. « Nous sommes tous en errance » (25/03/2022)

Théâtre, Ukraine, Dominique Dolmieu, Neda Nejdana, Pavlo Arie, Serhiy Jadan, Oleh Mykolaïtchouk, Oleksandr Irvanets, Oleksandr Viter, Dmytro Ternovyi, Rinat Bektashev, Anna Bagriana. Estelle Delavennat, Maxime Deschanet, Iryna Dmytrychyn, Bleuenn Isambard, Shirin Melikoff, Aleksi Nortyl, Iulia Nosar, Ömer Özel, Tatiana Sirotchouk, L’espace d’un instant, Les Journées de Lyon des auteurs de théâtre, Jean-Pierre LongreDominique Dolmieu et Neda Nejdana (sous la direction de), De Tchernobyl à la Crimée, « Panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine », éditions L’espace d’un instant, Les Journées de Lyon des auteurs de théâtre, 2019

Qui en France connaît le théâtre ukrainien, mis à part quelques spécialistes et traducteurs ? Nicolas Gogol et Mikhaël Boulgakov (« auteurs russophones de Kiev ») sont peut-être dans les esprits, mais en ce qui concerne les auteurs d’aujourd’hui, « terra incognita » (Dominique Dolmieu). Il était donc grand temps que le public et les lecteurs francophones découvrent l’écriture dramaturgique contemporaine de ce pays divisé « entre l’Occident et l’Orient, la liberté et le totalitarisme », de ce pays « polyethnique et polyglotte » (Neda Nejdana). Ce peut être chose faite, grâce à la Maison d’Europe et d’Orient et aux Journées de Lyon des auteurs de théâtre. Cette belle et vaste anthologie « tente tout autant de faire découvrir des auteurs européens majeurs que de parcourir les différentes tendances esthétiques qui composent son paysage dramaturgique, farce absurde, tragi-comédie populaire, lyrisme, légende poétique, farce politique télévisuelle, théâtre d’objets… ». Et elle y parvient, avec ces neuf pièces qui, effectivement, reflètent la diversité d’un théâtre décliné sur tous les tons, et qui sont réparties en quatre sections :

« La catastrophe du siècle » (celle de Tchernobyl – ou Tchornobyl dans la langue originale), un « malheur » pour les uns, une « attraction » pour les autres, comprend deux textes : Au début et à la fin des temps, de Pavlo Arie, caractérisé entre autres par un va-et-vient entre passé et présent, et Les fugitifs égarés, de Neda Nejdana, qui combine dialogues et monologues. Point commun : l’action des deux pièces se déroule dans la « zone interdite », et met en scène le désarroi de personnages qui s’y trouvent et s’y rencontrent plus ou moins volontairement ; en résumé : « Nous sommes tous en errance. ».

Sous le titre « Au temps des changements », sont présentés L’Hymne de la jeunesse démocratique de Serhiy Jadan, Miel sauvage d’Oleh Mykolaïtchouk et En direct d’Oleksandr Irvanets. En commun, là aussi, un désarroi qui saisit les personnages, d’une manière tragique ou absurde, voire humoristique, et qui a pour source les transformations de la vie économique, sociale, sociétale : comment se débrouiller avec ce passage si rapide entre dictature communiste et libéralisme sauvage, entre contrainte collective et liberté individuelle ? Tout cela peut se résumer par le côté absurde d’un néologisme : le « multiplundisme » : « Après la toxicomanie, la prostitution, l’inflation et les interférences, il s’est avéré qu’il caractérise aussi notre société. ».

« Maïdan, une révolution », avec Le labyrinthe d’Oleksandr Viter et En détail de Dmytro Ternovyi, rappelle les événements que tout le monde a en mémoire, vus par des victimes de la répression, de simples témoins plongés dans l’action, voire des objets qui s’animent, qui parlent et qui se confrontent aux tracasseries administratives. Les occupants du Maïdan sont-ils forcément des révolutionnaires ? Non. « Nous sommes des gens normaux et paisibles, qui voulons vivre une vie normale. Parce qu’il y a des droits fondamentaux : le droit à la vie et le droit à la liberté. ».

Les deux derniers textes sont regroupés dans la section « À l’intérieur et au-delà du monde » : une pièce traduite du tatar, Arzy, légende tatare de Rinat Bektashev, où dialoguent, en vers ou en prose, aussi bien des hirondelles que des personnages mythiques comme Ali Baba ; et un « Mystère psychologique en deux actes », L’Évangile selon Lucifer d’Anna Bagriana, où le passé tragique du pays est évoqué par différentes voix, dont certaines rappellent les quatre évangélistes du Nouveau Testament.

Ces 500 pages foisonnantes illustrent la vivacité du jeune théâtre ukrainien, un théâtre qui met en scène aussi bien les soubresauts de l’Ukraine moderne que les drames du passé (stalinisme, « Holodomor » ou « extermination par la famine », lutte contre le nazisme…). Un théâtre dont la variété est symptomatique de l’écriture contemporaine, et qui manie aussi bien le pathétique que la distance humoristique, l’absurde intemporel que la satire politique, une satire qui pourrait concerner plusieurs pays d’Europe orientale et d’ailleurs : « C’était il y a dix ans qu’ils étaient des bandits. Maintenant, ils sont au pouvoir ; députés, hommes d’affaires, et j’en passe. ». Voilà l’un des aspects majeurs du théâtre : un art complexe et complet susceptible de faire réagir.

Jean-Pierre Longre

Les pièces, les auteurs et les traducteurs : Au début et à la fin des temps, de Pavlo Arie; Les Fugitifs égarés, de Neda Nejdana; L’Hymne de la jeunesse démocratique, de Serhiy Jadan; Miel sauvage, d’Oleh Mykolaïtchouk; En direct, d’Oleksandr Irvanets; Le Labyrinthe, d’Oleksandr Viter; En détail, de Dmytro Ternovyi; Arzy, légende tatare, de Rinat Bektashev; L’Évangile selon Lucifer, d’Anna Bagriana. Textes traduits de l’ukrainien, du russe et du tatar de Crimée par Estelle Delavennat, Maxime Deschanet, Iryna Dmytrychyn, Bleuenn Isambard, Shirin Melikoff, Aleksi Nortyl, Iulia Nosar, Ömer Özel et Tatiana Sirotchouk.

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