25/08/2024
« Mes enfants sont ma lumière »
Anca Bene, La nuit je rêverai de soleils, préface de Patrick Penot, éditions L’espace d’un instant, collection Sens interdits, 2024
Il y a les faits, et il y a la connaissance. Les faits sont rapportés par les médias – presse, radio, télévision et réseaux divers –, mais on ne peut accéder à la véritable connaissance que par d’autres moyens, parmi lesquels la fiction théâtrale figure au premier plan. Car on voit et on entend sur scène des personnages et des voix incarnés par de vraies personnes, ce qui donne à cette fiction un relief et une puissance allant au-delà de la réalité visuelle et sonore.
La pièce d’Anca Bene, La nuit je rêverai de soleils, est une très belle preuve de cette complémentarité. Qui a vécu, de près ou de loin, le tournant de l’année 1989 en Europe Centrale et Orientale se souvient de la révolution roumaine, des manœuvres et des péripéties qui l’ont accompagnée, en particulier de la découverte de ce qu’on a appelé les « orphelinats », qui étaient en réalité des lieux d’abandon, de maltraitance voire de mort pour les « enfants du décret », ceux dont Ceauşescu, dans sa folie tyrannique de « Génie des Carpathes », a voulu multiplier le nombre pour créer une « génération d’hommes nouveaux ». Des années 1960 à nos jours, la pièce dénonce ce qui a fait de ces enfants des victimes impuissantes, y compris après 1990, lorsque l’Europe et les États-Unis se sont chargés de « gérer la situation » en organisant des adoptions dans lesquelles l’argent était largement partie prenante. « Officiellement, trente mille enfants sont adoptés à l’étranger. On soupçonne que le chiffre réel serait d’au moins cent mille. Si certains se retrouvent dans des familles aimantes, nombreux disparaissent tout simplement. Les lobbies sont puissants et la Roumanie devient vite un terrain propice à l’expérimentation. […] La Roumanie semble avoir oublié son passé. Mais où sont les enfants disparus ? Des enfants qu’on a qualifiés d’« orphelins » alors qu’ils avaient des parents. » Voilà ce que disent sur scène les « interprètes », tout en formant des lignes de bûches figurant un cimetière d’enfants.
La pièce donne la parole à des personnages d’un bord ou de l’autre, d’une époque ou d’une autre, en relayant par exemple sous forme poétique les souvenirs d’anciens « orphelins », leur quête des mères qui peut devenir fête ou désarroi, ou la pauvre vie de mères de famille et les rêves qui la peuplent : « Mes enfants sont ma lumière, mon soleil. […] J’ai un grand rêve aujourd’hui. Je rêve encore. Je voudrais avoir ma maison, ma petite maison avec mes enfants. Le jour où je vais mourir, je veux que mes enfants aient un toit, je ne veux jamais qu’il se retrouvent dans un orphelinat. Je veux une maison. Pas pour moi mais pour eux. » Parfois aussi l’humour affleure, frisant le noir, dès le prologue par exemple lorsqu’un homme, un officiel, balaie d’un long discours préformaté les tentatives de trois femmes pour humaniser un tant soit peu le « décret », ou plus loin lorsqu’un directeur répond dans diverses langues à une fille venue l’interroger sur l’identité de ses parents… Pas de pathos. Inutile d’en ajouter aux mots prononcés et aux situations mises en scène à partir de témoignages et de documents. La lecture de La nuit je rêverai de soleils dépasse en intensité celle de tous les essais ou articles publiés sur le sujet. Patrick Penot l’écrit dans sa préface : « Le spectacle déplace et remue. Mais il rassure car oui, le théâtre reste encore une belle arme pour décoder le monde. » On y revient ; dépassant les faits et leur nue brutalité, c’est le théâtre, sous la plume précise, émouvante, multiforme et déterminée de l’autrice, qui en explore les racines les plus profondes et les ramifications les plus étendues.
Jean-Pierre Longre
La pièce a été jouée au théâtre des Clochards Célestes à Lyon en avril 2023. Mise en scène : Anca Bene. Assistante mise en scène : Zoé Fairey. Création musicale et sonore : David Mambouch. Collaboration chorégraphique : Sophie Brunet. Comédiens : Anna Comte, Sidonie Lardanchet, Sébastien Mortamet, Claire Pouderoux.
Sur le sujet, on peut lire d’autres ouvrages, témoignages ou fictions. Voir notamment :
http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2018/04...
http://jplongre.hautetfort.com/archive/2016/03/23/le-secr...
http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2018/03...
Site de l’éditeur : https://parlatges.org
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15/07/2024
Pour le théâtre contemporain
Les éditions L’Espace d’un instant
Indispensables si l’on veut connaître le théâtre contemporain d’Europe, du Moyen Orient, de la Méditerranée, les éditions L’Espace d’un instant publient des pièces à un rythme quasi mensuel. Voici leur présentation :
« Les choix de publications des éditions l’Espace d’un instant, partenaires de la Maison d’Europe et d’Orient, sont pour la plupart directement inspirés des palmarès du réseau européen de traduction théâtrale Eurodram. La ligne éditoriale est principalement orientée vers les écritures contemporaines, sans négliger les lacunes de répertoire, dans le cadre des dramaturgies d’Europe, d’Asie centrale et de Méditerranée – de l’Islande à l’Afghanistan. Elle privilégie notamment les regards critiques et la recherche théâtrale, la diversité linguistique, ainsi que les relations possibles avec les scènes francophones, sans négliger une certaine représentativité des genres et des communautés. Il s’agit quasi exclusivement de traductions théâtrales, avec quelques exceptions d’une part pour des auteurs francophones et d’autre part pour des ouvrages théoriques. Différentes anthologies (Bulgarie, Biélorussie, Caucase, Croatie, Kurdistan d’Irak, Turquie, Ukraine) ont également été publiées. Certains ouvrages ont été édités en coédition avec d’autres éditeurs. Des photographes sont sollicités pour les illustrations de couverture. La quasi-totalité des ouvrages sont accompagnés d’une préface et d’une note technique et biographique. L’Espace d’un instant a remporté le prix de la traduction 2023 du PEN Club français. Le rythme annuel de publication est d’environ une dizaine de livres par an, pour en moyenne le triple de pièces. Depuis 2001, 346 textes de 275 auteurs ont ainsi été publiés dans 137 livres (au 1er janvier 2023). »
https://parlatges.org/presentation-des-editions-lespace-d...
Quelques publications récentes (cliquer sur les images) :
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04/05/2023
L’exil et l’émotion
Victoria Yakubova, Chez moi, préface de Volker Schlöndorff, éditions L’espace d’un instant, 2023
« Chez moi, ce n’est pas uniquement territorial, chez moi, c’est aussi temporel, c’est aussi il y a vingt-cinq ans.
Alors chez nous, c’est il y a vingt-cinq ans à Tachkent, en Ouzbékistan, quand le monde n’était pas encore fou. Voilà où c’est, chez moi.
Chez moi, c’est à la fois nulle part et partout ! Ni le temps ni l’espace n’existent, disent-ils ! Et ils ont raison. »
Le récit relate les trajets d’un exil à l’autre suivis par la narratrice, à partir de l’émigration familiale depuis Tachkent jusqu’en Israël : « Nous sommes les « décabristes russes ». Incroyable. Il suffisait d’arriver dans le pays des Juifs pour devenir russes et surtout pour arrêter d’être juifs. » Et c’est la découverte d’une autre vie, d’autres mœurs, d’autres lectures, d’une autre guerre, d’autres contraintes, de l’amour…
Victoria ou « Vika », la narratrice, va plus tard accomplir son rêve : étudier le cinéma à l’université de Paris. « Mais le cœur est-il heureux ? » S’il y a de belles découvertes, de belles rencontres, il y a aussi les difficultés pour trouver un travail, obtenir des papiers, il y a la bureaucratie, les soupçons, les tribulations de l’exil… Et que de tracasseries pour envoyer un colis en Israël, ou pour exhiber les documents nécessaires au mariage : « L’Ouzbékistan ? Connais pas. » Puis un jour, la famille Yakubov (les parents, la sœur de New York, Victoria de Paris) se retrouve à Tachkent, dans son quartier, vingt-cinq ans après le départ : la maison, le parc Kirov, les souvenirs, le deuil… et le retour chacun « chez soi ».
Remarquons-le, les éditions L’espace d’un instant on fait une exception : publier un texte ne relevant pas du genre théâtral. Mais remarquons-le encore : ce texte tient à la fois du récit, de la poésie, du cinéma et du théâtre. Récit : on aura compris qu’il s’agit d’une narration à caractère autobiographique ; poésie : les courts paragraphes sont comme des versets ou des strophes au lyrisme tantôt contenu, tantôt éclatant (à faire même pleurer les employés de mairie à qui Victoria a fait connaître sa vie pour débloquer le processus administratif !) ; cinéma : autant de paragraphes poétiques, autant de brèves séquences relevant du montage susceptible de faire du lecteur un véritable spectateur ; théâtre : l’écriture de l’autrice tient de la mise en scène des mots, les caractères de certains d’entre eux mettant en relief le pathétique et l’émotion, cette émotion qui émane de chaque page, de chaque scène, de chaque phrase. Un art total.
Jean-Pierre Longre
Autres parutions récentes aux éditions L’espace d’un instant :
Dino Pešut, Les Érinyes, filles du désespoir. Traduit du croate par Nicolas Raljević. Préface de Lada Kaštelan
Présentation
Un groupe de lycéens confronté à la violence et à la haine se débat pour exister et grandir. Marija a été droguée et violée en soirée par trois garçons. Roza lutte contre ses pulsions violentes et suicidaires. Dane se drogue et se bat. Ivan est passé à tabac parce qu’il est homosexuel. Martin, qu’il aime, a du mal à assumer cette relation. Sanjin est accro à la pornographie. Le viol a été filmé et diffusé sur les réseaux sociaux. Ce soir-là, Sanjin filmait. Les Érinyes, persécutrices représentées par trois jeunes filles du lycée, se chargent de dénoncer et de punir ce que la bonne société dénonce comme des travers condamnables selon « les lois de l’État et les lois du ciel ». Finalement, ce viol devient l’occasion d’une prise de conscience et d’une sortie de l’adolescence : l’amour l’emporte sur la bêtise.
Dino Pešut est né en 1990 à Sisak, en Croatie. Diplômé de l’Académie des arts dramatiques de Zagreb, il travaille comme dramaturge et metteur en scène dans différents pays européens. Ses textes ont notamment été présentés au Théâtre national de Split, au Theatertreffen à Berlin et à la Mousson d’été. Il a obtenu le prix Marin-Držić du meilleur texte dramatique à six reprises, ainsi que le Deutscher Jugendtheaterpreis et le prix de la fondation Heartefakt. En 2019, il est accueilli en résidence au Royal Court Theatre de Londres.
Wael Kadour, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître. Traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Simon Dubois. Préface de Monica Ruocco
Présentation
Chroniques d’une ville qu’on croit connaître se déroule à Damas pendant les premières semaines de la révolution de 2011. Dans un moment de profonde transformation du pays, Rola tente de formuler sa propre interrogation sur son identité sexuelle et se retrouve dans une confrontation ouverte avec le pouvoir politique et social.
Braveheart a pour cadre une petite ville française inconnue, en 2021, et traite du problème de l’acte d’écriture depuis l’exil après l’effondrement de la question de la justice et l’impossibilité du retour à la patrie. Aline essaie d’écrire du matériel créatif et se retrouve prise entre un passé traumatisé et un futur illisible. Elle entre dans une relation amoureuse avec un jeune homme qui, selon elle, travaillait dans le renseignement et qui se déguise maintenant en une nouvelle personne.
Wael Kadour, né à Damas en 1981, est auteur, dramaturge et metteur en scène. Il a été accueilli en résidence notamment au Royal Court Theatre de Londres en 2007, ainsi qu’au Sundance Institute de New York en 2017. Il quitte la Syrie fin 2011 pour la Jordanie, avant d’arriver en France début 2016. Ses textes ont été présentés notamment à la Filature, scène nationale de Mulhouse, au Napoli Teatro Festival en Italie et au Weimar Festival en Allemagne.
Ramzi Choukair, Y-Saidnaya / Palmyre, les bourreaux. Traduits de l’arabe (Syrie) par Ramzi Choukair, Simon Dubois et Céline Gradit. Préface de Pascal Rambert
Présentation
Saidnaya et Palmyre, antiques villes syriennes, sont devenues sous le régime dictatorial de hauts lieux de détention. Dans une narration qui transcende le témoignage brut, les personnages, survivants de ces prisons d’effroi, dévoilent un système qui surveille et punit, instille la méfiance jusque dans les relations les plus intimes. Récits de vie autant que de détention, les histoires singulières des personnages évoquent, en creux, les rouages d’un régime de la terreur, perpétrée depuis plus de quatre décennies au moyen d’une étroite imbrication entre pouvoir politique, religion et corruption.
Ramzi Choukair est franco-syrien. Il a longtemps vécu entre la France et Damas, avant que cela ne devienne impossible. Depuis, au gré de ses rencontres, collectant des témoignages, en voyageant où il peut, il écrit. Il tente, avec les artistes-témoins qui l’accompagnent, avec humour parfois, de raconter l’enfer de la guerre et l’oppression au quotidien, l’histoire de ceux qui ont pu fuir, celle de ceux qui sont encore là-bas. Histoire parlée, dansée, chantée, de frontières qu’on passe et de pays, de clandestinité, de résistance. Pour rendre à ces villes leur héritage, ne pas laisser le régime effacer les mémoires individuelles du peuple syrien.
10:34 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, autobiographie, théâtre, francophone, ouzbékistan, victoria yakubova, volker schlöndorff croatie, syrie, dino pešut, nicolas raljević, lada kaštelan, wael kadour, nabil boutros, simon dubois, monica ruocco, ramzi choukair, céline gradit, pascal rambert, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
31/01/2023
L’architecte, les promoteurs et les politiciens
Jeton Neziraj, Les cinq saisons d’un ennemi du peuple. Traduit de l’albanais (Kosovo) par Anne-Marie Bucquet, préface de Shkëlzen Maliqi, éditions L’espace d’un instant, 2022
« Mais ces gens-là sont en train de détruire cette ville ! Ces entrepreneurs sont une poignée de bandits, une toute petite minorité, alors que ceux qui subissent les conséquences de leurs actes sont la majorité. Et la majorité est contre. » Ainsi s’indigne l’architecte, protagoniste de la pièce de Jeton Neziraj. Indignation justifiée par les manœuvres sournoises et les méthodes maffieuses des promoteurs immobiliers, ici incarnés par le personnage de Meti, propriétaire tout-puissant d’une entreprise de BTP. Mais indignation impuissante devant l’influence néfaste subie par les gouvernants et le peuple, avec l’assentiment de Pierre, administrateur des Nations unies, de Margarita, journaliste populaire de télévision, et même du secrétaire général du syndicat des ouvriers du bâtiment.
La pièce est tirée d’une histoire vraie : en 2000, Rexhep Luci, chef du service d’urbanisme de Prishtina, opposé aux constructions illégales de grands ensembles dans la capitale du Kosovo et promouvant une reconstruction harmonieuse de la ville, est assassiné. C’est le processus qui a abouti à cet assassinat que le dramaturge reconstitue ici, sous la forme de la fiction théâtrale, mettant en scène les relations de plus en plus ambiguës et conflictuelles entre l’architecte et les autres personnages, auxquels s’ajoutent un « dieu des constructions » et, selon un rapport bien différent, la fille de l’architecte, soucieuse de la vie de son père dans sa lucidité : « Tu es tout seul. Et tu ne peux pas les arrêter à toi tout seul. Papa, tu dois te protéger ! »
Les cinq saisons d’un ennemi du peuple est une pièce subtilement engagée, démontrant peu à peu les rouages pernicieux du fonctionnement politique dans le Kosovo d’après-guerre, un fonctionnement politique soumis comme dans beaucoup d’autres pays aux lois (aux non-lois) du capitalisme sauvage et sans scrupules. Ceux que l’on croyait du côté de l’architecte – la journaliste, le syndicaliste, le représentant des Nations unies, le peuple même – se révèlent peu à peu soumis à cette emprise. Tout cela se fait par étapes, par découvertes successives au fil des scènes, et c’est de cette manière que la satire est la plus prégnante, les mises en garde de l’architecte à sa fille les plus claires : « Je voulais te dire quelque chose. Fais attention à ces gens des Nations unies. Ils ont de l’argent, ils conduisent leurs grosses Jeep, ils mangent dans les meilleurs restaurants et ils pensent qu’ils peuvent tout acheter ici. » Quatre actes, quatre saisons. Et une cinquième, « intermédiaire », saisons de bourgeons nouveaux, que finalement semble espérer la jeune fille. Nous aussi.
Jean-Pierre Longre
Autre parution aux éditions L’espace d’un instant :
Goran Stefanovski, Éloge du contraire. Textes réunis et présentés par Ivan Dodovski, traduits du macédonien par Maria Béjanovska.
« Voici enfin réunis, et pour la première fois, les textes de Goran Stefanovski, essais et discours écrits à l’occasion de différentes manifestations culturelles internationales. Ses observations et ses réflexions, faites à partir d’une position d’« exil itinérant » et dans lesquelles on croise Kafka, Tintin ou Donald Duck, élaborent un hypertexte sur l’identité et engagent à une déconstruction audacieuse des clichés. L’auteur d’Hôtel Europa propose ainsi une critique des divisions internes de l’Europe, qui menacent de la transformer en un espace dystopique de méfiance et d’ignorance, particulièrement sous les assauts du capitalisme mondial. »
Il fut pourtant un temps où l’Est (du moins mon coin de l’Est) criait : “Nous sommes ici, ici !”, et où l’Occident répondait : “Nous ne pouvons pas vous voir. Vous n’êtes pas là où nous vous attendions. Déplacez-vous, que nous puissions vous voir.” »
Goran Stefanovski (1952-2018) est né en Macédoine. Auteur dramatique, universitaire, il a vécu et travaillé entre Skopje et Canterbury. Il a écrit de nombreuses pièces et scénarios, abordant notamment les frictions entre identité personnelle, histoire et politique. Un bon nombre de ses œuvres ont fait l’objet de productions internationales, représentées à travers l’Europe, du BITEF de Belgrade jusqu’au Festival d’Avignon.
Sommaire :
Histoires de l’Est sauvage
Sur notre histoire
Discours post-dînatoire
L’essence des choses
Le téléphone en panne
Les trans-artistes et les cis-artistes
L’auteur dramatique en tant qu’artisan des drames
Dispute avec Kafka
Éloge du contraire
Tintin dans les Balkans
L’étincelle qui jaillit
Supplément :
« Goran Stefanovski : “Fables du monde sauvage de l’Est.
Quand étions-nous sexy ?” », par Frosa Pejoska-Bouchereau
15:46 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, kosovo, macédoine, jeton neziraj, anne-marie bucquet, shkëlzen maliqi, goran stefanovski, ivan dodovski, maria béjanovska, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
21/10/2022
Parutions récentes aux éditions L’Espace d’un instant
Iàkovos Kambanèllis, La Cour des miracles. Traduit du grec par Gilles Decorvet, préface de Sissy Papathanassiou, 2022
« Athènes, années 50. La capitale grecque n’est pas encore hérissée d’immeubles. Les gens vivent dans des maisonnettes, serrées autour de préaux. Dans l’un d’eux s’agite le petit monde de La Cour des miracles. Ici, un couple n’arrête pas se disputer pour mieux s’aimer à nouveau ; là, une fille s’imagine faire carrière au cinéma ; untel, à gauche, fait des pieds et des mains pour émigrer en Australie où, croit-il, la vie sera enfin plus belle ; tel autre, à droite, est possédé par le démon du jeu ; sur une terrasse, un vieillard philosophe tisse des songeries poétiques… Les destins se croisent et se décroisent autour de la cour. C’est la classe ouvrière qui se démène, celle qui, plus tard, s’enrichira peut-être ou qui, au contraire, fera naufrage. Ça rit, ça pleure, ça se dispute, ça crie, ça s’énerve et ça danse. Car la vie grouille, dans cette cour : on y souffre et on y rêve. La Cour des miracles : un condensé de Grèce. Un vivier d’humanité. »
« Connu en France pour son récit Mauthausen (Albin Michel ; Prix du livre étranger France Inter/Le Point 2020), Iàkovos Kambanèllis (1922-2011) est célèbre en Grèce avant tout pour ses pièces de théâtre et ses poèmes. Les seconds ont notamment été mis en musique par Mikis Théodorakis. Les premières ont été mises en scène par les plus grands, comme Karolos Koun. Très marqué par son expérience vécue dans un camp de concentration en Allemagne, Kambanèllis a su sublimer les épreuves pour en tirer une oeuvre saisissante de beauté, de poésie et d’émotion. »
Maja Pelević, Peau d’Orange. Traduit du serbe par Marie Karaś-Delcourt, préface de Svetislav Jovanov, 2022
« Moderne et percutante, Peau d’orange bouscule et soulève les questions de genre dans notre monde contemporain. Le personnage principal, ELLE, oscille entre la dépression, la révolte et le conformisme. Tour à tour soumise au diktat de l’image du corps imposé par la société patriarcale, prête à tout pour être reconnue ou devenue mère malgré elle, la femme et sa féminité sont remises en question et tiraillées entre libération et asservissement. L’homme et la femme sont-ils partenaires ou étrangers l’un à l’autre ? L’autre n’est-il qu’un moyen pour assouvir ses désirs ou atteindre ses objectifs ? La force du texte tient en la simplicité de l’expression pour décrire toute la complexité d’un système. »
« Maja Pelević, née à Belgrade en 1981, est dramaturge, metteuse en scène et performeuse. Elle a notamment suivi les cours dispensés par Richard Schechner, avant d’être accueillie au Royal Court Theatre de Londres en 2005. Membre de la rédaction de la revue Scena, conseillère littéraire au Théâtre national de Belgrade, cofondatrice de Nova drama, elle participe à de nombreux projets. Ses productions ont été largement présentées en Europe, notamment à la Volksbühne à Berlin, et ont reçu de nombreux prix, dont celui du BeFem, le festival féministe de Belgrade, en 2019. Créé à l’Atelier 212 à Belgrade en 2006, prix du meilleur spectacle au festival Sterjino Pozorje de Novi Sad en 2010, Peau d’orange a récemment fêté sa trois-centième représentation. »
Ian De Toffoli, Trilogie du Luxembourg, préface de Jean Boillot, 2022
« Les trois textes de Trilogie du Luxembourg, montés entre 2018 et 2021 au Luxembourg, en France et en Italie, dessinent le portrait politique d’un pays clivé, où les apparences polies cachent souvent de plus sombres rouages. Terres arides, pièce documentaire sur les traces d’un journaliste luxembourgeois en voyage en Syrie, scrute le système politique et juridique du Luxembourg en posant les questions de la citoyenneté, de la radicalisation et de l’apparente paix sociale du pays. Le monologue Tiamat fait le voyage en sens inverse, disséquant le business des antiquités de sang venues du Proche-Orient, rendu possible par l’opacité de structures financières et logistiques du Luxembourg. Confins raconte, depuis la fondation de l’Union européenne, et au-delà, les pérégrinations de générations d’hommes et de femmes venus d’Italie pour s’enfoncer dans les mines du bassin de fer de la Grande Région. »
« Ian De Toffoli, né en 1981 à Luxembourg au sein d’une famille italo-luxembourgeoise, est écrivain, dramaturge et universitaire, auteur d’une thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne-Paris IV, d’essais et de pièces de théâtre traduits et publiés dans plusieurs pays européens. Depuis 2012, ses pièces sont créées aux Théâtres de la Ville de Luxembourg, au Théâtre national du Luxembourg, au Théâtre du Centaure, mais également en France, Belgique, Allemagne et Italie. Depuis 2022, il est artiste associé aux Théâtres de la Ville de Luxembourg. »
19:30 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, grèce, serbie, luxembours, iàkovos kambanèllis, gilles decorvet, sissy papathanassiou, maja pelević, marie karaś-delcourt, svetislav jovanov, ian de toffoli, jean boillot, l’espace d’un instant | Facebook | | Imprimer |
25/03/2022
Le théâtre ukrainien, bien vivant. « Nous sommes tous en errance »
Dominique Dolmieu et Neda Nejdana (sous la direction de), De Tchernobyl à la Crimée, « Panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine », éditions L’espace d’un instant, Les Journées de Lyon des auteurs de théâtre, 2019
Qui en France connaît le théâtre ukrainien, mis à part quelques spécialistes et traducteurs ? Nicolas Gogol et Mikhaël Boulgakov (« auteurs russophones de Kiev ») sont peut-être dans les esprits, mais en ce qui concerne les auteurs d’aujourd’hui, « terra incognita » (Dominique Dolmieu). Il était donc grand temps que le public et les lecteurs francophones découvrent l’écriture dramaturgique contemporaine de ce pays divisé « entre l’Occident et l’Orient, la liberté et le totalitarisme », de ce pays « polyethnique et polyglotte » (Neda Nejdana). Ce peut être chose faite, grâce à la Maison d’Europe et d’Orient et aux Journées de Lyon des auteurs de théâtre. Cette belle et vaste anthologie « tente tout autant de faire découvrir des auteurs européens majeurs que de parcourir les différentes tendances esthétiques qui composent son paysage dramaturgique, farce absurde, tragi-comédie populaire, lyrisme, légende poétique, farce politique télévisuelle, théâtre d’objets… ». Et elle y parvient, avec ces neuf pièces qui, effectivement, reflètent la diversité d’un théâtre décliné sur tous les tons, et qui sont réparties en quatre sections :
« La catastrophe du siècle » (celle de Tchernobyl – ou Tchornobyl dans la langue originale), un « malheur » pour les uns, une « attraction » pour les autres, comprend deux textes : Au début et à la fin des temps, de Pavlo Arie, caractérisé entre autres par un va-et-vient entre passé et présent, et Les fugitifs égarés, de Neda Nejdana, qui combine dialogues et monologues. Point commun : l’action des deux pièces se déroule dans la « zone interdite », et met en scène le désarroi de personnages qui s’y trouvent et s’y rencontrent plus ou moins volontairement ; en résumé : « Nous sommes tous en errance. ».
Sous le titre « Au temps des changements », sont présentés L’Hymne de la jeunesse démocratique de Serhiy Jadan, Miel sauvage d’Oleh Mykolaïtchouk et En direct d’Oleksandr Irvanets. En commun, là aussi, un désarroi qui saisit les personnages, d’une manière tragique ou absurde, voire humoristique, et qui a pour source les transformations de la vie économique, sociale, sociétale : comment se débrouiller avec ce passage si rapide entre dictature communiste et libéralisme sauvage, entre contrainte collective et liberté individuelle ? Tout cela peut se résumer par le côté absurde d’un néologisme : le « multiplundisme » : « Après la toxicomanie, la prostitution, l’inflation et les interférences, il s’est avéré qu’il caractérise aussi notre société. ».
« Maïdan, une révolution », avec Le labyrinthe d’Oleksandr Viter et En détail de Dmytro Ternovyi, rappelle les événements que tout le monde a en mémoire, vus par des victimes de la répression, de simples témoins plongés dans l’action, voire des objets qui s’animent, qui parlent et qui se confrontent aux tracasseries administratives. Les occupants du Maïdan sont-ils forcément des révolutionnaires ? Non. « Nous sommes des gens normaux et paisibles, qui voulons vivre une vie normale. Parce qu’il y a des droits fondamentaux : le droit à la vie et le droit à la liberté. ».
Les deux derniers textes sont regroupés dans la section « À l’intérieur et au-delà du monde » : une pièce traduite du tatar, Arzy, légende tatare de Rinat Bektashev, où dialoguent, en vers ou en prose, aussi bien des hirondelles que des personnages mythiques comme Ali Baba ; et un « Mystère psychologique en deux actes », L’Évangile selon Lucifer d’Anna Bagriana, où le passé tragique du pays est évoqué par différentes voix, dont certaines rappellent les quatre évangélistes du Nouveau Testament.
Ces 500 pages foisonnantes illustrent la vivacité du jeune théâtre ukrainien, un théâtre qui met en scène aussi bien les soubresauts de l’Ukraine moderne que les drames du passé (stalinisme, « Holodomor » ou « extermination par la famine », lutte contre le nazisme…). Un théâtre dont la variété est symptomatique de l’écriture contemporaine, et qui manie aussi bien le pathétique que la distance humoristique, l’absurde intemporel que la satire politique, une satire qui pourrait concerner plusieurs pays d’Europe orientale et d’ailleurs : « C’était il y a dix ans qu’ils étaient des bandits. Maintenant, ils sont au pouvoir ; députés, hommes d’affaires, et j’en passe. ». Voilà l’un des aspects majeurs du théâtre : un art complexe et complet susceptible de faire réagir.
Jean-Pierre Longre
Les pièces, les auteurs et les traducteurs : Au début et à la fin des temps, de Pavlo Arie; Les Fugitifs égarés, de Neda Nejdana; L’Hymne de la jeunesse démocratique, de Serhiy Jadan; Miel sauvage, d’Oleh Mykolaïtchouk; En direct, d’Oleksandr Irvanets; Le Labyrinthe, d’Oleksandr Viter; En détail, de Dmytro Ternovyi; Arzy, légende tatare, de Rinat Bektashev; L’Évangile selon Lucifer, d’Anna Bagriana. Textes traduits de l’ukrainien, du russe et du tatar de Crimée par Estelle Delavennat, Maxime Deschanet, Iryna Dmytrychyn, Bleuenn Isambard, Shirin Melikoff, Aleksi Nortyl, Iulia Nosar, Ömer Özel et Tatiana Sirotchouk.
http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presen...
09:31 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, ukraine, dominique dolmieu, neda nejdana, pavlo arie, serhiy jadan, oleh mykolaïtchouk, oleksandr irvanets, oleksandr viter, dmytro ternovyi, rinat bektashev, anna bagriana. estelle delavennat, maxime deschanet, iryna dmytrychyn, bleuenn isambard, shirin melikoff, aleksi nortyl, iulia nosar, Ömer Özel, tatiana sirotchouk, l’espace d’un instant, les journées de lyon des auteurs de théâtre, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
20/06/2020
Théâtre : à l’Est du nouveau
Selin Altiparmak, Sivas 93 ; Pavlo Arie, Au début et à la fin des temps ; Bassa Djanikashvili, Angry Bird ; David Kldiachvili, Le malheur ; éditions L’espace d’un instant, 2020
Le moment est enfin venu de profiter des dernières publications de éditions L’espace d’un instant. Des pièces très diverses, toujours préfacées, présentées et traduites avec soin et précision, venues bien sûr de l’Est.
De Turquie : Sivas 93 de Genco Erkal (traduction de Selin Altiparmak), pièce « chorale » qui relate le massacre d’artistes et d’intellectuels turcs, en 1993, par une foule manipulée par les islamistes radicaux.
D’Ukraine : Au début et à la fin des temps, de Pavlo Arie (traduction de Iulia Nosar et Aleksi Nortyl), caractérisé entre autres par un va-et-vient entre passé et présent ; l’action de la pièce se déroule dans la « zone interdite » de Tchernobyl, et met en scène le désarroi de personnages qui s’y trouvent et s’y rencontrent plus ou moins volontairement
De Géorgie : Angry Bird, de Bassa Djanikashvili (traduction de Gery Clapier, Maia Kiashiashvili et Clara Schwartzenberg), où « deux adolescents désabusés manipulent leurs parents respectifs sur fond de conflit confessionnel entre chrétiens et musulmans ».
De Géorgie encore : Le Malheur (traduction de Janri Kachia), dont l’auteur, David Kldiachvili (1862-1931) est l’une des grandes figures classiques de la littérature géorgienne. Replacée dans son contexte historique et littéraire par une préface éclairante de Maïa Varsimashvili-Raphael, la pièce confronte les habitants d’un village qui, devant « le malheur », cherchent à conjurer le mauvais sort, à retrouver l’espoir par les prières, les promesses de solidarité, mais qui finalement n’échappent pas à la querelle, au renvoi mutuel des responsabilités entre le « bas » et le « haut » du village. Une brève tragédie populaire, représentative d’une littérature qui, dans son contexte particulier, retrouve de grands thèmes théâtraux : « la mort, la vie, l’espoir ».
Jean-Pierre Longre
http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presen...
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06/06/2019
« Croire en quelque chose »
Tomislav Zajec, Il faudrait sortir le chien, traduit du croate par Karine Samardžija, préface d’Eugène Durif, éditions L’espace d’un instant, 2018.
Au théâtre, c’est bien simple : le spectateur voit se dérouler sous ses yeux, par le seul intermédiaire de personnes en chair et en os évoluant dans un espace à la fois symbolique et bien réel, une histoire souvent réduite à ses péripéties essentielles. Simple, vraiment ? Pas si sûr, pourrait-on rétorquer. Car c’est bien le langage des personnages (dialogues, monologues, gestes, déplacements), augmenté des éléments scéniques, qui constitue le récit que le spectateur doit construire plus ou moins consciemment dans l’instant de la représentation. Sans compter que souvent ce spectateur est un lecteur…
Et que parfois, un personnage se trouve être à la fois narrateur et acteur du récit. C’est le cas pour « l’homme », le personnage principal de la pièce de Tomislav Zajec. Lorsqu’il prend la parole, il parle de lui-même à la troisième personne, se racontant comme s’il n’était pas là, devant nous, en train d’agir (ou d’attendre), ce qui ne l’empêche pas de dialoguer avec les deux autres personnages : son ex-compagne, qu’il avait quittée brusquement et qu’il retrouve sous un abribus ; son père, ancien traducteur bougon qui doit recevoir une prestigieuse récompense et qui a pour cela besoin que son fils lui achète une cravate… Formulées ainsi, les relations entre « l’homme » et les deux autres personnages semblent anodines, ressassant des détails de la vie quotidienne. Mais justement, ces détails s’inscrivent sur le rideau qui cache et révèle le fond de la scène de théâtre. Le temps, par exemple, va et vient comme pour faire d’un seul après-midi une vie tout entière. Et l’important réside dans ce qui n’a jamais été dit, qui affleure dans les dialogues, les monologues et les questions ; « Le questionnement… Le questionnement est le propre de l’homme. Ta vie entière est un questionnement. Tu dois sans cesse t’interroger. », dit le père.
Certains aveux, certains rêves peuvent alors s’exprimer, sinon s’épanouir ; et la réalité se manifeste, cette réalité que symbolise sans doute la pluie omniprésente, ainsi que ce chien que l’on ne voit jamais, et que « l’homme » doit absolument confier à quelqu’un. Une réalité dont il faut se prémunir (la pluie) ou se débarrasser (le chien) ? Pourtant « il faut bien croire en quelque chose » ; alors, peut-être, « tout ira bien », même si, comme l’écrit Eugène Durif dans sa préface, « les personnages resteront toujours un peu de travers, un peu à côté d’eux-mêmes, dans une distance qui s’abolit un instant, trompeusement. ».
Jean-Pierre Longre
Tomislav Zajec est né en 1972 à Zagreb, en Croatie. Il a suivi un cursus de dramaturgie à la faculté des arts de la scène à Zagreb, où il a ensuite enseigné. Également poète et romancier, il est l’auteur d’une dizaine de pièces de théâtre, traduites dans autant de langues, et principalement jouées dans les Balkans, au Royaume-Uni ainsi qu’en Argentine. Il a reçu à quatre reprises le prix Marin-Držić du meilleur texte dramatique, le plus prestigieux en Croatie, et les premières traductions de ses textes ont déjà été primées par la Maison Antoine-Vitez et les Journées de Lyon des auteurs de théâtre.
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03/01/2018
« Un triptyque détonnant »
Stefan Çapaliku, Trilogia Albanica, traduit de l’albanais par Anna Couthures-Idrizi, préface d’Ardian Marashi, éditions L’espace d’un instant, 2017
Depuis la chute des régimes totalitaires d’Europe de l’Est, c’est-à-dire depuis plus de 25 ans, la démocratie n’en finit pas d’être en « transition », tant les séquelles de la dictature, la sauvagerie du capitalisme et la corruption endémique étouffent les aspirations des individus et des peuples. C’est particulièrement crucial en Albanie, « le pays actuellement le plus triste d’Europe quoique l’un des plus ensoleillés. », écrit Ardian Marashi dans sa préface, où il présente les trois pièces qui composent la Trilogia Albanica, véritable triptyque qui, sous la forme de la fiction théâtrale, montre une réalité paradoxale que seule l’écriture et, d’une manière générale, la création artistique peuvent transcender.
Trilogie albanaise, donc. Dans I am from Albania, une jeune femme qui se rend régulièrement en mission officielle à l’étranger, est confrontée à l’isolement que lui valent le pays d’où elle vient et sa langue, ainsi qu’à une sorte de dédoublement identitaire et cauchemardesque : « Qui suis-je ? Je ne sais plus. Je peux être moi-même, comme je peux aussi être une autre. Si je continue à être moi-même, c’est clair, je dois me révolter. Mais si, comme je crois comprendre, en réalité je suis une autre, alors la situation dans laquelle je me trouve serait en fait mon état normal, contre lequel je n’ai aucun droit de me révolter ! ». Dans Allegretto Albania, une famille est enfermée chez elle pour échapper à une vengeance, dans la pure tradition ancestrale, en même temps que le monde extérieur se manifeste par les louanges de l’Albanie chantées à la télévision, par l’irruption des instruments du festival « Allegretto Albania », et par l’ironie: « Les politiciens sont en vacances, les mafieux aussi, et le championnat de football est terminé ; donc malheureusement, tout ce qu’il nous reste à présenter aux informations, c’est la culture. ». La scène de Made in Albania est double : en bas, un atelier de couture où sont exploitées des ouvrières qui travaillent pour une marque étrangère ; en haut, la fête du carnaval organisée par le propriétaire de l’atelier. Là encore, au milieu de péripéties diverses (un meurtre, une émission de téléréalité, un accouchement…) et de réflexions désabusées ou ironiques, se révèlent les paradoxes et la dualité d’un monde inachevé.
Les trois pièces mettent en scène des histoires et des personnages différents, mais sont reliées par des thèmes et des motifs qui en font une œuvre cohérente, un tableau unique en trois volets : l’Albanie, bien sûr, avec ses paradoxes ; l’absurde (la condition et la destinée des individus, le langage parfois ionescien) ; le mélange des tonalités (comique, tragique, satirique, pathétique) ; et l’art théâtral, avec ses situations, ses enjeux, ses mots, sa musique. Une musique qui passe par le solo a capella de la première pièce, l’orchestre que représentent les personnages de la seconde, le chœur polyphonique des ouvrières dans la troisième. Tout cela, dans une perspective à la fois esthétique et engagée, forme un ensemble hautement théâtral.
Jean-Pierre Longre
13:26 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, albanie, stefan Çapaliku, anna couthures-idrizi, ardian marashi, éditions, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
10/08/2017
L’Espace d’un instant, centième
Milena Marković, La forêt qui scintille, traduit du serbe par Mireille Robin, avec la collaboration de Karine Samardžija, éditions L’espace d’un instant, 2017
Dominique Dolmieu, Bleuenn Isambard, Mouradine Olmez, Vivra, traduit du russe par Bleuenn Isambard , éditions L’espace d’un instant, 2017
En Europe orientale, entre Adriatique et Mer Noire, entre Balkans et Russie, la jeune production théâtrale foisonne. Depuis les années 1990, la liberté de créer se manifeste par une effervescence qui traduit l’espoir, la désillusion, les révoltes, la violence, la force poétique accompagnant les changements et les recherches de repères sociaux, politiques, spirituels, artistiques… La connaissance de cette nouvelle création, nous la devons en grande partie, en France, aux éditions L’Espace d’un instant, rattachées à la Maison d’Europe et d’Orient, fondée par Dominique Dolmieu et Céline Barcq. Les nombreuses traductions de textes théâtraux publiées par cette active maison d’édition, accompagnées de présentations et notices biobibliographiques détaillées, enrichissent singulièrement le répertoire dramaturgique contemporain et sont représentatives des écritures issues de cultures qu’on ne peut plus méconnaître.
La diversité des choix de l’Espace d’un instant se manifeste dans les deux derniers ouvrages publiés, bien différents l’un de l’autre.
Dans La forêt qui scintille, « drame qui commence un soir et se termine au matin », des êtres au passé un peu mystérieux et au présent vacillant (un entraîneur alcoolique, une chanteuse vieillissante, un ancien toxicomane, des jeunes femmes sans doute destinées à la prostitution, leur accompagnateur) se rencontrent dans un cabaret promis à la démolition, aux abords d’une forêt. De leurs dialogues émanent quelques pans de leur passé, des aveux énigmatiques, des non-dits, des querelles anciennes ou récentes… La présence des personnages s’ancre dans une réalité parfois sordide, parfois très humaine, où la laideur des choses peut cacher la beauté : « C’est beau, si beau, la terre, lorsqu’elle donne ses fruits. Quand de la main tu palpes ce qu’elle t’offre sans pouvoir encore y goûter. Tu ressens alors de l’amour, tu as envie de sourire. Elle est là à t’attendre, toi et les tiens, et toutes ces bouches qui se nourrissent de ses bienfaits. ». La pièce entière est parsemée de chansons, de poèmes qui, alternant avec la trivialité ou la violence des paroles échangées, font de La forêt qui scintille (scintillement des âmes de jeunes filles fusillées, dit-on) un texte sensible et fort.
« Théâtre documentaire », Vivra (centième volume publié par L’Espace d’un instant, soulignons-le) représente le procès de Koulaev, unique survivant des preneurs d’otages de Beslan : début septembre 2004, des terroristes prennent en otages plus de mille enfants dans une école d’Ossétie-du-Nord. Un cauchemar de trois jours pour les enfants et les adultes qui se trouvent avec eux, et un dénouement terrible : refusant de négocier sur la Tchétchénie, les autorités russes ordonnent l’assaut de l’école à coups d’armes lourdes, un assaut qui se solde par 334 morts, dont 186 enfants. Le procès de Koulaev est un support permettant d’élargir le champ de la réflexion au système qui a permis cette aberration meurtrière, et à la responsabilité des autorités politiques et militaires. La théâtralisation diversifie les points de vue, les répartit entre les différents acteurs du drame (juge, procureure, avocat, fonctionnaires, militaires, « celle qui reste », représentant les victimes). Tout est rigoureusement relaté, précisément analysé et décortiqué, mais c’est du théâtre, avec tout ce que le genre implique de vérité profonde et d’émotion contenue ou manifeste. Si le mot « sanglot » remplace le mot « scène » (il y en a 13 dans la pièce), tout se déroule sans pathos inutile, mais en déclinant la gamme des sentiments et des attitudes : la colère, la souffrance, l’hypocrisie, l’abjection, l’indifférence, le froid calcul – et dans la bouche de l’avocat des victimes, une promesse : « Tant que nous vivrons, cette mémoire vivra en nous, et nous continuerons à nous battre en son nom. ».
Jean-Pierre Longre
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14/12/2016
Le jeu de la différence et de l’espoir
Hristo Boytchev, Le colonel-oiseau, Orchestre Titanic, traduits du bulgare par Iana-Maria Dontcheva, préfaces de Bernard Faivre d’Arcier et Marianne Clévy, éditions L’espace d’un instant, 2016
Hristo Boytchev, né en 1950 en Bulgarie, est l’un des grands dramaturges européens contemporains, et les deux pièces que viennent de publier les éditions L’espace d’un instant le confirment. Deux comédies où la folie, le rêve, l’absurde, l’illusion, l’espérance, dans la meilleure manière balkanique actuelle, portent témoignage de la réalité humaine.
Dans Le colonel-oiseau, six personnages sont réunis dans un monastère isolé transformé en « centre psychiatrique régional », sous la surveillance de plus en plus relative d’un docteur nouvellement arrivé. Chacun a pour ainsi dire sa spécialité : voleur impénitent, prostituée repentie, interprète du journal télévisé, Tzigane devenu impuissant, petit homme hanté par la peur de se faire écraser… Nous sommes à l’époque de la guerre en Yougoslavie, et un jour l’ONU parachute par erreur sur le site de l’asile des colis destinés à Sarajevo assiégée, une manne miraculeuse qui permettra de nourrir les pensionnaires souffrant d’une totale pénurie. À partir de là, Fétissov, un Russe qui était jusqu’à présent resté totalement muet, prend les choses militairement en main et transforme la petite troupe en « unité de combat », sous-division de l’ONU ou de l’OTAN, décidée à rejoindre le parlement européen à Strasbourg. Entreprise folle, tragi-comique, dramatique ? Oui, et plus que cela. « Messieurs, mademoiselle ! Vous n’êtes pas fous ! Vous êtes seulement différents des autres ! Vous n’êtes simplement pas faits pour ce monde, car ce monde a été créé pour les gens identiques. […] Il faut s’échapper de ce monde, d’ailleurs, nous sommes déjà en train de le faire, mais en vainqueurs ! On va s’échapper comme des vainqueurs ! Nous allons réussir notre mission, précisément parce que nous sommes différents. ». Telle est, s’il en faut une, la leçon proclamée par Fétissov.
Les gares, lieux improbables de passages, de départs, d’arrivées, d’illusions, de déceptions, sont un lieu romanesque ou scénique souvent sollicité dans la littérature d’Europe orientale (voir par exemple certains romans et nouvelles de Dumitru Tsepeneag ou certaines pièces de Matéi Visniec). Celle d’Orchestre Titanic est abandonnée, mais investie par quatre humains eux aussi « différents », quatre sans-abri qui jouent à quitter cet endroit désert à chaque passage de train. Ils n’arrivent qu’à recevoir les déchets jetés des wagons, jusqu’à l’arrivée de Hari, magicien, maître illusionniste qui les nourrit de promesses (« Vous, vous êtes des élus ! Je vous ai cherchés depuis l’éternité, et voilà que je finis par vous trouver, n’est-ce pas merveilleux ? Et je vous aiderai à faire l’exode vers la Terre promise de votre âme. »), et qui tente de les préparer « intérieurement » « pour la vie là-bas… Là-bas, vous trouverez un monde nouveau et très différent de tout ce que vous avez connu jusqu’ici. Il faut vous préparer à l’assimiler. ». Encore un homme providentiel, qui mènera le petit groupe vers sa destinée…
Pièces métaphoriques aux accents parfois beckettiens, Le colonel-oiseau et Orchestre Titanic sont représentatives d’un style théâtral riche en images, en sensations, en trouvailles verbales, le style d’un auteur qui sait observer les hommes, leur voue une attention particulière dans leur diversité et leur volonté d’arriver à vivre, d’un auteur qui soigne ses textes dans les moindres détails et qui crée un théâtre dans lequel la poésie va de pair avec l’émotion. Du vrai et beau théâtre.
Jean-Pierre Longre
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07/07/2015
Le terroriste et l’échidné
Gergana Dimitrovna & Zdrava Kamenova, Protohérissé (BP : Unabomber), traduit du bulgare par Marie Vrinat, L’espace d’un instant, 2015
Un journal épistolaire tenu par une drôle de bête vivant, semble-t-il, depuis des milliers d’années et qui, s’inquiétant pour son avenir, se révèle être un « zaglossus brujinii ». La disparition d’un homme qui a, semble-t-il encore, fui le domicile conjugal, et l’inquiétude de sa femme qui alerte la police. Les théories de Ted Kaczinski tirées de son manifeste La société industrielle et son avenir. Un scientifique, un enfant qui pousse la chansonnette, « Un homme qui aime regarder la télé », un journaliste, un chœur, un satellite…
Les faits et les personnages semblent se bousculer, mais les auteures annoncent que « le metteur en scène est libre de déterminer le nombre d’acteurs et de distribuer les rôles ». Protohérissé (BP : Unabomber) est donc une pièce qui joue avec les normes du genre théâtral, tout en les respectant : des personnages, des monologues, des dialogues, une progression, le tout paraissant d’abord se côtoyer en un collage de textes autonomes. Peu à peu les individus se révèlent, et se dessine une cohérence, une convergence de l’ensemble, une narration qui combine l’engagement écologique et politique, l’humour et la violence, la culpabilité et l’ironie.
Plongé dans le texte, le lecteur/spectateur se fait aussi auteur/acteur tout en ayant la position du satellite : il « observe le monde, tous les objets et les êtres qui bougent, il enregistre leur mouvement dans l’espace. ». Littérature, spectacle et engagement : un théâtre complet et très actuel.
Jean-Pierre Longre
19:56 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, bulgare, gergana dimitrovna, zdrava kamenova, marie vrinat, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
13/03/2013
« Un arc dans le temps »
Matéi Visniec.
Le spectateur condamné à mort. Traduit du roumain par Claire Jéquier et l’auteur. Avertissement de Gilles Losseroy.
Mais, Maman, ils nous racontent au deuxième acte ce qui s’est passé au premier. Traduit du roumain par l’auteur. Préface de Jean-Claude Drouot.
Les chevaux à la fenêtre. Traduit du roumain par l’auteur. Préface de Benoît Vitse.
Mais qu’est-ce qu’on fait du violoncelle ? Traduit du roumain par l’auteur.
Théâtre décomposé ou L’homme-poubelle. Préface de Georges Banu.
Ce beau volume réunit les dernières pièces écrites par l’auteur en Roumanie et les premières écrites en France. Une anthologie bienvenue, « qui tient lieu d’arc dans le temps », et qui forme une belle synthèse de l’art et de la thématique littéraires et dramaturgiques de Matéi Visniec.
« Vous avez compris le message de la pièce ? », demande l’un des personnages. « Bien sûr, répond son interlocuteur. Mais vous voyez… Il y a plusieurs niveaux de compréhension. Chaque niveau a son rythme… sa nuance… petit à petit… ». Alors ? Selon un premier niveau, avec Le spectateur condamné à mort, on a affaire à une pièce où l’absurde sert la satire : un tribunal (juge, défenseur, procureur, greffier), une brochette de neuf témoins successifs, un accusé muet qui va être condamné à mort pour on ne sait quoi : parce qu’il se tait, parce qu’il est là, parce qu’il est ce qu’il est – ou n’est pas ce qu’il n’est pas, ou est susceptible d’être ce qu’il pourrait être –, parce qu’il ne se dit pas lui-même coupable… On reconnaît là, bien sûr, la substance des procès staliniens, de tous les procès intentés par les régimes totalitaires et au cours desquels juges, greffiers, défenseurs même deviennent des pantins manipulés par l’accusation.
Si l’on pousse plus avant l’exploration, on s’aperçoit vite que la mascarade concerne tout le monde – le tribunal, les témoins, les spectateurs, la foule extérieure, le genre humain dans son ensemble – tout ce qui existe, et qui finalement se voit condamné à la négation absolue, éternelle. Seul un « clochard aveugle », personnage récurrent des pièces de Visniec, pourra faire un ultime constat : « Vraiment rien ni personne… Je suis pour de vrai seul au monde… ».
Le monde est un théâtre, c’est bien connu. Parodie de justice, Le spectateur condamné à mort est une parodie de pièce, une parodie du monde. Tout s’y confond, acteurs, auteur, metteur en scène, spectateurs, juges, accusés, accusateur, défenseur et témoins. Le monde entier est un vaste tribunal où chacun tente d’effacer la présence de l’autre, et par là même d’effacer sa propre présence ; la représentation théâtrale, opération cathartique absolue, est une gageure : représenter des êtres qui font tout pour se purger non seulement du mal contenu en eux, mais aussi de leur propre existence.
Ecrite en roumain en 1984 (période fort critique pour les écrivains du pays), créée en sa langue d’origine en 1992 à Iasi (Jassy), la pièce fut représentée pour la première fois en France en 1998 (Festival off d’Avignon). Comme les autres pièces de Matéi Visniec, elle mériterait de nombreuses autres représentations : du vrai théâtre d’aujourd’hui – et de tout temps.
Mais, Maman, ils nous racontent au deuxième acte ce qui s’est passé au premier est une « fantaisie, mascarade, bouffonnerie et expérience en deux actes » qui a été écrite en roumain en 1979, et aussitôt censurée. Matéi Visniec la livre au public français, et c’est tant mieux. Autour d’un trou, symbole d’on ne sait quoi, mais d’un « on ne sait quoi » dans lequel se tapit, on le subodore, du malheur, de l’oppression, de la séduction, de la résignation… autour de ce trou, donc, grouille, se précipite, se dispute, se perd, se retrouve, s’enfuit tout un monde d’humains anonymes ou identifiés, atemporels ou historiques, menteurs ou sincères. Et là, dans ce magma d’illusion, émergent quelques instants de vraie vie, quelques instants qui font que la folie vaut d’être exhibée, avec toute la liberté dont dispose le metteur en scène, par la grâce de l’auteur qui précise bien cependant : « Le titre de la pièce est sacré ».
Quand des chevaux fous regardent par la fenêtre, se rassemblent pour occuper les abattoirs et deviennent des bêtes féroces, faut-il s’attendre à ce que les hommes fassent preuve de sagesse ? La folie des animaux est comme un signal de celle des hommes. Ce sont alors des dialogues de sourds entre préoccupations quotidiennes et vaines illusions de l’héroïsme, l’angoisse devant le temps détraqué, le recours désespéré à la discipline militaire, le sombre constat de l’éternelle obscurité qui entoure la destinée humaine… Et, rythmant le tout, l’imperturbable litanie des guerres que se sont livrées les hommes au cours de leur histoire.
Si Les chevaux à la fenêtre met en scène les velléités du patriotisme et de la gloriole dans un espace-temps illusoire, Mais qu’est-ce qu’on fait du violoncelle ? est un huis clos tout aussi désespérant. Dans une salle d’attente, devant le jeu répétitif et obstiné d’un violoncelliste, l’attitude de personnages bien ordinaires, prêts aux concessions et aux compromis, tourne à la folie furieuse et débridée, jusqu’au rejet total. Existe-t-il des remèdes à l’enfer des autres, à la solitude et à l’absurdité ? « L’homme ? Un grain de poussière… Un rien… Mais, malgré tout, tout est possible ».
Les brèves séquences qui forment Théâtre décomposé ou L’homme-poubelle, qualifiées par Georges Banu de « monades, textes autonomes, ronds », forment des tableaux très variés dans leur forme et dans leur contenu, laissant au metteur en scène toute liberté pour « recomposer » ce théâtre à sa manière. Monologues ou dialogues, ces textes sont des « modules théâtraux », et « le jeu consiste à essayer de reconstruire l’objet initial ». Sans rompre avec les thèmes récurrents qui jalonnent son œuvre, et en les réunissant autour du motif de la « décomposition », l’auteur fait jouer là une sorte de théâtre potentiel, donnant à l’écriture des perspectives inattendues.
Avec ces pièces, Matéi Visniec confirme la portée à la fois très humaine et universelle d’une œuvre théâtrale dans laquelle le sens de l’absurde et de la révolte, la combinaison du tragique et de l’humour ne peuvent pas laisser indifférent.
Jean-Pierre Longre
Saison roumaine en Syldavie :http://www.sildav.org/component/allevents/display/section/default/11-saison-roumaine-en-syldavie
Salon du Livre de Paris 2013 : les lettres roumaines à l’honneur
Pour sa 33ème édition, le Salon du livre met à l’honneur les lettres roumaines. En 2013, les visiteurs du Salon viendront à la rencontre d’une belle sélection de 27 auteurs roumains dont une dizaine de romanciers découverts en 2012 par les éditeurs français : des essayistes d’envergure européenne ; des auteurs de roman graphique ; des dramaturges au ton percutant et rafraîchissant ; des poètes et des romanciers à la veine chatoyante et portant un regard acéré sur la société roumaine.
Voir:
http://www.salondulivreparis.com/?IdEvent=8&IdNode=4053&Lang=FR&IdNodeVersion=6673&FromBO=Y
Pour mieux connaître la littérature roumaine, voir : http://rhone.roumanie.free.fr/rhone-roumanie/index.php?option=com_content&task=category§ionid=4&id=41&Itemid=29
09:24 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, roumanie, francophone, matéi visniec, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
06/09/2011
« Vous vous souvenez ? »
Gianina Carbunariu, Avant-hier, après demain, Nouvelles du futur. Traduit du roumain par Mirella Patureau, éditions L’espace d’un instant, 2011
Dans ces quatre scènes, ponctuées de « micro-séquences » laissées à l’initiative du réel et des acteurs, Gianina Carbunariu anticipe. Beaucoup l’ont fait avant elle, beaucoup le feront après, dira-t-on. C’est un fait. Comme on le voit chez d’autres auteurs, les défauts, les excès, les tabous, les interdits, les vides du monde actuel sont ici poussés à un tel degré qu’ils deviennent à la fois absurdes, odieux et destructeurs. Ne le sont-ils pas déjà ? Les fumeurs deviennent des criminels, les animaux des compagnons adulés, les gadgets électroniques disparaissent sous la montée des eaux, la misère pousse à chercher tous les moyens de survie : finalement, peu de différence entre les XXIe et XXIIe siècles.
Mais il ne s’agit pas seulement de dénoncer les abus de nos sociétés, d’exercer son esprit critique, de s’adonner à la satire (souvent savoureuse, salutaire et parfaitement ciblée, au demeurant) des mœurs d’aujourd’hui. Nous avons affaire à du théâtre, un théâtre polyphonique à souhait, permettant à l’auteur, aux personnages, aux comédiens, aux spectateurs / lecteurs de (se) rendre compte, d’une manière concrète et stylisée, de ce qu’est la réalité. Le langage théâtral, à la fois maîtrisé et libéré, assure la mise en perspective burlesque, morbide, tragique de l’Histoire, et ce langage, s’il est multiple, est d’abord celui des mots. Mots accumulés, mots perdus et recherchés, mots ambigus, mots crus, mots à la mode, mots de toujours (saluons au passage le travail de la traductrice)… Ces « nouvelles du futur » sont aussi – pour reprendre une formule de Ghérasim Luca dans Levée d’écrou – « des nouvelles inquiétantes sur le langage ».
Avant-hier, après demain, à travers les va-et-vient de la mémoire, montre, suggère et pose des questions qui concernent non seulement notre actualité, mais aussi les moyens que nous avons de dire cette actualité, de suivre la marche du monde passé, présent et à venir. Donner à voir et à entendre le réel, dans les interstices et les harmoniques de la fiction verbale et scénique : c’est bien ce que l’on attend du théâtre.
Jean-Pierre Longre
10:58 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, roumanie, gianina carbunariu, mirella patureau, l’espace d’un instant, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
01/02/2011
Qui sommes-nous ?
Vidosav Stevanović, Jeanne du métro, Purification ethnique, Répétition permanente, pièces traduites du serbe par Mauricette Begić et Angélique Ristić, éditions L’espace d’un instant, 2010
Vidosav Stevanović, né en 1942 en Serbie, s’est très tôt opposé à Milošević et à ses options nationalistes et guerrières, ce qui l’a obligé à quitter son pays au début des années 1990, puis à demander l’asile politique à la France en 1998. Beaucoup de ses œuvres ont été traduites en français, ainsi qu’en une vingtaine d’autres langues. Les trois pièces rassemblées dans ce volume tournent, chacune selon sa forme et son registre, autour de la guerre yougoslave, des conflits individuels et collectifs, de la perte des repères humains…
Jeanne du métro est un « monodrame », le long soliloque d’une jeune fille qui, réfugiée dans les souterrains du métro parisien, « cherche [sa] terre », raconte la disparition de sa famille aux origines mêlées, évoque la guerre et ce qu’elle a provoqué : non seulement les tueries et les ruines, mais une sensation de solitude absolue, la fuite, la perte de l’amour, le sentiment de l’absurdité foncière des actes humains, comme ce prétendu patriotisme guidé par l’intérêt personnel : « Quatre fois il a été serbe et quatre fois croate, chaque fois pour quelques mois seulement […]. Des deux côtés il demandait à être payé pour son patriotisme. À la fin, irrité contre les deux peuples qui payaient mal, il est devenu slovène et l’est resté plusieurs semaines ».
Dans Purification ethnique, quelques personnages – que l’auteur regroupe significativement sous l’appellation « parties en conflit » – sont enfermés dans une cave. Les courts tableaux qui se succèdent prennent la forme d’une tragédie (unités de lieu, de temps, d’action, comme dans les deux autres pièces), qui elle-même tourne à l’absurde. C’est la guerre en miniature et, dans un hors scène fantomatique, en grandeur nature, qui se joue sous nos yeux, la guerre sans issue (on ne peut pas rester là, on ne peut pas sortir), la séparation des familles, les meurtres, la perte d’identité à force d’en vouloir une, immuable et pure :
« Le père – Nous ne sommes donc pas ensemble contre les Musulmans, Croate ?
La mère – Si. Mais chacun pour soi, Serbe. »
Répétition permanente reprend le procédé baroque du théâtre dans le théâtre, les personnages étant des comédien(ne)s tentant de monter une pièce et jouant, sans en avoir conscience, les prémices de la guerre, dans une violence qui augmente à mesure que le temps passe et que les passions s’exacerbent. Là encore, le nationalisme pousse ses tentacules jusqu’à l’absurde, les relations humaines deviennent des actes purement animaux (manger / boire / violer / tuer…), le grotesque masque à peine la cruauté, et tout cela se dresse comme un cauchemar contre un idéal bien simple : « Je voulais être l’épouse de quelqu’un. Et la mère de plusieurs enfants. Et avoir une jolie petite maison à moi. Avec de l’herbe verte dans le jardin ».
Des motifs obsessionnels, on l’aura compris, sont communs à ces trois textes, et la violence aveugle de la guerre n’est pas le moindre d’entre eux. Mais ces motifs ne sont pas purement circonstanciels : au-delà du conflit yougoslave, les pièces de Vidosav Stevanović sont porteuses de la question « Qui sommes-nous ? », ainsi que des thèmes qui divisent l’humanité : les disparités sociales, les rivalités « ethniques », religieuses, sexuelles, politiques, la prétendue « identité nationale ». Et c’est bien à une dénonciation par l’excès et par l’absurde des dérives ainsi entraînées que se livre l’auteur.
Jean-Pierre Longre
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05/12/2010
Guerre et musique
Matéi Visniec, Les chevaux à la fenêtre – Mais qu’est-ce qu’on fait du violoncelle ? Traduit du roumain par l’auteur, L’espace d’un instant, 2010
Quand des chevaux fous passent devant la fenêtre, se rassemblent pour occuper les abattoirs et deviennent des bêtes féroces, faut-il s’attendre à ce que les hommes fassent preuve de sagesse ? La folie des animaux est comme un signal de celle des hommes. Ce sont alors des dialogues de sourds entre préoccupations quotidiennes et vaines illusions de l’héroïsme, l’angoisse devant le temps détraqué, le recours désespéré à la discipline militaire, le sombre constat de l’éternelle obscurité qui entoure la destinée humaine… Et, rythmant le tout, l’imperturbable litanie des guerres que se sont livrées les hommes au cours de leur histoire.
Si Les chevaux à la fenêtre met en scène les velléités du patriotisme et de la gloriole dans un espace-temps illusoire, Mais qu’est-ce qu’on fait du violoncelle ? est un huis clos tout aussi désespérant. Dans une salle d’attente, devant le jeu répétitif et obstiné d’un violoncelliste, l’attitude de personnages bien ordinaires, prêts aux concessions et aux compromis, tourne à la folie furieuse et débridée, jusqu’au rejet total. Existe-t-il des remèdes à l’enfer des autres, à la solitude et à l’absurdité ? « L’homme ? Un grain de poussière… Un rien… Mais, malgré tout, tout est possible ».
Avec ces deux pièces – la première datant de 1987, et à l’époque interdite en Roumanie, la seconde datant de 1990 – Matéi Visniec confirme la portée à la fois très humaine et universelle d’une œuvre théâtrale dans laquelle le sens de l’absurde et de la révolte, la combinaison du tragique et de l’humour ne peuvent pas laisser indifférent.
Jean-Pierre Longre
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