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Rechercher : les mots du spectacle en politique

Un Shakespeare travesti

Roman, anglophone, Christopher Moore, Anne Sylvie Homassel, Shakespeare, L’œil d’or, Jean-Pierre LongreChristopher Moore, Fou !, traduit de l’américain par Anne Sylvie Homassel, L’œil d’or, 2017

De même que Scarron a écrit son Virgile travesti parodiant L’Enéide, Christopher Moore nous gratifie d’un « Shakespeare travesti », une parodie romanesque du Roi Lear incluant toutes sortes de références plus ou moins patentes à d’autres pièces du dramaturge, avec lequel il entretient une relation à la fois admirative et familière, comme l’attestent ses explications finales : « Quand vous maniez [la] langue anglaise – et surtout si vous la maniez depuis aussi bougrement longtemps que moi, vous tombez sur les œuvres de Will quasiment à tous les coins de page. Quelles que soient vos intentions narratives, vous pouvez être sûr que, quatre siècles avant vous, Will les aura exprimées avec plus d’élégance, plus d’économie, plus de lyrisme […]. S’il est impossible de récrire ce qu’il a composé, on peut du moins reconnaître le génie à l’œuvre. ».

Nous voilà donc embarqués avec nos deux écrivains pour un hommage « à la comédie anglaise ». Un hommage burlesque, où la paillardise le dispute à l’audace, la salacité à la familiarité, la rigolade à l’immoralité, la truculence à l’érudition. Un hommage en forme de « journal d’un fou » qui n’a pas grand-chose à voir avec celui de Gogol. Ce n’est pas non plus du vrai Shakespeare, et pourtant nous avons là tous les personnages présents dans le drame : le roi lui-même, bien sûr, ses trois filles Goneril, Regan et Cordelia, leurs époux respectifs, les amis Kent et Gloucester, les malfaisants et les bienfaisants, et surtout Pochette le fou du roi, qui est à la fois narrateur et tireur de ficelles (de ficelles et aussi, dévoilons-le, de certaines gracieuses personnes) ; sans compter un « foutu spectre » qui intervient périodiquement, et les personnages secondaires, petites gens, serviteurs, chevaliers, ainsi que Bave, l’apprenti bouffon, aussi grand et mal dégrossi que Pochette est petit et plein de vivacité ; les deux compères, maître et élève, vont et viennent d’un château l’autre, parcourent forêts inhospitalières et campagnes humides, enfilent les aventures (et aussi, dévoilons-le… mais bon, ce serait lourd d’insister davantage).

Voilà beaucoup de monde, beaucoup de péripéties, et tout cela grouille, complote, se brouille, se réconcilie, trahit, se bat, se débat… Passons sur les histoires individuelles de chacun (celle du roi, faible, excessif, maudit, celle, particulièrement originale et rebondissante, de Pochette, et d’autres encore). Le récit est alerte, comique, grivois, tragique, dramatique – et bien sûr on s’aperçoit que le plus « fou » de tous n’est pas celui qui en fait métier, et que les plus nobles ne sont pas ceux (ou celles) que leurs origines désignent. Comme l’indique le titre du dernier chapitre, « le roi un fou sera ». Et le lecteur en sera tout esbaudi.

Jean-Pierre Longre

http://loeildor.free.fr

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28/11/2017 | Lien permanent

« Accepter le chaos véritable qui nous compose »

Essai, poésie, anglophone, D.H. Lawrence, Blandine Longre, Black Herald PressD.H. Lawrence, Le Chaos en poésie / Chaos in poetry, introduit et traduit de l’anglais par Blandine Longre, Black Herald Press, 2017

Présentation :

Si D. H. Lawrence (1885-1930) a toujours écrit sur la poésie, Chaos in Poetry, composé en 1928 à la demande de Harry Crosby, cofondateur de la maison d’édition parisienne Black Sun Press, est peut-être l’un des textes les plus importants qu’il ait jamais consacrés au sujet. En exposant ses vues sur la « vraie » poésie et en développant la notion du « chaos vivant » que celle-ci serait censée révéler, Lawrence s’inscrit dans la tradition du poète visionnaire qui dévoile des mondes insoupçonnés, terrifiants – visions éblouissantes du chaos que l’humanité préfère occulter, un chaos cosmique, divin et intime qu’il faut rapprocher des notions d’élan vital et de flux protéiforme, traits essentiels de la créativité lawrencienne que l’on retrouve dans ce texte infiniment poétique.

Citations :

« La poésie a pour qualité essentielle de produire un nouvel effort d’attention et de “découvrir” un monde nouveau au sein du monde connu. L’homme, les animaux, les fleurs, tous vivent dans un chaos étrange et à jamais houleux. Le chaos auquel nous nous sommes accoutumés, nous l’appelons cosmos. L’indicible chaos intérieur qui nous compose, nous l’appelons conscience, esprit, et même civilisation. Mais il est, au bout du compte, chaos, qu’il soit ou non illuminé par des visions. ».

« Mais l’homme ne peut vivre dans le chaos. (…) L’homme doit s’envelopper dans une vision, se bâtir une demeure à la forme, à la stabilité, à la fixité apparentes. Dans sa terreur du chaos, il place d’abord une ombrelle entre lui et l’éternel tourbillon. Puis il peint l’intérieur de cette ombrelle comme un firmament. Ensuite il parade, vit et meurt sous son ombrelle. ».

https://blackheraldpress.wordpress.com

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05/12/2017 | Lien permanent

Comment monte la haine

Roman, anglophone (États-Unis), Charles Beaumont, Jean-Jacques Villard, Roger Corman, Belfond, Jean-Pierre LongreCharles Beaumont, Un intrus, traduit de l’américain par Jean-Jacques Villard, préface de Roger Corman, Belfond, 2018

En 1954, un arrêt de la Cour Suprême des États-Unis d’Amérique déclare illégale la ségrégation dans les écoles. En conséquence, les Noirs doivent y être admis à côtoyer les Blancs. Dans le sud, la population, qui a gardé en majorité ses préjugés racistes, désapprouve mais accepte tant bien que mal d’obéir à la loi. C’est le cas dans la petite ville de Caxton, qui voit arriver le jour de la rentrée des classes avec résignation.

C’est alors que survient Adam Cramer, un jeune homme dont le charme et le pouvoir de séduction recèlent une ambition démesurée, une idéologie nauséabonde et une totale absence de scrupules. Son but : semer dans la population blanche (dont certains membres intellectuellement limités ou carrément pervers ne demandent que cela) la haine raciale, la division et la violence. Obéissant aux théories fumeuses de son mentor et sous couvert d’une mystérieuse société (la Snap) dont il serait le représentant, il va tenter de démolir le processus d’intégration voulu par la loi à coups de discours publics et d’entrevues avec certains individus. Peu d’habitants tentent de contrecarrer ses agissements : quelques enseignants, d’une manière plus ou moins ouverte, Tom, journaliste au Messenger… Les autres sont aux mieux indifférents, au pire fanatisés par le jeune homme. Et le shérif est dépassé… Le Ku Klux Klan lui-même remet ses effrayantes cérémonies à l’ordre du jour.

Charles Beaumont, en bon scénariste, savait raconter et créer le suspense, maîtrisant l’art des retournements de situations. Mais si ce n’était que cela, Un intrus ne serait qu’un roman captivant de plus. Outre les rappels concernant l’histoire des États-Unis (la ségrégation et les difficultés de la « déségrégation » dues au racisme plus ou moins latent à l’égard des anciens esclaves), on découvre dans le roman toutes les ficelles dont un être retors peut user à des fins néfastes, tous les mensonges (certains diraient maintenant les « fake news ») déroulés pour convaincre une population crédule et faire monter la haine en son sein. Par exemple, pour justifier l’esclavage et ses suites, prétendre à l’infériorité des Africains et arriver à cette aberration : « Cela démontre nettement que les nègres étaient extrêmement satisfaits de leur état de servitude et qu’au cas où ils ne l’auraient pas été ils n’auraient rien fait pour y remédier. ». On approfondit aussi la notion de populisme : le discret principal du collège a tout compris des manœuvres fallacieuses d’Adam Cramer à l’intention des « gens moyens » : « Si nous n’avions affaire qu’aux fanatiques et aux idiots, il n’y aurait pas de difficulté. Non, Miss Angoff, ce sont les gens moyens. Ce sont nos amis mêmes, Mrs. Gargan et Mr. Spivak, et Mrs. Selfried, professeurs, commerçants, politiciens… De braves gens, intelligents, honnêtes, affables. C’est à eux que nous avons affaire. ». On le perçoit facilement, ces propos et d’autres résonnent à nos oreilles et à nos esprits de citoyens du XXIe siècle ; l’histoire des années 1950 nous plonge dans notre propre époque en pointant du doigt un certain nombre de ses tares (montée des populismes, sensibilité des populations aux discours extrémistes, résurgence des racismes, rejet de l’autre, repli sur soi…), dont cette intéressante réédition (le livre date de 1959) illustre malheureusement le caractère cyclique.

Jean-Pierre Longre

www.belfond.fr

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18/03/2018 | Lien permanent

De la haine à l’amour

Roman, Moldavie, Roumanie, Tatiana Ţibuleac, Philippe Loubière, Éditions des Syrtes, Jean-Pierre LongreTatiana Ţibuleac, L’été où maman a eu les yeux verts, traduit du roumain par Philippe Loubière, Éditions des Syrtes, 2018

« Il n’existera jamais rien de plus merveilleux que Mika. ». Mais Mika est morte, et son frère Aleksy est devenu violent, sans doute parce que ses parents l’ont tenu, après cela, pour quantité négligeable. Le père « ne dessoûlait plus » ; quant à la mère… « Pendant tous ces mois, la femme qui m’a donné le jour ne m’a jamais regardé, comme si j’étais un espace vide. Comme si c’était moi qui avais tué Mika. Je me rappelle que je m’approchais d’elle en pleurant, que j’essayais de lui prendre les genoux ou la taille – plus haut, je n’y arrivais jamais – et qu’elle me repoussait du pied comme un chien pouilleux. ». Seule la grand-mère est « restée normale ». Voilà donc ce qu’il reste de cette famille polonaise émigrée en Angleterre. Quelques années plus tard, à l’occasion de vacances d’été, la mère vient sortir son fils adolescent de l’établissement spécialisé où il est pensionnaire ; relations tendues entre les deux, qui vont s’installer dans une maison de la campagne française – ce qui prive Aleksy d’un voyage prévu à Amsterdam avec deux amis.

Ponctué de petits couplets définissant poétiquement « les yeux de maman » (qui, en particulier, « étaient mes histoires non racontées », laissant deviner les non-dits du récit), l’ensemble se met en place progressivement, les soixante-dix-sept courts chapitres formant autant d’étapes dans la découverte mutuelle des deux êtres qui apprennent à se supporter, puis à s’aimer. À mesure que visiblement s’approche la mort de la mère malade, la vie et les sentiments s’installent dans le cœur du fils, ce fils qui de sa « folie » tirera une vocation de peintre à succès et au « génie déjanté ». C’est d’ailleurs depuis cette vie d’adulte qu’Aleksy, entouré « d’un monde bigarré et avide », et sur les conseils de son psychiatre, raconte son passé, la découverte progressive de son attachement filial, ses émotions, les rencontres faites cet été-là dans ce village français, l’amour tragiquement inachevé pour Moïra (dont le souvenir « résonne comme une bombe atomique »)…

Le roman commence dans une atmosphère qui pourrait rappeler celle du Grand Cahier d’Agota Kristof (sécheresse des cœurs, absence de sentiments, cruauté et crudité de la prose), mais finit bien différemment, avec la perspective du souvenir éternellement aimant : « Les yeux de maman étaient des promesses de bourgeons. ». Au rythme des semi-révélations de plus en plus éclairantes, la ligne ascendante de l’affection se fraie un chemin cahoteux parmi les accidents de la vie. Tout cela dans une langue sans concessions, en un style à la fois vigoureux, sensible et expressionniste. Tatiana Ţibuleac, qui vit en France, a fait paraître L’été où maman a eu les yeux verts (Vara în care mama a avut ochii verzi) dans sa Moldavie natale en 2017. Sa traduction, une vraie réussite, livre au public francophone un roman aussi intrigant, aussi prenant et aussi beau que son titre le laisse entendre.

Jean-Pierre Longre

https://editions-syrtes.com/

http://tatianatibuleac.net

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25/03/2018 | Lien permanent

Vient de paraître : un recueil d’Ana Blandiana

Ana Blandiana, Ma Patrie A4 / Patria mea A4, recueil bilingue traduit du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu. Introduction de Jean-Pierre Longre. Black Herald Press, 2018

 

Un poème que je ne dis pas, un mot que je ne trouve pas
Mettent en péril l’univers
Suspendu à mes lèvres.
Une simple césure dans le vers
Détruirait le sortilège qui dissout les lois de la haine,
Les rejetant tous, farouches et solitaires,
Dans la grotte humide des instincts.

« Biographie »

 Poésie, Roumanie, Ana Blandiana, Muriel Jollis-Dimitriu, Black Herald Press, Jean-Pierre Longre

Née Otilia Valeria Coman en 1942 près de Timişoara, Ana Blandiana a été très tôt en butte à la censure, mais a persisté dans sa volonté d’écrire en restant dans son pays, exilée de l’intérieur. Dès le premier recueil, publié en 1964, sa poésie a connu un succès d’autant plus grand qu’elle correspondait à l’état d’esprit et à la sensibilité de lecteurs qui ne pouvaient complètement étouffer leurs interrogations existentielles sous les diktats du régime. Depuis 1990, son œuvre s’est largement étoffée, et elle est considérée comme l’un des auteurs les plus marquants de la Roumanie contemporaine. Autant dire que toute traduction publiée en France contribue à rendre justice à une œuvre qui mérite d’être reconnue internationalement. (Jean-Pierre Longre)

*

Orice poem nespus, orice cuvânt negăsit
Pune în pericol universul
Suspendat de buzele mele.
O simplă cezură a versului
Ar întrerupe vraja care dizolvă legile urii,
Vărsându-i pe toţi, sălbateci şi singuri,
Înapoi în umeda grotă-a instinctelor.

« Biografie »

 

Pour commander l’ouvrage :

https://blackheraldpress.wordpress.com/buy-our-titles

Pour en savoir plus:

https://blackheraldpress.wordpress.com/books/ma-patrie-a4...

www.anablandiana.eu

https://blackheraldpress.wordpress.com

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14/04/2018 | Lien permanent

« L’émotion ancestrale »

Nouvelle, francophone, nancy huston, actes sud, leméac, jean-pierre longreNancy Huston, Sensations fortes, Actes Sud/Leméac, 2017

Neuf nouvelles de sujets et de factures diverses écrites entre 1975 et 1997, la plupart déjà publiées en volumes collectifs ou en revues… On pourrait penser que Nancy Huston a ouvert quelques-uns de ses tiroirs pour confectionner, avec la complicité des éditions Actes Sud et Leméac, un séduisant petit ouvrage au succès pratiquement assuré.

Oui, l’ouvrage est séduisant, mais d’une séduction plutôt violente, et sa diversité n’est qu’apparente. Le titre est explicite : puisées dans la vie réelle ou dans l’imaginaire, les sensations sont effectivement fortes et bousculent le lecteur, d’une manière ou d’une autre. On assiste par exemple, dans des récits à coloration kafkaïenne, à la métamorphose d’une femme en arbre, ou à l’errance supposée d’une jeune japonaise dans le métro parisien ; dans une nouvelle datée de 1986, le mur de Berlin devient une paroi transparente, témoignage concret et artistique de la « glasnost » inaugurée à l’époque ; les souvenirs sont là aussi, avec la tentative « d’une fugue définitive » de la narratrice et de son frère. Mais « il était difficile, dans la famille Huston, de quitter Edmonton en 1960. », comme il est difficile à tout un chacun d’échapper à son destin.

La quête de ce recueil est celle de « l’émotion ancestrale » que retrouve Miki « la pleureuse » : « cette nausée et ce vertige, ce besoin de se vider, de se retourner comme un gant, d’interrompre tous les processus vitaux et de trembler jusqu’à la transparence. ». Pour surprenantes que soient les péripéties que relatent ces textes, leur force est bien là : chercher le vrai au tréfonds de l’âme individuelle et collective.

Jean-Pierre Longre

www.actes-sud.fr  

www.lemeac.com

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07/11/2017 | Lien permanent

Thérapie littéraire

Essai, francophone, Alexandre Gefen, éditions Corti, Jean-Pierre LongreAlexandre Gefen, Réparer le monde, la littérature française face au XXIème siècle, éditions Corti, « Les Essais », 2017

« À quoi sert la littérature ? ». Vaste et traditionnel sujet de dissertation face auquel le lycéen se trouve souvent démuni ou, s’il a quelques connaissances, peut se référer à juste titre à Aristote (enseigner, plaire, émouvoir), et pourquoi pas évoquer la « catharsis »… Alexandre Gefen ne renie rien de cela, mais y ajoute le fruit de ses réflexions et de son érudition, qu’il applique à la littérature d’aujourd’hui éclairée par celle d’autrefois. Pas de parti pris : l’essayiste se pose en analyste, non en polémiste.

En sept parties, Alexandre Gefen étudie les récentes orientations d’une littérature qui, s’éloignant majoritairement de « l’intransitivité », d’une conception purement esthétique et/ou structuraliste (ce qu’on a vu par exemple avec le Nouveau Roman), se veut « remédiatrice » et fait face « à soi », « à la vie », « aux traumas », « à la maladie », « aux autres », « au monde » et « au temps ». On a donc affaire à une écriture du sujet (souvent à la première personne) qui reprend ou renouvelle la tradition de l’autobiographie et de la biographie, à une écriture du témoignage et de l’empathie (une « éthique du care »), de la solidarité avec les humbles, les « invisibles », les démunis, les migrants… Il y a une « resocialisation de la littérature, qui devient une activité nécessaire d’expression de soi », de même que la lecture devient une activité thérapeutique, réputée pouvoir « changer la vie », voire lutter contre la maladie et la mort (Zabor ou les psaumes, le dernier roman de Kamel Daoud, est entre autres significatif de cette tendance). En tout cas, Alexandre Gefen montre parfaitement comment la littérature actuelle, permettant de mieux connaître l’être humain dans sa complexité, revêt (dans une perspective disons camusienne) une utilité psychologique, sociale, cognitive, et n’exclut pas la réparation rétrospective (Shoah, guerre d’Algérie, génocides récents…).

Bourré de références, s’appuyant sur un corpus aussi riche que divers (avec, on ne s’en étonnera pas, de nombreuses illustrations puisées chez des écrivains comme Annie Ernaux, Philippe Forest, Emmanuel Carrère, François Bon, mais aussi Pascal Quignard, Patrick Modiano ou Georges Perec – on en passe beaucoup), Réparer le monde est un ouvrage à la fois rigoureux et ouvert : pas de conclusion hâtive, pas d’avis définitif. « L’idée d’une réparation individuelle ou sociale par l’art reste un objet de perplexité. » À chacun de se faire son opinion sur l’art littéraire et ses fonctions. « Représenter le bien » ? « Faire le bien » ? Être un pur objet esthétique qui ne trouve sa finalité qu’en soi ? Grâce au livre d’Alexandre Gefen, la réflexion avance, même si les interrogations (et les éventuelles réponses) demeurent, inséparables de leur préalable (autre sujet ardu pour les futurs bacheliers) : « Qu’est-ce que la littérature ? ».

Jean-Pierre Longre

www.jose-corti.fr

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24/11/2017 | Lien permanent

Une odyssée aux frontières de l’Europe

Récit, francophone, voyage, Laurent Geslin, Jean-Arnault Dérens, La Découverte, Jean-Pierre LongreLaurent Geslin, Jean-Arnault Dérens, Là où se mêlent les eaux, « Des Balkans au Caucase, dans l’Europe des confins », La Découverte, 2018

Ce n’est qu’une petite partie de la planète, et pourtant que d’histoires à raconter, et quelle Histoire à explorer ! De l’Italie à la Géorgie, en voilier et par différents moyens de locomotion maritimes ou terrestres, Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens ont déniché les coins les plus reculés, les localités les plus méconnues des rives de l’Adriatique, de la Mer Égée et de la Mer Noire. Leur livre raconte leur périple, et surtout le passé et le présent de ces régions marginales, dont les fluctuations humaines ont suivi les variations géopolitiques : Italie, Croatie, Monténégro, Albanie, Grèce, Turquie, Géorgie, Russie, Ukraine, Moldavie, Roumanie…

Ces pays, certes connus, recèlent des lieux plus ou moins secrets que les touristes ne fréquentent pas, faute de les connaître. Non seulement des lieux, mais des populations minoritaires – Albanais d’Italie, Slovènes de Trieste, Tatares de Crimée, Russes de Moldavie, Tcherkesses du Kosovo, Lipovènes du Delta du Danube, bien d’autres encore, sans oublier les « migrants » et réfugiés qui contribuent à constituer ce mélange humain à la fois curieux, attachant et circonspect que nous peignent avec affection les deux voyageurs – à l’image des occupants d’un autobus géorgien : « Il faut un peu de temps et quelques gestes, un sourire au bon moment, sans trop en faire, pour être accepté dans la petite communauté du bus, dans cette humanité en mouvement unie par l’objectif d’avancer, par la fatigue partagée, par ces moments aussi intensément vécus qu’ils seront vite oubliés dès que le trajet prendra fin. ».

On remarquera au passage que le style n’est pas celui du reportage, mais plutôt du roman (non fictif) de voyage et d’histoire, dans lequel se dressent des portraits hauts en couleur et touchants, et se peignent des paysages poétiques. Par exemple : « Mustafa s’est attablé dans une bicoque des bords de la Bojana. Il a commandé une soupe de poisson, un citron et quelques miches de pain. Il a le crâne lisse comme un œuf, il n’est pas encore âgé, une petite quarantaine, mais des rides lui coulent des yeux vers la commissure des lèvres. Plus loin, derrière les vitres de la paillotte, les roseaux ondulent sous le vent du large qui a nettoyé le ciel pour dégager un froid soleil d’hiver. Mustafa l’Albanais est citoyen du Monténégro, il connaît bien les méandres de ce bout de terre, à l’extrême sud du pays. ».

Récit de voyage, mais aussi récit historique, voire mythologique : chaque chapitre, chaque étape fait l’objet d’une remontée dans le temps, explorant le passé des localités et des pays (avec des anecdotes qui valent le détour, telle l’histoire du yacht de Tito, ou des détails toponymiques comme l’origine de l’appellation « Mer Noire »…), n’occultant pas les relations parfois conflictuelles, voire chaotiques que ces pays entretiennent (l’histoire turque, notamment, fait l’objet d’explications éclairantes). De cette histoire, de celle des guerres, des traités de paix plus ou moins efficaces, des animosités larvées sont tirées des leçons non définitives, certes, mais d’un grand intérêt. Sans parler des évocations de figures mythologiques (Ulysse, bien sûr, mais aussi Médée, Jason et la Toison d’Or etc.). De rencontre en rencontre, de pays en pays,  (et les tracas significatifs de certaines administrations douanières ne nous sont pas épargnés, sur le mode plutôt humoristique), Laurent Geslin et Jean-Arnault Dérens nous conduisent « là où se mêlent les eaux », où se déverse une bonne partie de l’Europe, où le Danube rejoint le Mer Noire en un vaste delta, non sans évoquer la silhouette d’Adrien Zografi, personnage de Panaït Istrati, un autre écrivain bourlingueur, coureur de contrées « où se mêlent » les peuples. 

Jean-Pierre Longre

www.editionsladecouverte.fr

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14/09/2018 | Lien permanent

Du passé au présent

revue, nouvelle, francophone, brèves, atelier du gué, jean-pierre longreBrèves n° 112, juin 2018

Pour variés que soient les styles et les sujets des nouvelles publiées, elles tournent, dans chaque numéro de Brèves, autour d’un thème commun. Le n° 11 (novembre 2017) était intitulé Intuition : « Savoir. Ne pas savoir. Chercher. Comprendre. Pressentir. Imaginer. Soupçonner… D’une façon ou d’une autre, les personnages de tous ces textes sont en attente de révélation. », résumait la quatrième de couverture. Dans le numéro 112 (juin 2018), il s’agit de confrontations ou d’imbrications entre Histoire et histoires. Depuis les époques lointaines d’une Europe belliqueuse jusqu’à la tragédie des réfugiés sur une île grecque, depuis les légendes qui défraient les campagnes jusqu’aux réalités que révèle l’actualité, chaque auteur mène son récit vers une « chute » plus ou moins surprenante, plus ou moins tragique, qu’il n’est pas question de révéler ici.

À côté de noms connus (de « valeurs sûres », diraient d’aucuns), tels Paul Fournel qui nous permet de retrouver sa Claudine des Grosses rêveuses dans un texte où l’image diabolique du personnage se combine avec le fait-divers tragique et la satire, ou Christiane Baroche, dont l’humeur elle aussi quelque peu satirique et magique fait revivre, par l’intermédiaire d’une mystérieuse « dame blanche », des écrivains célèbres et leurs personnages, figurent des auteurs dont la plume exercée dans le récit court fait parfois apparaître, sous des aspects différents, des personnages inattendus ou notoires (le jeune Charlie Chaplin, des pirates très joueurs, le fils naïf d’un bourreau de Buchenwald, d’autres encore), et laisse entrevoir des destins dramatiques ou heureux.

Avant la fin du volume, Éric Dussert évoque Jeanne Landre (1874-1936), « authentique fille de la Butte, observatrice des mœurs salées de la jeunesse d’alors et reine des cœurs en liberté », et propose une de ses nouvelles, « Le Buste ». Il est ensuite question de « Pousse-Caillou », atelier de lithographie animé par Luc Valdelièvre et Perlette Attlan, avec de belles illustrations colorées et animées, avant les chroniques consacrées à des parutions récentes. L’atelier du Gué / Pour la Nouvelle publie deux numéros de Brèves par an. Pas assez pour « la furieuse envie de publication qui anime le coeur et le choeur des écrivains et des écrivaines » ? Sans doute. Mais la nouvelle est un genre qui se mérite : on ne peut lire les textes qu’en une lente et progressive dégustation, en prenant son temps. Point de vue de lecteur.

Jean-Pierre Longre

 

Nouvelles inédites : Emmanuelle Favier, Paul Fournel, Anne Lauwers, Christophe Mayssal, Christiane Baroche, Paul Mathou, Catherine Pinoteau, Rafael Pérez Gay, Mireille Diaz-Florian, Anne Banville, Jean-Louis Dubois-Chabert, Pierre Morvilliers.

www.atelierdugue.com

http://www.pollen-difpop.com/search.aspx?q=breves&pag...

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26/07/2018 | Lien permanent

Des nouvelles de l’art

Nouvelle, francophone, Michel Arcens, Art, Alter Ego éditions, Jean-Pierre LongreMichel Arcens, Lena, Les désordres du Caravage et autres nouvelles, Alter Ego Éditions, 2018

« Le musicien est privilégié. Des sons, des harmonies. Rien d’autre. Il est dans un monde spécial. La peinture aussi devrait être à part ; sœur de la musique elle vit de formes et de couleurs. Ceux qui ont pensé autrement sont tout près de leur défaite. ». C’est ce que Paul Gauguin écrivit à sa fille, et que Michel Arcens rappelle dans sa nouvelle intitulée « Une sorte de bleu ». Sous ce titre (discret hommage à Alain Gerber ?), l’auteur relate « le dernier voyage » du peintre, qui arriva le 16 septembre 1901 sur l’île Marquise d’Hiva Hoa, où il « disparaissait », emportant « quelques mystères avec lui et cette sorte de bleu que possède la mer lorsqu’elle éclaire. ».

Michel Arcens a beaucoup écrit sur la musique et a, au moins deux fois, donné des nouvelles de l’art en s’inspirant de la peinture : dans La maison d’Hannah, dont les textes sont inspirés par les tableaux d’Edward Hopper, et ici, dans Lena, dont le titre est celui du texte bâti sur « les désordres du Caravage ». Autre peintre, autre destin pour un artiste qui, comme Monteverdi son contemporain, « met en cause les règles anciennes. » : « En rapprochant l’auditeur et le spectateur de la musique ou du tableau. / En tentant de les unir. En ne séparant rien. / Ni la vie ni la foi qui ne s’opposent pas. / En ne forçant pas le trait. / En étant humains de chair. / En étant « vrais », en étant vivants. / En disant le cours de cette vie, la chair qui les habite. / En éprouvant et faisant renaître l’épreuve. ».

Les textes, qu’ils soient directement consacrés à un artiste ou inspirés par des photographes (Pascal Ferro notamment), sont tour à tour ou à la fois de l’ordre du récit, de l’essai, de la méditation et de la poésie, à l’image du premier, « Sur le chemin de Santa Pau ». Couleurs et formes des paysages, profondeur des êtres, rythme de la prose, références artistiques, philosophiques, littéraires, suggestivité des évocations… Il y a tout cela et bien d’autres choses dans ce beau recueil, qui tient de l’art de l’instantané et de l’œuvre de longue haleine.

Jean-Pierre Longre

https://leseditionsalterego.wordpress.com

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09/08/2018 | Lien permanent

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