29/12/2023
Le tueur des cimetières
Jean-Jacques Nuel, Balade funéraire, « Une enquête de Brice Noval à Lyon », 2023
Elles sont jeunes, elles sont blondes et fines… et on trouve leurs cadavres sur les tombes de Lyonnais notoires, tels le fameux guérisseur Maître Philippe ou les poètes Joséphin Soulary et Pierre Dupont, dans les cimetières de Loyasse et de la Croix-Rousse. Toutes tuées selon le même rituel : un seul coup de couteau bien ciblé, la longue chevelure blonde coupée et, agrafé au corsage, un quatrain répondant aux normes classiques du genre.
Le commissaire divisionnaire Alexandre Schweitzer va faire appel au détective privé Brice Noval (le narrateur, qui a déjà participé à plusieurs enquêtes) ; celui-ci accepte de sortir momentanément et par intermittence de sa retraite bourguignonne pour tenter de résoudre ces énigmes avec son ami, flanqué de deux collaborateurs, sortes de Laurel et Hardy policiers. Commence alors la traque de l’assassin, qui n’hésite pas à s’autoproclamer « Poète », comme s’il l’était véritablement, alors que Noval, fin connaisseur en la matière et lui-même auteur d’une anthologie (non publiée) de la poésie lyonnaise, juge ce « poète » plutôt médiocre… L’anthologie en question semble à la longue avoir une certaine importance dans le cheminement de l’enquête, un cheminement difficile, qui nécessite beaucoup de perspicacité de la part de notre détective, du commissaire et éventuellement de ses deux acolytes.
Cette Balade funéraire est bien un polar, mais c’est aussi une mine de renseignements plus ou moins développés sur la ville de Lyon, son présent et son passé, que connaît bien Jean-Jacques Nuel. C’est ainsi que l’on visitera l’ancien cimetière de Loyasse, connaîtra l’histoire de l’occultisme à Lyon et celle de Maître Philippe, celle des « clochetiers » arpentant « les rues la nuit pour éveiller les habitants et les inviter à prier pour les morts », et que l’on parcourra les quartiers de la ville, de Fourvière aux Brotteaux, de la Croix-Rousse à la Guillotière, sur les pas de ce Brice Noval aussi érudit que fin limier. Preuve que l’encyclopédisme et le suspense peuvent très bien s’acoquiner, pour le plaisir des lecteurs.
Jean-Pierre Longre
19:07 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, francophone, jean-jacques nuel, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
22/12/2023
Sous la surface des mots
Paul Lambda, Les icebergs de la mélancolie, Cactus Inébranlable éditions, 2023
Chacun sait qu’une bonne partie des icebergs reste mystérieusement cachée sous la surface de l’eau. De la même manière, une bonne partie de la mélancolie de Paul Lambda navigue sous la surface des mots qui, assemblés et concentrés avec virtuosité en micro-textes, forment ce nouvel ouvrage. Ce « gentleman-flâneur », toujours sur le qui-vive, a le don de saisir au vol tout aphorisme passant à sa portée, et n’a pas son pareil (sinon la petite troupe de ses semblables menée par Scutenaire et Chavée) pour le coucher sur le papier.
Jouant souvent avec l’épaisseur polysémique, voire homonymique des mots (« Celui que je suis a cessé de m’attendre. »), les textes fulgurants laissent entrevoir de vastes espaces poétiques (« La montagne, pour ne pas me voir partir, s’est couverte de brume. » ; « C’est moi qui ralentis ou les nuages qui se pressent ? » ; « Il pleut sur la rivière comme du temps sur le temps. »), et parfois Verlaine n’est pas loin (« Console-toi mon bel oiseau, depuis ta cage tu peux voir le ciel. »), et à propos d’oiseau, cas désespéré : « Si tu laisses la cage ouverte, il reviendra ».
Si l’on veut de l’humour, toutes les précautions sont prises : « Quand l’humour est trop grinçant, il faut ajouter de l’huile », et ce n’est pas ce qui manque, l’humour, du genre érotico-sentimental (« Nos ombres ses sont mêlées, c’était bon. ») ou philosophico-absurde (« - La vérité, c’est que la liberté n’existe pas. / - Oui, mais si la vérité n’existe pas ? »). Et parfois on touche à des abîmes sociologico-mondiaux (« Trop d’humains tue l’humain »), voire à un mysticisme tout personnel mais qui ferait bien d’être universel : « Quoi ? Ce ne serait pas Dieu qui aurait créé le rire ? ».
Sans cela, l’angoisse risque de nous étreindre (« Pour plus de sûreté, la ligne d’horizon fut électrifiée. » ; « Il ferma les yeux mais dut les rouvrir : à l’intérieur c’était pire. »), même quand elle se laisse aller à la susdite polysémie (« Je tue le temps, mais ce n’est que légitime défense. »). Car souvent, la vie n’est que désillusion (« Elle ne m’a pas vu, elle a juste regardé si je la regardais. » ; « -J’ai acheté votre livre. / – Ah oui ? IL vous a plu ? / - Je ne sais pas, je l’ai offert. »). Tout de même, laissons-nous aller à l’optimisme : « C’est fou ce qu’un sourire sincère produit de lumière. » Et en toute sincérité, on sourit, on rit même, en se laissant aller à la mélancolie lumineuse (bravons l’oxymore) des icebergs de Paul Lambda.
Jean-Pierre Longre
18:46 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aphorisme, francophone, paul lambda, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
14/12/2023
Promenades littéraires
Jean-Pierre Longre, Un an de solitude et autres histoires livresques, Black Herald Press, 2023
Présentation : Les nouvelles rassemblées dans ce recueil, promenades livresques qui traversent les siècles sur les traces de personnages tantôt imaginaires tantôt ancrés dans une réalité historique et esthétique à peine romancée, nous emmènent d’Uzès au Pont-Euxin en passant par Lyon et, bien sûr, par quelques librairies ; chacun des récits entre nécessairement en résonance avec les autres au cours de cette foisonnante exploration profondément humaine et érudite qui transcende l’espace, le temps et les genres littéraires et qui, en filigrane, esquisse une définition de la nature véritable de deux inséparables : la littérature et la lecture.
« Jean-Pierre Longre est un lecteur furieux. Toujours, il lit. Et même quand il écrit, il lit encore. Son jeune homme fatigué des aridités du Sud ne peut être que Jean Racine, l'écrivain débutant qui admire Queneau est fatalement Perec, lorsque le Bourguignon érudit descend à Lyon, on est forcément au XVIe siècle pour y croiser une poétesse, lorsqu'un personnage voyage, c'est évidemment un voyage à la Rimbaud... Tous les récits sont entrelacés de lectures, mais, attention, ce sont aussi des histoires et des personnages, comme ces amoureux des livres qui sont aussi des amoureux tout court sur leur lit de délices. »
Paul Fournel
« Concilier l’humilité et une certaine forme d’arrogance n’est pas une gymnastique très confortable. Le jeu consiste d’abord à se provoquer soi-même en se refusant l’une après l’autre toutes les facilités, toutes les habiletés qu’autorisent l’expérience de la plume et la fréquentation des bons auteurs. À ce jeu, d’emblée Jean-Pierre Longre est passé maître. Mais il est passé en force. Avec à ses côtés cette puissance occulte : la littérature. »
Alain Gerber
Une recension de Radu Bata dans ActuaLitté (14 novembre 2023): voir ici
Et une autre de Marc Villemain: voir là
En vente ici : https://www.blackheraldpress.com/unandesolitude
ou dans les librairies :
Librairie du Tramway,
92 Rue Moncey, 69003 Lyon
https://lalibrairiedutramway.com
et aussi :
L'Esperluète
10 rue Noël Ballay, 28000 Chartres
Vendredi
67 rue des Martyrs, 75009 Paris
Anima
3 rue Ravignan, 75018 Paris
Librairie Elisabeth Brunet
70, rue Ganterie, 76000 Rouen
Texture
94 Avenue Jean Jaurès, 75019, Paris
Compagnie
58, rue des Ecoles, 75005 Paris
L'Orange bleue
23, rue Caristie, 84100 Orange
Librairie Actes Sud
Place Nina-Berberova, 13200 Arles
Les Journées suspendues
23, avenue Borriglione, 06100 Nice
L’Autre Rive
19 rue du Pont Mouja, 54000 Nancy
Le silence de la mer
5 Place Saint-Pierre, 56000 Vannes
L’herbe entre les dalles
7 rue de la Barillerie, 72000 Le Mans
09:59 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, francophone, black herald press, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
08/12/2023
L’écriture contre l’effacement
Maxime Decout, Faire trace, les écritures de la Shoah, éditions Corti, 2023
Le projet du « Reichsführer-SS » Heinrich Himmler, exécuteur des basses œuvres de Hitler, était non seulement d’exterminer les Juifs, de « faire disparaître ce peuple de la terre », mais aussi d’éliminer toute trace de cette extermination, d’emporter le secret « dans la tombe ». « L’entreprise nazie […] relève d’une triple destruction : destruction d’un peuple, destruction de sa mémoire, destruction des traces de son anéantissement. » Maxime Decout, dans son livre, propose de montrer comment la littérature lutte contre l’effacement, et il le fait avec une précision particulièrement documentée, issue de recherches concernant des textes de toutes sortes.
Il s’agit d’abord de « cerner la part occultée de l’extermination » à partir d’« œuvres survivantes » telles que les écrits d’André Schwartz-Bart et de Tadeuz Borowski, ou les images de Claude Lanzmann dans Shoah ; ce sont aussi les œuvres parvenues « par-delà la mort de leur auteur » (la plus célèbre étant le journal d’Anne Frank), et qui « ouvrent un espace de résistance essentiel dans lequel l’écriture s’est dressée contre une extermination si généralisée qu’elle la mettrait elle-même en péril. » Dans un deuxième temps, l’auteur étudie ce qu’il appelle « un puissant mal d’archive », posant entre autres la question du rapport entre fiction et « authenticité du témoignage », ainsi que celle des sources. Car le document se transformant en œuvre littéraire devient plus visible, plus intense, tentant ainsi de dire l’indicible. L’exemple de Charlotte Delbo qui, plus tard que Rousset et Antelme, livre son témoignage sous forme de constat morcelé, en « paragraphes disloqués » confinant à la poésie, est particulièrement significatif. Une importante section consacrée à Perec et à son autobiographie W ou le souvenir d’enfance pose la question du rôle de la construction littéraire dans la « réhabilitation » des faits. De même Modiano, qui aborde le problème tour à tour par le biais de la fiction (Voyage de noces) et par celui du récit de quête (Dora Bruder). La quête, en outre, peut suive « la trame générale d’une histoire collective et les destins singuliers des individus sur lesquels elle porte. »
Au fil de l’ouvrage, particulièrement riche en références d’œuvres et d’auteurs, Maxime Decout insiste ouvertement ou en filigrane sur le rôle du lecteur, qui doit endosser une double mission : « relayer à son tour l’éradication des faits par le génocide et faire survivre le texte. » Mieux que le « tourisme mémoriel » consécutif à « l’industrie de la mémoire », c’est dans l’art et la littérature que nous trouverons la capacité d’affronter « le monstre de la mémoire et l’effacement des traces. »
Jean-Pierre Longre
17:07 Publié dans Essai, Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, maxime decout, éditions corti, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
02/12/2023
Queneau de nouveau
Raymond Queneau, Œuvres complètes II, Romans tome I. Édition publiée sous la direction d'Henri Godard avec la collaboration de Jean-Philippe Coen, Jean-Pierre Longre, Suzanne Meyer-Bagoly, Gilbert Pestureau, Emmanuël Souchier et Madeleine Velguth, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, n° 485, 2002, rééd. 2023
Appendices : Textes et documents inédits relatifs aux romans publiés dans ce volume - Technique du roman. Le Chiendent - Gueule de pierre - Les Derniers jours - Odile - Les Enfants du limon - Un Rude hiver - Les Temps mêlés - Pierrot mon ami.
Présentation:
Queneau n'est pas un romancier comme les autres. Il l'est si peu qu'on ne pense pas toujours spontanément à lui comme à un romancier, bien qu'il ait publié treize romans. Peut-être est-ce dû à son parti pris du rire et du jeu, à sa volonté d'amuser le lecteur et de s'amuser lui-même. Queneau ne serait-il pas un écrivain sérieux ? Le ton drolatique qu'il adopte a pu parfois dissimuler les autres facettes de sa personnalité de romancier : sa volonté d'être le témoin du monde et de l'histoire de son temps, ou son besoin de donner figure par l'imaginaire à des interrogations existentielles. Il est non moins vrai que l'on trouve au cœur même de ses romans des orientations moins évidemment « romanesques » : par certains côtés, Queneau reste surréaliste malgré sa rupture avec le groupe de Breton ; il est aussi philosophe, et en particulier un philosophe de la langue et des mathématiques ; et il est passionné d'anthropologie, de psychanalyse, d'histoire des religions - sans parler de son attirance, sans doute moins connue, pour le gnosticisme et l'ésotérisme.
17:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, raymond queneau, henri godard, jean-philippe coen, jean-pierre longre, suzanne meyer-bagoly, gilbert pestureau, emmanuël souchier et madeleine velguth, gallimard, bibliothèque de la pléiade | Facebook | | Imprimer |