04/10/2024
Un « écrivain total »
Ainsi parlait / Aşa grăit-a Mihai Eminescu, dits et maximes de vie choisis et traduits du roumain par Nicolas Cavaillès, édition bilingue, Arfuyen, 2024
De Mihai Eminescu, le grand public amateur connaît surtout la poésie fulgurante et désespérée, nourrie du fameux « dor » roumain, « sentiment douloureux et profond », rêve et regret à la fois ; il sait moins, ce grand public, que le chantre de « Luceăfarul », Lucifer le « porteur de lumière », est surtout un « écrivain total ». Nicolas Cavaillès, dans sa présentation au titre prometteur (« Un joyau de la littérature universelle »), explique parfaitement comment « cette étoile devint un phénomène culturel essentiel et incontournable en Roumanie et en Moldavie » ; à la fois « poète maudit » mort trop tôt, « écrivain prolifique et polygraphe », il est une figure encore trop méconnue des lecteurs francophones.
Les morceaux ici choisis, précisément traduits et dûment référencés à la fin du volume sont une excellente approche de l’universalité des préoccupations, du style et du génie d’Eminescu. Vers ou prose, ces brefs fragments abordent, dans le style ramassé de l’aphorisme, tous les thèmes qui fondent la littérature et la philosophie, l’existence et l’essence. « Qu’est-ce à la fin que l’amour ? Du rêve et des apparences, / Des habits étincelants dont revêtir les souffrances. » Évidemment, l’art et la poésie sont mis en avant, car « Un homme médiocre pourra faire un grand politicien, dans certaines circonstances, mais il ne deviendra jamais un grand poète, sous aucune circonstance. » – et le propos satirique alterne ou se marie avec l’expression du désespoir : « Rien ne démoralise plus un peuple que de voir ériger la nullité et le manque de culture au titre de mérites. » Le poète peut-il réunir tous les états d’esprit ? Réponse : « L’homme mélancolique pleure, l’homme joyeux rit, tandis que celui qui est né avec un caractère inaltérable et des prédispositions au scepticisme sifflote. » Et, pas complètement inattendu : « Comme une sorte de refuge face aux nombreux inconvénients de la vie, Dieu dans sa haute bienveillance a donné à l’être humain le rire, avec toute sa gamme, depuis le sourire ironique jusqu’à l’éclat homérique. »
Oui, l’ « écrivain total », qui, nous dit Nicolas Cavaillès, « n’aura pas connu l’union avec son contraire, principe originel de la vie humaine », est pourtant une « étoile paradoxale ». Pour le poète, « les antithèses sont la vie », et « on ne peut élever une butte sans engendrer à côté une fosse ». Eminescu, poète pessimiste par-dessus tout et malgré tout, hanté par le malheur et par la mort qui l’emportera très tôt, « grand esprit » pour qui « tout est problème » (selon ses propres mots), est aussi celui qui nous révèle « l’infinité du temps ».
Jean-Pierre Longre
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26/09/2024
Au creux d’une vallée perdue
Marie-Hélène Lafon, Les sources, Buchet/Chastel, 2023, Le Livre de Poche, 2024
« Trente ans, trois enfants, Isabelle, Claire et Gilles, deux filles et un garçon, sept, cinq et quatre ans, une ferme, une belle ferme, trente-trois hectares, une grande maison, vingt-sept vaches, un tracteur, un vacher, un commis, une bonne, une voiture, le permis de conduire. » En ce samedi 10 juin 1967, tout pourrait aller bien pour cette jeune mère de famille, d’autant que le lendemain, dimanche, ce sera la visite traditionnelle chez ses parents, à une heure et demie de route de là. Mais ce n’est qu’une apparence : l’atmosphère est lourde, comme son corps maintenant, elle ne veut pas penser à son mariage, il y a huit ans, avec cet homme qui s’est vite révélé exigeant et brutal, qui se déchaîne périodiquement contre elle, à lui donner ce qu’il appelle des roustes. Que faire contre cela, dans cette ferme éloignée de tout, au fond de la vallée perdue où il a voulu s’installer ? Tous vivent dans la peur, les enfants comme elle, et pourquoi rester ? « Elle ne comprend pas. » Cela dure jusqu’au moment où, n’en pouvant plus, elle se confie à sa mère, brièvement ; « elle raconte le pire tout de suite, sans pleurer, elle montre aussi les bleus, les traces… ». Braver le qu’en-dira-t-on, décider la séparation, le divorce.
Le point de vue de la jeune mère constitue le premier chapitre, le plus long. Le suivant, qui se situe sept ans plus tard (19 mai 1974), est celui du père, qui s’occupe maintenant seul de la ferme, et qui ne voit ses enfants que de temps en temps – ses filles avec plaisir, elles dont il sait qu’elles vont faire de bonnes études, son fils avec plus de réticence, ce garçon moins brillant, un peu endormi, dont il perçoit mal l’avenir. En tout cas il sait que la ferme « n’aura pas de suite. » Effectivement, nous faisons un saut de presque cinquante ans (2 octobre 2021), lorsque Claire, la deuxième fille, revient sur les lieux de son enfance, remonte aux « sources », au moment où les enfants « liquident l’héritage » ; elle « respire l’odeur tiède et sucrée des feuilles alanguies. Alangui est ridicule, elle le sait, mais elle laisse ce mot monter et la déborder. Personne n’a jamais été vraiment alangui dans cette cour, en tout cas personne qu’elle connaisse. »
Trois actes de plus en plus brefs, trois points de vue rythmés par une prose sobre, sans fioritures, trois monologues indirects menés comme une tragédie classique (trois temps bien définis, un lieu central et constant, une histoire de famille…). La relation simple des gestes de l’existence donne, par la magie de l’écriture de Marie-Hélène Lafon, résonnante d'harmoniques, une densité particulière à l’émotion. Chaque personnage, s’exprimant avec son langage, sans artifices, représente l’humanité telle qu’elle est, avec ses drames plus ou moins cachés, ses sensations et ses incompréhensions. Sans parler de la poésie qui émane de tout cela, poésie de la nature et de la vie quotidienne, poésie du style et des mots, poésie du souvenir dont Claire, au prénom choisi, dans les dernières lignes, révèle la « lumière douce. »
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, marie-hélène lafon, buchetchastel, le livre de poche, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
19/09/2024
Un nouveau roman de Rachel Cusk
Rachel Cusk, Parade, traduit de l’anglais par Blandine Longre, « Du monde entier », Gallimard, 2024
Présentation de l’éditeur :
« Quatre destins d’artistes d’horizons différents se croisent et se mêlent. Ils ont tous en commun de porter la même initiale, G, et d’être confrontés à la violence dans leur élan créatif. Il y a le peintre G, qui décide du jour au lendemain de peindre ses toiles à l’envers, malgré la consternation de sa femme. Une directrice de musée témoin d’une chute mortelle en pleine rétrospective de la célèbre G. Ou encore la jeune et brillante G, dont le mari tente de contrôler l’existence. Quant au cinéaste G, il est contraint par la mort imminente de sa mère de refaire face à ses premières années.
Création artistique, féminité, violence et deuil sont au cœur de ce curieux texte radical et fascinant. L’écriture libre et le récit fragmenté offrent une expérience parfaitement inédite, toujours à la frontière entre fiction et réalité. Avec Parade, Rachel Cusk signe un nouveau roman stylistiquement et intellectuellement virevoltant. »
Chronique à venir
21:34 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, rachel cusk, blandine longre, gallimard | Facebook | | Imprimer |
15/09/2024
Les massacres et les silences
Lionel Duroy, Mes pas dans leurs ombres, Mialet-Barrault, 2023, J'ai Lu, 2024
Son nom de famille est Codreanu, et pourtant Adèle, dont les parents ont émigré en France à l’époque de Ceauşescu, ne s’est jamais vraiment intéressée à la Roumanie. C’est à l’occasion d’un reportage à Bucarest, où l’envoie son rédacteur en chef, que la journaliste va découvrir l’histoire de son pays d’origine, ainsi que le passé trouble de son ascendance : son grand-père, qui fut un haut responsable communiste, n’a-t-il pas été auparavant un militant de l’extrême-droite antisémite sous le général Antonescu ? C’est en tout cas ce que vont lui révéler des habitants de Iaşi, la ville de sa famille.
Prise de passion pour ses recherches sur les massacres de Juifs, dans les années 1940, entre la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine, confortée par la lecture des livres d’Aharon Appelfeld et d’Edgar Hilsenrath, elle va parcourir les lieux de ces massacres et se poser des questions sur leur oubli : « Découvrant au même moment ce qu’avait été l’existence des Roumains sous le communisme (dont je n’avais rien voulu savoir de la part de mes parents) et le massacre des Juifs par ces mêmes Roumains, je confondais les époques, passais de l’une à l’autre comme si elles étaient liées. J’ai cherché à comprendre pourquoi mon cerveau établissait ce lien et je suis parvenue à me le formuler : des Juifs avaient été tués sous le régime fasciste du général Antonescu (combien ? je n’en savais rien) et ils l’avaient été une deuxième fois sous le régime communiste par l’interdiction de se souvenir d’eux, par l’effacement de leurs noms des mémoires et des livres d’histoire. »
Périple historique (le livre donne beaucoup de précisions sur les lieux et les dates), il s’agit aussi d’un périple individuel et initiatique : les découvertes faites par Adèle bousculent sa vie sentimentale (elle se sépare de son mari, trouve un nouvel amour en Moldavie), sexuelle (sa frénésie d’exploration du passé rejaillit en quelque sorte sur ses désirs charnels), familiale, puisqu’elle dévoile à son père le passé de son grand-père, probablement complice de massacres de Juifs (« En plus d’être un menteur, ton père était probablement un salaud, peut-être même un assassin […]. Je me demande même si, au fond, tu le savais mais préférais que cela reste enfoui ») et citoyenne, puisque la Moldavie et la Roumanie, malgré le passé tu, malgré tout, semblent devenir son propre pays. Lionel Duroy, qui avec Eugenia avait déjà fait des pogroms (celui de Iaşi en particulier) un thème dramatique, historique et romanesque, élargit ici le champ de vision, en passant toujours par les yeux et les mots d’une héroïne à fleur de peau.
Jean-Pierre Longre
18:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, histoire, francophone, roumanie, lionel duroy, jean-pierre longre, mialet-barrault, miallet-barrault, j'ai lu | Facebook | | Imprimer |
12/09/2024
Affrontements aux États-Désunis
Lire, relire... Douglas Kennedy, Et c’est ainsi que nous vivrons, traduit de l’anglais (États-Unis) par Chloé Royer, Belfond, 2023, Pocket, 2024
C’est l’histoire, racontée par elle-même, de Samantha Stengel, agente secrète de la République Unie, l’une des deux faces ennemies des anciens États-Unis d’Amérique. Nous sommes en 2045, et le pays est depuis plusieurs années coupé en deux par une frontière qui ressemble étrangement à l’ancien rideau de fer européen. D’un côté, cette République Unie où tout a été organisé dans le sens de l’égalité sociale, de la sécurité pour tous, de la libéralisation des mœurs – avec, revers radical de la médaille, une surveillance constante des citoyens par le « Système » grâce à une puce Chadwick (du nom de son inventeur). De l’autre côté, la Confédération Unie, mélange de maccarthysme et de trumpisme, gouvernée par les « Douze apôtres », regroupe les États les plus conservateurs du point de vue des mœurs et de la religion, avec punitions allant jusqu’à la peine de mort pour les récalcitrants. Entre les deux, une « zone neutre » permettant, au prix de démarches complexes, de passer d’un côté à l’autre.
Dans ce contexte, Samantha doit mener à bien une mission périlleuse, et qui l’implique personnellement, de l’autre côté de la frontière. Personnalité indépendante, qui a appris à maîtriser ses émotions, ses réactions et ses paroles, sans toutefois négliger les plaisirs de la vie, elle ne peut cependant échapper ni aux ordres qui lui sont donnés, ni à son passé familial ni aux ruses de l’adversaire. D’où la violence de ses aventures et les surprises que ménage le récit, qui prend ainsi des allures de roman d’espionnage, avec tous les ingrédients requis.
Si Et c’est ainsi que nous vivrons se lit comme un thriller, il revêt d’autres dimensions : celles d’un récit d’anticipation dystopique, où l’on retrouve, bien sûr, des réminiscences du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (le côté inhumain), de 1984 de George Orwell (le côté « Big Brother »), de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (le côté anti-culturel) ou de La ballade de Lila K de Blandine Le Callet (le côté pathétique), mais aussi celles d’un manifeste politique dénonçant les abus qui pointent largement dans les civilisations actuelles, que ce soit la dictature répressive des idéologies religieuses et de la morale réactionnaire, ou celle, plus insidieuse, de la surveillance constante des citoyens. Douglas Kennedy, qui maîtrise parfaitement, comme on le sait, l’art de la narration à rebondissements, laisse ainsi éclater les angoisses caractéristiques de notre époque.
Jean-Pierre Longre
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10/09/2024
La dernière montagne
Toine Heijmans, Dette d’oxygène, traduit du néerlandais par Françoise Antoine, Belfond, 2023, 10/18, 2024
Walter a été initié à l’escalade par Lenny en grimpant et regrimpant sur une pile de pont. Ainsi, dans le pays le plus plat qui soit, les Pays-Bas, les deux amis se passionnèrent pour la haute montagne. « De loin, j’appris à connaître l’Eiger et l’Everest, l’aiguille Verte et le Changabang. Les piliers, les couloirs, les solos et les directissimes. Lenny m’interrogea jusqu’à ce que je puisse débiter dans l’ordre et sans me tromper les noms des quatorze sommets de plus de huit mille mètres ainsi que ceux des plus hautes montagnes sur chacun des sept continents. Les voies normales, les voies exceptionnelles. Les drames et les victoires – pour peu qu’on le voie ainsi. » Apprentissage de l’esprit et du corps, rapidement mis en pratique : les deux amis se mirent à gravir tous les sommets, toutes les voies qu’ils purent, du massif du Mont Blanc à l’Himalaya, découvrant l’exaltation et les souffrances, les victoires et les défaites de l’alpinisme, la solitude des parois et la foule des camps de base, les déserts minéraux et la promiscuité des bivouacs, la soif de vie et les réalités de la mort.
Le récit commence à l’altitude de 8188 mètres sur un sommet de l’Himalaya, et se termine à la même altitude, sur le même sommet. Entre temps se déroulent les péripéties, les souvenirs, les regrets, les évocations des grands disparus, ces « conquérants de l’inutile », comme les a nommés Lionel Terray. « Les cimes sont objectivement inutiles, renchérit Walter, elles ne produisent rien, contrairement aux vallées. Ou contrairement aux cols, par lesquels on peut mener du bétail ou transporter des marchandises : eux au moins offrent une perspective de progrès. Ici, on ne fabrique rien. Ici, on décompose, cellule par cellule. » On passe d’une altitude à l’autre (les titres des chapitres sont à cet égard très précis), d’un personnage à l’autre – les héros et héroïnes avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs histoires et leurs légendes, Hillary et Tensing (le Néo-Zélandais ayant eu tendance à s’approprier un mérite qui revenait largement au Sherpa), Alison Hargeaves, Reinhold Messner, Wanda Rutkiewicz, Walter Bonatti, Herzog et Lachenal, Whymper, Toni Kurz… et même Pétrarque, « le premier alpiniste de l’histoire » avec son ascension du Mont Ventoux le 26 avril 1336.
Nous vivons avec Walter et Lenny, d’autres compagnons comme Bart ou Monk, les joies de la victoire sur les éléments et sur soi, mais aussi les douleurs, les épuisements et les désespoirs devant la violence impitoyable et mortelle de la nature. Nous apprenons aussi beaucoup, certes sur les techniques modernes mises à la disposition des grimpeurs d’aujourd’hui, mais aussi sur l’industrie commerciale qui mène les grandes expéditions himalayennes sur des itinéraires parfaitement préparés par les Sherpas jusqu’aux abords des sommets, sur les camps de base devenus de vraies villes de tentes avec toutes les commodités. Surtout, sur la constitution du corps humain et ses capacités de résistance et de survie. Et finalement ceci : « Nous autres, alpinistes, appartenions à la montagne, au même titre que les chamois, et cela nous donnait le droit d’entreprendre des expéditions inconcevables. » Dette d’oxygène est un hymne à la haute montagne, un hymne magnifique, lucide et sans concessions.
Jean-Pierre Longre
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08/09/2024
Deux romans en un (ou l’inverse)
Lire, relire... Patrice Jean, L’homme surnuméraire, Motifs, 2021, rééd. Litos / Motifs, 2023
Deux protagonistes se partagent le roman de Patrice Jean, chacun avec son entourage, épouse, enfants éventuels, amis ou relations de passage… Il y a d’abord Serge Le Chenadec, qui est effectivement « surnuméraire » dans sa famille et dans la société : après une phase d’amour partagé avec sa femme, après avoir rempli son devoir conjugal et procréateur, le voilà ignoré par ses enfants et méprisé par son épouse, qui nourrit d’autres ambitions que celles du vulgaire agent immobilier qu’est son mari. Et il y a, dans une seconde phase romanesque, Clément, qui raconte à la première personne comment, lui qui n’a connu que de petits boulots, il se fait embaucher par un éditeur dans le vent pour remanier, censurer, édulcorer les œuvres littéraires du passé (puis du présent) dans le sens de la morale actuelle, d’un « humanisme » intransigeant qui exige d’ôter des chefs d’œuvre toute trace de sexisme, de colonialisme, de racisme – on voit l’idée…
Deux romans pour le prix d’un, dira-t-on. En quelque sorte ; sauf que ces deux romans se rejoignent, aussi bien dans la narration que dans les développements théoriques. D’étape en étape, les chapitres intitulés « L’homme surnuméraire » (1, 2, 3 et « 4 ou l’ultime dénouement ») alternent avec des chapitres dans lesquels Clément et les consignes qu’il reçoit cheminent vers cet « ultime dénouement ». Et voyez les titres dont le caractère austère ou énigmatique devient lumineux à la lecture : « La littérature critique et universitaire », « La littérature humaniste », « Littérature et mammographie »… Le tout entrecoupé, ultime sophistication structurelle, de brefs extraits romanesques ou théoriques.
La plume vive et jubilatoire de Patrice Jean ne se prive pas de donner libre cours à une satire mordante que d’aucuns (qui sont justement les cibles de cette satire) qualifieraient de réactionnaire, une satire qui vise plutôt les excès démagogiques d’une « culture » dont les Persans de Montesquieu ou l’Ingénu de Voltaire auraient eu beau jeu de s’étonner, tout en s’inscrivant dans une vraie modernité (voir par exemple l’impayable Au véritable french tacos de Jacques Aboucaya et Alain Gerber). On se délecte des scènes où des intellectuels (« Le philosophe traduit en vingt-quatre langues », « Le grand universitaire », « L’ancien Prix Goncourt »…) font mine de débattre de grandes idées pour mieux se hausser du col ; eux se sentent pleinement utiles, non « surnuméraires ». On voit aussi que les grandes questions sur lesquelles planchent les candidats au bac de français ou au Capes de Lettres peuvent être définitivement réglées par quelques métaphores telles que celle de la mammographie… Sans compter que l’auteur, par personnages interposés, se paie le luxe de commenter son propre récit, présenté sous pseudonyme. Belle mise en abyme du travail d’écriture ! Pour tout dire, on ne s’ennuie pas un seul instant à la lecture de ce roman double et unique, qui nous fait rire et nous alerte, nous réjouit et nous laisse songeurs.
Jean-Pierre Longre
www.editionsdurocher.fr/livres/6-motifs-poche/1/all
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02/09/2024
Le train des inscriptions
Paul Lambda, La petite robe noire du néant, Cactus Inébranlable éditions, 2024
Comment écrire une chronique sur un livre qui, à l’instar de ceux qu’a publiés Paul Lambda auparavant, est découpé en de multiples « inscriptions » (comme le grand Scutenaire appelait ses petites phrases) ? Tout simplement en prenant le droit de reproduire quelques-uns des morceaux après avoir picoré çà et là ou, mieux, avoir tout lu à la suite, au risque, avouons-le, de se donner le tournis.
Prenons donc le train en marche, s’il veut bien se manifester (car « un passager sur un quai désert est une image de l’éternité, surtout si le train ne vient pas ») ; l’éternité, une idée de la mort en général, ou de morts particulières : « Finir à la fosse commune, cauchemar du misanthrope », mais « Mourir en riant est-il consolatoire ? « ; tentons donc de vivre en riant, même si le rire est coloré de noir : « Il pousse la délicatesse à faire en sorte que, lorsqu’il partira, personne ne le regrette. », ou : « Le ciel lui tomba sur la tête mais heureusement le sol se déroba sous ses pieds. » ; noir comme la « petite robe » et son élégance qui se passe de mots : « Le silence est la petite robe noire de la beauté humaine. »
Il y a les assertions, et il y a les dialogues, qui parfois poussent aux retranchements interrogatifs (« - L’amour sauvera le monde. / - Quand ? » ; « - Je veux la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. / - Quelle version ? »), ou à la tranquillité (« - Je suis venu avec mon ennui, j’espère que cela ne vous dérange pas. / - Pas du tout ! On le fera dîner en bout de table avec le mien. »). Parfois aussi, le questionnement philosophique s’impose : « Quelle est la pire, la culpabilité ou la bonne conscience ? » Parfois encore, passe comme un ange un léger haïku lesté d’un brin de poésie : « Soleil et vent / jouent à faire miroiter / les peupliers. » ; « Trois arbres jaunes / à l’angle de trois rues grises / éclairent mon chemin. » Et l’humour, toujours, qui donne à réfléchir : « C’est quand les gens m’écoutent que je n’ai plus rien à dire. » ; « Alors le temps, suspendant son vol, s’écrasa au sol. »
Si nous nous écoutions, nous n’en finirions pas de citer. Alors ne nous écoutons plus, finissons-en. Et rassurons l’auteur, qui tente lui-même de le faire : « Si l’on ne parle pas beaucoup de mes livres, c’est sûrement qu’on est trop occupé à les lire. »
Jean-Pierre Longre
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25/08/2024
« Mes enfants sont ma lumière »
Anca Bene, La nuit je rêverai de soleils, préface de Patrick Penot, éditions L’espace d’un instant, collection Sens interdits, 2024
Il y a les faits, et il y a la connaissance. Les faits sont rapportés par les médias – presse, radio, télévision et réseaux divers –, mais on ne peut accéder à la véritable connaissance que par d’autres moyens, parmi lesquels la fiction théâtrale figure au premier plan. Car on voit et on entend sur scène des personnages et des voix incarnés par de vraies personnes, ce qui donne à cette fiction un relief et une puissance allant au-delà de la réalité visuelle et sonore.
La pièce d’Anca Bene, La nuit je rêverai de soleils, est une très belle preuve de cette complémentarité. Qui a vécu, de près ou de loin, le tournant de l’année 1989 en Europe Centrale et Orientale se souvient de la révolution roumaine, des manœuvres et des péripéties qui l’ont accompagnée, en particulier de la découverte de ce qu’on a appelé les « orphelinats », qui étaient en réalité des lieux d’abandon, de maltraitance voire de mort pour les « enfants du décret », ceux dont Ceauşescu, dans sa folie tyrannique de « Génie des Carpathes », a voulu multiplier le nombre pour créer une « génération d’hommes nouveaux ». Des années 1960 à nos jours, la pièce dénonce ce qui a fait de ces enfants des victimes impuissantes, y compris après 1990, lorsque l’Europe et les États-Unis se sont chargés de « gérer la situation » en organisant des adoptions dans lesquelles l’argent était largement partie prenante. « Officiellement, trente mille enfants sont adoptés à l’étranger. On soupçonne que le chiffre réel serait d’au moins cent mille. Si certains se retrouvent dans des familles aimantes, nombreux disparaissent tout simplement. Les lobbies sont puissants et la Roumanie devient vite un terrain propice à l’expérimentation. […] La Roumanie semble avoir oublié son passé. Mais où sont les enfants disparus ? Des enfants qu’on a qualifiés d’« orphelins » alors qu’ils avaient des parents. » Voilà ce que disent sur scène les « interprètes », tout en formant des lignes de bûches figurant un cimetière d’enfants.
La pièce donne la parole à des personnages d’un bord ou de l’autre, d’une époque ou d’une autre, en relayant par exemple sous forme poétique les souvenirs d’anciens « orphelins », leur quête des mères qui peut devenir fête ou désarroi, ou la pauvre vie de mères de famille et les rêves qui la peuplent : « Mes enfants sont ma lumière, mon soleil. […] J’ai un grand rêve aujourd’hui. Je rêve encore. Je voudrais avoir ma maison, ma petite maison avec mes enfants. Le jour où je vais mourir, je veux que mes enfants aient un toit, je ne veux jamais qu’il se retrouvent dans un orphelinat. Je veux une maison. Pas pour moi mais pour eux. » Parfois aussi l’humour affleure, frisant le noir, dès le prologue par exemple lorsqu’un homme, un officiel, balaie d’un long discours préformaté les tentatives de trois femmes pour humaniser un tant soit peu le « décret », ou plus loin lorsqu’un directeur répond dans diverses langues à une fille venue l’interroger sur l’identité de ses parents… Pas de pathos. Inutile d’en ajouter aux mots prononcés et aux situations mises en scène à partir de témoignages et de documents. La lecture de La nuit je rêverai de soleils dépasse en intensité celle de tous les essais ou articles publiés sur le sujet. Patrick Penot l’écrit dans sa préface : « Le spectacle déplace et remue. Mais il rassure car oui, le théâtre reste encore une belle arme pour décoder le monde. » On y revient ; dépassant les faits et leur nue brutalité, c’est le théâtre, sous la plume précise, émouvante, multiforme et déterminée de l’autrice, qui en explore les racines les plus profondes et les ramifications les plus étendues.
Jean-Pierre Longre
La pièce a été jouée au théâtre des Clochards Célestes à Lyon en avril 2023. Mise en scène : Anca Bene. Assistante mise en scène : Zoé Fairey. Création musicale et sonore : David Mambouch. Collaboration chorégraphique : Sophie Brunet. Comédiens : Anna Comte, Sidonie Lardanchet, Sébastien Mortamet, Claire Pouderoux.
Sur le sujet, on peut lire d’autres ouvrages, témoignages ou fictions. Voir notamment :
http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2018/04...
http://jplongre.hautetfort.com/archive/2016/03/23/le-secr...
http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2018/03...
Site de l’éditeur : https://parlatges.org
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18/08/2024
Mort suspecte en Égypte
Christopher Bollen, Le disparu du Caire, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Calmann Lévy, 2024
Employé comme technicien spécialisé dans une firme américaine de vente d’armes, Éric, en poste au Caire, est retrouvé mort en bas de sa chambre d’hôtel, après une chute depuis le troisième étage. On sent que cette mort recèle des mystères, d'autant que les patrons d’Éric, ainsi que les autorités égyptiennes et américaines, la qualifient très vite, trop vite, de suicide. Cate, sa sœur, décide d’aller enquêter sur place et s’envole du Massachussetts à destination du Caire. Dès son arrivée, elle est victime d’une tentative d’enlèvement, ce qui confirme ses soupçons. « Les hommes qui avaient essayé de l’enlever avaient su qu’elle arriverait ce jour-là. On avait attendu sa venue et décidé de s’emparer d’elle au moment où elle quitterait l’aéroport. Éric avait travaillé pour l’industrie mondiale de l’armement, et c’étaient peut-être ses meurtriers qui étaient maintenant à la poursuite de Cate. »
On le voit, ça commence fort, et la suite est à l’avenant. Heureusement, elle va être prise en charge par Omar, un jeune homme qui a fait ses études en Angleterre et qui en même temps sait ce que sont les contraintes morales et politiques de la vie dans une Égypte gouvernée d’une poigne dictatoriale par Al-Sissi. Outre les considérations sur le régime du pays et sur le rôle des marchands d’armes dans les conflits qui gangrènent le monde, c’est l’occasion pour l’auteur de décrire la vie de la capitale égyptienne, grouillante jusqu’à l’étouffement, bruyante jusqu’au vacarme, sur un fond de crainte et de méfiance. Au milieu de tout cela, Cate se débat, avec l’ardeur du désespoir, pour faire la lumière sur la mort de son frère.
Entre New-York, où la jeune femme vit habituellement, les Berkshires (ouest du Massachussetts), où vit sa famille, le Caire et ses différents quartiers, ses hôtels de luxe et ses logements miséreux, mais aussi Siouah, dans le désert égyptien, où se déroulent les essais de lance-missiles, nous suivons l’histoire des protagonistes dans un récit dramatique où les rebondissements, le suspense et les surprises ne manquent pas. Cate, avec l’aide d’Omar et de quelques autres, sera allée sans répit au bout de ses possibilités pour percer les secrets et réhabiliter la mémoire de son frère, laissant aux lecteurs le soin de découvrir les véritables tenants et aboutissants de sa mort. Haletant jusqu’à la fin.
Jean-Pierre Longre
18:31 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglophone, christopher bollen, blandine longre, calmann lévy, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
11/08/2024
Du rock et des cadavres
Jean-Jacques Nuel, Décibels mortels, éditions Héraclite, 2024
Dans sa retraite bourguignonne, Brice Noval, le désormais fameux détective privé, reçoit des messages à répétition frisant le harcèlement, puis l’étrange visite d’un ami de jeunesse perdu de vue, qui est pratiquement devenu son voisin. Ancien chanteur sans talent d’un groupe de rock (bizarrement nommé Édith Ticket) tentant pâlement et sans vergogne d’imiter les Rolling Stones, pourquoi ce Gilles Nottat tient-il tant à voir son ancien condisciple de la Faculté des Lettres de Lyon ?
Nous voilà ainsi plongés, sur fond de musique des années 1980 et de paroles de chansons, dans des énigmes où se mêlent une légende médiévale, un château près de Tournus, la quête d’un trésor, la disparition d’un « bootleg » (enregistrement pirate de concert) et des meurtres à résoudre – ce dont, bien sûr, Brice Noval s’acquittera après maintes péripéties.
Comme souvent, Jean-Jacques Nuel écrit en pays connu, et utilise à bon escient les connaissances qu’il a de ses deux patries : « Les collines et les superbes vallonnements qui font du Clunisois l’un des plus beaux paysages de France », et la ville de Lyon qui recèle tant de mystères et d’histoires curieuses, telle celle du « Gros Caillou » de la Croix-Rousse. Et, outre le suspense policier, c’est ce qui fait le charme de ces fictions, qui n’excluent pas les éléments autobiographiques et les souvenirs enthousiastes qu’il entraîne dans son sillage. « Ce roman me permet aussi de rendre hommage au rock’n roll, cette musique de ma jeunesse qui a accompagné toute ma vie. » Un bel aveu !
Jean-Pierre Longre
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01/08/2024
Ne pas oublier… Des étrangers morts pour la France
Jean-David Morvan, Thomas Tcherkézian, Missak, Mélinée et le groupe Manouchian, « Les Fusillés de l’affiche rouge », préface de Georges Duffau-Epstein, cahier historique de Thomas Fontaine, Dupuis, 2024
Ils étaient dix sur la célèbre « affiche rouge » diffusée par l’occupant ; ils furent vingt-trois à être fusillés au Mont-Valérien le 21 février 1944, sans compter Golda Bancic, qui fut guillotinée le 10 mai suivant. « Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant / Vingt-et trois amoureux de vivre à en mourir / Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant. », chante la fin du poème d’Aragon. Étrangers morts pour la France, à la tête desquels Missak Manouchian ; né en 1906, poète et féru de littérature, arrivé en France en 1924 après avoir vécu le drame du génocide arménien, il adhère au PCF en 1934 et s’engage dans la MOI (Main-d’Œuvre Immigrée, puis les FTP-MOI, le fameux groupe de Résistance).
C’est son histoire que raconte l’album de Jean-David Morvan et Thomas Tcherkézian – son histoire personnelle, l’enfance, le massacre de son peuple, la fuite vers la France, la rencontre et l’amour de Mélinée (née en 1913 à Constantinople), l’engagement malgré son aversion pour la violence. Mais c’est aussi une histoire collective, celle de tous ces résistants étrangers qui ont lutté au péril de leur vie contre l’occupant allemand et ses sbires français : attentats contre des responsables ou des groupes de soldats, opérations de sabotage – histoires de patriotisme, d’amitié et d’amour, accompagnées de portraits, visages parlants et biographies essentielles de ces hommes et femmes au courage indéfectible, venus de partout, Arménie, Turquie, Pologne, Roumanie, Hongrie, Italie, Espagne, Ukraine, et aussi France.
Cet ouvrage réunit l’esthétique du graphisme, la réalité de l’Histoire, et surtout l’émotion véritable que provoquent les destinées de personnes vues dans leur volonté et leur sensibilité. Ouvert par le fameux poème d’Aragon, il se referme sur des « extraits des dernières lettre connues des 23 », précédés de la si touchante lettre de Missak à Mélinée, « Ma chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée… ». Pour conclure ce bel album, quelques phrases parmi les dernières : « Tout ce que j’ai à vous dire, c’est que vous ne devez pas vous attrister mais être gais au contraire, car pour vous viennent les lendemains qui chantent » (Thomas Elek) ; « Je meurs avec la conscience tranquille et avec la conviction que demain tu auras une vie et un avenir plus heureux que ta mère » (Golda Bancic à sa fille) ; « Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain » (Missak Manouchian) ; « Je meurs pour la Liberté » (Stanislas Kubacki). Ne pas oublier…
Jean-Pierre Longre
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23/07/2024
Le surineur et l’écrivain
Salman Rushdie, Le Couteau, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Gallimard, 2024
« Je n’ai jamais vu le couteau ou du moins je n’en ai aucun souvenir. […] Elle a été bien assez efficace, cette arme invisible, et elle a accompli sa tâche. » L’attaque de Salman Rushdie en août 2022 par un homme armé d’un couteau a défrayé la chronique, et on pourrait se demander pourquoi l’écrivain revient sur cette affaire. Comprendre. Comprendre ce qui s’est passé avant, dans la tête du « A » (le nom qu’il donne à son agresseur), puis pendant les vingt-sept secondes de l’attaque, « dans le seul moment d’intimité que nous partagerons jamais. » Et raconter en détail les interminables soins qu’il a fallu endurer pour revenir à la vie, non par miracle (Rushdie n’y croit pas), mais grâce à la médecine et, peut-être, à la chance – le tout relaté avec quelques pointes d’humour bienvenues, à l’instar des surnoms donnés aux médecins spécialistes (le Docteur U pour l’urologue, le Docteur Œil, le Docteur Main etc.)
Solidairement, il y a l’amour et l’art, qui forment des cercles concentriques au cœur et autour du récit médical et psychologique. La rencontre d’Eliza et le bonheur qu’elle apporte, la « petite famille aimante [qui] s’était solidairement constituée autour de moi : mes deux fils, ma sœur, ses deux filles et une nouvelle génération qui commençait à apparaître », les amis dont plusieurs ne sont pas épargnés par la maladie…
La souffrance, la multiplicité des soins n’empêchent pas (les favorisent peut-être) les références littéraires, les allusions à une culture sans exclusives, ni surtout la réflexion, notamment les questions que se pose la victime sur celui qui a tenté de l’assassiner. Comment aller au plus profond ? En utilisant ce qui est à la portée du véritable écrivain : passer par l’imaginaire pour approcher le réel ; et voici un épisode crucial du livre : « Dans ce chapitre, j’ai rapporté une conversation qui n’a jamais eu lieu entre moi et l’homme que j’ai rencontré une seule fois dans ma vie pendant seulement vingt-sept secondes. » C’est ainsi que les choses importantes sont dites. Au surineur, endoctriné par un certain « Imam Yutubi » (humour thérapeutique), et après s’être souvenu des suites des Versets sataniques : « Vous pouviez envisager un meurtre parce que vous étiez incapable de rire. » Au même, et surtout au lecteur : « L’art défie l’orthodoxie. Le rejeter ou le vilipender pour ce qu’il est c’est ne pas comprendre sa nature. L’art place la vision personnelle de l’artiste en opposition aux idées reçues de son temps. […] L’art n’est pas un luxe. C’est l’essence même de notre humanité et il n’exige aucune protection particulière si ce n’est le droit d’exister. » À deux doigts de la mort, et de si belles vérités…
Jean-Pierre Longre
16:47 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, autobiographie, salman rushdie, gérard meudal, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
15/07/2024
Pour le théâtre contemporain
Les éditions L’Espace d’un instant
Indispensables si l’on veut connaître le théâtre contemporain d’Europe, du Moyen Orient, de la Méditerranée, les éditions L’Espace d’un instant publient des pièces à un rythme quasi mensuel. Voici leur présentation :
« Les choix de publications des éditions l’Espace d’un instant, partenaires de la Maison d’Europe et d’Orient, sont pour la plupart directement inspirés des palmarès du réseau européen de traduction théâtrale Eurodram. La ligne éditoriale est principalement orientée vers les écritures contemporaines, sans négliger les lacunes de répertoire, dans le cadre des dramaturgies d’Europe, d’Asie centrale et de Méditerranée – de l’Islande à l’Afghanistan. Elle privilégie notamment les regards critiques et la recherche théâtrale, la diversité linguistique, ainsi que les relations possibles avec les scènes francophones, sans négliger une certaine représentativité des genres et des communautés. Il s’agit quasi exclusivement de traductions théâtrales, avec quelques exceptions d’une part pour des auteurs francophones et d’autre part pour des ouvrages théoriques. Différentes anthologies (Bulgarie, Biélorussie, Caucase, Croatie, Kurdistan d’Irak, Turquie, Ukraine) ont également été publiées. Certains ouvrages ont été édités en coédition avec d’autres éditeurs. Des photographes sont sollicités pour les illustrations de couverture. La quasi-totalité des ouvrages sont accompagnés d’une préface et d’une note technique et biographique. L’Espace d’un instant a remporté le prix de la traduction 2023 du PEN Club français. Le rythme annuel de publication est d’environ une dizaine de livres par an, pour en moyenne le triple de pièces. Depuis 2001, 346 textes de 275 auteurs ont ainsi été publiés dans 137 livres (au 1er janvier 2023). »
https://parlatges.org/presentation-des-editions-lespace-d...
Quelques publications récentes (cliquer sur les images) :
11:03 Publié dans Littérature, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, l’espace d’un instant, maison d’europe et d’orient | Facebook | | Imprimer |
02/07/2024
Maria Anna, Clara, Fanny, Alma et les autres
Lire, relire... Aliette de Laleu, Mozart était une femme, « Histoire de la musique classique au féminin », Stock, 2022, Champs Flammarion, 2024
Maria Anna Mozart a été injustement oubliée ; ou si l’on en parle, c’est uniquement en tant que sœur du grand Wolfgang Amadeus. D’où le titre emblématique du livre d’Aliette de Laleu, qui introduit son « Histoire de la musique classique au féminin » en évoquant les sœurs de… (Maria Anna Mozart, donc, ou Fanny Mendelssohn) et les épouses de… (Clara Schumann, Alma Mahler…). « Combien de Maria Anna Mozart n’ont pas pu développer leur talent ou leur art parce que femmes ? »
L’autrice ne prétend pas faire une étude exhaustive sur les compositrices, interprètes ou cheffes d’orchestre sans lesquelles le patrimoine musical ne serait pas ce qu’il est, mais qui « ont été exclues du monde de la musique ». Toutefois, en dénonçant les préjugés tenaces, les oublis plus ou moins délibérés, les exclusions abusives, elle comble les importantes lacunes qui jonchent l’histoire de la musique. Car il y a parmi ces « effacées » des génies qui, si elles avaient été hommes, auraient connu la gloire.
Construit avec la clarté de la chronologie, l’ouvrage nous mène de l’antiquité (Sappho bien sûr) à l’époque contemporaine (qui paradoxalement a vu décliner la création féminine) en passant par le Moyen Âge (Hildegarde de Bingen, « star historique », ou, beaucoup moins connues, les « trobairitz », qui chantaient « pour le plaisir »), puis par la période baroque (avec, par exemple, un questionnement sur le rôle d’Anna Magdalena Bach), la période classique (notamment les révolutionnaires comme Hélène de Montgeroult), le Romantisme (les sœurs ou épouses de…), l’époque moderne (les sœurs Boulanger, les premières grandes cheffes etc.), et le XXe siècle, qui laisse des questions en suspens…
L’étonnant, c’est que sur le nombre considérable de femmes musiciennes, si peu aient laissé un nom dans l’Histoire. Aliette de Laleu nous fait comprendre combien l’injustice des hommes a pesé sur cette absence. Injustice liée aux préjugés, par exemple, sur la prétendue incapacité des femmes à jouer de tel ou tel instrument, ou tout simplement à jouer dans un orchestre symphonique ; liée aussi à la condescendance manifestée à l’encontre de celles qui réussissent à diriger un orchestre (en réaction, de bienvenus orchestres féminins ont été créés au fil des années, et les conservatoires, sous la pression, ont ouvert leurs classes aux jeunes filles). Bref, si l’on veut avoir une vision réelle de l’histoire de la musique, il faut lire ce livre, qui donne aussi de belles idées d’auditions d’œuvres trop méconnues et de lectures complémentaires. Et espérons, comme Aliette de Laleu, que son travail, à la fois très documenté et tout à fait accessible, portera ses fruits.
Jean-Pierre Longre
https://editions.flammarion.com
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24/06/2024
Micmac en Sicile
Yves Ravey, Taormine, Les éditions de minuit, 2022, Minuit Double, 2024
« Elle voulait en avoir le cœur net. Elle a dit, j’ai vu une forme, je te dis, on a percuté quelque chose, je ne sais pas, c’était… C’était quoi, Luisa ? enfin ? C’était… c’était, oui, je crois, une forme. » Venus prendre une semaine de vacances à Taormine, en Sicile, avec l’intention de reformer harmonieusement leur couple qui battait de l’aile, Luisa et Hammett (un prénom plein de résonances littéraro-policières) commencent par un mystérieux accident, sans doute suspect, avec leur voiture de location, « sur un chemin emprunté par erreur ». Il va falloir faire étape une nuit complète sur la place d’un village inconnu, faire effectuer une réparation clandestine, quitte à se faire arnaquer, se cacher de la police venue fouiller la chambre d’hôtel, fuir d’une manière ou d’une autre…
Ainsi résumée, l’intrigue pourrait être tout simplement celle d’un roman noir à la Dashiel Hammet, justement. Mais avec Yves Ravey, rien n’est vraiment simple. On avance en zigzags, avec des cahots et des soubresauts, le suspense confine à l’humour, qui lui-même confine à l’absurde et au tragique. Et sous le récit, indissociable de celui-ci, se posent les questions fondamentales de la responsabilité, des relations amoureuses, de la morale sociale ; des questions jamais ouvertement formulées, mais qui ne peuvent pas ne pas tarauder les lecteurs, même lorsqu’ils sont pris par l’intrigue.
Voilà l’art de Ravey : nous tenir apparemment à distance, et en même temps nous impliquer pleinement dans les méandres de sa narration et dans les tourments de ses personnages.
Jean-Pierre Longre
22:36 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, yves ravey, taormina, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
15/06/2024
Survivre, pardonner, changer les choses
Eva Mozes Kor, avec Lisa Rojany Buccieri, Les jumelles de Mengele. Le témoignage unique d’une rescapée d’Auschwitz. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Armand Colin, 2023
On ne s’habituera jamais à l’horreur, et chaque témoignage sur les camps d’extermination apporte son lot de questions sur « l’espèce humaine », à la suite de celles que se pose Robert Antelme. En lisant Survivre un jour de plus, on se demande comment des hommes, des médecins devenus bourreaux, ont pu faire subir les atrocités infligées à leurs victimes sous prétexte d’expérimentations médicales, et comment les victimes – du moins certaines d’entre elles – ont pu résister aux souffrances. Cette résistance, Eva Mozes Kor l’explique par l’amour que sa jumelle Miriam et elle se portaient mutuellement, ce qui constituait un soutien inébranlable : « Nous nous raccrochions l’une à l’autre parce que nous étions des jumelles. Nous comptions l’une sur l’autre parce que nous étions des sœurs. Et parce que nous appartenions à la même famille, nous ne renoncions pas. ». Ajoutons à cela une force de caractère exceptionnelle : « Je ne suis pas morte, me répétais-je. Je refuse de mourir. Je vais me montrer plus futée que ces docteurs, prouver à Mengele qu’il a tort, et sortir d’ici vivante. ».
Âgées de dix ans, Eva et Miriam, Juives nées en Roumanie, ont été déportées à Auschwitz avec leur famille – leurs parents et leurs deux sœurs, qu’elles ne reverront pas. C’est leur long calvaire qu’avec l’étroite collaboration de Lisa Rojany Buccieri l’auteure relate ici : le départ forcé de leur village sous le regard muet d’une population rongée par l’antisémitisme, l’arrivée brutale au camp, les expériences inhumaines faites sur les jumeaux, et donc sur Eva et Miriam, par Mengele et ses sbires, les maladies, la faim, la peur incessante de la séparation et de la mort, mais le courage inaltérable. Enfin la déroute nazie, la libération par les Russes (qui ne manquent pas de mettre en scène le film de la sortie du camp), et la question de l’avenir qui se pose aux deux fillettes maintenant seules : « Nous avions survécu à Auschwitz. Nous avions onze ans. Nous n’avions désormais qu’une question en tête : comment allions-nous rentrer chez nous ? ». Après maints détours, c’est le retour au village de Porţ, le malaise qui les prend en réalisant que ce ne sera plus jamais comme avant, et la volonté de se construire « une nouvelle vie ». Pendant cinq ans elles vivront à Cluj chez leur tante, puis, avec les difficultés que l’on devine sous le régime roumain de l’époque, ce sera le départ pour Israël.
Devenue par la suite américaine, Eva Mozes Kor a fondé « une association de soutien aux jumeaux ayant survécu aux expérimentations de Josef Mengele, et a aidé à faire pression sur plusieurs gouvernements afin que soit retrouvé ce dernier. ». Après le décès de Miriam, elle a ouvert à sa mémoire le « Musée et centre éducatif de la Shoah », et est devenue une ambassadrice de la paix et du pardon – conformément à ce qu’elle espèrait transmettre aux jeunes générations et qui conclut l’ouvrage : ne jamais renoncer, et pardonner à ses ennemis. Ce livre poignant, illustré par d’émouvantes photos, est à la fois témoignage nécessaire, leçon de courage et « message de pardon ».
L'ouvrage a été publié pour la première fois en 2009 sous le titre Surviving the Angel of Death: The Story of a Mengele Twin in Auschwitz, puis en 2018 dans une traduction française de Blandine Longre sous le titre Survivre un jour de plus - Le récit d'une jumelle de Mengele à Auschwitz aux éditions Notes de Nuit. Après le décès d’Eva Mozes Kor en 2019, une nouvelle édition est parue en 2020 en anglais et en 2023 en français, augmentée d’une postface de l’éditrice Peggy Tierney, qui insiste sur certains traits de caractère d’Eva comme la ténacité et la détermination, le sens de l’humour et du pardon, et qui écrit : « Si une rescapée d’Auschwitz d’un mètre quarante-cinq, orpheline, réfugiée, immigrée, agente immobilière avec un accent roumain vivant à Terre Haute, dans l’Indiana, a été en mesure de trouver un public international pour propager son histoire et son message, alors chacun de nous est capable de changer les choses, qui que nous soyons et où que nous vivions. »
Jean-Pierre Longre
22:49 Publié dans Essai, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, autobiographie, anglophone (États-unis), eva mozes kor, lisa rojany buccieri, peggy tierney, blandine longre, armand colin, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
08/06/2024
Jusqu’à la poésie
Pierre Soletti, 36 000 choses à faire avant de rejoindre Perec, Les Carnets du Dessert de Lune, 2024
C’est un petit livre qui se présente dans toute la simplicité des tapuscrits de naguère, nés de ces bonnes vieilles machines à écrire dont les touches, à la fin, semblent se coincer jusqu'à l'illisibilité. Mais si l’on ne découvre pas les « 36 000 » choses prévues, on peut aller jusqu’au numéro 327 sans coup férir, et la référence à Perec n’est pas un hasard, Perec que l’on croise ouvertement dans le souvenir de Je me souviens ou dans un effacement du « e » comme dans La Disparition, mais aussi en filigranes dans nombre de formules jouant oulipiennement avec les mots (« Les murmures ont des oreilles », « Donner le change / Changer la donne », « Manquer de peau ») ou détournant des phrases célèbres (« Être ou ne pas être, la difficulté est de se renouveler », « Longtemps se lever de bonheur »…).
On croise donc ouvertement ou non Shakespeare, Proust, aussi H.G. Wells (malicieusement, sans le voir), et même si, comme en réponse à l’obsession de Perec, on cherche à ranger le mieux possible sa bibliothèque, l’essentiel, c’est ce qui ressort de tout cela : « Se noyer dans les mots jusqu’à la poésie. » Et alors, ces mots opèrent des associations d’idées (« un palais idéal » et « des facteurs à cheval »), font chanter les oiseaux, conduisent vers des lointains exotiques sur des « vaisseaux pirates », permettent de « repeindre les nuits blanches » ou, à la manière de Ghérasim Luca dans Levée d'écrou, d’« écrire à des adresses inconnues sans attendre de réponses. »
Ou alors si l’on veut des réponses, forcément incomplètes et laissant libre cours à l’imagination débridée et à l’inspiration poétique, il convient de lire et de relire, dans l’ordre ou le désordre, les petites et grandes phrases de Pierre Soletti.
Jean-Pierre Longre
23:54 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : poésie, francophone, pierre soletti, les carnets de dessert de lune, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
28/05/2024
« Mourir à vingt ans pour la liberté »
Hervé Le Tellier, Le nom sur le mur, Gallimard, 2024
Comme souvent, c’est le hasard qui fut le déclencheur. La suite est le fait de l’auteur et de son héros. Celui-ci, dont le nom fut découvert sur le mur de la maison qu’Hervé Le Tellier venait d’acheter dans la Drôme, est au nombre des jeunes gens qui décidèrent de combattre l’envahisseur nazi, et qui en moururent. André Chaix, né en 1924, a été tué en août 1944 à Grignan avec plusieurs de ses camarades par des mitrailleurs allemands, et enterré à Montmeyran, où il est né, après avoir vécu à La Paillette, près de Dieulefit.
Les quelques éléments recueillis – photos, témoignages, documents – permettent à Hervé Le Tellier de reconstituer par bribes (des « poussières », écrit-il) l’histoire du jeune homme, son enfance, sa jeunesse d’apprenti aux « Céramiques de Dieulefit », son amour pour Simone, son engagement dans les FTP. Même si, parfois, l’imagination se permet quelques libertés, ce livre n’est pas un roman, et les éléments biographiques sont assortis de retours sur le passé collectif : « L’Histoire est forcément là, puisqu’André en fut à la fois acteur, héros et victime. » Nous pouvons alors apprendre ou réapprendre, par exemple, la signification des abréviations désignant les mouvements de résistance (FTP, FFI et maints autres), avoir des précisions sur le rôle majeur joué par Dieulefit, comme par le Chambon-sur-Lignon, pendant l’occupation, sur le Maquis Morvan, sur certains épisodes de la guerre et sur les blindés de la IIe Panzerdivision (ceux qui ont tué André), ou sur ces anciens nazis français qui participèrent à la fondation du FN (devenu Rassemblement National)… Les rappels factuels fondent aussi des réflexions sur le nazisme, sur le phénomène de la « soumission à l’autorité, la pression des pairs » qui « fabriquent à la chaîne des tueurs sans états d’âme. »
Face à cela, l’humain : l’amour d’André pour Simone, avec les photos et les mots, émouvants et parfois quasiment prémonitoires, qui le confirment (« Première photo avec toi ma chérie qui seras toujours pour moi la douce et pure Simone de mes amours. Avec toi nous parcourrons la vie dure parfois mais rien ne nous séparera à part la mort. Mes doux baisers. Ton Dédé de toujours. »), un amour qui entraîne quelques confidences de l’auteur lui-même ; l’évocation du fameux livre Le Tour de France de deux enfants, dont André gardait précieusement une page qui « raconte comment le savoir peut dompter la peur » ; une autre évocation, celle d’amis anciens de l’OULIPO (dont Hervé Le Tellier est le président), Italo Calvino, qui fut lui aussi maquisard de son côté, François Le Lionnais, qui fut déporté au camp de Dora, auquel je (l’auteur de cette chronique) ne peux penser sans une forte émotion, puisque mon oncle maternel Pierre Penel, résistant sous le nom de Marceau, y fut déporté après avoir été arrêté et torturé à Lyon, et y mourut à 22 ans, en janvier 1945 ; une rue de Saint-Genis Laval porte son nom, qui est aussi gravé sur une stèle du cimetière de Peyrus, village de la Drôme d’où la famille de Pierre (la mienne, donc) est originaire et où il allait souvent voir ses grands-parents, non loin du Montmeyran d’André… Deux destinées dont la proximité est trop flagrante pour ne pas être signalée…
Trêve de confidences familiales… Je finirai, sans autre commentaire, par un paragraphe essentiel du livre : « L’année 2024 est celle du centenaire de la naissance d’André Chaix, et quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du racisme et du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction. Alors, je n’ai pas voulu que ce livre évite le monstre contre lequel André Chaix s’est battu, ne donne pas la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et ne questionne pas notre nature profonde, notre désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire. »
Jean-Pierre Longre
18:50 Publié dans Essai, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, histoire, biographie, hervé le tellier, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
20/05/2024
L’individu et le parti
Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni d’après le manuscrit original de 1940, Calmann Lévy, 2022
En 2015, Matthias Wessel découvrit à Zürich le tapuscrit original (en allemand) du fameux roman d’Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, écrit entre janvier 1939 et mars 1940. Avant 2022, on ne pouvait lire en français que la traduction de la version anglaise elle-même publiée par la compagne de l’auteur en 1940. La nouvelle traduction, absolument fidèle au texte d’origine, est ainsi beaucoup plus fiable que la précédente.
Le « Zéro », c’est l’individu, « l’Infini », c’est le parti : « Le parti refusait tout libre arbitre à l’individu – et dans le même temps, il exigeait de lui une abnégation absolue, il attendait qu’il lui soumette sa volonté. » Si à aucun moment le pays et ses dirigeants ne sont nommés, on devine que l’intrigue dénonce l’URSS de Staline et les « procès de Moscou » dont les accusés étaient jugés d’avance – et Arthur Koestler, fidèle au communisme jusqu’en 1938, en connaissait bien les rouages. Roubatchov, ancien dirigeant du parti, est arrêté et, dans la prison où il est enfermé, va subir trois interrogatoires avant d’être condamné. Son premier procureur, l’un de ses anciens amis, admet peu ou prou la discussion – et c’est ce qui le perdra lui-même. Roubatchov en profite pour émettre ses opinions sur les erreurs et les aberrations du régime : « Tout est enseveli, les gens, les découvertes, les espoirs. Vous avez tué le « nous », vous l’avez éradiqué. Tu affirmes que les masses vous soutiennent encore ? C’est aussi ce que prétendent quelques autres chefs d’État en Europe. […] Les masses sont redevenues sourdes et ne disent plus rien, elles sont le grand epsilon silencieux de l’histoire, aussi indifférent que la mer qui porte les bateaux. […] À l’époque, nous avons fait l’histoire. Aujourd’hui, vous faites de la politique. Toute la différence est là. »
Roman emblématique, Le Zéro et l’Infini est certes fondé sur les agissements et l’idéologie implacable et meurtrière d’un pays et de son « N° 1 », à une époque donnée, et c’est ce qui a en partie fait son succès. Mais celui-ci est dû aussi à sa manière de démonter le fonctionnement de tous les totalitarismes, qui obéissent à un principe : la fin justifie les moyens. C’est ainsi que l’explique sans états d’âme Gletkine, le second procureur de Roubatchov : « Nous n’avons pas hésité à trahir nos amis et à pactiser avec nos ennemis pour conserver le bastion. Telle était la mission que nous avait assignée l’histoire du monde, à nous qui portions la première révolution victorieuse. Ceux qui avaient la vue courte, les beaux esprits, les moralistes ne l’ont pas compris. Mais le chef du mouvement avait compris que tout dépendait de ce point-là : avoir le plus de souffle face à l’Histoire, faire en sorte que ce soient les autres qui disparaissent, et pas nous. » Des affirmations que pourraient proférer les dictateurs de tous les temps, y compris du nôtre.
Jean-Pierre Longre
23:55 Publié dans Histoire, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, histoire, arthur koestler, olivier mannoni, calmann lévy, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
13/05/2024
Un fantôme de la littérature suisse
Le Persil n° 212-213-214-215-216, Le cas Chessex, hiver 2023-2024.
En quatre chapitre bien fournis, Jacques Chessex est ici présenté en long, en large et en profondeur, sous tous les aspects de son œuvre et de son héritage. Quatre chapitres donc (« Raconter Chessex », « Lire Chessex », « Étudier Chessex », « Écrire Chessex »), sous la plume de « quarante personnalités du monde littéraire, artistique et académique du monde francophone », le tout coordonné par Ivan Garcia qui a lu, relu, questionné, et qui livre le résultat de plusieurs années de travail d’enquêteur.
Tous les genres sont ici pratiqués – et ainsi Chessex se révèle-t-il comme un incitateur posthume : des narrations, des entretiens, des chroniques et analyses littéraires, des souvenirs, des poèmes (dont un de Marius Daniel Popescu en personne, le fabricant du Persil), des fictions, des portraits de Jacques Chessex, photographiques ou peints. Au grand format du Persil, nous profitons d’une contribution considérable à la connaissance du « seul Goncourt suisse » - mais ce titre n’est qu’un détail dans la construction d’une œuvre elle-même considérable. Et malgré ledit titre, il est un auteur encore trop méconnu. Il traverse apparemment un « purgatoire ». « Mais, écrit Ivan Garcia, cette retenue face à l’œuvre du seul Goncourt suisse ne traduit-elle pas autre chose ? L’auteur est gênant, clivant, problématique… Même mort, son fantôme garde quelque chose d’encombrant. Soyons honnête. Un spectre hante la littérature de Suisse romande, celui de Jacques Chessex. » Eh bien, restons aussi honnête, au long de ces soixante-dix pages son fantôme nous apparaît dans toute sa force.
Les auteurs : Ivan Garcia, Nils Andersen, Alexandre Voisard, Alain Freudiger, Pierre-Yves Lador, Ivan Farron, Marius Daniel Popescu, Marc Agron, Pierre-Alain Tâche, Gilbert Salem, Michel Moret, Thierry Romanens, Bertil Galland, Amaury Nauroy, Romain Puértolas, Michel Thévoz, Karim Karkeni, Philippe Leignel, Philippe Claudel, Maxime Sacchetto, Sami Zaïbi, Max Lobe, Blaise Hofmann, Quentin Mouron, Anne Marie Jaton,Jean-Michel Olivier, Serge Molla, Arthur Pauly, Heidi Warneke, Daniele Maggetti, Sylviane Dupuis, Stéphane Pétermann, Denis Bussard, Jean-Marie Reynier, Valmir Rexhepi, Jérôme Meizoz, Schüp, Alexandre Caldara, Arthur Billerey, Yves Gindrat, Myriam Matossi, Jacob Berger… et Jacques Chessex.
Après ce quintuple numéro, un numéro triple est consacré à des « textes inédits d’auteurs de Suisse romande », prose et poésie. Se succèdent au fil des pages : Jean-Jacques Busino, Esther Sarre, Matthieu Ruf, Emmanuelle Robert, Jean-Noël Cuénod, Marie-José Imsand, Pier Paolo Corciulo, Jean Prétôt, Victor Louis Joyet, Noémie, Sadowski, Florian Sägesser, Pierre Louis Péclat, Béatrice Riand, Laure Federiconi, Olivier Beetschen, Jérôme Meizoz, Quentin Mouron, Olivier Vonlanthen. Qui peut dire, côté français, que la Suisse manque de plumes ?
Le Persil n° 217-218-219, février 2024
Jean-Pierre Longre
Le Persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.
Tél. +41.21.626.18.79
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E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr
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05/05/2024
« Collés contre des vitres troubles »
Jean-Baptiste Andrea, Des diables et des saints, L’Iconoclaste, 2021, Collection Proche, 2023.
Sauf quelques exceptions, les Prix Goncourt ne reposent pas sur du sable. Les lauréats ont généralement et précédemment à leur actif des ouvrages solides, parfois ignorés. Avant d’obtenir le sien pour Veiller sur elle (dont on trouvera ailleurs qu’ici de nombreuses recensions), Jean-Baptiste Andrea avait publié avec un succès mérité quelques romans, dont Des diables et des saints.
Pianiste se produisant partout où il trouve un instrument, gares, aéroports et autres lieux publics, Joe va nous faire des confidences, nous raconter sa vie à partir du moment où il fut victime d’une « infirmité [qui] ne figure pas dans les encyclopédies médicales ». Après seize ans d’une vie sous la houlette de parents pleins de projets pour lui et frisant selon lui la tyrannie, élève d’un professeur de piano d’une exigence tout aussi ferme, il perd brusquement tout cela, ce bonheur insoupçonné, lorsque ses parents et sa sœur meurent dans un accident d’avion. « De toutes les malédictions des prophètes, de toutes les pestilences qui ravagent la terre, j’avais attrapé la pire. J’étais orphelin comme on est lépreux, phtisique, pestiféré. Incurable. »
Alors va se dérouler une vie « aux Confins », orphelinat qui porte bien son nom, et qui est mené par un prêtre retors, diable déguisé en saint, servi par un ex militaire aussi brutal que borné ; un prêtre qui, paradoxalement, se décerne le titre de « père », « en vertu d’un pouvoir décerné par l’État », et qui en profite pour manier le goupillon avec un zèle cynique, allant jusqu’à enfermer les enfants trop rétifs, « brebis égarées », dans « l’Oubli », un cachot humide et sordide. Joe tient seulement grâce à son amitié attentive pour un garçon fragile et mutique, aux souvenirs de ses leçons avec son professeur Rothenberg qui lui faisait jouer du Beethoven, exclusivement du Beethoven, grâce aussi à un amour peu à peu révélé pour Rose, à qui il est chargé de donner des cours de piano, ainsi qu’aux réunions clandestines de la « Vigie », petit groupe de pensionnaires guettant la nuit et rêvant de s’enfuir, ce qui leur fera courir les pires risques.
« Johann Sebastien Bach, orphelin. Caravaggio, orphelin. Ella Fitzgerald, Coco Chanel, orphelines. Anton Bruckner, Louis Armstrong, Ray Charles, John Lennon, Billy the Kid, Tolstoï, Chaplin, orphelins. Et mille visages en cet instant, mille visages que nous ne connaissons pas, pas encore en tout cas, collés contre les vitres troubles, orphelins. » Ajoutons-y Joe, « le vieux qui joue du piano », et dont Jean-Baptiste Andrea a su nous faire vivre avec une implacable émotion le passé terrible et malgré tout jamais désespéré, toujours en attente du bonheur, au rythme de la musique et de l’amitié, une vie où se côtoient et parfois se confondent diables et saints.
Jean-Pierre Longre
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28/04/2024
« Trompettes de la Renommée » au temps des réseaux sociaux.
Lydie Salvayre, Irréfutable essai de successologie, Seuil, 2023, Points, 2024
On s’en souvient, Georges Brassens chanta naguère son refus de prêter le flanc à la « déesse aux cent bouches », de dévoiler les secrets (même fictifs) de sa vie privée ; on peut être sûr que s’il vivait actuellement, il refuserait tout autant de se répandre sur les réseaux sociaux. La veine satirique de Lydie Salvayre, si elle prend des itinéraires différents, poursuit le même but, celui dont Shakespeare, placé en exergue de cet « Irréfutable essai », montrait le chemin, sur lequel « les places d’honneur sont pour les plus indignes. »
Comme son titre l’indique, l’ouvrage est un essai, c’est-à-dire qu’il analyse d’une manière méthodique les tenants et les aboutissants de son sujet : d’abord définir le succès, facteur en particulier de séduction et de richesse ; puis étudier les différentes familles de succès, portraits pittoresques à l’appui, ironiques à souhait, tels celui de « l’influenceuse bookstagrammeuse », passée forcément par Dubaï, et dont le principal mérite réside dans les formes rebondies de son physique refait, ou celui de « l’homme influent », héritier fortuné qui se pique d’être mécène, que l’on craint (« ça l’enchante »), que l’on « aime d’un amour apeuré »… Plusieurs chapitres sont, bien sûr, consacrés à la littérature : « Les diverses variétés d’écrivains », dont ceux et celles qui répètent à l'envi qu'ils ont trahi leur classe sociale, « Les critiques littéraires », qui peuvent être, par exemple, « tueurs en série » ou « consciencieux ». Et puis, ceci peut servir, « Comment obtenir un succès littéraire » (ou d’ailleurs « en tous domaines »), comment cultiver « l’art de paraître » (rien à voir avec le talent), comment utiliser les amis, les réseaux sociaux etc.
Ce livre est un chef-d’œuvre d’ironie, de second degré (pas sûr que la « bookstagrammeuse », qui comme quelques autres en prend pour son grade, sache ce qu’est le second degré, elle qui prend Sainte-Beuve pour une sainte ou le grand Chamfort du XVIIe siècle pour un chanteur.) À ce propos, Lydie Salvayre n’hésite pas à parsemer son argumentation de maximes bien senties ; quelques échantillons : « Tous les imbéciles aiment à être approuvés » ; « Un véritable ami est un bon placement » ; « Les humains d’aujourd’hui placent tous leur salut dans l’opinion publique » ; « Les gens de grand talent ne rencontrent de leur vivant qu’incompréhension et jalousies ». « Mais » (titre du dernier chapitre), elle n’hésite pas non plus, en apothéose finale, à oublier le second degré et à proclamer ce qui pour elle est la meilleure attitude à avoir : dire Non, notamment, « aux lois qui mènent censément au succès en vous mordant le cœur et en vous broyant l’âme », « Non à ces livres sans nerfs, sans os, sans chair, sans poids, ces livres sans bonté, sans joie, sans rage et sans exultation, ces livres sans épines, ces livres sans arêtes, ces livres bien prudents, bien polis, bien proprets, ces livres bien nippés, bien peignés, pommadés, ces livres écrits à l’eau tiède à l’usage des tièdes et qui châtrent, affadissent et dévoient toutes les choses qu’ils nomment. » Qu’on se le dise, surtout en période de « rentrée littéraire » !
Jean-Pierre Longre
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21/04/2024
Le regard aigu de Queneau
Raymond Queneau, Allez-y voir, Écrits sur la peinture, édition établie, présentée et annotée par Stéphane Massonet, Gallimard / Les cahiers de la NRF, 2024.
Raymond Queneau avait de nombreuses cordes à son arc, et parmi elles la fibre artistique vibrait généreusement. Ses propres œuvres ont été présentées par Dominique Charnay dans un bel ouvrage, Queneau, dessins, gouaches et aquarelles (Buchet-Chastel, 2003) – et n’oublions pas que son fils Jean-Marie fut lui-même peintre, graveur, illustrateur. On peut donc penser que lorsqu’il commente les œuvres des artistes de son temps, il le fait en connaissance de cause. Dans l’avant-propos d’Allez-y-voir, ce livre qui rassemble tous les textes de l’écrivain consacrés aux peintres, graphistes et sculpteurs, Stéphane Massonet analyse le cheminement critique de l’écrivain : « Lorsque Raymond Queneau écrit sur la peinture, il suit l’œil du peintre comme une dialectique du voir et du non-vu. L’œil du peintre est un révélateur. Il montre à l’amateur ce qu’il ne peut voir. » Queneau lui-même l’affirme, à propos de Mario Prassinos : « Si la fonction du peintre est de révéler dans l’univers ce que l’œil commun ne peut y voir et si, mieux même, elle oblige ce monde à se montrer objectivement tel que la sensibilité de l’artiste le transcrit d’avance au moyen de couleurs étalées sur une surface plane, alors Prassinos peut se dire peintre. »
Dans cette perspective (et dans quelques autres), Queneau a ses préférences, ses amitiés aussi : outre Prassinos, Enrico Baj, Jean Hélion, Élie Lascaux, Picasso, Jean Dubuffet et bien sûr Joan Miró. Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à Maurice de Vlaminck, à Félix Labisse, à Gala Barbisan, à François Arnal et à quelques autres ; ni même de composer un poème sur « L’atelier de Brancusi », qui « a trouvé refuge dans un musée / mais le sculpteur arpente toujours le pavé »…
À quoi reconnaissons-nous l’écriture de Queneau ? À la précision du style, à l’emploi des mots adéquats, à l’originalité des sujets, à la combinaison du rire et du sérieux. C’est par exemple le parallélisme entre « Picabaj et Bacasso », l’un de « Barcelan », l’autre de « Milone », ou la mise en avant, à propos de Massin, de la S.P.A. ou « Société Protectrice de l’Alphabet », ou encore la confusion (jouée) entre Eric von Stroheim et Jean Dubuffet… Ne nous étonnons donc pas de lire, à propos de Baj : « Il équilibre parfaitement le sérieux et l’amusement, j’entends ce qui l’amuse (lui) et ce qu’il estime sérieux, et c’est ce jeu de forces qu’on ne peut expliquer, mais indicible, car c’est dans ce jeu que réside le secret. »
C’est aussi le secret de l’écriture de Queneau lui-même, qui n’hésite pas, parfois, à parler de lui, sans narcissisme et toujours pour aboutir à l’art – par exemple pour évoquer Élie Lascaux, leur amitié et l’œuvre du peintre. L’art, toujours, sous le regard aigu d’un écrivain qui sait reconnaître ce qui se tapit sous les apparences : « Un tableau de Lascaux a cette rare qualité que, se présentant comme la simple pellicule des choses, il conserve précisément toute la profondeur de la réalité : tout est devant nous. » C’est pourquoi, pour Queneau, peinture et poésie fusionnent, comme il l’écrit à propos de Miró (dont il est abondamment question dans le livre) : « La poésie de Miró n’est pas seulement dans cette technique et, si j’ai insisté sur tout cet aspect, explicable et construit, de ses toiles, ce n’est que pour en permettre la lecture. Un poème doit être lu dans sa langue originale : il faut apprendre le miró, et lorsqu’on sait (ou que l’on croit savoir) le miró, alors on peut se mettre à la lecture de ses poèmes. » Le titre est un bel encouragement, et la promesse implicite est tenue : ce livre donne une furieuse envie d’aller voir ou revoir avec des yeux neufs les œuvres dont il y est question.
Jean-Pierre Longre
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14/04/2024
L’art, l’amour, les échecs
Antoine Choplin, Partie italienne, Buchet/Chastel , 2022, Points, 2023
Gaspar, artiste en vogue amateur d’échecs (le jeu) et d’anagrammes (autre jeu), a quitté Paris, ses contraintes, ses mondanités et ses sollicitations (notamment celles, toujours pressantes, de son agente Amandine), pour se réfugier à Rome, où il passe beaucoup de son temps Campo de’ Fiori, au pied de la statue de Giordano Bruno, à affronter pacifiquement ceux qui veulent bien jouer une partie d’échecs avec lui.
Ceux, et celles. Un jour s’assoit face à lui une jeune femme qui s’avère être une redoutable adversaire, avec laquelle les rencontres vont se renouveler au-delà du jeu, se transformant peu à peu en rencontres amoureuses. Si Gaspar est venu à Rome pour se changer les idées, elle, Marya, est venue de son pays, la Hongrie, pour le vin (elle est œnologue), et surtout pour retrouver les traces de « feuilles de parties » d’échecs jouées par son grand-père, Simon Papp, mort à Auschwitz après y avoir été obligé de disputer des parties avec l’un de ses geôliers, Achill Flantzer. « Ces feuilles de parties, reprend Marya, sont le seul écho qui puisse nous parvenir de ses derniers mois au camp. De ses dernières semaines. Jours même, qui sait. Les coups qu’il a joués à ce moment-là, comme des paroles ultimes. Des messages dans une bouteille jetée à la mer juste avant le naufrage. »
La recherche dans laquelle elle entraîne Gaspar, et qui passe par le Vatican, les mène chez un ermite des Abruzzes et va aboutir à une ultime partie disputée en pleine nuit, à la lueur des bougies, au pied de la statue de Giordano Bruno, avant la séparation du couple. Mais Gaspar n’en a pas fini avec le philosophe victime de l’inquisition, qui va faire l’objet d’une performance artistique spectaculaire en plein Paris figurant « l’émerveillement, la révolte ». Ajoutons à cela l’amour, puisqu’il est, avec l’art et les échecs, au cœur de ce roman à la fois ludique et grave, multiple et singulier.
Jean-Pierre Longre
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06/04/2024
Dans l’intimité du penseur
Cioran, Manie épistolaire, Lettres choisies 1930-1991, édition établie par Nicolas Cavaillès, Gallimard, 2024
Le 29 avril 1974, Cioran écrit à son ami d’enfance Bucur Țincu : « Mieux que personne, j’ai eu la vie que j’ai voulue : libre, sans les servitudes d’une profession, sans humiliations cuisantes ni soucis mesquins. Une vie presque rêvée, une vie d’oisif comme il en existe peu en ce siècle. » Un an plus tard (dans le volume, une page plus loin), à un autre ami, Arşavir Acterian : « Ma vie continue avec les inévitables ennuis dont je ne cesse de me plaindre. Je vois trop de monde. Je perds mon temps en conversations, en palabres, car les cinq continents s’étant donné rendez-vous dans cette ville, je dois, comme tout un chacun, en subir les conséquences. J’estime béni le jour sans visite. » Qu’en déduire ? Ce que l’on a déjà remarqué à la lecture des œuvres de l’auteur : adepte d’une écriture fragmentaire, il cultive le paradoxe – et ici il le fait jusque dans ses impressions intimes, qui n’échappent pas aux « flottements continuels ». La « manie épistolaire » est un terrain idéal pour cela.
Dès les premières lettres, alors qu’il est encore tout jeune, se signale comme en germe ce qui caractérisera Cioran et son œuvre : l’expression des tourments et de la douleur, l’aveu d’un narcissisme qui pourtant peut s’inscrire dans une vision collective : « Devant le destin individuel les formes historiques et politiques n’arrivent à rien. Hitlérisme ou communisme, les gens souffrent de la même manière et meurent de la même manière. Le destin, l’irréparable intérieur, voilà à quoi tout se réduit. » (1933). De même l’opposition entre l’esprit roumain, son « subjectivisme malheureux », et l’esprit français : « La France est le pseudonyme de l’intelligence. » D’où, entre autres raisons, l’adoption de la langue française : « Quoique le français soit ardu, je l’ai adopté, ne fût-ce que pour les difficultés que j’y rencontre : je n’écrirai plus jamais en roumain. » (1947), cela même en l’absence d’illusions : « Je ne serai écrivain dans aucune langue. Mon malheur est d’avoir cru que l’âme est tout, alors que les mots sont les véritables dieux. » (même lettre).
Ce choix de lettres (traduites du roumain pour les premières et plusieurs adressées à la famille ou à certains amis, quelques autres traduites de l’allemand, la plupart écrites directement en français) nous fait parcourir l’existence intime de Cioran entre ses 19 ans et ses 80 ans, avec ses fluctuations, ses évolutions (en amitié, en politique), ses difficultés matérielles et financières, ses maladies, ses rapports avec sa famille, ses sentiments, un ultime amour pour une admiratrice allemande, un surprenant engouement pour les travaux campagnards (« Rien ne me comble autant que ce genre de travaux pour lesquels – ne riez pas – j’ai été fait. »). Et bien sûr nous rencontrons ses amis (Bucur Țincu, Arşavir Acterian et sa sœur Jeni, Armel Guerne, Mircea Eliade…) et nous croisons des écrivains comme Eugène Ionesco, Benjamin Fondane, çà et là Flaubert, Valéry, Beckett et tant d’autres, sans parler des philosophes du passé et du présent. Même si les livres de Cioran laissent entrevoir des pans importants de sa personnalité, ces lettres, judicieusement choisies par Nicolas Cavaillès, révèlent la personne de l’auteur, son isolement farouche et ses compromis avec la société, ses aveux et ses vérités. Dans un style toujours impeccable, parfois délicieusement classique (voir par exemple l’expression « un livre de ma façon »), un apport majeur non seulement à la connaissance de l’homme, mais aussi à la compréhension de son œuvre.
Jean-Pierre Longre
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31/03/2024
Mystères et métamorphoses dans les Rocheuses
Thomas Wharton, Le champ de glace, traduit de l’anglais (Canada) par Anne Damour, Rivages poche, 2023
Fin XIXe siècle. Dans les Rocheuses canadiennes, au-dessus de Jasper, le docteur Edward Byrne participe à une expédition quand, sur le glacier Arcturus, il tombe dans une crevasse à travers les parois de laquelle, dans la transparence de la glace, lui apparaît « une pâle silhouette humaine munie de deux ailes. » Sauvé par ses compagnons, recueilli par Sara, une femme attentive, quelque peu mystérieuse, il restera comme aimanté par ce massif montagneux au cœur duquel s’étend un « champ de glace » attirant.
Cherchant à percer l’énigme de cette vision, il y retournera et y séjournera régulièrement pendant de nombreuses années, trouvant des amitiés et un amour singulier, et passant beaucoup de temps à étudier les mouvements des glaciers, grimpant périodiquement le long des moraines et notant ses observations. « Il ne fait aucun doute que le glacier est en train de reculer. Le front ressemble à une grosse lèvre en surplomb, incurvée, entaillée de dépressions longitudinales provoquées par la fonte saisonnière. La pente frontale varie entre vingt et trente degrés, un écart qui démontre également l’état instable du glacier. L’étape suivante sera logiquement de déterminer aussi précisément que possible la vitesse d’écoulement et la moyenne annuelle du retrait. » Passionné par ce qui deviendra la glaciologie, il assiste cependant avec appréhension à la transformation de la région en « parc naturel » traversé par une voie ferrée prolongée par une route destinée à mener les touristes au cœur de la montagne et de son « paysage arctique en miniature » – cela malgré les paroles rassurantes de l’initiateur de l’opération, son ami Trask : « Personne ne viendra vous envahir, Ned, c’est tout ce que je voulais vous dire. On conduira les touristes jusqu’au rond-point final où ils seront autorisés à quitter le véhicule et à jeter un rapide coup d’œil alentour, dix minutes maximum. On ne s’approchera pas de votre maudite grotte d’ermite. »
Roman d’aventures avec péripéties et accidents parfois mortels, mystères à dénouer sur fond de légendes à coloration fantastique, Le champ de glace reflète aussi les préoccupations des amoureux de la nature et de la solitude confrontés aux avancées de la civilisation moderne et des dimensions commerciales qu’elle apporte avec elle. Et même si l’intrigue se situe il y a plus de cent ans, il met en avant la métamorphose de la nature sous l’effet des transformations climatiques et des interventions intempestives des humains.
Jean-Pierre Longre
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24/03/2024
La révolte et le mitard
Jean-Pierre Martin, N’oublie rien, Éditions de l’Olivier, 2024
Après mai 1968, souvenons-nous, la révolte a continué. Les acquis et les accords n’ont pas empêché certains groupes de lutter contre l’oppression patronale, par exemple celle des chantiers navals de Saint-Nazaire chargés de construire des navires géants. Jean-Pierre Martin, qui avait abandonné ses études de philosophie pour s’établir comme ouvrier et qui militait au sein de la Gauche prolétarienne, n’a rien oublié du soutien aux actions symboliquement violentes ni des distributions de tracts, et de leurs conséquences : pour lui, deux mois d’isolement à la prison de Saint-Nazaire, « enfermé avec moi-même », écrit-il. « Mais pas question de ramollir. » « N’oublie pas les ouvriers blessés, mutilés ou morts à la tâche, victimes de guerre de la production, ceux qu’on sacrifie au tonnage d’un pétrolier ou au rendement d’une chaîne. »
Donc le mitard, seul avec soi-même, pour uniques distractions l’apparition régulière d’un gardien avec la gamelle de pitance, une lucarne laissant voir un petit bout de ciel (même pas le toit que pouvait apercevoir Verlaine), une araignée tissant sa toile et amicalement appelée Hélène, la promenade quotidienne entre quatre hauts murs, quelques bruits venus de l’extérieur… Mais cet isolement donne un relief et un goût particuliers aux rares entorses à la solitude : quelques livres, de quoi écrire, des gardiens qui, peu à peu, se mettent à parler, deux ou trois codétenus furtivement croisés, les visites de l’avocat (dont pourtant le prisonnier n’attend pas grand-chose), celles de la « visiteuse », une dame dont l’austérité bourgeoise se mue progressivement en sympathique compréhension, celle, une seule fois, des parents honteux de leur fils, l’écho sifflé de Laure, une camarade de lutte enfermée derrière le mur, côté femme… Et puis il y a le certificat qui manquait à notre prisonnier pour parfaire ses études, qu’il prépare en vitesse, et qui lui vaut la visite de son professeur et du doyen de la faculté, dignes messieurs venus tout exprès de Nantes pour l’occasion. Un beau morceau d’anthologie, cet oral passé dans le parloir avec à la clé la déclaration solennelle d’obtention de la maîtrise de philosophie !
Après le procès et son verdict (deux mois ferme), procès au cours duquel le prévenu n’a pas pu taire un discours militant, il reste quinze jours à tirer, les plus longs, les plus durs sans doute. « La sortie est comme une obsession. Ici, maintenant, est trop douloureux. Tu te sens plus que jamais claustrophobe. Tu aimerais dormir jusqu’à ta libération. » On le comprend, car jusqu’à présent on n’a pu qu’accompagner son récit attachant et poignant, enfermés avec lui dans son cachot humide et dans sa solitude révoltée, dont, promis, nous n’oublierons rien. Mais que l’on connaisse ou non Jean-Pierre Martin dans les parcours qu’il a menés par la suite, on le devine sensible à la complexité du monde : « D’un côté ton moi enfiévré et violent, de l’autre ton moi dissident, œcuménique et fraternel. […] Tout est politique, penses-tu comme tes camarades, et cependant, tu n’es pas tout à fait politique au sens strict. Plutôt affectif, affecté à fleur de peau, atteint d’une fièvre insurrectionnelle, révolté de l’intérieur par le monde tel qu’il est, désireux d’un monde tout autre. » Un monde peut-être promis par le paysage entrevu, au début du livre, à travers la vitre du fourgon pénitentiaire, et par cette « ligne d’horizon » qu’à la fin, une fois libéré, il redécouvre avec « l’œil d’un enfant ».
Jean-Pierre Longre
17:16 Publié dans Essai | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, francophone, jean-pierre martin, Éditions de l’olivier, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
17/03/2024
La poésie des insomnies
Gaëlle Josse, À quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ?, Les éditions Noir sur blanc / Notabilia, 2024
Chacun a son histoire, ses histoires, et la nuit est propice à faire surgir ces « quelques éclats [qui] demeurent au milieu des heures profondes, en veille. » Oui, « c’est l’heure des aveux, des regrets, des impatiences, des souvenirs, de l’attente. Ce sont les heures où le cœur tremble, où les corps se souviennent, peau à peau avec la nuit. On ne triche plus. Ce sont les heures sentinelles de nos histoires, de nos petites victoires, de nos défaites. » Alors Gaëlle Josse, qui sait si bien s’y prendre avec les mots intimes, évoque ces heures de veille qui sont des heures de manques, de chagrins, de pleurs parfois, mais aussi de joies discrètes et d’espoir serein.
Ils sont là, ces hommes et ces femmes qui attendent une arrivée, un retour, qui pleurent un être cher, qui guettent des silhouettes entrevues, qui savent que la mort va arriver, ou qui ne savent pas ce qu’il va se passer, qui ont décidé d’aller chercher le bonheur ailleurs, ou de rompre, ou de renouer, ou tout simplement de vivre en se disant « que, parfois, tout est bien. »
Ces brèves séquences, ces instantanés nocturnes se succèdent au rythme lent des émotions, comme des élégies, comme de délicates mélodies. On connaît la prédilection de Gaëlle Josse pour l’art, en particulier pour la musique, évoquée ici à plusieurs reprises : le « monde infini et clos » de l’aria des Variations Goldberg, le « dernier concert » d’un pianiste qui sent la virtuosité lui échapper… Mais la musique s’épanouit surtout dans la prose poétique d’une autrice qui cultive la nuance et l’harmonie, une harmonie dont la continuité est assurée par les brèves transitions entre les différentes séquences ; une ligne, deux lignes à peine comme des portées musicales, « la nuit amère, la nuit comme un gouffre, la nuit consolation », « la nuit colère, la nuit repos, la nuit ouverte, la nuit refuge », « la nuit où tombent les masques »… La tonique et son complément ici multiple, la dominante…
Et puis, parmi toutes ces « microfictions », il y en a une qui penche vers l’aveu autobiographique, qui se nourrit de l’expérience de l’écriture nocturne, qui en dit tout en quelques lignes, et par lequel on terminera cette chronique : « Parfois l’écriture l’emmène au bord du vide et la retient là, sur cette frontière, puis au dernier moment elle la sauve de l’effroi, de la tiédeur, du demi-jour et des colères tristes. Elle poursuit son travail obscur de sourcière. »
Jean-Pierre Longre
www.leseditionsnoirsurblanc.fr/catalogue-collection/notab...
21:21 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, poésie, francophone, gaëlle josse, les éditions noir sur blanc notabilia, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
11/03/2024
Une enfance en Moldavie soviétique
Lorina Bălteanu, Cette corde qui m’attache à la terre, traduit du roumain par Marily le Nir, Éditions des Syrtes, 2024
Années 1960-1970. En brefs épisodes, une fillette raconte sa vie quotidienne dans un village où se mêlent traditions rurales et contraintes plus ou moins explicites dues au régime en vigueur – le pays qui est devenu en 1991 la République de Moldavie étant alors intégré à l’URSS. Cela pour l’environnement extérieur. Mais il y a plusieurs couches de lecture dans cette narration menée avec une grande finesse : les relations familiales, avec les frères et sœurs, les parents (« Maman veut que Papa soit comme elle le veut, elle »), les grands-parents, si différents les uns des autres, sans oublier la famille éloignée ; les relations avec d’autres enfants et des figures marquantes du village, la guérisseuse, la bibliothécaire, le « beau garçon » qui « a fait le malheur de bien des filles », et surtout de celle qu’il a épousée, le milicien, Ileana qui a mauvaise réputation…
Et surtout, la vie intérieure de la fillette qui manifeste un sens aigu de l’observation tout en se laissant aller à des désirs d’ailleurs, qui fait preuve d’une intelligence précoce alliée à une fraîche naïveté enfantine. Elle combat les soucis de la vie et les petites ou grandes vexations en rêvant et en s’appropriant lucidement ses rêves : « Moi, j’aime tous mes rêves et je ne veux pas les mélanger avec ceux de mes frères. » Parmi les incitations, il y a surtout la « tante Muza », qui vit à Bucarest et dit connaître Paris. « Je parcours le monde en pensée, avec elle, parfois je vais encore plus loin, là où elle n’est pas encore parvenue, et même la voix fâchée de maman ne peut pas me faire revenir. » En fait, les gestes familiers et les petites préoccupations de la vie quotidienne sont essentiellement tournés vers l’hypothétique départ, espoir et lucidité mêlés : « La nuit, quand l’envie de partir me reprend, je sors ma lampe de poche de sous l’oreiller et, à sa lumière, je recompte mes sous à l’insu de tous. Il n’y en a pas encore assez. Moi, je veux partir loin et, pour ça, il m’en faut encore plus. »
Il n’y a apparemment rien d’exceptionnel dans ce livre. Vie familiale, vie sociale, vie scolaire, échappées réelles et imaginaires… Mais Lorina Bălteanu, qui, née en Moldavie et vivant à Paris, connaît bien le contexte de son sujet, sait parfaitement camper des ambiances et montrer les vicissitudes de la vie à travers les mots d’une enfant qui n’hésite pas à dire ce qu’elle a à dire, qui n’a pas froid aux yeux – des yeux qu’elle a vifs et acérés (d’ailleurs la plupart du temps elle « rêve les yeux ouverts »). Et si la matière narrative est puisée dans un réel historiquement et géographiquement précis, l’autrice la transforme en un récit dont la portée est à la fois générale et profondément humaine. C’est là le véritable art du roman.
Jean-Pierre Longre
Parution le 22 mars 2024
08:59 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, moldavie, roumanie, lorina bălteanu, marily le nir, Éditions des syrtes, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |