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23/07/2024

Le surineur et l’écrivain

Essai, autobiographie, Salman Rushdie, Gérard Meudal, Gallimard, Jean-Pierre LongreSalman Rushdie, Le Couteau, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Gallimard, 2024

« Je n’ai jamais vu le couteau ou du moins je n’en ai aucun souvenir. […] Elle a été bien assez efficace, cette arme invisible, et elle a accompli sa tâche. » L’attaque de Salman Rushdie en août 2022 par un homme armé d’un couteau a défrayé la chronique, et on pourrait se demander pourquoi l’écrivain revient sur cette affaire. Comprendre. Comprendre ce qui s’est passé avant, dans la tête du « A » (le nom qu’il donne à son agresseur), puis pendant les vingt-sept secondes de l’attaque, « dans le seul moment d’intimité que nous partagerons jamais. » Et raconter en détail les interminables soins qu’il a fallu endurer pour revenir à la vie, non par miracle (Rushdie n’y croit pas), mais grâce à la médecine et, peut-être, à la chance – le tout relaté avec quelques pointes d’humour bienvenues, à l’instar des surnoms donnés aux médecins spécialistes (le Docteur U pour l’urologue, le Docteur Œil, le Docteur Main etc.)

Solidairement, il y a l’amour et l’art, qui forment des cercles concentriques au cœur et autour du récit médical et psychologique. La rencontre d’Eliza et le bonheur qu’elle apporte, la « petite famille aimante [qui] s’était solidairement constituée autour de moi : mes deux fils, ma sœur, ses deux filles et une nouvelle génération qui commençait à apparaître », les amis dont plusieurs ne sont pas épargnés par la maladie…

La souffrance, la multiplicité des soins n’empêchent pas (les favorisent peut-être) les références littéraires, les allusions à une culture sans exclusives, ni surtout la réflexion, notamment les questions que se pose la victime sur celui qui a tenté de l’assassiner. Comment aller au plus profond ? En utilisant ce qui est à la portée du véritable écrivain : passer par l’imaginaire pour approcher le réel ; et voici un épisode crucial du livre : « Dans ce chapitre, j’ai rapporté une conversation qui n’a jamais eu lieu entre moi et l’homme que j’ai rencontré une seule fois dans ma vie pendant seulement vingt-sept secondes. » C’est ainsi que les choses importantes sont dites. Au surineur, endoctriné par un certain « Imam Yutubi » (humour thérapeutique), et après s’être souvenu des suites des Versets sataniques : « Vous pouviez envisager un meurtre parce que vous étiez incapable de rire. » Au même, et surtout au lecteur : « L’art défie l’orthodoxie. Le rejeter ou le vilipender pour ce qu’il est c’est ne pas comprendre sa nature. L’art place la vision personnelle de l’artiste en opposition aux idées reçues de son temps. […] L’art n’est pas un luxe. C’est l’essence même de notre humanité et il n’exige aucune protection particulière si ce n’est le droit d’exister. » À deux doigts de la mort, et de si belles vérités…

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr  

15/07/2024

Pour le théâtre contemporain

Les éditions L’Espace d’un instant

Indispensables si l’on veut connaître le théâtre contemporain d’Europe, du Moyen Orient, de la Méditerranée, les éditions L’Espace d’un instant publient des pièces à un rythme quasi mensuel. Voici leur présentation :

« Les choix de publications des éditions l’Espace d’un instant, partenaires de la Maison d’Europe et d’Orient, sont pour la plupart directement inspirés des palmarès du réseau européen de traduction théâtrale Eurodram. La ligne éditoriale est principalement orientée vers les écritures contemporaines, sans négliger les lacunes de répertoire, dans le cadre des dramaturgies d’Europe, d’Asie centrale et de Méditerranée – de l’Islande à l’Afghanistan. Elle privilégie notamment les regards critiques et la recherche théâtrale, la diversité linguistique, ainsi que les relations possibles avec les scènes francophones, sans négliger une certaine représentativité des genres et des communautés. Il s’agit quasi exclusivement de traductions théâtrales, avec quelques exceptions d’une part pour des auteurs francophones et d’autre part pour des ouvrages théoriques. Différentes anthologies (Bulgarie, Biélorussie, Caucase, Croatie, Kurdistan d’Irak, Turquie, Ukraine) ont également été publiées. Certains ouvrages ont été édités en coédition avec d’autres éditeurs. Des photographes sont sollicités pour les illustrations de couverture. La quasi-totalité des ouvrages sont accompagnés d’une préface et d’une note technique et biographique. L’Espace d’un instant a remporté le prix de la traduction 2023 du PEN Club français. Le rythme annuel de publication est d’environ une dizaine de livres par an, pour en moyenne le triple de pièces. Depuis 2001, 346 textes de 275 auteurs ont ainsi été publiés dans 137 livres (au 1er janvier 2023). »

https://parlatges.org/presentation-des-editions-lespace-d...

 

Quelques publications récentes (cliquer sur les images) :

 

Théâtre, L’Espace d’un instant, Maison d’Europe et d’Orient

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Théâtre, L’Espace d’un instant, Maison d’Europe et d’Orient

Théâtre, L’Espace d’un instant, Maison d’Europe et d’Orient

Théâtre, L’Espace d’un instant, Maison d’Europe et d’Orient

 

02/07/2024

Maria Anna, Clara, Fanny, Alma et les autres

Essai, musique, histoire, francophone, Aliette de Laleu, éditions Stock, Jean-Pierre LongreLire, relire... Aliette de Laleu, Mozart était une femme, « Histoire de la musique classique au féminin », Stock, 2022, Champs Flammarion, 2024

Maria Anna Mozart a été injustement oubliée ; ou si l’on en parle, c’est uniquement en tant que sœur du grand Wolfgang Amadeus. D’où le titre emblématique du livre d’Aliette de Laleu, qui introduit son « Histoire de la musique classique au féminin » en évoquant les sœurs de… (Maria Anna Mozart, donc, ou Fanny Mendelssohn) et les épouses de… (Clara Schumann, Alma Mahler…). « Combien de Maria Anna Mozart n’ont pas pu développer leur talent ou leur art parce que femmes ? »

L’autrice ne prétend pas faire une étude exhaustive sur les compositrices, interprètes ou cheffes d’orchestre sans lesquelles le patrimoine musical ne serait pas ce qu’il est, mais qui « ont été exclues du monde de la musique ». Toutefois, en dénonçant les préjugés tenaces, les oublis plus ou moins délibérés, les exclusions abusives, elle comble les importantes lacunes qui jonchent l’histoire de la musique. Car il y a parmi ces « effacées » des génies qui, si elles avaient été hommes, auraient connu la gloire.

essai,musique,histoire,francophone,aliette de laleu,éditions stock,jean-pierre longreConstruit avec la clarté de la chronologie, l’ouvrage nous mène de l’antiquité (Sappho bien sûr) à l’époque contemporaine (qui paradoxalement a vu décliner la création féminine) en passant par le Moyen Âge (Hildegarde de Bingen, « star historique », ou, beaucoup moins connues, les « trobairitz », qui chantaient « pour le plaisir »), puis par la période baroque (avec, par exemple, un questionnement sur le rôle d’Anna Magdalena Bach), la période classique (notamment les révolutionnaires comme Hélène de Montgeroult), le Romantisme (les sœurs ou épouses de…), l’époque moderne (les sœurs Boulanger, les premières grandes cheffes etc.), et le XXe siècle, qui laisse des questions en suspens…

L’étonnant, c’est que sur le nombre considérable de femmes musiciennes, si peu aient laissé un nom dans l’Histoire. Aliette de Laleu nous fait comprendre combien l’injustice des hommes a pesé sur cette absence. Injustice liée aux préjugés, par exemple, sur la prétendue incapacité des femmes à jouer de tel ou tel instrument, ou tout simplement à jouer dans un orchestre symphonique ; liée aussi à la condescendance manifestée à l’encontre de celles qui réussissent à diriger un orchestre (en réaction, de bienvenus orchestres féminins ont été créés au fil des années, et les conservatoires, sous la pression, ont ouvert leurs classes aux jeunes filles). Bref, si l’on veut avoir une vision réelle de l’histoire de la musique, il faut lire ce livre, qui donne aussi de belles idées d’auditions d’œuvres trop méconnues et de lectures complémentaires. Et espérons, comme Aliette de Laleu, que son travail, à la fois très documenté et tout à fait accessible, portera ses fruits.

Jean-Pierre Longre

www.editions-stock.fr 

https://editions.flammarion.com 

 

24/06/2024

Micmac en Sicile

Roman, francophone, Yves Ravey, Taormina, Les éditions de minuit, Jean-Pierre LongreYves Ravey, Taormine, Les éditions de minuit, 2022, Minuit Double, 2024

« Elle voulait en avoir le cœur net. Elle a dit, j’ai vu une forme, je te dis, on a percuté quelque chose, je ne sais pas, c’était… C’était quoi, Luisa ? enfin ? C’était… c’était, oui, je crois, une forme. » Venus prendre une semaine de vacances à Taormine, en Sicile, avec l’intention de reformer harmonieusement leur couple qui battait de l’aile, Luisa et Hammett (un prénom plein de résonances littéraro-policières) commencent par un mystérieux accident, sans doute suspect, avec leur voiture de location, « sur un chemin emprunté par erreur ». Il va falloir faire étape une nuit complète sur la place d’un village inconnu, faire effectuer une réparation clandestine, quitte à se faire arnaquer, se cacher de la police venue fouiller la chambre d’hôtel, fuir d’une manière ou d’une autre…

Ainsi résumée, l’intrigue pourrait être tout simplement celle d’un roman noir à la Dashiel Hammet, justement. Mais avec Yves Ravey, rien n’est vraiment simple. On avance en zigzags, avec des cahots et des soubresauts, le suspense confine à l’humour, qui lui-même confine à l’absurde et au tragique. Et sous le récit, indissociable de celui-ci, se posent les questions fondamentales de la responsabilité, des relations amoureuses, de la morale sociale ; des questions jamais ouvertement formulées, mais qui ne peuvent pas ne pas tarauder les lecteurs, même lorsqu’ils sont pris par l’intrigue.

Voilà l’art de Ravey : nous tenir apparemment à distance, et en même temps nous impliquer pleinement dans les méandres de sa narration et dans les tourments de ses personnages.

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdeminuit.fr

15/06/2024

Survivre, pardonner, changer les choses

Essai, autobiographie, anglophone (États-unis), Eva Mozes Kor, Lisa Rojany Buccieri, Peggy Tierney, Blandine Longre, Armand Colin, Jean-Pierre LongreEva Mozes Kor, avec Lisa Rojany Buccieri, Les jumelles de Mengele. Le témoignage unique d’une rescapée d’Auschwitz. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Armand Colin, 2023

On ne s’habituera jamais à l’horreur, et chaque témoignage sur les camps d’extermination apporte son lot de questions sur « l’espèce humaine », à la suite de celles que se pose Robert Antelme. En lisant Survivre un jour de plus, on se demande comment des hommes, des médecins devenus bourreaux, ont pu faire subir les atrocités infligées à leurs victimes sous prétexte d’expérimentations médicales, et comment les victimes – du moins certaines d’entre elles – ont pu résister aux souffrances. Cette résistance, Eva Mozes Kor l’explique par l’amour que sa jumelle Miriam et elle se portaient mutuellement, ce qui constituait un soutien inébranlable : « Nous nous raccrochions l’une à l’autre parce que nous étions des jumelles. Nous comptions l’une sur l’autre parce que nous étions des sœurs. Et parce que nous appartenions à la même famille, nous ne renoncions pas. ». Ajoutons à cela une force de caractère exceptionnelle : « Je ne suis pas morte, me répétais-je. Je refuse de mourir. Je vais me montrer plus futée que ces docteurs, prouver à Mengele qu’il a tort, et sortir d’ici vivante. ».

Âgées de dix ans, Eva et Miriam, Juives nées en Roumanie, ont été déportées à Auschwitz avec leur famille – leurs parents et leurs deux sœurs, qu’elles ne reverront pas. C’est leur long calvaire qu’avec l’étroite collaboration de Lisa Rojany Buccieri l’auteure relate ici : le départ forcé de leur village sous le regard muet d’une population rongée par l’antisémitisme, l’arrivée brutale au camp, les expériences inhumaines faites sur les jumeaux, et donc sur Eva et Miriam, par Mengele et ses sbires, les maladies, la faim, la peur incessante de la séparation et de la mort, mais le courage inaltérable. Enfin la déroute nazie, la libération par les Russes (qui ne manquent pas de mettre en scène le film de la sortie du camp), et la question de l’avenir qui se pose aux deux fillettes maintenant seules : « Nous avions survécu à Auschwitz. Nous avions onze ans. Nous n’avions désormais qu’une question en tête : comment allions-nous rentrer chez nous ? ». Après maints détours, c’est le retour au village de Porţ, le malaise qui les prend en réalisant que ce ne sera plus jamais comme avant, et la volonté de se construire « une nouvelle vie ». Pendant cinq ans elles vivront à Cluj chez leur tante, puis, avec les difficultés que l’on devine sous le régime roumain de l’époque, ce sera le départ pour Israël.

Devenue par la suite américaine, Eva Mozes Kor a fondé « une association de soutien aux jumeaux ayant survécu aux expérimentations de Josef Mengele, et a aidé à faire pression sur plusieurs gouvernements afin que soit retrouvé ce dernier. ». Après le décès de Miriam, elle a ouvert à sa mémoire le « Musée et centre éducatif de la Shoah », et est devenue une ambassadrice de la paix et du pardon – conformément à ce qu’elle espèrait transmettre aux jeunes générations et qui conclut l’ouvrage : ne jamais renoncer, et pardonner à ses ennemis. Ce livre poignant, illustré par d’émouvantes photos, est à la fois témoignage nécessaire, leçon de courage et « message de pardon ».

L'ouvrage a été publié pour la première fois en 2009 sous le titre Surviving the Angel of Death: The Story of a Mengele Twin in Auschwitz, puis en 2018 dans une traduction française de Blandine Longre sous le titre Survivre un jour de plus - Le récit d'une jumelle de Mengele à Auschwitz aux éditions Notes de Nuit. Après le décès d’Eva Mozes Kor en 2019, une nouvelle édition est parue en 2020 en anglais et en 2023 en français, augmentée d’une postface de l’éditrice Peggy Tierney, qui insiste sur certains traits de caractère d’Eva comme la ténacité et la détermination, le sens de l’humour et du pardon, et qui écrit : « Si une rescapée d’Auschwitz d’un mètre quarante-cinq, orpheline, réfugiée, immigrée, agente immobilière avec un accent roumain vivant à Terre Haute, dans l’Indiana, a été en mesure de trouver un public international pour propager son histoire et son message, alors chacun de nous est capable de changer les choses, qui que nous soyons et où que nous vivions. »

Jean-Pierre Longre

www.dunod.com/marque/armand-colin  

08/06/2024

Jusqu’à la poésie

 Poésie, Francophone, Pierre Soletti, Les Carnets de Dessert de Lune, Jean-Pierre LongrePierre Soletti, 36 000 choses à faire avant de rejoindre Perec, Les Carnets du Dessert de Lune, 2024

C’est un petit livre qui se présente dans toute la simplicité des tapuscrits de naguère, nés de ces bonnes vieilles machines à écrire dont les touches, à la fin, semblent se coincer jusqu'à l'illisibilité. Mais si l’on ne découvre pas les « 36 000 » choses prévues, on peut aller jusqu’au numéro 327 sans coup férir, et la référence à Perec n’est pas un hasard, Perec que l’on croise ouvertement dans le souvenir de Je me souviens ou dans un effacement du « e » comme dans La Disparition, mais aussi en filigranes dans nombre de formules jouant oulipiennement avec les mots (« Les murmures ont des oreilles », « Donner le change / Changer la donne », « Manquer de peau ») ou détournant des phrases célèbres (« Être ou ne pas être, la difficulté est de se renouveler », « Longtemps se lever de bonheur »…).

On croise donc ouvertement ou non Shakespeare, Proust, aussi H.G. Wells (malicieusement, sans le voir), et même si, comme en réponse à l’obsession de Perec, on cherche à ranger le mieux possible sa bibliothèque, l’essentiel, c’est ce qui ressort de tout cela : « Se noyer dans les mots jusqu’à la poésie. » Et alors, ces mots opèrent des associations d’idées (« un palais idéal » et « des facteurs à cheval »), font chanter les oiseaux, conduisent vers des lointains exotiques sur des « vaisseaux pirates », permettent de « repeindre les nuits blanches » ou, à la manière de Ghérasim Luca dans Levée d'écrou, d’« écrire à des adresses inconnues sans attendre de réponses. »

Ou alors si l’on veut des réponses, forcément incomplètes et laissant libre cours à l’imagination débridée et à l’inspiration poétique, il convient de lire et de relire, dans l’ordre ou le désordre, les petites et grandes phrases de Pierre Soletti.

Jean-Pierre Longre

www.dessertdelune.com

28/05/2024

« Mourir à vingt ans pour la liberté »

Essai, Histoire, biographie, Hervé Le Tellier, Gallimard, Jean-Pierre LongreHervé Le Tellier, Le nom sur le mur, Gallimard, 2024

Comme souvent, c’est le hasard qui fut le déclencheur. La suite est le fait de l’auteur et de son héros. Celui-ci, dont le nom fut découvert sur le mur de la maison qu’Hervé Le Tellier venait d’acheter dans la Drôme, est au nombre des jeunes gens qui décidèrent de combattre l’envahisseur nazi, et qui en moururent. André Chaix, né en 1924, a été tué en août 1944 à Grignan avec plusieurs de ses camarades par des mitrailleurs allemands, et enterré à Montmeyran, où il est né, après avoir vécu à La Paillette, près de Dieulefit.

Les quelques éléments recueillis – photos, témoignages, documents – permettent à Hervé Le Tellier de reconstituer par bribes (des « poussières », écrit-il) l’histoire du jeune homme, son enfance, sa jeunesse d’apprenti aux « Céramiques de Dieulefit », son amour pour Simone, son engagement dans les FTP. Même si, parfois, l’imagination se permet quelques libertés, ce livre n’est pas un roman, et les éléments biographiques sont assortis de retours sur le passé collectif : « L’Histoire est forcément là, puisqu’André en fut à la fois acteur, héros et victime. » Nous pouvons alors apprendre ou réapprendre, par exemple, la signification des abréviations désignant les mouvements de résistance (FTP, FFI et maints autres), avoir des précisions sur le rôle majeur joué par Dieulefit, comme par le Chambon-sur-Lignon, pendant l’occupation, sur le Maquis Morvan, sur certains épisodes de la guerre et sur les blindés de la IIe Panzerdivision (ceux qui ont tué André), ou sur ces anciens nazis français qui participèrent à la fondation du FN (devenu Rassemblement National)… Les rappels factuels fondent aussi des réflexions sur le nazisme, sur le phénomène de la « soumission à l’autorité, la pression des pairs » qui « fabriquent à la chaîne des tueurs sans états d’âme. »

Face à cela, l’humain : l’amour d’André pour Simone, avec les photos et les mots, émouvants et parfois quasiment prémonitoires, qui le confirment (« Première photo avec toi ma chérie qui seras toujours pour moi la douce et pure Simone de mes amours. Avec toi nous parcourrons la vie dure parfois mais rien ne nous séparera à part la mort. Mes doux baisers. Ton Dédé de toujours. »), un amour qui entraîne quelques confidences de l’auteur lui-même ; l’évocation du fameux livre Le Tour de France de deux enfants, dont André gardait précieusement une page qui « raconte comment le savoir peut dompter la peur » ; une autre évocation, celle d’amis anciens de l’OULIPO (dont Hervé Le Tellier est le président), Italo Calvino, qui fut lui aussi maquisard de son côté, François Le Lionnais, qui fut déporté au camp de Dora, auquel je (l’auteur de cette chronique) ne peux penser sans une forte émotion, puisque mon oncle maternel Pierre Penel, résistant sous le nom de Marceau, y fut déporté après avoir été arrêté et torturé à Lyon, et y mourut à 22 ans, en janvier  1945 ; une rue de Saint-Genis Laval porte son nom, qui est aussi gravé sur une stèle du cimetière de Peyrus, village de la Drôme d’où la famille de Pierre (la mienne, donc) est originaire et où il allait souvent voir ses grands-parents, non loin du Montmeyran d’André… Deux destinées dont la proximité est trop flagrante pour ne pas être signalée…

Trêve de confidences familiales… Je finirai, sans autre commentaire, par un paragraphe essentiel du livre : « L’année 2024 est celle du centenaire de la naissance d’André Chaix, et quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du racisme et du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction. Alors, je n’ai pas voulu que ce livre évite le monstre contre lequel André Chaix s’est battu, ne donne pas la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et ne questionne pas notre nature profonde, notre désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire. »

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

http://jplongre.hautetfort.com/tag/herv%C3%A9+le+tellier

20/05/2024

L’individu et le parti

Roman, Histoire, Arthur Koestler, Olivier Mannoni, Calmann Lévy, Jean-Pierre LongreArthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni d’après le manuscrit original de 1940, Calmann Lévy, 2022

En 2015, Matthias Wessel découvrit à Zürich le tapuscrit original (en allemand) du fameux roman d’Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, écrit entre janvier 1939 et mars 1940. Avant 2022, on ne pouvait lire en français que la traduction de la version anglaise elle-même publiée par la compagne de l’auteur en 1940. La nouvelle traduction, absolument fidèle au texte d’origine, est ainsi beaucoup plus fiable que la précédente.

Le « Zéro », c’est l’individu, « l’Infini », c’est le parti : « Le parti refusait tout libre arbitre à l’individu – et dans le même temps, il exigeait de lui une abnégation absolue, il attendait qu’il lui soumette sa volonté. » Si à aucun moment le pays et ses dirigeants ne sont nommés, on devine que l’intrigue dénonce l’URSS de Staline et les « procès de Moscou » dont les accusés étaient jugés d’avance – et Arthur Koestler, fidèle au communisme jusqu’en 1938, en connaissait bien les rouages. Roubatchov, ancien dirigeant du parti, est arrêté et, dans la prison où il est enfermé, va subir trois interrogatoires avant d’être condamné. Son premier procureur, l’un de ses anciens amis, admet peu ou prou la discussion – et c’est ce qui le perdra lui-même. Roubatchov en profite pour émettre ses opinions sur les erreurs et les aberrations du régime : « Tout est enseveli, les gens, les découvertes, les espoirs. Vous avez tué le « nous », vous l’avez éradiqué. Tu affirmes que les masses vous soutiennent encore ? C’est aussi ce que prétendent quelques autres chefs d’État en Europe. […] Les masses sont redevenues sourdes et ne disent plus rien, elles sont le grand epsilon silencieux de l’histoire, aussi indifférent que la mer qui porte les bateaux. […] À l’époque, nous avons fait l’histoire. Aujourd’hui, vous faites de la politique. Toute la différence est là. »

Roman emblématique, Le Zéro et l’Infini est certes fondé sur les agissements et l’idéologie implacable et meurtrière d’un pays et de son « N° 1 », à une époque donnée, et c’est ce qui a en partie fait son succès. Mais celui-ci est dû aussi à sa manière de démonter le fonctionnement de tous les totalitarismes, qui obéissent à un principe : la fin justifie les moyens. C’est ainsi que l’explique sans états d’âme Gletkine, le second procureur de Roubatchov : « Nous n’avons pas hésité à trahir nos amis et à pactiser avec nos ennemis pour conserver le bastion. Telle était la mission que nous avait assignée l’histoire du monde, à nous qui portions la première révolution victorieuse. Ceux qui avaient la vue courte, les beaux esprits, les moralistes ne l’ont pas compris. Mais le chef du mouvement avait compris que tout dépendait de ce point-là : avoir le plus de souffle face à l’Histoire, faire en sorte que ce soient les autres qui disparaissent, et pas nous. » Des affirmations que pourraient proférer les dictateurs de tous les temps, y compris du nôtre.

Jean-Pierre Longre

https://www.calmann-levy.fr/

13/05/2024

Un fantôme de la littérature suisse

Revue, francophone, Suisse, Le Persil, Jacques Chessex, Ivan Garcia, Marius Daniel Popescu, Jean-Pierre LongreLe Persil n° 212-213-214-215-216, Le cas Chessex, hiver 2023-2024.

En quatre chapitre bien fournis, Jacques Chessex est ici présenté en long, en large et en profondeur, sous tous les aspects de son œuvre et de son héritage. Quatre chapitres donc (« Raconter Chessex », « Lire Chessex », « Étudier Chessex », « Écrire Chessex »), sous la plume de « quarante personnalités du monde littéraire, artistique et académique du monde francophone », le tout coordonné par Ivan Garcia qui a lu, relu, questionné, et qui livre le résultat de plusieurs années de travail d’enquêteur.

Tous les genres sont ici pratiqués – et ainsi Chessex se révèle-t-il comme un incitateur posthume : des narrations, des entretiens, des chroniques et analyses littéraires, des souvenirs, des poèmes (dont un de Marius Daniel Popescu en personne, le fabricant du Persil), des fictions, des portraits de Jacques Chessex, photographiques ou peints. Au grand format du Persil, nous profitons d’une contribution considérable à la connaissance du « seul Goncourt suisse » - mais ce titre n’est qu’un détail dans la construction d’une œuvre elle-même considérable. Et malgré ledit titre, il est un auteur encore trop méconnu. Il traverse apparemment un « purgatoire ». « Mais, écrit Ivan Garcia, cette retenue face à l’œuvre du seul Goncourt suisse ne traduit-elle pas autre chose ? L’auteur est gênant, clivant, problématique… Même mort, son fantôme garde quelque chose d’encombrant. Soyons honnête. Un spectre hante la littérature de Suisse romande, celui de Jacques Chessex. » Eh bien, restons aussi honnête, au long de ces soixante-dix pages son fantôme nous apparaît dans toute sa force.

Les auteurs : Ivan Garcia, Nils Andersen, Alexandre Voisard, Alain Freudiger, Pierre-Yves Lador, Ivan Farron, Marius Daniel Popescu, Marc Agron, Pierre-Alain Tâche, Gilbert Salem, Michel Moret, Thierry Romanens, Bertil Galland, Amaury Nauroy, Romain Puértolas, Michel Thévoz, Karim Karkeni, Philippe Leignel, Philippe Claudel, Maxime Sacchetto, Sami Zaïbi, Max Lobe, Blaise Hofmann, Quentin Mouron, Anne Marie Jaton,Jean-Michel Olivier, Serge Molla, Arthur Pauly, Heidi Warneke, Daniele Maggetti, Sylviane Dupuis, Stéphane Pétermann, Denis Bussard, Jean-Marie Reynier, Valmir Rexhepi, Jérôme Meizoz, Schüp, Alexandre Caldara, Arthur Billerey, Yves Gindrat, Myriam Matossi, Jacob Berger… et Jacques Chessex.

 

Revue, francophone, Suisse, Le Persil, Jacques Chessex, Ivan Garcia, Marius Daniel Popescu, Jean-Pierre LongreAprès ce quintuple numéro, un numéro triple est consacré à des « textes inédits d’auteurs de Suisse romande », prose et poésie. Se succèdent au fil des pages : Jean-Jacques Busino, Esther Sarre, Matthieu Ruf, Emmanuelle Robert, Jean-Noël Cuénod, Marie-José Imsand, Pier Paolo Corciulo, Jean Prétôt, Victor Louis Joyet, Noémie, Sadowski, Florian Sägesser, Pierre Louis Péclat, Béatrice Riand, Laure Federiconi, Olivier Beetschen, Jérôme Meizoz, Quentin Mouron, Olivier Vonlanthen. Qui peut dire, côté français, que la Suisse manque de plumes ?

Le Persil n° 217-218-219, février 2024

Jean-Pierre Longre

 

Le Persil journal, Marius Daniel Popescu, avenue de Floréal 16, 1008 Prilly, Suisse.

Tél.  +41.21.626.18.79

https://www.facebook.com/journallitterairelepersil

 

E-mail : mdpecrivain@yahoo.fr 

Association des Amis du journal Le persil : lepersil@hotmail.com

05/05/2024

« Collés contre des vitres troubles »

Roman, francophone, Jean-Baptiste Andrea, L’Iconoclaste, Collection Proche, Jean-Pierre LongreJean-Baptiste Andrea, Des diables et des saints, L’Iconoclaste, 2021, Collection Proche, 2023.

Sauf quelques exceptions, les Prix Goncourt ne reposent pas sur du sable. Les lauréats ont généralement et précédemment à leur actif des ouvrages solides, parfois ignorés. Avant d’obtenir le sien pour Veiller sur elle (dont on trouvera ailleurs qu’ici de nombreuses recensions), Jean-Baptiste Andrea avait publié avec un succès mérité quelques romans, dont Des diables et des saints.

Pianiste se produisant partout où il trouve un instrument, gares, aéroports et autres lieux publics, Joe va nous faire des confidences, nous raconter sa vie à partir du moment où il fut victime d’une « infirmité [qui] ne figure pas dans les encyclopédies médicales ». Après seize ans d’une vie sous la houlette de parents pleins de projets pour lui et frisant selon lui la tyrannie, élève d’un professeur de piano d’une exigence tout aussi ferme, il perd brusquement tout cela, ce bonheur insoupçonné, lorsque ses parents et sa sœur meurent dans un accident d’avion. « De toutes les malédictions des prophètes, de toutes les pestilences qui ravagent la terre, j’avais attrapé la pire. J’étais orphelin comme on est lépreux, phtisique, pestiféré. Incurable. »

Alors va se dérouler une vie « aux Confins », orphelinat qui porte bien son nom, et qui est mené par un prêtre retors, diable déguisé en saint, servi par un ex militaire aussi brutal que borné ; un prêtre qui, paradoxalement, se décerne le titre de « père », « en vertu d’un pouvoir décerné par l’État », et qui en profite pour manier le goupillon avec un zèle cynique, allant jusqu’à enfermer les enfants trop rétifs, « brebis égarées », dans « l’Oubli », un cachot humide et sordide. Joe tient seulement grâce à son amitié attentive pour un garçon fragile et mutique, aux souvenirs de ses leçons avec son professeur Rothenberg qui lui faisait jouer du Beethoven, exclusivement du Beethoven, grâce aussi à un amour peu à peu révélé pour Rose, à qui il est chargé de donner des cours de piano, ainsi qu’aux réunions clandestines de la « Vigie », petit groupe de pensionnaires guettant la nuit et rêvant de s’enfuir, ce qui leur fera courir les pires risques.

« Johann Sebastien Bach, orphelin. Caravaggio, orphelin. Ella Fitzgerald, Coco Chanel, orphelines. Anton Bruckner, Louis Armstrong, Ray Charles, John Lennon, Billy the Kid, Tolstoï, Chaplin, orphelins. Et mille visages en cet instant, mille visages que nous ne connaissons pas, pas encore en tout cas, collés contre les vitres troubles, orphelins. » Ajoutons-y Joe, « le vieux qui joue du piano », et dont Jean-Baptiste Andrea a su nous faire vivre avec une implacable émotion le passé terrible et malgré tout jamais désespéré, toujours en attente du bonheur, au rythme de la musique et de l’amitié, une vie où se côtoient et parfois se confondent diables et saints.

Jean-Pierre Longre

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28/04/2024

« Trompettes de la Renommée » au temps des réseaux sociaux.

Essai, Satire, francophone, Lydie Salvayre, Le Seuil, Jean-Pierre LongreLydie Salvayre, Irréfutable essai de successologie, Seuil, 2023, Points, 2024

On s’en souvient, Georges Brassens chanta naguère son refus de prêter le flanc à la « déesse aux cent bouches », de dévoiler les secrets (même fictifs) de sa vie privée ; on peut être sûr que s’il vivait actuellement, il refuserait tout autant de se répandre sur les réseaux sociaux. La veine satirique de Lydie Salvayre, si elle prend des itinéraires différents, poursuit le même but, celui dont Shakespeare, placé en exergue de cet « Irréfutable essai », montrait le chemin, sur lequel « les places d’honneur sont pour les plus indignes. »

essai,satire,francophone,lydie salvayre,le seuil,jean-pierre longreComme son titre l’indique, l’ouvrage est un essai, c’est-à-dire qu’il analyse d’une manière méthodique les tenants et les aboutissants de son sujet : d’abord définir le succès, facteur en particulier de séduction et de richesse ; puis étudier les différentes familles de succès, portraits pittoresques à l’appui, ironiques à souhait, tels celui de « l’influenceuse bookstagrammeuse », passée forcément par Dubaï, et dont le principal mérite réside dans les formes rebondies de son physique refait, ou celui de « l’homme influent », héritier fortuné qui se pique d’être mécène, que l’on craint (« ça l’enchante »), que l’on « aime d’un amour apeuré »… Plusieurs chapitres sont, bien sûr, consacrés à la littérature : « Les diverses variétés d’écrivains », dont ceux et celles qui répètent à l'envi qu'ils ont trahi leur classe sociale, « Les critiques littéraires », qui peuvent être, par exemple, « tueurs en série » ou « consciencieux ». Et puis, ceci peut servir, « Comment obtenir un succès littéraire » (ou d’ailleurs « en tous domaines »), comment cultiver « l’art de paraître » (rien à voir avec le talent), comment utiliser les amis, les réseaux sociaux etc.

Ce livre est un chef-d’œuvre d’ironie, de second degré (pas sûr que la « bookstagrammeuse », qui comme quelques autres en prend pour son grade, sache ce qu’est le second degré, elle qui prend Sainte-Beuve pour une sainte ou le grand Chamfort du XVIIe siècle pour un chanteur.) À ce propos, Lydie Salvayre n’hésite pas à parsemer son argumentation de maximes bien senties ; quelques échantillons : « Tous les imbéciles aiment à être approuvés » ; « Un véritable ami est un bon placement » ; « Les humains d’aujourd’hui placent tous leur salut dans l’opinion publique » ; « Les gens de grand talent ne rencontrent de leur vivant qu’incompréhension et jalousies ». « Mais » (titre du dernier chapitre), elle n’hésite pas non plus, en apothéose finale, à oublier le second degré et à proclamer ce qui pour elle est la meilleure attitude à avoir : dire Non, notamment, « aux lois qui mènent censément au succès en vous mordant le cœur et en vous broyant l’âme », « Non à ces livres sans nerfs, sans os, sans chair, sans poids, ces livres sans bonté, sans joie, sans rage et sans exultation, ces livres sans épines, ces livres sans arêtes, ces livres bien prudents, bien polis, bien proprets, ces livres bien nippés, bien peignés, pommadés, ces livres écrits à l’eau tiède à l’usage des tièdes et qui châtrent, affadissent et dévoient toutes les choses qu’ils nomment. » Qu’on se le dise, surtout en période de « rentrée littéraire » !

Jean-Pierre Longre

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21/04/2024

Le regard aigu de Queneau

Essai, francophone, peinture, Raymond Queneau, Stéphane Massonet, Gallimard, Jean-Pierre LongreRaymond Queneau, Allez-y voir, Écrits sur la peinture, édition établie, présentée et annotée par Stéphane Massonet, Gallimard / Les cahiers de la NRF, 2024.

Raymond Queneau avait de nombreuses cordes à son arc, et parmi elles la fibre artistique vibrait généreusement. Ses propres œuvres ont été présentées par Dominique Charnay dans un bel ouvrage, Queneau, dessins, gouaches et aquarelles (Buchet-Chastel, 2003) – et n’oublions pas que son fils Jean-Marie fut lui-même peintre, graveur, illustrateur. On peut donc penser que lorsqu’il commente les œuvres des artistes de son temps, il le fait en connaissance de cause. Dans l’avant-propos d’Allez-y-voir, ce livre qui rassemble tous les textes de l’écrivain consacrés aux peintres, graphistes et sculpteurs, Stéphane Massonet analyse le cheminement critique de l’écrivain : « Lorsque Raymond Queneau écrit sur la peinture, il suit l’œil du peintre comme une dialectique du voir et du non-vu. L’œil du peintre est un révélateur. Il montre à l’amateur ce qu’il ne peut voir. » Queneau lui-même l’affirme, à propos de Mario Prassinos : « Si la fonction du peintre est de révéler dans l’univers ce que l’œil commun ne peut y voir et si, mieux même, elle oblige ce monde à se montrer objectivement tel que la sensibilité de l’artiste le transcrit d’avance au moyen de couleurs étalées sur une surface plane, alors Prassinos peut se dire peintre. »

Essai, francophone, peinture, Raymond Queneau, Stéphane Massonet, Gallimard, Jean-Pierre LongreDans cette perspective (et dans quelques autres), Queneau a ses préférences, ses amitiés aussi : outre Prassinos, Enrico Baj, Jean Hélion, Élie Lascaux, Picasso, Jean Dubuffet et bien sûr Joan Miró. Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à Maurice de Vlaminck, à Félix Labisse, à Gala Barbisan, à François Arnal et à quelques autres ; ni même de composer un poème sur « L’atelier de Brancusi », qui « a trouvé refuge dans un musée / mais le sculpteur arpente toujours le pavé »…

À quoi reconnaissons-nous l’écriture de Queneau ? À la précision du style, à l’emploi des mots adéquats, à l’originalité des sujets, à la combinaison du rire et du sérieux. C’est par exemple le parallélisme entre « Picabaj et Bacasso », l’un de « Barcelan », l’autre de « Milone », ou la mise en avant, à propos de Massin, de la S.P.A. ou « Société Protectrice de l’Alphabet », ou encore la confusion (jouée) entre Eric von Stroheim et Jean Dubuffet… Ne nous étonnons donc pas de lire, à propos de Baj : « Il équilibre parfaitement le sérieux et l’amusement, j’entends ce qui l’amuse (lui) et ce qu’il estime sérieux, et c’est ce jeu de forces qu’on ne peut expliquer, mais indicible, car c’est dans ce jeu que réside le secret. »

C’est aussi le secret de l’écriture de Queneau lui-même, qui n’hésite pas, parfois, à parler de lui, sans narcissisme et toujours pour aboutir à l’art – par exemple pour évoquer Élie Lascaux, leur amitié et l’œuvre du peintre. L’art, toujours, sous le regard aigu d’un écrivain qui sait reconnaître ce qui se tapit sous les apparences : « Un tableau de Lascaux a cette rare qualité que, se présentant comme la simple pellicule des choses, il conserve précisément toute la profondeur de la réalité : tout est devant nous. » C’est pourquoi, pour Queneau, peinture et poésie fusionnent, comme il l’écrit à propos de Miró (dont il est abondamment question dans le livre) : « La poésie de Miró n’est pas seulement dans cette technique et, si j’ai insisté sur tout cet aspect, explicable et construit, de ses toiles, ce n’est que pour en permettre la lecture. Un poème doit être lu dans sa langue originale : il faut apprendre le miró, et lorsqu’on sait (ou que l’on croit savoir) le miró, alors on peut se mettre à la lecture de ses poèmes. » Le titre est un bel encouragement, et la promesse implicite est tenue : ce livre donne une furieuse envie d’aller voir ou revoir avec des yeux neufs les œuvres dont il y est question.

Jean-Pierre Longre

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14/04/2024

L’art, l’amour, les échecs

Roman, francophone, Antoine Choplin, Buchet/Chastel, Points, Jean-Pierre LongreAntoine Choplin, Partie italienne, Buchet/Chastel , 2022, Points, 2023

Gaspar, artiste en vogue amateur d’échecs (le jeu) et d’anagrammes (autre jeu), a quitté Paris, ses contraintes, ses mondanités et ses sollicitations (notamment celles, toujours pressantes, de son agente Amandine), pour se réfugier à Rome, où il passe beaucoup de son temps Campo de’ Fiori, au pied de la statue de Giordano Bruno, à affronter pacifiquement ceux qui veulent bien jouer une partie d’échecs avec lui.

Ceux, et celles. Un jour s’assoit face à lui une jeune femme qui s’avère être une redoutable adversaire, avec laquelle les rencontres vont se renouveler au-delà du jeu, se transformant peu à peu en rencontres amoureuses. Si Gaspar est venu à Rome pour se changer les idées, elle, Marya, est venue de son pays, la Hongrie, pour le vin (elle est œnologue), et surtout pour retrouver les traces de « feuilles de parties » d’échecs jouées par son grand-père, Simon Papp, mort à Auschwitz après y avoir été obligé de disputer des parties avec l’un de ses geôliers, Achill Flantzer. « Ces feuilles de parties, reprend Marya, sont le seul écho qui puisse nous parvenir de ses derniers mois au camp. De ses dernières semaines. Jours même, qui sait. Les coups qu’il a joués à ce moment-là, comme des paroles ultimes. Des messages dans une bouteille jetée à la mer juste avant le naufrage. »

La recherche dans laquelle elle entraîne Gaspar, et qui passe par le Vatican, les mène chez un ermite des Abruzzes et va aboutir à une ultime partie disputée en pleine nuit, à la lueur des bougies, au pied de la statue de Giordano Bruno, avant la séparation du couple. Mais Gaspar n’en a pas fini avec le philosophe victime de l’inquisition, qui va faire l’objet d’une performance artistique spectaculaire en plein Paris figurant « l’émerveillement, la révolte ». Ajoutons à cela l’amour, puisqu’il est, avec l’art et les échecs, au cœur de ce roman à la fois ludique et grave, multiple et singulier.

Jean-Pierre Longre

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06/04/2024

Dans l’intimité du penseur

Correspondance, Cioran, Nicolas Cavaillès, Gallimard, Jean-Pierre LongreCioran, Manie épistolaire, Lettres choisies 1930-1991, édition établie par Nicolas Cavaillès, Gallimard, 2024

Le 29 avril 1974, Cioran écrit à son ami d’enfance Bucur Țincu : « Mieux que personne, j’ai eu la vie que j’ai voulue : libre, sans les servitudes d’une profession, sans humiliations cuisantes ni soucis mesquins. Une vie presque rêvée, une vie d’oisif comme il en existe peu en ce siècle. » Un an plus tard (dans le volume, une page plus loin), à un autre ami, Arşavir Acterian : « Ma vie continue avec les inévitables ennuis dont je ne cesse de me plaindre. Je vois trop de monde. Je perds mon temps en conversations, en palabres, car les cinq continents s’étant donné rendez-vous dans cette ville, je dois, comme tout un chacun, en subir les conséquences. J’estime béni le jour sans visite. » Qu’en déduire ? Ce que l’on a déjà remarqué à la lecture des œuvres de l’auteur : adepte d’une écriture fragmentaire, il cultive le paradoxe – et ici il le fait jusque dans ses impressions intimes, qui n’échappent pas aux « flottements continuels ». La « manie épistolaire » est un terrain idéal pour cela.

Dès les premières lettres, alors qu’il est encore tout jeune, se signale comme en germe ce qui caractérisera Cioran et son œuvre : l’expression des tourments et de la douleur, l’aveu d’un narcissisme qui pourtant peut s’inscrire dans une vision collective : « Devant le destin individuel les formes historiques et politiques n’arrivent à rien. Hitlérisme ou communisme, les gens souffrent de la même manière et meurent de la même manière. Le destin, l’irréparable intérieur, voilà à quoi tout se réduit. » (1933). De même l’opposition entre l’esprit roumain, son « subjectivisme malheureux », et l’esprit français : « La France est le pseudonyme de l’intelligence. » D’où, entre autres raisons, l’adoption de la langue française : « Quoique le français soit ardu, je l’ai adopté, ne fût-ce que pour les difficultés que j’y rencontre : je n’écrirai plus jamais en roumain. » (1947), cela même en l’absence d’illusions : « Je ne serai écrivain dans aucune langue. Mon malheur est d’avoir cru que l’âme est tout, alors que les mots sont les véritables dieux. » (même lettre).

Ce choix de lettres (traduites du roumain pour les premières et plusieurs adressées à la famille ou à certains amis, quelques autres traduites de l’allemand, la plupart écrites directement en français) nous fait parcourir l’existence intime de Cioran entre ses 19 ans et ses 80 ans, avec ses fluctuations, ses évolutions (en amitié, en politique), ses difficultés matérielles et financières, ses maladies, ses rapports avec sa famille, ses sentiments, un ultime amour pour une admiratrice allemande, un surprenant engouement pour les travaux campagnards (« Rien ne me comble autant que ce genre de travaux pour lesquels – ne riez pas – j’ai été fait. »). Et bien sûr nous rencontrons ses amis (Bucur Țincu, Arşavir Acterian et sa sœur Jeni, Armel Guerne, Mircea Eliade…) et nous croisons des écrivains comme Eugène Ionesco, Benjamin Fondane, çà et là Flaubert, Valéry, Beckett et tant d’autres, sans parler des philosophes du passé et du présent. Même si les livres de Cioran laissent entrevoir des pans importants de sa personnalité, ces lettres, judicieusement choisies par Nicolas Cavaillès, révèlent la personne de l’auteur, son isolement farouche et ses compromis avec la société, ses aveux et ses vérités. Dans un style toujours impeccable, parfois délicieusement classique (voir par exemple l’expression « un livre de ma façon »), un apport majeur non seulement à la connaissance de l’homme, mais aussi à la compréhension de son œuvre.

Jean-Pierre Longre

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31/03/2024

Mystères et métamorphoses dans les Rocheuses

Roman, anglophone, Canada, Thomas Wharton, Anne Damour, éditions Rivages poche, Jean-Pierre LongreThomas Wharton, Le champ de glace, traduit de l’anglais (Canada) par Anne Damour, Rivages poche, 2023

Fin XIXe siècle. Dans les Rocheuses canadiennes, au-dessus de Jasper, le docteur Edward Byrne participe à une expédition quand, sur le glacier Arcturus, il tombe dans une crevasse à travers les parois de laquelle, dans la transparence de la glace, lui apparaît « une pâle silhouette humaine munie de deux ailes. » Sauvé par ses compagnons, recueilli par Sara, une femme attentive, quelque peu mystérieuse, il restera comme aimanté par ce massif montagneux au cœur duquel s’étend un « champ de glace » attirant.

Cherchant à percer l’énigme de cette vision, il y retournera et y séjournera régulièrement pendant de nombreuses années, trouvant des amitiés et un amour singulier, et passant beaucoup de temps à étudier les mouvements des glaciers, grimpant périodiquement le long des moraines et notant ses observations. « Il ne fait aucun doute que le glacier est en train de reculer. Le front ressemble à une grosse lèvre en surplomb, incurvée, entaillée de dépressions longitudinales provoquées par la fonte saisonnière. La pente frontale varie entre vingt et trente degrés, un écart qui démontre également l’état instable du glacier. L’étape suivante sera logiquement de déterminer aussi précisément que possible la vitesse d’écoulement et la moyenne annuelle du retrait. » Passionné par ce qui deviendra la glaciologie, il assiste cependant avec appréhension à la transformation de la région en « parc naturel » traversé par une voie ferrée prolongée par une route destinée à mener les touristes au cœur de la montagne et de son « paysage arctique en miniature » – cela malgré les paroles rassurantes de l’initiateur de l’opération, son ami Trask : « Personne ne viendra vous envahir, Ned, c’est tout ce que je voulais vous dire. On conduira les touristes jusqu’au rond-point final où ils seront autorisés à quitter le véhicule et à jeter un rapide coup d’œil alentour, dix minutes maximum. On ne s’approchera pas de votre maudite grotte d’ermite. »

Roman d’aventures avec péripéties et accidents parfois mortels, mystères à dénouer sur fond de légendes à coloration fantastique, Le champ de glace reflète aussi les préoccupations des amoureux de la nature et de la solitude confrontés aux avancées de la civilisation moderne et des dimensions commerciales qu’elle apporte avec elle. Et même si l’intrigue se situe il y a plus de cent ans, il met en avant la métamorphose de la nature sous l’effet des transformations climatiques et des interventions intempestives des humains.

Jean-Pierre Longre

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24/03/2024

La révolte et le mitard

Autobiographie, Francophone, Jean-Pierre Martin, Éditions de l’Olivier, Jean-Pierre LongreJean-Pierre Martin, N’oublie rien, Éditions de l’Olivier, 2024

Après mai 1968, souvenons-nous, la révolte a continué. Les acquis et les accords n’ont pas empêché certains groupes de lutter contre l’oppression patronale, par exemple celle des chantiers navals de Saint-Nazaire chargés de construire des navires géants. Jean-Pierre Martin, qui avait abandonné ses études de philosophie pour s’établir comme ouvrier et qui militait au sein de la Gauche prolétarienne, n’a rien oublié du soutien aux actions symboliquement violentes ni des distributions de tracts, et de leurs conséquences : pour lui, deux mois d’isolement à la prison de Saint-Nazaire, « enfermé avec moi-même », écrit-il. « Mais pas question de ramollir. » « N’oublie pas les ouvriers blessés, mutilés ou morts à la tâche, victimes de guerre de la production, ceux qu’on sacrifie au tonnage d’un pétrolier ou au rendement d’une chaîne. »

Donc le mitard, seul avec soi-même, pour uniques distractions l’apparition régulière d’un gardien avec la gamelle de pitance, une lucarne laissant voir un petit bout de ciel (même pas le toit que pouvait apercevoir Verlaine), une araignée tissant sa toile et amicalement appelée Hélène, la promenade quotidienne entre quatre hauts murs, quelques bruits venus de l’extérieur… Mais cet isolement donne un relief et un goût particuliers aux rares entorses à la solitude : quelques livres, de quoi écrire, des gardiens qui, peu à peu, se mettent à parler, deux ou trois codétenus furtivement croisés, les visites de l’avocat (dont pourtant le prisonnier n’attend pas grand-chose), celles de la « visiteuse », une dame dont l’austérité bourgeoise se mue progressivement en sympathique compréhension, celle, une seule fois, des parents honteux de leur fils, l’écho sifflé de Laure, une camarade de lutte enfermée derrière le mur, côté femme… Et puis il y a le certificat qui manquait à notre prisonnier pour parfaire ses études, qu’il prépare en vitesse, et qui lui vaut la visite de son professeur et du doyen de la faculté, dignes messieurs venus tout exprès de Nantes pour l’occasion. Un beau morceau d’anthologie, cet oral passé dans le parloir avec à la clé la déclaration solennelle d’obtention de la maîtrise de philosophie !

Après le procès et son verdict (deux mois ferme), procès au cours duquel le prévenu n’a pas pu taire un discours militant, il reste quinze jours à tirer, les plus longs, les plus durs sans doute. « La sortie est comme une obsession. Ici, maintenant, est trop douloureux. Tu te sens plus que jamais claustrophobe. Tu aimerais dormir jusqu’à ta libération. » On le comprend, car jusqu’à présent on n’a pu qu’accompagner son récit attachant et poignant, enfermés avec lui dans son cachot humide et dans sa solitude révoltée, dont, promis, nous n’oublierons rien. Mais que l’on connaisse ou non Jean-Pierre Martin dans les parcours qu’il a menés par la suite, on le devine sensible à la complexité du monde : « D’un côté ton moi enfiévré et violent, de l’autre ton moi dissident, œcuménique et fraternel. […] Tout est politique, penses-tu comme tes camarades, et cependant, tu n’es pas tout à fait politique au sens strict. Plutôt affectif, affecté à fleur de peau, atteint d’une fièvre insurrectionnelle, révolté de l’intérieur par le monde tel qu’il est, désireux d’un monde tout autre. » Un monde peut-être promis par le paysage entrevu, au début du livre, à travers la vitre du fourgon pénitentiaire, et par cette « ligne d’horizon » qu’à la fin, une fois libéré, il redécouvre avec « l’œil d’un enfant ».

Jean-Pierre Longre

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17/03/2024

La poésie des insomnies

Nouvelle, poésie, francophone, Gaëlle Josse, Les éditions Noir sur blanc / Notabilia, Jean-Pierre LongreGaëlle Josse, À quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ?, Les éditions Noir sur blanc / Notabilia, 2024

Chacun a son histoire, ses histoires, et la nuit est propice à faire surgir ces « quelques éclats [qui] demeurent au milieu des heures profondes, en veille. » Oui, « c’est l’heure des aveux, des regrets, des impatiences, des souvenirs, de l’attente. Ce sont les heures où le cœur tremble, où les corps se souviennent, peau à peau avec la nuit. On ne triche plus. Ce sont les heures sentinelles de nos histoires, de nos petites victoires, de nos défaites. » Alors Gaëlle Josse, qui sait si bien s’y prendre avec les mots intimes, évoque ces heures de veille qui sont des heures de manques, de chagrins, de pleurs parfois, mais aussi de joies discrètes et d’espoir serein.

Ils sont là, ces hommes et ces femmes qui attendent une arrivée, un retour, qui pleurent un être cher, qui guettent des silhouettes entrevues, qui savent que la mort va arriver, ou qui ne savent pas ce qu’il va se passer, qui ont décidé d’aller chercher le bonheur ailleurs, ou de rompre, ou de renouer, ou tout simplement de vivre en se disant « que, parfois, tout est bien. »

Ces brèves séquences, ces instantanés nocturnes se succèdent au rythme lent des émotions, comme des élégies, comme de délicates mélodies. On connaît la prédilection de Gaëlle Josse pour l’art, en particulier pour la musique, évoquée ici à plusieurs reprises : le « monde infini et clos » de l’aria des Variations Goldberg, le « dernier concert » d’un pianiste qui sent la virtuosité lui échapper… Mais la musique s’épanouit surtout dans la prose poétique d’une autrice qui cultive la nuance et l’harmonie, une harmonie dont la continuité est assurée par les brèves transitions entre les différentes séquences ; une ligne, deux lignes à peine comme des portées musicales, « la nuit amère, la nuit comme un gouffre, la nuit consolation », « la nuit colère, la nuit repos, la nuit ouverte, la nuit refuge », « la nuit où tombent les masques »… La tonique et son complément ici multiple, la dominante…

Et puis, parmi toutes ces « microfictions », il y en a une qui penche vers l’aveu autobiographique, qui se nourrit de l’expérience de l’écriture nocturne, qui en dit tout en quelques lignes, et par lequel on terminera cette chronique : « Parfois l’écriture l’emmène au bord du vide et la retient là, sur cette frontière, puis au dernier moment elle la sauve de l’effroi, de la tiédeur, du demi-jour et des colères tristes. Elle poursuit son travail obscur de sourcière. »

Jean-Pierre Longre

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11/03/2024

Une enfance en Moldavie soviétique

roman,moldavie,roumanie,lorina bălteanu,marily le nir,Éditions des syrtes,jean-pierre longreLorina Bălteanu, Cette corde qui m’attache à la terre, traduit du roumain par Marily le Nir, Éditions des Syrtes, 2024

Années 1960-1970. En brefs épisodes, une fillette raconte sa vie quotidienne dans un village où se mêlent traditions rurales et contraintes plus ou moins explicites dues au régime en vigueur – le pays qui est devenu en 1991 la République de Moldavie étant alors intégré à l’URSS. Cela pour l’environnement extérieur. Mais il y a plusieurs couches de lecture dans cette narration menée avec une grande finesse : les relations familiales, avec les frères et sœurs, les parents (« Maman veut que Papa soit comme elle le veut, elle »), les grands-parents, si différents les uns des autres, sans oublier la famille éloignée ; les relations avec d’autres enfants et des figures marquantes du village, la guérisseuse, la bibliothécaire, le « beau garçon » qui « a fait le malheur de bien des filles », et surtout de celle qu’il a épousée, le milicien, Ileana qui a mauvaise réputation…

Et surtout, la vie intérieure de la fillette qui manifeste un sens aigu de l’observation tout en se laissant aller à des désirs d’ailleurs, qui fait preuve d’une intelligence précoce alliée à une fraîche naïveté enfantine. Elle combat les soucis de la vie et les petites ou grandes vexations en rêvant et en s’appropriant lucidement ses rêves : « Moi, j’aime tous mes rêves et je ne veux pas les mélanger avec ceux de mes frères. » Parmi les incitations, il y a surtout la « tante Muza », qui vit à Bucarest et dit connaître Paris. « Je parcours le monde en pensée, avec elle, parfois je vais encore plus loin, là où elle n’est pas encore parvenue, et même la voix fâchée de maman ne peut pas me faire revenir. » En fait, les gestes familiers et les petites préoccupations de la vie quotidienne sont essentiellement tournés vers l’hypothétique départ, espoir et lucidité mêlés : « La nuit, quand l’envie de partir me reprend, je sors ma lampe de poche de sous l’oreiller et, à sa lumière, je recompte mes sous à l’insu de tous. Il n’y en a pas encore assez. Moi, je veux partir loin et, pour ça, il m’en faut encore plus. »

Il n’y a apparemment rien d’exceptionnel dans ce livre. Vie familiale, vie sociale, vie scolaire, échappées réelles et imaginaires… Mais Lorina Bălteanu, qui, née en Moldavie et vivant à Paris, connaît bien le contexte de son sujet, sait parfaitement camper des ambiances et montrer les vicissitudes de la vie à travers les mots d’une enfant qui n’hésite pas à dire ce qu’elle a à dire, qui n’a pas froid aux yeux – des yeux qu’elle a vifs et acérés (d’ailleurs la plupart du temps elle « rêve les yeux ouverts »). Et si la matière narrative est puisée dans un réel historiquement et géographiquement précis, l’autrice la transforme en un récit dont la portée est à la fois générale et profondément humaine. C’est là le véritable art du roman.

Jean-Pierre Longre

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Parution le 22 mars 2024

05/03/2024

Consolation et libération

Essai, autobiographie, Laure Murat, Marcel Proust, Robert Laffont, Jean-Pierre LongreLaure Murat, Proust, roman familial, Robert Laffont, 2023, Prix Médicis Essai 2023

À la fin de Du côté de Guermantes, on assiste à une scène significative de ce que Proust définit comme la « vulgarité » du grand monde, qui s’assimile, ici comme ailleurs, à une profonde cruauté. La duchesse de Guermantes s’apprête à partir avec son mari à un dîner lorsque Swann lui apprend que, condamné par la médecine, il va bientôt mourir. « Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir », elle choisit la première option en feignant de ne pas croire à la gravité de la maladie de son ami, et en prétextant un retard. Malgré cela, le duc de Guermantes exige que sa femme, qui a mal assorti sa toilette avec ses chaussures, lui enjoint d’aller changer celles-ci, perdant un temps qu’elle avait prétendu précieux… Pendant son absence, « le duc n’était nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l’intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. »

Laure Murat tire une belle leçon de cet épisode : « Difficile d’achever un volume sur une accusation plus cinglante d’un milieu dont le narrateur a par ailleurs tant vanté l’élégance et l’esprit. Car la critique vise bien plus une classe dans son mécanisme que des personnages dans leur caractère. Bien que de tempéraments et de comportements différents, le duc et la duchesse obéissent aux mêmes règles et sont solidaires dans une même grossièreté, dont la particularité est de découler en droite ligne de leur “bonne éducation”. » Nous sommes là au cœur du propos de l’autrice, elle-même issue d’une famille d’aristocrates (les Murat du côté paternel, les de Luynes du côté maternel) qui tient à conserver les traditions ancestrales, alors que la France a instauré la République depuis longtemps. Les traditions, et aussi les non-dits, cette « loi de l’injonction au silence », qui permet de conserver une sorte de normalité toute-puissante et d’éviter la honte sociale. Lorsque Laure parle à sa mère de son homosexualité, elle lui ordonne de faire silence là-dessus : la « faute suprême » n’est pas l’homosexualité (celle d’un oncle de la famille qui, lui, reste discret, ou celle que l’on trouve, intériorisée et socialement tue, dans l’œuvre de Proust), mais, justement, le fait de la rendre publique – ce que Laure ne manque pas de faire, rompant ainsi avec sa famille.

« Roman familial », dit le titre. La famille revêt une importance capitale par l’éclat revendiqué de son passé qui pèse encore de tout son poids sur le présent ; le romanesque repose à la fois sur l’histoire personnelle de l’autrice, partie vivre, aimer et travailler aux États-Unis, et sur À la recherche du temps perdu. Voici ce que Laure Murat écrit à propos de Proust : « Sa précision, sa lucidité, sa tendresse, sa grandeur comique m’ont épargné des années de mécompréhensions et d’atermoiements stériles. C’est pourquoi il m’a, chaque fois, consolée. Or la consolation recèle une puissance libératrice. C’est une force d’émancipation. » Tout est dit.

Jean-Pierre Longre

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28/02/2024

Puissance de la légèreté

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongrePatrick Modiano, La danseuse, Gallimard, 2023

Elle est à peu près la seule à ne pas avoir de nom, mais aussi « la seule dont on pourrait retrouver des photos », et dont il reste au narrateur (qui lui non plus n’a pas de nom) des bribes de souvenirs précis, dans un désordre chronologique dont il voudrait reconstituer le puzzle. À côté du personnage de « la danseuse », il y a son fils, le petit Pierre, dont le père a dû disparaître ; il y a Hovine, que le narrateur, alors jeune homme, relaie pour garder Pierre ; il y a Boris Kniaseff, le professeur de danse ; il y a Verzini, qui a rendu bien des services et sait bien des choses sur le passé, l’éditeur Maurice Girodias, Pola Hubersen, femme au séduisant mystère, d’autres encore qui remontent à la surface de la mémoire et qui parfois suscitent la frayeur, comme cette sorte de « revenant » qui attend la danseuse sur son chemin.

Livre poids plume (95 pages) mais d’une incontestable densité, due à la concentration des souvenirs et à la condensation du temps (« Et soudain, ce 8 janvier 2023, il me sembla que cela n’avait plus aucune importance. Ni la danseuse ni Pierre n’appartenaient au passé mais à un présent éternel. »), La danseuse est un hymne à la légèreté, surtout celle du personnage principal qui pourrait bien « s’envoler, traverser les murs et les plafonds et déboucher à l’air libre, sur le boulevard. »

Cette légèreté est contagieuse ; du moins la recherche de cette légèreté, dans l’écriture même. Patrick Modiano semble livrer ici une sorte de testament littéraire calqué sur les conseils de Kniaseff, le professeur de danse : « Il fallait d’abord que le corps s’épuise pour atteindre à la légèreté et à la fluidité des mouvements des jambes et des bras. […] Alors on éprouvait un soulagement, celui d’être libéré des lois de la pesanteur, comme dans les rêves où votre corps flotte dans l’air ou dans le vide. » Appliquez cela à l’écriture, et vous aurez le bref roman, ou plutôt le long poème d’un auteur qui tente d’épuiser toutes les ressources de l’esprit et, malgré les apparences, ne laisse rien au hasard.

Jean-Pierre Longre

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21/02/2024

« La passion des baguettes »

Essai, francophone, autobiographie, musique, jazz, Alain Gerber, Frémeaux & Associés, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Deux petits bouts de bois, une autobiographie de la batterie de jazz, Frémeaux & Associés, 2024

On connaît l’érudition jazzistique d’Alain Gerber. On savait moins, jusqu’à maintenant, qu’il pratique depuis longtemps un instrument complexe et majeur de la musique de jazz : la batterie ; en amateur, avoue-t-il modestement, mais tout de même… Une pratique à laquelle il s’adonne encore au moins une heure par jour dans un sien cabanon isolé, ce qui lui évite les récriminations du voisinage telles qu’il les a connues lorsqu’il habitait en appartement (on pouvait s'y attendre, l’humour et la malice de sont pas absents de certaines anecdotes jalonnant cette « autobiographie de la batterie de jazz ». Voir aussi, par exemple, un furtif portrait d’André Malraux, qui dans un prestigieux restaurant lui servant de cantine « semblait tenir son propre rôle », un autre d’une Catherine Deneuve « piétinant devant un mur » chaussée de « pataugas à talons » durant le tournage d’un film…).

Difficile de mesurer toutes les dimensions de ce livre foisonnant, conduit effectivement par l’histoire des paires de baguettes pour lesquelles l’auteur avoue une véritable passion, ce qui ne l’empêche pas d’utiliser sans vergogne un vocabulaire quasiment amoureux pour décrire ses relations avec les cymbales. La science exhaustive du jazz n’est pas venue toute seule, et la dimension autobiographique laisse le champ libre non seulement à l’apprentissage de la batterie, mais aussi à l’acquisition de la connaissance des jazzmen, de leurs prestations dans les caves et surtout de leurs disques, avec des références précises aux grands batteurs concédées à qui veut y prêter l’oreille ; ils sont tous là, de Kenny Clarke à Ringo Starr (oui), en passant par Jo Jones, André Ceccarelli, Max Roach, Georges Paczynski, Buddy Rich, Elvin Jones, Art Blakey, Baby Dodds, Gene Krupa, Connie Kay ou Daniel Humair.

Mais la science musicale n’occulte pas le reste, car Alain Gerber le reconnaît, il « cultive l’art (l’art ou la marotte ?) de la digression. » L’autobiographie n’est pas seulement celle de la batterie, mais aussi celle de l’auteur en personne : la rencontre décisive de l’amour, les « petits boulots » de jeunesse pour survivre, les voyages et, bien sûr, parallèlement à la musique, la littérature. Écoutons-le, dans son inimitable style nourri de paradoxes : « Quel état des lieux suis-je en mesure de dresser ce matin, si je compare mon itinéraire d’instrumentiste à celui d’homme de plume ? D’un côté, je sais de mieux en mieux ce que je devrais faire avec mes tambours et mes cymbales, mais j’en reste largement incapable ; de l’autre, je vois très bien ce qu’il ne faut pas faire et, sauf exception, ne parviens toujours pas à m’en empêcher. » Un parallèle dont il s’étonne lui-même, mais qui est d’un riche enseignement sur la puissance de ces petits instruments que sont les baguettes et le stylo, utilisés au départ sans ambition démesurée par quelqu’un qui doute de ses capacités, ne se sent pas à sa place, comme lors de ses débuts à France Culture (on le lui a fait sentir plus tard lorsqu’il en fut brusquement exclu), et qui dit avoir « fait des pieds et des mains pour entrer dans le rang. Le rang des non-alignés ».

Sans doute. Mais ce « non-aligné » nous en apprend toujours plus, sur le jazz, sur le style littéraire (cultiver la « simplicité » – pas si simple), sur la vie culturelle, sur la vie tout court. Sans parler du plaisir toujours recommencé, jamais le même, de la lecture. Et si l’auteur de ces lignes perdait un jour la mémoire, il ne se pardonnerait pas de ne pas retenir malgré tout cette formule : « C’est toute l’énigme de la musique : avec elle, ou l’on touche au sacré, ou l’on ne touche à rien du tout. »

Jean-Pierre Longre

 

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15/02/2024

« Capturer l’irréel »

Roman, anglophone, Rachel Cusk, Blandine Longre, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Rachel Cusk, La dépendance, traduit de l’anglais par Blandine Longre, Gallimard, « Du monde entier », 2022, Folio, 2024

Prix Femina étranger 2022

Au cours d’une promenade matinale dans Paris, M, la narratrice, attirée par un autoportrait de L, entre dans une galerie où est présentée une « rétrospective » du fameux peintre. Elle y est prise d’un sentiment indéfinissable, et une phrase s’impose à elle : « Je suis ici. » À partir de là, M n’aura de cesse que d’inviter L dans la « dépendance » que Tony, son second mari, a aménagée en studio destiné à y loger des invités de passage, artistes ou écrivains, près de leur propre maison isolée au milieu d’un immense et fascinant paysage de marais envahis régulièrement par la mer montante.

roman,anglophone,rachel cusk,blandine longre,gallimard,jean-pierre longreAprès maints contretemps, maintes tergiversations, L arrive finalement, étrangement accompagné d’une jeune femme, Brett. En même temps, la fille de M, Justine, et son compagnon Kurt sont en visite pour un temps indéterminé dans la maison. Les trois couples vont établir des relations complexes, chaque individu avec son tempérament, ses goûts, sa sensibilité, son mode de vie, son rapport aux autres et à soi-même. Comment préserver son intimité, ses sentiments, sa vie de couple face à un homme insaisissable et surprenant ? « En observant L et plus encore Brett, je me demandais si nous n’avions pas invité, pour la première fois, un coucou dans notre nid. »

La dépendance n’est pas un roman à caractère social, conjugal ou sentimental. Ce n’est pas non plus un roman à clé, même si l’autrice rend hommage à Mabel Dodge Luhan qui a accueilli chez elle à Taos D. H. Lawrence et a rendu compte de ce séjour dans Lorenzo in Taos (1932). Rachel Cusk, qui bâtit le récit de l’héroïne narratrice sur le mode des confidences adressées à un certain Jeffers, semble vouloir faire accéder ses personnages et ses lecteurs à une réalité insaisissable : « Il existait une réalité supérieure, songeais-je, par-delà, derrière ou en deçà de la réalité que je connaissais, et il me semblait que si j’arrivais à me frayer un passage jusqu’à elle j’aurais vaincu une douleur endurée depuis toujours. » L’accession à cette réalité, comme un trajet tourmenté dans le marais, n’est pas sans provoquer des ruptures, des brouilles, des réconciliations entre les personnages (M et Tony, L et M, Justine et Kurt etc.). Mais c’est par-dessus tout la vérité qui compte, la vérité que seul l’art permet d’atteindre : « L’art véritable revient à s’efforcer de capturer l’irréel. »

Jean-Pierre Longre

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09/02/2024

Nouveau manuel de survie poétique

poésie, adages, images, francophone, roumanie, radu bata, gwen keraval, rodica costianu, éditions unicité, Jean-Pierre LongreRadu Bata, L’amertume des mots doux, « adages ma non troppo », Éditions Unicité, 2024

Les multiples talents littéraires de Radu Bata ne sont plus à démontrer. Mais pour le plaisir de l’inventaire et pour le rafraîchissement de la mémoire, on peut en rappeler quelques-uns. Inventeur des « poésettes » destinées à mettre la poésie à la disposition de qui en veut, traducteur et propagateur de la poésie roumaine dans le monde francophone, avec à son actif et jusqu’à ce jour trois (3 !) volumes de Blues roumain, prolifique compositeur de recueils de textes brefs et denses, que modestement il a intitulés, par exemple, Mine de petits riens, mais qui, s’ils sont effectivement une mine, ne sont pas rien, il poursuit maintenant avec un titre aussi oxymorique que prometteur, L’amertume des mots doux. Double promesse tenue.

Doux ou amers, doux et en même temps amers, les mots sont quoi qu’il en soit de la fête. Passés à la moulinette de l’imagination (voir l’illustration fantastique de couverture par Gwen Keraval) et de leur musique propre, ils font feu de tout bois entre terre et ciel, entre océan et soleil, entre amour et mort, entre horizon et nuages, ces nuages chers à l’auteur et qui, avec « l’air de la mer », permettent de « tenir / dans ce monde qui expire. » Les nuages et, bien sûr, la poésie (car oui, malgré ses dénégations, Radu Bata est bien un poète), authentique « manuel d’entraînement / pour survivre en milieu hostile. » Car il ne faut pas s’y tromper, si fête des mots il y a (on y reviendra), le vertige du temps, l’espoir et le désespoir, le « désert des hommes », l’incessant sentiment de l’exil, « chemin qui ne finit jamais » ou « mariage blanc avec une veuve noire » – tout cela laisse à penser que l’amertume est le moteur de la moulinette.

Mais Radu Bata ne s’en laisse pas compter, et chez lui l’invention est une arme de combat, qui sous la douceur cache une redoutable efficacité. S’il est resté fidèle aux mots de sa langue natale, ceux de sa langue d’adoption n’ont pas de secrets pour lui, et il en joue sans vergogne : polysémie, jeux sonores, associations verbales, images surprenantes, mystérieuses résonances lexicales que soulignent les dessins de Rodica Costianu, tracés en courbes suggestives au fil de la plume… Et n’oublions pas l’humour, dont l’auteur a un sens aigu et dont il ne s’est jamais départi, exorcisant ainsi, entre autres, l’angoisse du « désamour » et de l’errance permanente. Voyez le dernier texte, un poème intitulé « Mon parcours professionnel dit avec des fleurs ». Tout un programme… Évidemment, le chroniqueur aurait envie de multiplier les citations ; mais il ne serait plus chroniqueur. Alors il se contentera de finir ainsi : « Le poète est devin / il sait de quoi sont faits les ciels de demain » ; ou, si l’on préfère : « L’écrivain est un globe-trotter / qui tourne autour de son nombril ». Poète ou écrivain, les deux en fait, il est toujours en mouvement, et c’est à ce prix qu’il survit et nous aide à survivre.

Jean-Pierre Longre

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Radu Bata 

03/02/2024

Remue-ménage au château

Roman, francophone, Julia Deck, Les éditions de minuit, Jean-Pierre LongreJulia Deck, Monument national, Les éditions de minuit, 2022, Minuit Double, 2023

Au bord de la forêt de Rambouillet, quartier huppé s’il en est, se trouve un château aux apparences de Petit Trianon. Mais le « monument national », ce n’est pas lui. C’est son propriétaire, la vedette de cinéma Serge Langlois (avis aux chercheurs de clés), homme vieillissant qui s’est constitué une nouvelle famille en épousant la jeune Ambre, ex reine de beauté, pleine de bonne volonté conjugale, qui a adopté avec son mari de beaux jumeaux (une fille et un garçon – mais un secret se cache ici), et qui s’efforce d’être une vraie châtelaine, aidée en cela par un groupe de domestiques qui ne sont pas toujours très transparents. Sans compter que la jeune épouse ne s’entend pas avec Virginia, fille issue d’un premier mariage de Serge, et qui a le même âge qu’elle.

Roman, francophone, Julia Deck, Les éditions de minuit, Jean-Pierre LongreÀ côté de ce monde complexe et privilégié, il y a ceux qui vivent au Blanc-Mesnil, Seine-Saint-Denis : Cendrine Barou, employée au Super U, mère célibataire d’un jeune garçon particulièrement turbulent ; sa collègue la belle Aminata, qui n’hésite pas à mettre ses charmes en valeur ; Abdul, talentueux danseur de hip-hop, ce qui lui vaut quelques petits rôles d’acteur… Deux mondes apparemment bien différents, mais qui vont bientôt se mêler, par exemple à l’occasion d’une fête au château où sont invités les banlieusards et leurs amis. Car Serge a beau être une célébrité, il n’a rien oublié : « Je sais ce que c’est de venir d’en bas, prononça Serge d’une voix grave. Je n’ai pas renié mes origines, il n’est pas question qu’un membre de notre tribu ait à rougir des siennes. » (sous la fine ironie, nouvel avis aux chercheurs de clés). Aux relations groupées vont succéder les relations individuelles et plus étroites : Cendrine va devenir la nurse des jumeaux (?), Abdul le coach / rééducateur familial…

Mais il ne s’agit pas que d’histoires familiales et individuelles. À leur occasion, il s’agit d’Histoire contemporaine : sont invités au festin narratif concocté par Julia Deck la crise des Gilets Jaunes (avec un beau spécimen en la personne de Mathias, gérant du Super U converti à la contestation radicale), le Covid et ses confinements consécutifs, une mémorable et dramatique visite du couple Macron chez le « monument national », ce qui nous vaut des lignes de pure ironie politique lorsque le président s’adresse au « Gilet » local : « Bien sûr, il respectait les vues sinon le mode opératoire des Gilets. Mathias avait-il songé qu’il gagnerait en influence s’il rejoignait une instance dirigeante ? Ou une commission gouvernementale, pourquoi pas. Qu’un expert des inégalités travaille à un rapport sur ce sujet, ce serait gagnant-gagnant. » Oui, il y a le rocambolesque des situations et des événements, il y a les symboles que représentent les personnages, il y a l’humour et le suspense. Mais dans cette épique (dés)organisation romanesque, et grâce à elle, c’est la satire sociale et politique qui, tout en préservant les figures individuelles, fait la force vive du livre.

Jean-Pierre Longre

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27/01/2024

« Ne pas tomber »

Témoignage, autobiographie, francophone, Neige Sinno, P.O.L., Jean-Pierre LongreNeige Sinno, Triste tigre, P.O.L., 2023

Prix Femina 2023, Prix Goncourt des Lycéens 2023

Entre 7 et 14 ans, Neige a été violée par son beau-père d’une manière systématique, presque quotidiennement, sans que personne le sache. Jeune adulte, elle finit par porter plainte avec l’aide de sa mère à qui elle a tout raconté, et l’homme, qui reconnaît les faits, « comme s’il cherchait à se confesser », est condamné à neuf ans de prison – après quoi il se forgera une nouvelle vie, fondant une nouvelle famille. Neige, quant à elle, va faire des études, une thèse en littérature, et vivre au Mexique avec son compagnon et sa petite fille. Passé la quarantaine, elle publie Triste tigre.

Voilà pour l’affaire, succinctement résumée. Un énième livre autobiographique sur l’inceste et le viol, et sur leurs conséquences ? En quelque sorte, mais avec beaucoup plus que cela. Car il y a tout le reste, tout ce que l’autrice cherche au-delà des faits. Dans cette tâche, elle sollicite l’aide de références littéraires – Lolita de Nabokov, L’Œil le plus bleu de Toni Morrison, Le Voyage dans l’Est de Christine Angot, Souvenirs de la Kolyma de Varlam Chalamov, bien d’autres encore, comme des supports sur lesquels s’appuyer, grâce auxquels se rassurer. Car comment vivre après cela ? « On ne peut pas se relever et se défaire de quelque chose qui nous constitue à ce point. Le monde entier est perçu à travers ce filtre. Pour celui qui n’a connu que cela, c’est depuis l’oppression que tout s’organise. Il n’existe pas un soi non-dominé, un équilibre auquel on pourrait retourner une fois la violence terminée. » Alors on cherche la « vérité » par la dénonciation, mais « Il faut être prêt à perdre beaucoup de choses quand on décide de parler. On perd sa famille, c’est évident, on perd son village aussi, on perd son enfance, ses souvenirs d’enfance, ses illusions d’enfance. »

La deuxième partie du livre, « Fantômes » (la première s’intitule « Portraits ») entame une série de réflexions « trente ans plus tard » sur les conséquences du crime, la honte, les amalgames, le normal et l’anormal, et aussi sur le « comment écrire » à ce sujet. Faire de la littérature, afin de « transcender » « la simple et vulgaire expérience » ? « Mais, d’un autre côté, faire de l’art avec mon histoire me dégoûte. » L’essentiel ? Témoigner pour tenter de dire l’indicible, et, selon les derniers mots du livre, pour « ne pas tomber. » En l’occurrence, le témoignage est à la fois prenant, sombre et éblouissant.

Jean-Pierre Longre

 

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19/01/2024

Rebrousser chemin ?

Roman, francophone, Brigitte Giraud, Gallimard, Jean-Pierre LongreGoncourt en poche... Lire, relire... Brigitte Giraud, Vivre vite, Flammarion, 2022, J'ai lu, 2024

Prix Goncourt 2022

Qu’attend-on de la lecture d’un roman, qui plus est d’un roman auréolé du Prix Goncourt ? Qu’il y ait une intrigue assez solide pour susciter une attention exclusive ; un protagoniste autour duquel tournent d’autres personnages intéressants pour diverses raisons ; une part d’imaginaire se combinant avec le vraisemblable, voire le réel… Et tout le reste, qui résiste à l’analyse et où réside le mystère inhérent à toute œuvre d’art.

Cette part de mystère, le commentateur ne peut la percer. Il la laisse à chaque lecteur et à son rapport avec les personnages et la narratrice. Mais il peut se livrer à quelques vérifications. Dans Vivre vite, l’intrigue fondamentale date de vingt ans, avec un héros, Claude, qui a une double passion, la musique et la moto, sans parler de l’amour partagé avec sa compagne (autrice et narratrice) et son petit garçon. Claude, donc, brusquement mort de sa passion pour la moto ; cette intrigue fondamentale en commande une deuxième, courant tout au long du roman, faite des hypothèses qui tentent de corriger le passé – et représentant la part d’imagination qui finalement se heurtera à la vérité des faits (le paradoxe étant que c’est dans cette vérité que réside le mystère, celui des véritables causes de l’accident).

roman,francophone,brigitte giraud,jean-pierre longre,flammarionClaude, Brigitte, Théo, les acteurs directs du drame. Et il y a beaucoup d’autres personnages, famille et amis ou silhouettes simplement croisées, mais aussi, plus inattendus, la reine Astrid et l’ingénieur japonais Tadao Baba, dont la présence élargit singulièrement le champ historique et géographique. D’ailleurs le temps et l’espace se croisent sans cesse : la topographie lyonnaise, entre Croix-Rousse et rive gauche du Rhône, et le déroulement irrégulier du temps, de 1999 à nos jours, sont soumis à des va-et-vient et à des hésitations. Faut-il rebrousser chemin ou filer vers l’avenir ? C’est aussi le sujet du livre.

Un livre construit comme un morceau de musique – cette musique que Claude aimait au point d’en avoir fait sa profession. Prélude, seize mouvements, finale ou « éclipse ». Un livre dont l’écriture, musique du style et des mots, tout en résonances et harmoniques, trouve dans l’exploration du réel et de ses détails les sources de l’inspiration et de l’émotion.

Jean-Pierre Longre

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11/01/2024

Un impitoyable réquisitoire

Essai, pamphlet, Arthur Schopenhauer, Auguste Dietrich, éditions Mille et une nuits, Fayard, Jean-Pierre LongreArthur Schopenhauer, La ruine de la littérature, traduit de l’allemand par Auguste Dietrich, éditions Mille et une nuits, 2023

En 1851, Schopenhauer publiait Parerga et Paralipomena, dont les éditions Mille et une nuits ont opportunément extrait le chapitre intitulé « Écrivains et style ». Opportunément, parce que si l’on fait abstraction un tant soit peu du contexte géographique (l’Allemagne) et historique (le XIXe siècle), ce petit livre, un pamphlet plutôt qu’un traité, est resté d’une étrange actualité.

Fidèle à son humeur pessimiste, le philosophe s’en prend d’abord à ceux qui écrivent pour leur profit, distinguant les « écrivains de profession » des « écrivains de vocation », les vrais, plus rares que les premiers. Les journaux littéraires, qui devraient faire cette distinction, se fient plus aux « recommandations de compères » qu’à l’importance et à la qualité des livres. Schopenhauer, à ce propos, fustige violemment l’anonymat des critiques, ceux qui déchargent « anonymement et impunément [leur] bile. » Comment ne pas penser aux méfaits actuels des réseaux sociaux en lisant ces lignes : « Gredin, nomme-toi ! Car attaquer, déguisé et masqué, des gens qui vont à visage découvert, c’est ce que ne fait aucun honnête homme. Seuls les drôles et les coquins agissent ainsi. Donc, gredin, nomme-toi ! » ?

L’auteur a ses préférences, et les exprime avec une clarté sans concessions. C’est Goethe contre Schelling, Hegel et Schiller. C’est la logique française contre la « lourdeur » allemande ; c’est la précision de la grammaire grecque contre ces « grossiers apprentis allemands de la corporation des barbouilleurs ». La brutalité des jugements, auxquels le lecteur peut apporter ses propres nuances en faisant la part des choses, s’assortit de sentences intemporelles et vigoureusement assénées sur le style, du genre : « Le style est la physionomie de l’esprit. » ; « Imiter le style d’autrui, c’est porter un masque. » ; « Tout style écrit doit plutôt garder une certaine trace de parenté avec le style lapidaire, qui est l’ancêtre de tous. » ; « Le style doit être non subjectif, mais objectif. » J’appliquerai cette dernière qualité au commentaire, et garderai à l’esprit que La ruine de la littérature est, comme le dit la quatrième de couverture, une « plaidoirie implacable », exactement dans l’esprit de son auteur.

Jean-Pierre Longre

www.fayard.fr/1001-nuits

03/01/2024

Que vive Brèves !

revue,nouvelle,francophone,atelier du gué,brèves,jean-pierre longreBrèves n° 122, 2023

« Daniel a construit sa vie d’homme et d’éditeur sur la fidélité à ses amours et à ses amitiés. » Lui qui « détestait les certitudes » a été un infatigable artisan dans son Atelier du Gué de Villelongue d’Aude où il fabriquait, éditait, diffusait avec Martine des recueils de nouvelles et la revue Brèves, dont le numéro 122 se clôt sur l’évocation de sa vie (1947-2023), de son tempérament (« toujours calme »), du militant, « bref » de l’homme qu’il était et que chacun regrette.

Ce numéro 122, donc : sept nouvelles aux tonalités diverses déclinant le thème du malentendu, que des dramaturges (Camus et d’autres) ont reconnu comme fondement de certains rapports humains. Et ces rapports, faits de non-dits, d’ambiguïtés, de mensonges, de trahisons parfois, mais aussi de révélations et de générosité, donnent corps aux histoires ici racontées. Il y a un jeune immigré perdu dans un univers totalement étranger pour lui, et dont le seul repère est le temps qui s’écoule ; une femme qui quotidiennement pense à l’enfant qu’elle a dû abandonner, avant de se couler dans le moule de l’épouse et mère de famille (« Je l’ai laissée pour qu’elle vive de sa vie propre, moi je ne pouvais pas. ») ; un drôle d’agent immobilier qui entretient de drôles de relations avec une drôle de locataire ; la vie étrange de Joseph Brach qui n’aime pas la lumière et devient « veilleur », arpentant la nuit les rues du village (texte de Jan Čep, 1902-1974) : un riche franco-américain refusant de troubler sa tranquillité en accueillant son fils réfugié climatique ; une longue suite donnée au « Baiser de l’hôtel de ville », la fameuse photographie de Robert Doisneau. En prime, un récit plein d’humour d’une certaine Janou Walcutt (1875-1944) mettant en scène un pittoresque et bouillant « patron » de jardiniers portugais.

Comme toujours avec Brèves, nous avons affaire à une belle variété de textes parfaitement présentés, et comme toujours la rubrique « Pas de roman / bonnes nouvelles ! » donne d’autres idées de lecture. Soyons sûrs que la disparition de Daniel Delort ne nous privera pas d’aussi beaux numéros à venir…

Jean-Pierre Longre

 

Les auteurs : Natalie Barsacq, Francine Charron, Pierre Montbrand, Jan Čep, Jean-Luc Feixa, Pierre Zanetti, Janou Walcutt.

Pour s’abonner et/ou pour commander des numéros anciens :

Brèves, 1, rue du Village, 11300 Villelongue d’Aude

breves@atelierdugue.com

Tél. 04 68 69 50 30

www.scopalto.com/revue/breves

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29/12/2023

Le tueur des cimetières

Roman, policier, francophone, Jean-Jacques Nuel, Jean-Pierre LongreJean-Jacques Nuel, Balade funéraire, « Une enquête de Brice Noval à Lyon », 2023

Elles sont jeunes, elles sont blondes et fines… et on trouve leurs cadavres sur les tombes de Lyonnais notoires, tels le fameux guérisseur Maître Philippe ou les poètes Joséphin Soulary et Pierre Dupont, dans les cimetières de Loyasse et de la Croix-Rousse. Toutes tuées selon le même rituel : un seul coup de couteau bien ciblé, la longue chevelure blonde coupée et, agrafé au corsage, un quatrain répondant aux normes classiques du genre.

Le commissaire divisionnaire Alexandre Schweitzer va faire appel au détective privé Brice Noval (le narrateur, qui a déjà participé à plusieurs enquêtes) ; celui-ci accepte de sortir momentanément et par intermittence de sa retraite bourguignonne pour tenter de résoudre ces énigmes avec son ami, flanqué de deux collaborateurs, sortes de Laurel et Hardy policiers. Commence alors la traque de l’assassin, qui n’hésite pas à s’autoproclamer « Poète », comme s’il l’était véritablement, alors que Noval, fin connaisseur en la matière et lui-même auteur d’une anthologie (non publiée) de la poésie lyonnaise, juge ce « poète » plutôt médiocre… L’anthologie en question semble à la longue avoir une certaine importance dans le cheminement de l’enquête, un cheminement difficile, qui nécessite beaucoup de perspicacité de la part de notre détective, du commissaire et éventuellement de ses deux acolytes.

Cette Balade funéraire est bien un polar, mais c’est aussi une mine de renseignements plus ou moins développés sur la ville de Lyon, son présent et son passé, que connaît bien Jean-Jacques Nuel. C’est ainsi que l’on visitera l’ancien cimetière de Loyasse, connaîtra l’histoire de l’occultisme à Lyon et celle de Maître Philippe, celle des « clochetiers » arpentant « les rues la nuit pour éveiller les habitants et les inviter à prier pour les morts », et que l’on parcourra les quartiers de la ville, de Fourvière aux Brotteaux, de la Croix-Rousse à la Guillotière, sur les pas de ce Brice Noval aussi érudit que fin limier. Preuve que l’encyclopédisme et le suspense peuvent très bien s’acoquiner, pour le plaisir des lecteurs.

Jean-Pierre Longre

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22/12/2023

Sous la surface des mots

aphorisme, francophone, Paul Lambda, Cactus Inébranlable éditions, Jean-Pierre LongrePaul Lambda, Les icebergs de la mélancolie, Cactus Inébranlable éditions, 2023

Chacun sait qu’une bonne partie des icebergs reste mystérieusement cachée sous la surface de l’eau. De la même manière, une bonne partie de la mélancolie de Paul Lambda navigue sous la surface des mots qui, assemblés et concentrés avec virtuosité en micro-textes, forment ce nouvel ouvrage. Ce « gentleman-flâneur », toujours sur le qui-vive, a le don de saisir au vol tout aphorisme passant à sa portée, et n’a pas son pareil (sinon la petite troupe de ses semblables menée par Scutenaire et Chavée) pour le coucher sur le papier.

Jouant souvent avec l’épaisseur polysémique, voire homonymique des mots (« Celui que je suis a cessé de m’attendre. »), les textes fulgurants laissent entrevoir de vastes espaces poétiques (« La montagne, pour ne pas me voir partir, s’est couverte de brume. » ; « C’est moi qui ralentis ou les nuages qui se pressent ? » ; « Il pleut sur la rivière comme du temps sur le temps. »), et parfois Verlaine n’est pas loin (« Console-toi mon bel oiseau, depuis ta cage tu peux voir le ciel. »), et à propos d’oiseau, cas désespéré : « Si tu laisses la cage ouverte, il reviendra ».

Si l’on veut de l’humour, toutes les précautions sont prises : « Quand l’humour est trop grinçant, il faut ajouter de l’huile », et ce n’est pas ce qui manque, l’humour, du genre érotico-sentimental (« Nos ombres ses sont mêlées, c’était bon. ») ou philosophico-absurde (« - La vérité, c’est que la liberté n’existe pas. / - Oui, mais si la vérité n’existe pas ? »). Et parfois on touche à des abîmes sociologico-mondiaux (« Trop d’humains tue l’humain »), voire à un mysticisme tout personnel mais qui ferait bien d’être universel : « Quoi ? Ce ne serait pas Dieu qui aurait créé le rire ? ».

Sans cela, l’angoisse risque de nous étreindre (« Pour plus de sûreté, la ligne d’horizon fut électrifiée. » ; « Il ferma les yeux mais dut les rouvrir : à l’intérieur c’était pire. »), même quand elle se laisse aller à la susdite polysémie (« Je tue le temps, mais ce n’est que légitime défense. »). Car souvent, la vie n’est que désillusion (« Elle ne m’a pas vu, elle a juste regardé si je la regardais. » ; « -J’ai acheté votre livre. / – Ah oui ? IL vous a plu ? / - Je ne sais pas, je l’ai offert. »). Tout de même, laissons-nous aller à l’optimisme : « C’est fou ce qu’un sourire sincère produit de lumière. » Et en toute sincérité, on sourit, on rit même, en se laissant aller à la mélancolie lumineuse (bravons l’oxymore) des icebergs de Paul Lambda.

Jean-Pierre Longre

https://cactusinebranlableeditions.com