2669

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

17/03/2024

La poésie des insomnies

Nouvelle, poésie, francophone, Gaëlle Josse, Les éditions Noir sur blanc / Notabilia, Jean-Pierre LongreGaëlle Josse, À quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ?, Les éditions Noir sur blanc / Notabilia, 2024

Chacun a son histoire, ses histoires, et la nuit est propice à faire surgir ces « quelques éclats [qui] demeurent au milieu des heures profondes, en veille. » Oui, « c’est l’heure des aveux, des regrets, des impatiences, des souvenirs, de l’attente. Ce sont les heures où le cœur tremble, où les corps se souviennent, peau à peau avec la nuit. On ne triche plus. Ce sont les heures sentinelles de nos histoires, de nos petites victoires, de nos défaites. » Alors Gaëlle Josse, qui sait si bien s’y prendre avec les mots intimes, évoque ces heures de veille qui sont des heures de manques, de chagrins, de pleurs parfois, mais aussi de joies discrètes et d’espoir serein.

Ils sont là, ces hommes et ces femmes qui attendent une arrivée, un retour, qui pleurent un être cher, qui guettent des silhouettes entrevues, qui savent que la mort va arriver, ou qui ne savent pas ce qu’il va se passer, qui ont décidé d’aller chercher le bonheur ailleurs, ou de rompre, ou de renouer, ou tout simplement de vivre en se disant « que, parfois, tout est bien. »

Ces brèves séquences, ces instantanés nocturnes se succèdent au rythme lent des émotions, comme des élégies, comme de délicates mélodies. On connaît la prédilection de Gaëlle Josse pour l’art, en particulier pour la musique, évoquée ici à plusieurs reprises : le « monde infini et clos » de l’aria des Variations Goldberg, le « dernier concert » d’un pianiste qui sent la virtuosité lui échapper… Mais la musique s’épanouit surtout dans la prose poétique d’une autrice qui cultive la nuance et l’harmonie, une harmonie dont la continuité est assurée par les brèves transitions entre les différentes séquences ; une ligne, deux lignes à peine comme des portées musicales, « la nuit amère, la nuit comme un gouffre, la nuit consolation », « la nuit colère, la nuit repos, la nuit ouverte, la nuit refuge », « la nuit où tombent les masques »… La tonique et son complément ici multiple, la dominante…

Et puis, parmi toutes ces « microfictions », il y en a une qui penche vers l’aveu autobiographique, qui se nourrit de l’expérience de l’écriture nocturne, qui en dit tout en quelques lignes, et par lequel on terminera cette chronique : « Parfois l’écriture l’emmène au bord du vide et la retient là, sur cette frontière, puis au dernier moment elle la sauve de l’effroi, de la tiédeur, du demi-jour et des colères tristes. Elle poursuit son travail obscur de sourcière. »

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsnoirsurblanc.fr/catalogue-collection/notab...

09/02/2024

Nouveau manuel de survie poétique

poésie, adages, images, francophone, roumanie, radu bata, gwen keraval, rodica costianu, éditions unicité, Jean-Pierre LongreRadu Bata, L’amertume des mots doux, « adages ma non troppo », Éditions Unicité, 2024

Les multiples talents littéraires de Radu Bata ne sont plus à démontrer. Mais pour le plaisir de l’inventaire et pour le rafraîchissement de la mémoire, on peut en rappeler quelques-uns. Inventeur des « poésettes » destinées à mettre la poésie à la disposition de qui en veut, traducteur et propagateur de la poésie roumaine dans le monde francophone, avec à son actif et jusqu’à ce jour trois (3 !) volumes de Blues roumain, prolifique compositeur de recueils de textes brefs et denses, que modestement il a intitulés, par exemple, Mine de petits riens, mais qui, s’ils sont effectivement une mine, ne sont pas rien, il poursuit maintenant avec un titre aussi oxymorique que prometteur, L’amertume des mots doux. Double promesse tenue.

Doux ou amers, doux et en même temps amers, les mots sont quoi qu’il en soit de la fête. Passés à la moulinette de l’imagination (voir l’illustration fantastique de couverture par Gwen Keraval) et de leur musique propre, ils font feu de tout bois entre terre et ciel, entre océan et soleil, entre amour et mort, entre horizon et nuages, ces nuages chers à l’auteur et qui, avec « l’air de la mer », permettent de « tenir / dans ce monde qui expire. » Les nuages et, bien sûr, la poésie (car oui, malgré ses dénégations, Radu Bata est bien un poète), authentique « manuel d’entraînement / pour survivre en milieu hostile. » Car il ne faut pas s’y tromper, si fête des mots il y a (on y reviendra), le vertige du temps, l’espoir et le désespoir, le « désert des hommes », l’incessant sentiment de l’exil, « chemin qui ne finit jamais » ou « mariage blanc avec une veuve noire » – tout cela laisse à penser que l’amertume est le moteur de la moulinette.

Mais Radu Bata ne s’en laisse pas compter, et chez lui l’invention est une arme de combat, qui sous la douceur cache une redoutable efficacité. S’il est resté fidèle aux mots de sa langue natale, ceux de sa langue d’adoption n’ont pas de secrets pour lui, et il en joue sans vergogne : polysémie, jeux sonores, associations verbales, images surprenantes, mystérieuses résonances lexicales que soulignent les dessins de Rodica Costianu, tracés en courbes suggestives au fil de la plume… Et n’oublions pas l’humour, dont l’auteur a un sens aigu et dont il ne s’est jamais départi, exorcisant ainsi, entre autres, l’angoisse du « désamour » et de l’errance permanente. Voyez le dernier texte, un poème intitulé « Mon parcours professionnel dit avec des fleurs ». Tout un programme… Évidemment, le chroniqueur aurait envie de multiplier les citations ; mais il ne serait plus chroniqueur. Alors il se contentera de finir ainsi : « Le poète est devin / il sait de quoi sont faits les ciels de demain » ; ou, si l’on préfère : « L’écrivain est un globe-trotter / qui tourne autour de son nombril ». Poète ou écrivain, les deux en fait, il est toujours en mouvement, et c’est à ce prix qu’il survit et nous aide à survivre.

Jean-Pierre Longre

www.editions-unicite.fr

Radu Bata 

16/11/2023

La poésie des titres

Poésie, francophone, Christophe Gilot, Cactus Inébranlable éditions, Jean-Pierre LongreChristophe Gilot, Quatrains de bouquiniste, Cactus Inébranlable éditions, 2023

La poésie peut naître de multiples façons. Souvent, c’est le regard posé sur le monde, sur les choses qui par la magie du verbe s’élargit vers les espaces de l’imagination, en un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur. C’est le cas ici, avec comme point de départ ce que l’auteur, bouquiniste de son état, a sous les yeux à longueur de journée : des titres de livres. Il les range quatre par quatre sur la page, donc en « quatrains de bouquiniste » – un rangement malicieux, qui ne doit rien au hasard.

Car il y a toujours, plus ou moins explicites, des rapports thématiques entre les titres superposés. Ce peut être le temps qui passe (« Je me souviens / l’invention du passé, / ce fragile aujourd’hui / dans un mois dans un an. »), le feu (« Fragments d’une poétique du feu / Nous sommes l’incendie / les combustibles / je sais, oui : les fleurs rouges, là-haut… »), un jeu (« Pierres noyées / sur la route du papier, / les ciseaux du couchant / dans ma main »), la fabrique même de la poésie (« En rêvant à partir de peintures énigmatiques, / devine ce que je vois ? / La couleur des mots / dormir au soleil. ») etc. Inutile de multiplier les exemples, il faut juger sur pièces, jusqu’au point suspendu du dernier quatrain qui se termine par « Temps zéro » d’Italo Calvino.

Il faut préciser que chaque titre de livre est assorti du nom de son auteur, ce qui crée chaque fois une sorte de quatrain secondaire d’où, pourquoi pas, peut naître une poésie seconde formée de noms parfois inconnus, l’exotisme du nom propre jouant son rôle ; au hasard : « Alexandria Marzano-Lesnevich / Sophie Tal Men / Tom Drury / Ella Silloë ». Ultime remarque : si chaque quatrain est autonome, quelques fils conducteurs s’insinuent dans les espaces vides en rapprochant certains titres comme « À même la peau », « À fleur de peau », « La mémoire dans la peau ». Voilà donc une espèce inhabituelle de poésie tenant du haïku, qui donne à imaginer ce que sont les livres ici évoqués sans qu’on ait à les ouvrir… Un nouvel art de lire, qui n’empêche pas, tout de même, d’aller y voir de plus près.

Jean-Pierre Longre

https://cactusinebranlableeditions.com

06/08/2023

Insaisissable bestiaire

Poésie, francophone, Philippe Jaffeux, Atelier de l’agneau, éditions Paraules, Jean-Pierre Longre Philippe Jaffeux, De l’abeille au zèbre, Atelier de l’agneau, 2023

Ils sont 499, les animaux que Philippe Jaffeux recense à sa manière. Des animaux connus (tels les abeilles et le zèbre qui ouvrent et ferment le défilé) ou inattendus (connaissez-vous l’anhinga, le binturong, le kétoupa, le nilgaut ou le saïmiri ? J’en passe quelques dizaines). La dédicace au prolifique poète franco-picard Ivar Ch’Vavar n’est d’ailleurs pas sans rappeler que la langue (les langues) offre(nt) d’infinies possibilités lexicales.

Et aussi des possibilités sémantiques, sur l’ambiguïté desquelles l’auteur joue sans scrupules : chaque animal est, dans son évocation, l’objet d’une trituration entre caractéristiques concrètes et abstraites. Prenons par exemple la girafe : elle « étire sa conscience pour mesurer la hauteur d’une contemplation » ; parfois s’y ajoute un jeu de mots : « Une fissure cimente la morsure d’un lézard qui ensoleille la paresse d’un mur ». Nous ne sommes pas loin de ce que les savants en matière de stylistique nomment zeugma sémantique.

Mais si leur apparence didactique n’est pas contestable, il n’y a rien de monotone dans ces pages. Les animaux, leurs gestes, leurs attitudes, leurs aspects sont sources de poésie – poésie des sens conjugués comme avec le bouvreuil qui « déploie son chant avec ses couleurs pour envelopper son envol », poésie de l’espace comme avec le canard qui « surmonte une fresque suspendue à l’élévation d’un pharaon solaire », ou du temps comme avec le papillon dont la métamorphose « attrape un instant avec la légèreté d’une idée », ou des deux à la fois (« Un saumon affronte des courants pour remonter le temps renversé »). Une poésie qui, comme chez René Char, repose aussi sur le contexte : « Le destin d’un ver luisant se synchronise avec la substance d’une nuit éblouie ». Une poésie qui, en outre, n’est pas exempte d’humour, dont l’objet peut être l’animal (« Une bécasse déplumée par un peintre sauve la nature de l’art avec son cul »), l’auteur lui-même jouant sur son prénom (« Philippe bride son étymologie avec un dada dompté par un cheval »), l’étymologie, justement (« Un furet caché derrière son étymologie vole l’origine de sa domestication ») ou l’homonymie (« Un bouddhiste se réincarne dans un lama qui rumine une homonymie sacrée »). Présente aussi, la dénonciation des cruautés (« Un poussin broyé par une machine hante la consommation d’un cauchemar ») ou du colonialisme capitaliste (« Une colonie de fourmis ouvrières libère une terre occupée par des exploiteurs »).

Bestiaire qu’il faudrait pouvoir saisir dans toutes ses dimensions, De l’abeille au zèbre est un vaste poème à lire à sa guise : dans sa continuité (favorisée par l’absence de ponctuation) ou par minuscules séquences. L’initiative est laissée au lecteur. C’est le propre des bons livres.

Jean-Pierre Longre

Poésie, francophone, Philippe Jaffeux, Atelier de l’agneau, éditions Paraules, Jean-Pierre Longre Dans le registre expérimental, Philippe Jaffeux a publié aux éditions Paraules un ouvrage intitulé Livres,  qui « tente d’évoquer la présentation de deux livres en un seul. » Chaque page est complétée par la page située en regard. Là encore, le lecteur joue un rôle important, et c’est tant mieux.

 

 

www.philippejaffeux.com

https://atelierdelagneau.com/fr

https://editions-paraules.com

30/07/2023

Vers quelle destination ?

Poésie, francophone, Jean Miniac, éditions Conférence, Jean-Pierre LongreJean Miniac, Notre traversée, Éditions Conférence, 2023

Destination, destinée, destin… Si comme on le dit la vie est un voyage, Jean Miniac nous emmène dans une « traversée » qui va bien au-delà du cliché. Dans les vingt et un chants de son épopée, une Odyssée d’aujourd’hui et, tout bien réfléchi, de tout temps, les vers, les phrases, les mots, les rythmes, les sons nous poussent au « souffle venu du large », sur « cette eau / insinuante / insinuée », comme Ulysse dans sa navigation louvoyante vers Ithaque.

Destination… destin… Toutes les composantes du « désir / de vivre » sont là : l’amour, bien sûr, qui « n’est pas une réponse ; / Il ouvre des corridors de questions / Dans lesquels on s’engage, tremblant » ; la solitude qui accompagne la douleur et la maladie ; la mort même, dont l’incertitude inquiète ; mais aussi la bonté, l’attention aux autres, particulièrement à ceux que l’on dit « problématiques » ; une attention aux « visages / Où plonger ». Car « De limite il n’y en a pas. / C’est la mer vivante / […] Nous effectuons – à la mesure de nos erreurs, nos tâtonnements – / Notre traversée. De l’autre. / Des autres. »

Surtout, ne l’oublions pas, cette « traversée » est un vaste poème, dont les vers libres (libres comme les navigateurs) ou les amples versets (amples comme la navigation) sont des composantes vivantes, qui peuvent avancer à grandes enjambées (« Car un semblant d’amitié nous retient malgré tout / De rompre, définitivement, / Avec ce que nous serions tentés d’appeler / Notre pauvre vie… ») ou faire halte pour s’extasier sur une merveille naturelle (« Le murmure des eaux est cerné de silence »). S’arrêter parfois, oui, mais momentanément ; et il faut laisser l’initiative à la jeunesse : « La jeunesse n’a rien à raconter, car elle a tout à vivre ; / Elle édifie la syntaxe vivante de ses actes ». Et c’est ainsi qu’on peut le penser : « Il n’y a pas de fin au poème ». Au poème de la vie.

Jean-Pierre Longre

www.revue-conference.com

25/05/2023

Dans les archives de la mémoire

Poésie, francophone, Jean-Jacques Nuel, éditions du petit pavé, Jean-Pierre LongreJean-Jacques Nuel, Images d’archives, Éditions de Petit Pavé, Le Semainier, 2023

Faire de la poésie d’autoroute ? Pour Jean-Jacques Nuel, ce n’est pas comme faire du roman de gare ! Non, rien à voir. C’est saisir dans ce qu’il y a d’on ne peut plus prosaïque le petit rien, le petit mystère, la petite anomalie qui rend, justement, la vie matérielle poétique : ce poids qui reste sur le cœur alors qu’on voit s’éloigner un poids lourd dans le rétroviseur, ce même rétroviseur qui, une fraction de seconde, laisse entrevoir une apocalypse aussitôt disparue ; ou l’ange gardien apparu dans le sillage d’un véhicule de sécurité, ou encore, sur un gobelet en carton de station-service, cette trace de rouge à lèvres qui laisse rêveur…

Le quotidien, voilà le matériau du poète. Le quotidien du présent (les bûches à rentrer, la chaudière à réviser) et celui du passé, qui induit les souvenirs – celui d’un vieux pont sur la Saône remplacé, un peu plus loin, par un ouvrage moderne (tiens donc, allusion voilée à l’ancienne activité éditoriale de l’auteur ?), celui du parking des bas ports du Rhône devenu lieu de promenade, ceux de la vie estudiantine puis professionnelle, ceux de « voyages / lointains dans l’espace / et le temps », ceux des cafés et des salles de concerts oubliés… Souvenirs le plus souvent liés à Lyon, la ville de naissance (à l’Hôtel-Dieu) et des grands ancêtres de la Renaissance, Louise Labé, Maurice Scève, Pernette du Guillet…

Tout en suggestions, sans artifices, la poésie de Jean-Jacques Nuel s’écoule goutte à goutte de la masse du réel, suscitée par « nos propres souvenirs / incessibles », par les archives individuelles et collectives de la mémoire.

Jean-Pierre Longre

poésie,francophone,jean-jacques nuel,éditions du petit pavé,jean-pierre longreRéédition: Sous le titre Le colocataire, Jean-Jacques Nuel vient de rééditer son ouvrage Une saison avec Dieu publié au Pont du Change en 2019. 

Voir ici

et

www.petitpave.fr  

http://jeanjacquesnuel.e-monsite.com

11/05/2023

Quête poétique et métaphysique

Poésie, anglophone, Paul Stubbs, Blandine Longre, Black Herald Press, Jean-Pierre LongrePaul Stubbs, Une anatomie de l’icône / An Anatomy of the Icon, traduit de l’anglais par Blandine Longre, Black Herald Press, 2022

En 2008, Paul Stubbs publiait The Icon Maker (Arc Publications, Royaume-Uni). Plusieurs textes de ce recueil sont maintenant, grâce à l’édition bilingue d’Une anatomie de l’icône, mis à la disposition des lecteurs francophones, avec des modifications tenant compte de lectures et de réflexions approfondies sur les rapports entre la foi et Dieu, le mysticisme et l’imaginaire.

En une succession prosodique relativement régulière (alternance de quatrains et de distiques), les poèmes se présentent sous la forme d’ensembles disparates. Il y a de longs développements descriptifs ou interrogatifs consécutifs à une méditation philosophique et métaphysique, et à l’inverse de brèves visions qui sont autant de constats sur « l’infinie solitude de Dieu au gouvernail », sur la « chaise vide de l’homme » ou sur un tableau de Francis Bacon, par exemple. Tout cela suivant des registres variés, traduisant la quête intérieure et l’interrogation angoissée, rendues vivantes par l’intervention de personnages connus : le créateur lui-même, le pape, l’enfant Jésus « désaimé, abandonné » (« d’après Jérôme Bosch »), Satan (« qui incarnes-tu à présent ? une chimère ? un dragon ? »), le prêtre (« le plus grand des magiciens / Créateur d’illusion… ») – et le poète décline ainsi les métaphores (les icônes) apparues dans son « temple imaginatif ».

Poésie, anglophone, Paul Stubbs, Blandine Longre, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreCette déclinaison n’est pas sans tâtonnements, qui peuvent faire voisiner le doute et l’évidence, mêler le pessimisme et l’humour, comme dans une désopilante et désespérante « Vente aux enchères » dont les lots peuvent être « le fossile / de la dernière espèce sur terre / à avoir péché », « une cassette vidéo contenant le / dernier moment connu de beauté sur la planète terre » ou « la seule copie de la côte humaine »… Tâtonnements dans les registres, et aussi dans les choix génériques : tout est poésie, certes, mais souvent sous une forme concrètement narrative ou descriptive, et parfois sous une forme théâtrale achevée ou non, comme dans le « Canevas d’une pièce en un acte sur la résurrection », le « Court monologue du pape » ou les ultimes pages mettant en scène les gestes et actions des aveugles. Enfin, tâtonnements dans la syntaxe même, avec çà et là des phrases trébuchantes, des formules grammaticalement redondantes, comme pour surmonter les hésitations « dans un style au rythme désolé d’un déambulateur monomaniaque », selon l’auteur lui-même. Sous la plume de Paul Stubbs, la poésie est une quête assidue, scrupuleuse, précaire, intense et infinie de ce qui se dissimule derrière les apparences, sous la surface de l’icône.

Jean-Pierre Longre

www.blackheraldpress.com

https://poetpstubbs.wixsite.com/paulstubbs 

08/01/2023

Poésies sans fin

Poésie, Roumanie, Radu Bata, Muriel Augry, Cali, Charles Gonzalès, Éditions Unicité, Jean-Pierre LongreRadu Bata, Le Blues roumain, vol. 3, anthologie implausible de poésies. Préambule de Muriel Augry, préface de Cali, mot de la fin de Charles Gonzalès, Éditions Unicité, 2022

Il y a eu l’anthologie « imprévue », puis l’anthologie « désirée », et maintenant voici l’anthologie « implausible ». Implausible, certes, mais il est bien là, ce troisième volume bourré de poésies de toutes sortes, d’auteurs d’une diversité à peine croyable. Il fallait un lecteur insatiable et averti, un traducteur infatigable et affectueux (il nous le redit : ses traductions sont « hypocoristiques »), un esprit aussi ouvert que celui de Radu Bata pour nous livrer un florilège qui n’a pas d’équivalent dans la langue française.

Car Le Blues roumain, dans sa surprenante abondance, ses séduisantes sinuosités, son infinie liberté, n'a rien de traditionnel, rien d’académique. À côté des valeurs sûres comme Ana Blandiana, Mircea Cărtărescu, Mircea Dinescu, Paul Vinicius, Nichita Stănescu, Andrei Crăciun et Radu Bata en personne, il y a toutes celles et tous ceux que l’on découvre avec les délices de la nouveauté et l’émotion d’une affection partagée. Oui, il les aime, ses poètes, Radu Bata, et cet amour s’insinue, se répand chez les lecteurs – à des degrés divers, bien sûr, mais sans faux-semblants.

Ne touchons pas aux textes, ne les déflorons pas à coups de citations arbitraires ou d’analyses érudites (qui toutefois prouveraient, s’il en était besoin, que nous avons affaire à de la poésie au plein sens du terme). Laissons-les nous parler de la vie quotidienne, de la souffrance des âmes et des corps, du temps et de la mémoire ; laissons-les nous chanter les rêves fous et la douce douleur du « dor », l’amour et la tendresse, le bonheur au conditionnel ; laissons-les nous montrer les images paisibles de la nature et les visions fantastiques de l’esprit ; laissons-les nous évoquer la Roumanie avec son passé, sa tsuica, les tramways de Bucarest et son « Paysan du Danube » ; laissons-les nous présenter Eminescu, Mozart, Jung, Breton ou Vlad l’Empaleur ; laissons-les fustiger avec nous les abus de notre époque et espérer un avenir de simplicité, de sincérité, de gentillesse… Voilà, s’il fallait lui trouver une utilité, à quoi sert la poésie. Entre langue roumaine et langue française, « les vers murmurent à travers l’Europe », comme nous le fait entendre Ana Pop Sirbu ; et on en redemande ! Disons-le avec Andrei Crăciun : « Il est naturel que la poésie n’ait pas de fin ».

Jean-Pierre Longre

 

Les auteurs : Luminita Amarie, Alexandru Andrieş, Andreea Apostu, Şerban Axinte, Ana Barton, Radu Bata, Anca-Iulia Beidac, Ana Blandiana, Geo Bogza, Dorina Brânduşa Landén, Emil Brumaru, Ion Calotă, Virgil Carianopol, Ana Căbulea, Mircea Cărtărescu, Denisa Comănescu, Ben Corlaciu, George Coşbuc, Andrei Crăciun, Corina Daşoveanu, Mircea Dinescu, Adrian Diniş, Gabriel Dinu, Adela Efrim, Vasile Petre Fati, Raluca Feher, Irina-Roxana Georgescu, Mugur Grosu, Cristina Hermeziu, Claudiu Komartin, Alexandra-Mălina Lipară, Aurelian Mareș, Mariana Marin, Ioan Mateiciuc, Andra Mateucă, Ştefan Manasia, Ciprian Măceșaru, Marin Mălaicu Hondrari, Rozana Mihalache, Ştefania Mihalache, Andrei Mocuța, Ion Mureşan, Emilia Nedelcoff, Dana Nicolaescu, Felix Nicolau, Andrei Novac, Dana Novac, Cosmin Perţa, Violeta Pintea, Rică Poindronescu, Ioan Es Pop, Savu Popa, Radmila Popovici, Sorina Rîndaşu, Mihai Radu, Petronela Rotar, Carmen Secere, Roxana Sicoe-Tirea, Ana Pop Sirbu, Octavian Soviany, Cătălina Stănescu, Nichita Stănescu, Ioana Maria Stăncescu, Elena Stîngă, Petre Stoica, Robert Şerban, Iulian Tănase, Ioana Tătărușanu, Elsa Dorval Tofan, Tatiana Țîbuleac, Mircea Țuglea, George Vasilievici, Silviu Vergu, Gabriela Vieru, Paul Vinicius, Demetra Vlas, Vitalie Vovc.

www.editions-unicite.fr

http://jplongre.hautetfort.com/tag/radu+bata

 

21/12/2022

« L’éviscération du Merveilleux »

Poésie, anglophone, Anthony Seidman, Blandine Longre, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreAnthony Seidman, That Beast in the Mirror / Cette bête dans le miroir, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Black Herald Press, 2022

Un apparent paradoxe : tirer la poésie de la charogne, d’un os, d’une « dent ébréchée », du « crâne d’une gazelle », d’une hyène qui « macule son museau de chair et d’entrailles fumantes » … Baudelaire le fit, Anthony Seidman l’a fait, « aux interstices entre Viande Divine et Viande Humaine ».

Les trois parties du recueil (« De la chaleur », « Nuage avec fermeture éclair », « Pluie comme leitmotiv »), qui font intervenir la bête sous toutes ses formes (vivantes et mortes, corps et squelette…), ont d’autres points communs, en une poésie atmosphérique : la chaleur, les nuages, la pluie, le vent, sous toutes les dimensions : « On peut choisir / n’importe quelle direction […]. Là-haut, l’empreinte / d’une trainée de vapeur dans l’azur immaculé. / En bas, le ciel replié sous le Chili et / la crête de l’Antarctique. » La diversité des dimensions est aussi celle des vers, dans leur architecture strophique, frisant parfois la prose ou le verset ; on entend, à la fin, le martèlement de la pluie marqué par les anaphores et les vers frappant la surface blanche de la page.

La poésie n’est pas que performative. Elle est aussi, par exemple, référence et déférence : à des artistes de toutes sortes (Coltrane, Piaf, Mingus ou Olivier Messiaen, Baudelaire ou Geoffrey Chaucer, Tanguy, Soutine, Watteau, Hopper ou Magritte…), et aussi aux dames « de souffre », « d’argile », « de la soif » « de pierre ». Les images étranges, sur la ligne de crête du surréalisme, se bousculent à la porte des yeux et des oreilles (la fumée, « les carillons de cloches et les / appels stridents d’un paquebot qui sombre ») ou à celle de la signification (« Nous pleuvons une grammaire foutue de toute chose perdue, / comme un appentis derrière le ranch d’une grand-mère disparue »). Il pourrait y avoir dans tout cela de la méfiance, quand quelqu’un qui « sonne à la porte » semble vouloir « profiter d’un placard rempli / et d’un vin buvable » ; mais le merveilleux est là, dans tous ses états, prêt à être disséqué, examiné au plus profond de ses entrailles. Avec malgré tout, çà et là, un trait d’humour, quand on aperçoit « les sourcils haussés de la caissière qui voit un bip / sur l’écran alors qu’elle effectue ton dépôt bancaire. » Et surtout, on se dit, avec Anthony Seidman : « Il reste encore des poèmes à lire ».

Jean-Pierre Longre

www.blackheraldpress.com

19/07/2022

“Mépriser son être essentiel”

Essai, poésie, francophone, anglophone, Victor Segalen, Arthur Rimbaud, Blandine Longre, Paul Stubbs, Black Herald PressVictor Segalen, Le Double Rimbaud / The Double Rimbaud, ouvrage bilingue - bilingual book, translated from the French by Blandine Longre and Paul Stubbs, Black Herald Press, 2022

Médecin de marine, écrivain, grand voyageur, Victor Segalen (1878-1919) a peu publié de son vivant, mais son œuvre est abondante (deux volumes dans la Pléiade). Le double Rimbaud, publié pour la première fois dans Le Mercure de France le 15 avril 1906, n’en est qu’un échantillon fort bref, mais très représentatif des préoccupations de l’auteur : peut-on être à la fois un immense poète et un négociant aventureux ? À la fois, non. Successivement, oui, apparemment, et Segalen s’interroge sur les deux Rimbaud : « Quel fut, des deux, le vrai ? Quoi de commun entre eux ? »

On le sait, Rimbaud s’arrêta brusquement d’écrire, et après avoir erré pendant au moins quatre ans, passa les dix dernières années de sa vie entre l’Abyssinie et Aden. Segalen utilise divers documents (lettres, souvenirs écrits ou oraux) pour retracer cette aventure, non sans citer et analyser auparavant un certain nombre d’extraits poétiques parvenant à « d’insoupçonnables horizons » et proclamant des désirs d’ailleurs : « Et cela fut, en vérité, prophétique des désirs constants de l’autre Rimbaud, qui même avant ses souffrances, avant ses échecs, en pleine fièvre de vie et d’action, entrevoyait, comme but seul désirable, le repos. »

Comment expliquer ce « cas singulier, d’un poète récusant son œuvre entière de poète […] par son mutisme définitif » ? Segalen avance alors « le Bovarysme », fameuse théorie conçue d’après l’héroïne de Flaubert par Jules de Gautier comme « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est. » Et de donner les exemples d’Ingres et son violon, de Chateaubriand et ses velléités politiques, de Goethe et ses ambitions scientifiques etc. Voilà qui expliquerait aussi « les deux essors divergents » et l’étouffement de l’inspiration poétique chez Rimbaud, « persistant à mépriser son être essentiel. » Rien n’est définitivement éclairci, et Arthur Rimbaud restera toujours un cas mystérieux et fascinant dans l’histoire de la poésie. Mais Victor Segalen, dans ce petit ouvrage que les éditions Black Herald Press ont eu l’excellente idée de rééditer – en version bilingue qui plus est – fait avancer la réflexion non seulement sur le poète de Charleville, mais plus généralement sur la destinée des artistes.

www.blackheraldpress.com

14/06/2022

Pas à pas vers l’espérance

Poésie, francophone, dessin, photographie, peinture, Denis Clavel, éditions Esope, Jean-Pierre LongreDenis Clavel, Monologue du silence, éditions Esope, 2022

Monologue du silence est ce qu’on peut appeler un livre précieux. Précieux par sa forme : mise en page d’une sobre perfection, mise en regard esthétique des mots et des images ; précieux par son contenu : la poésie que révèle l’épaisseur des vers dans une substantielle économie verbale, le mystère que recèlent les illustrations. Celles-ci exploitent les ressources du dessin, de la peinture, de la photographie : paysages, objets et êtres de la nature, lignes suggestives, profondeurs colorées, évocations d’un infini vertical et horizontal. Cela pour chaque page de droite.

À gauche, des textes. Poèmes brefs, lapidaires, aphoristiques. Mais une brièveté qui en dit long. Car dans l’omniprésence visuelle et auditive du silence annoncé par le titre, la polysémie du langage joue un rôle majeur : comment saisir le mot « sens » lui-même (« direction / ou / signification ») ? Sans compter une troisième acception qui parcourt le livre : les sensations mêlées, ouïe, vue, odorat, grâce auxquelles on tente de percer les énigmes de la nature, de chercher par exemple « à comprendre / ce que dit la rivière », ou à contempler « l’extase d’un oiseau » (et ne pas se contenter de « jeter [son] regard »).

On voudrait tout citer, tant la densité du recueil, qui utilise si peu de mots pour dire l’essentiel, qui fait résonner le silence d’harmoniques profondes, qui donne à entrevoir la beauté de l’existence (l’être au-delà du paraître), tant cette densité, donc, nous permet de dépasser le pessimisme de l’absence, la « misérable mort », pour parvenir vers par vers, pas à pas, à l’espérance finale. Un vaste parcours artistique et méditatif ouvert par la promesse qu’esquisse la phrase initiale : « J’écoute l’invisible ».

Jean-Pierre Longre

www.esope.info  

01/06/2022

« Le son des mots réconciliés »

Poésie, illustration, francophone, Nicolas Gruszkiewicz, Valérie Ghévart, éditions La Centaurée, Jean-Pierre LongreNicolas Gruszkiewicz, Au matin de la Grande journée, encres de Valérie Ghévart, Éditions La Centaurée, 2022

Les mots se répandent sur la page blanche comme des notes sur une partition, comme des instruments dans un orchestre, sonnent verticalement, horizontalement et en épaisseur, comme une symphonie. Ils flottent sur l’eau immobile, comme de frêles embarcations, lestés du poids de leurs harmoniques et de leurs significations, seuls ou en petits groupes obstinés forçant « le silence féroce » du vide. Çà et là, les encres tout en nuances et en forme de feuille dressent leur pointe vers des hauteurs muettes, en une verticalité qui répond à celle des poèmes, que l’on suit, bien obligé, vers le mystère de leur profondeur. Et voilà qu’on ne peut « rester immobile. »

De quoi nous parlent-ils, ces poèmes ? De la nature, du ciel, de l’eau, de la lumière, du vent, du sable, de la terre, du feu – des éléments dont la présence est immuable, mais que la mue des mots transcende, que la poésie rassemble contre la fuite du temps. Les années passent, la vieillesse gagne, mais il y a toujours un peu de lumière, et la parole respire. Contre « l’embarras du labyrinthe », se dresse « la mémoire aux lèvres d’argile », mais aussi « l’ocre sonore », les « feux mouillés », la « terre d’écume » - bref, synesthésies, oxymores et autres audaces verbales, tout ce que les mots peuvent se permettre, entre le silence et la solitude, pour préserver les « jours heureux ».

Dans ce beau recueil qui fait entendre « le son des mots réconciliés », « les questions du vent » et bien d’autres choses encore, le poète « adresse [ses] cris au ciel », et nous l’accompagnons, murmurant avec lui : « Merci pour la lumière ».

Jean-Pierre Longre

www.esperluete.fr

25/02/2022

Saisir l’instant

Proses, Poésie, francophone, Italie, Martine-Gabrielle Konorski, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreMartine-Gabrielle Konorski, Adesso, “Une ballade italienne”, Black Herald Press, 2021

Le titre l’annonce : il sera question du « maintenant » surgissant des paysages et des personnages qui rythment et peuplent les courtes proses narratives, descriptives, évocatrices, poétiques composant ce lumineux recueil. Des paysages où la silhouette de Pier Paolo Pasolini se dessine – et les citations qui ouvrent et ferment le livre le rappellent ; des personnages de toutes sortes, en nombre ou solitaires, qui baignent dans la chaleur et la lumière du littoral d’Italie du Sud.

La joie de vivre, le bonheur, la « quiétude », saisis dans l’instant dès l’ouverture, sont comme une tonalité dominante (sans oublier celle des chansons qui passent çà et là). La foule est « magnifique », « il fait bon vivre sous les figuiers et les palmiers », même si on est « à l’à-pic de la mer », et si à Ostie, « sur cette plage est mort Pier Pasolini. » Il y a maintes séquences, maintes histoires racontées ou ébauchées, imbriquées les unes dans les autres, « des histoires qui se tissent en un récit à la fois réaliste et un peu fou, telle une pièce de tissu mal cousue, un tableau authentiquement poignant. » Ce sont des vies esquissées, celles des familles, celles du peuple, celles des amis et des amoureux.

Mais il ne s’agit pas que de récits et de descriptions. Le bonheur est fait des vibrations de l’atmosphère, d’impressions fugitives, de sensations mêlées : les odeurs de la plage et de la cuisine, la chaleur de l’air et la fraîcheur de l’eau, les cris des enfants et des mouettes, la couleur de l’eau et les rayons du soleil. Et de tout cela naît une sensualité teintée de mystère, et par-dessus tout l’amour : « Elle, Lui, dressés au sommet du monde, au-dessus de l’eau. » Les détails ébauchés, les évocations suspendues, la musique des phrases et la couleur des mots – tout cela fait de cette symphonie aux apparences narratives une mosaïque poétique.

Jean-Pierre Longre

www.blackheraldpress.com

www.martinekonorskipoesie.com

07/02/2022

L’art en mouvement

revue, poésie, entretiens, image, voyage, francophone, traductions, les carnets d’eucharis, nathalie riera, Jean-Pierre LongreLes Carnets d’Eucharis, Sur les routes du monde #3, 2021

Les Carnets d’Eucharis, c’est une belle revue à lire comme voyageait Montaigne, sur des modes divers et par étapes curieuses. Montaigne dont il est question avec d’autres, (Chateaubriand, Lamartine, Nerval, Flaubert…) sous la plume de Patrick Boccard, Montaigne, l’un des premiers à pratiquer l’écriture « nomadisée » qui forme le thème du premier dossier de ce numéro. « Sur les routes du monde », nous rencontrons Nicolas Bouvier (avec Jean-Marcel Morlat), Lorenzo Postelli (avec Zoé Balthus), Homère, Kerouac, Lacarrière, Tesson etc. (avec P. Boccard), et nous suivons les itinéraires poétiques, descriptifs, narratifs, souvent illustrés, de Nicolas Boldych (à « Rome-en-Médoc »), Jean-Paul Bota (à Lisbonne), Zoé Balthus (au Japon), Jean-Paul Lerouge (en Ouzbékistan) – et nous nous imprégnons des pages que l’on découvre comme les écrivains-voyageurs se sont imprégnés des lieux qu’ils ont explorés.

Un autre dossier, coordonné comme le précédent par Nathalie Riera, est consacré à des « portraits de poètes et d’artistes », après un portfolio consacré à de vivantes « figures de la danse » (instantanés numériques de Zagros Mehrkian sur des chorégraphies d’Estelle Ladoux et Nathalie Riera). Comme entraîné dans ce mouvement, le premier portrait est consacré à Pina Bausch (par N. Riera) ; puis s’avancent Pierre Reverdy (présenté par Alain Fabre-Catalan), Pippo Delbono (par Martine Konorski), Gérard Titus-Carmel (par Claude Darras), Ilse Garnier (par Marianne Simon-Oikawa) et Kathleen Raine (par Martine Konorski). C’est encore de Kathleen Raine qu’il est question dans le premier des entretiens « à claire-voix » qui suivent : Michèle Duclos, sollicitée par Martine Konorski, analyse entre autres la conception de l’art à laquelle tenait l’écrivaine britannique (« L’art est la cité de l’âme ») ; puis c’est Armelle Leclercq qui interroge Camille Loivier, dont un beau poème est reproduit. Plus loin, un autre entretien s’attarde sur « une bibliothèque en mouvement » : celle de Jean-Paul Thibeau qui, questionné par Barbara Bourchenin, s’interroge (comme jadis Georges Perec) sur son « faire-bibliothèque », un espace qui est « une invitation à différentes expériences de lectures, d’écritures », et aussi « un lieu de jubilation, d’effervescence, de jouissance et de créativité. »

revue,poésie,entretiens,image,voyage,francophone,traductions,les carnets d’eucharis,nathalie riera,jean-pierre longreEntretemps, « Au pas du lavoir » (beau programme annonçant la pureté du mouvement) nous aura donné des poèmes de Christophe Lamiot Enos, Irina Bretenstein, Gérard Cartier, Geneviève Liautard, Jennifer Grousselas, Michèle Kupélian, et « ClairVision » des « écrits contemporains sur les arts visuels & audiovisuels » par Richard Skryzak qui s’entretient avec Dominique Pautre (de l’atelier duquel sont montrées des vues colorées), après quoi Carla Lonzi, « critique en dissidence », est présentée par Nathalie Riera. Enfin les poèmes de Naomi Shihab Nye (traduits par Geneviève Liautard) et de Parizia Valduga (traduits par Jean-Charles Vegliante) sont suivis, dans un tranquille et ultime mouvement (« Et banc de feuilles descendant la rivière ») par des notes de lecture sur des parutions récentes de Paolo Rumiz, Adrienne Rich, Paul Stubbs, Martin de la Soudière, Nietzsche et Leonardo Sciascia.

Voyages au fil du temps, des routes et de l’eau, danses des corps et des mots, portraits en action, images vives, rien de ces pages ne peut nous laisser dans l’immobilité de l’indifférence.

Jean-Pierre Longre

http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com

04/02/2022

« La musique de l’inconnaissable »

Poésie, francophone, photographie, Jean Poncet, Pierre Guimet, Adam Katzmann, Jacques André éditeur, Jean-Pierre LongreJean Poncet, La vie profonde, Polaroïds de Pierre Guimet, préface de Adam Katzmann, Jacques André éditeur, 2021

Dans sa préface, Adam Katzmann joue sur le mot « vie », rappelant que, autant que de la « vita » latine, il peut venir de « via », la voie, et a gardé cette acception dans certaines régions. Oui, la « vie profonde » est un chemin creusé entre passé et avenir, entre ténèbres et lumière, entre ignorance et connaissance, « tendue toujours vers / cette clarté lointaine / insaisissable », permettant de « mesurer l’éternité / à l’aune de la mémoire ».

Ce précieux petit recueil, ponctué par les clichés en noir et blanc de Pierre Guimet tout en suggestions, esquisses procurant quelques clés (réellement offertes à l’œil), mais laissant place aux envolées, à l’imaginaire et au rêve, ce précieux recueil, donc, « suit le cours du temps de l’âme », nous ouvre la « voie » vers « un usage médiumnique » de la poésie, sans faire abstraction des souvenirs (celui de la « mère morte », celui de « mon père », qui s’incarne dans « tous les vieillards de la ville »).

Car si « la poésie est un érémitisme », elle n’est pas en dehors du monde. Elle nous rappelle que celui-ci n'est pas forcément réjouissant, que la musique d’orgue jouée par un ancien bourreau nazi ne fera pas sécher le « Saint Sang de Dachau » ; qu’en Palestine, « la couronne a troqué ses épines / pour du fil barbelé ». Mais par-delà la souffrance et la mort, par-delà la diversité des religions, cathédrale, mosquée ou synagogue, Jean Poncet nous confie que « les mots des poètes » (qui « sont musique ») « disent la lumière de l’esprit ». La voilà, la vraie connaissance.

Jean-Pierre Longre

www.jacques-andre-editeur.eu  

14/12/2021

Van Gogh l’alchimiste

poésie, peinture, francophone, jos roy, Van Gogh, blandine longre, paul stubbs, black herald press, jean-pierre longreJos Roy, & dedans quantité de soleils; & inside, a great many suns, édition bilingue, traduction anglaise de Blandine Longre et Paul Stubbs, Black Herald Press, 2021

Souvent, la mise en mots de la peinture tourne court, ou tourne mal : description purement et simplement technique des formes et des couleurs, tendance au rapport biographique, ou suite absconse de phrases indéchiffrables. Rien de tout cela avec Jos Roy. La difficulté de dire la peinture est en partie levée par la pratique d’une autre forme artistique, la poésie. Au lieu de mettre des mots sur la peinture, l’écriture se fait peinture, et en l’occurrence la vérité de Van Gogh se fait jour. Certes, « nous ne pouvons faire parler que nos tableaux », mais « la tâche / est de dire / le vrai / croquer le discours d’ocre&debleu ».

Dans ce long poème en vers plus ou moins réguliers, en strophes plus ou moins décalées, où l’esperluette, nœud musical et figuratif, se fait liant pictural et verbal, tout ce qui peut être dit de l’œuvre est révélé ou suggéré : formes, couleurs, matière, lumière, sens cachés, le chant aussi qui s’échappe de la toile, et même quelques rappels à propos du créateur : « je suis roux maigre à ma bouche il manque des dents qu’un parisien d’un autre temps rafistola ». Mouvements et sensations sont inséparables des gestes et des instruments : « dans les coulées d’ocre tendre / pas de limite entre le corps les tubes les brosses / faits de la même matière qui fait celle-ci ».

Et si les mots tentent de redire les paysages, eau, nuages, terre, village où domine « la haute note jaune », l’ocre puissant que rappelle le Chant de blé qui occupe la belle couverture du livre, c’est à la transformation du réel qu’oeuvrent de concert le matériau pictural et le matériau verbal : « toujours à galoper dans le réel pour saisir l’instant des / métamorphoses ». Transformation par « la jouissance des torsions » et par l’alchimie des couleurs : « depuis la fenêtre je suis dans le jardin de l’asile / de toutes mes chairs. je m’applique à fondre des couleurs / à la manière de l’or. ». « peinture réelle & peintre abstrait / quelle extraordinaire rencontre ! », disent les vers de Jos Roy. Cette extraordinaire rencontre, c’est aussi celle des secrets de la peinture et des mystères de la poésie.

Jean-Pierre Longre

www.blackheraldpress.com

www.josroy.com

15/10/2021

Au-delà du surréalisme

Poésie, tchèque, Jindŗich Štyrský, Petr Král, Ab irato éditions, Jean-Pierre LongreJindŗich Štyrský, Poésie, édition bilingue, traduction du tchèque par Petr Král, Ab irato éditions, 2021.

Jindŗich Štyrský (1899-1942) fut une figure marquante du surréalisme tchèque. Inventeur avec son amie Toyen de l’« artificialisme », il était un artiste multiple (peintre, collagiste, photographe, poète) et un théoricien reconnu. Il faut donc saluer la parution de cet ouvrage bilingue, traduit par Petr Král (1941-2020), écrivain tchèque installé à Paris en 1968, lauréat du grand prix de la Francophonie de l’Académie française en 2019. Poésie est la première édition en français du recueil publié sous le même titre en 1946.

Les textes de Jindŗich Štyrský se situent pour une part dans la lignée du surréalisme défini par André Breton dans ses manifestes. Images insolites (« Cette montagne de sentiments / Couchait sur elle-même comme des crêpes / Paresseuse immobile / Jusqu’à accoucher »), associations aléatoires (« Terre / Ceinture / Galbe » ou « Les feuilles tombaient dans les paniers / De pipes / De lacs / Et de chapeaux »), traces d’écriture automatique et souvenirs de rêves mêlant par exemple des éléphants, de la neige, un trio royal et des chameaux – tous ces signes, d’autres encore, marquent une appartenance, d’ailleurs assumée, puisque l’auteur fut l’un des cofondateurs en 1934 du groupe surréaliste de Prague.

Mais la poésie, la vraie, ne naît pas d’une appartenance, et celle de Jindŗich Štyrský dépasse le surréalisme. Il y a chez lui des marques personnelles qui situent son art dans un territoire inclassable, entre logique et déraison, entre réalisme et onirisme, entre deux eaux : voir par exemple « Dans les marécages », où se cherche « le bonheur tête noire », ou bien « Il s’endort et parle », entre veille et sommeil : « Il vit et on ne saurait le suivre / […] Autour de la vie réglée / Tournent des pensées de vinaigre / Logiques claires ». Dans un autre ordre d’idées, pas tellement éloigné, la poésie et l’énigme résident aussi dans les titres des textes, annonçant à eux seuls un programme qui n’est pas forcément respecté ; qu’attend-on après « Étrange mort de la femme d’un boucher dans le département X », « Entends-tu les clochettes de l’arrivée ? » ou « Jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un cube de margarine douteuse » ? Voilà qui annonce les « Fragments » finaux, sous la fulgurance desquels le lecteur peut se laisser aller à vagabonder, prendre peur, sourire… Avant cela, un long texte au titre paradoxal (« Le monde devient de plus en plus petit ») plante son décor mémoriel (« Quelques fleurs séchées, insérées par une main frêle parmi les feuilles d’un livre et des photos pâlissantes, voici les seuls souvenirs qui me restent. »), et rappelle une double thématique éternelle qui, renouvelée, parcourt tout le recueil : l’amour (l’érotisme) et la mort (la disparition), commencement et fin de tout.

Jean-Pierre Longre

https://abiratoeditions.wordpress.com  

En complément, voir: http://jplongre.hautetfort.com/archive/2017/07/27/les-par...

17/06/2021

Apollinaire vit toujours

Revue, poésie, francophone, Apollinaire, éditions Calliopées, Jean-Pierre LongreApollinaire n° 22, revue d’études apollinariennes, éditions Calliopées, 2021

« Après une longue période d’absence », comme l’écrit l’éditrice Sylvie Tournadre, voici un numéro exceptionnel d’une revue qui, sous la houlette de son comité de rédaction (Jean Burgos, Pierre Caizergues, Claude Debon, Daniel Delbreil, Étienne-Alain Hubert, Gérald Purnelle), garde toujours vivant « le flâneur des deux rives ». Numéro exceptionnel par son contenu, sa densité, sa diversité.

Diversité générique, puisqu’on a le choix : poésie, théâtre, étude de manuscrit, analyse comparative… D’abord un poème « de circonstance » offert par Serge Pey, « Rue des Polinaires » (les « polinaires » étaient « des artisans du métal », comme les poètes sont des artisans de la langue) ; apprécions cet hommage au demeurant très apollinarien, et semé de citations, allusions « clins d’œil » rythmant les strophes. Les pages suivantes présentent le premier acte de Chut, comédie « en vers dégagés » d’André Rouveyre, dont l’action se passe « dans le pigeonnier de Guillaume » et qui, sous les apparences du canular et de la plaisanterie, révèle, comme l’écrit Claude Debon, qui a découvert le texte dans les dossiers de Michel Décaudin, « l’histoire triste, dramatique parfois et en même temps rocambolesque de la publication des lettres et poèmes envoyés par Apollinaire à ses deux égéries, Lou et Madeleine ».

Suivent un article de Jacques Houbert (décédé en 2017) sur le manuscrit de « La Chanson du mal-aimé », relevant des variantes inédites et faisant sensiblement avancer l’édude de la genèse du poème. Puis, par Christa Dohmann, une analyse précise tendant à prouver, citations à l’appui, que Les Exploits d’un jeune don juan est la traduction partielle d’un ouvrage allemand, Kinder-Geilheit / Geständnisse eines Knaben (Lubricité des enfants / Confessions d’un garçon).

La vaste dernière partie est consacrée aux nombreuses informations réunies par Claude Debon : publications, événements, notamment ceux qui se sont déroulés autour de l’année 2018, anniversaire de la publication de Calligrammes et de la mort du poète. Impossible ici de reprendre et de résumer toutes ces informations, mais on peut mettre l’accent sur la Correspondance générale et les Lettres reçues par Guillaume Apollinaire éditées par Victor Martin-Schmets (Honoré Champion, 2015 et 2018) et sur l’impressionnant Dictionnaire Apollinaire, deux volumes publiés en 2019 sous la direction de Daniel Delbreil (Honoré Champion). On le voit, ce numéro 22, particulièrement substantiel et semé d’illustrations colorées, nous donne de belles nouvelles d’un Apollinaire toujours à découvrir.

Jean-Pierre Longre

www.calliopees.fr

03/05/2021

Frappes poétiques

Poésie, francophone, Jean-Jacques Nuel, La boucherie littéraire, Jean-Pierre LongreJean-Jacques Nuel, Hermes Baby, ma machine à écrire, La boucherie littéraire, 2021

Bien pratique : c’est un petit carnet rouge avec plein de pages blanches pouvant accueillir vos notes, pensées, courses à faire, humeurs, croquis, poèmes… Mais c’est aussi un objet d’art : en plein cœur du dit carnet, vous trouvez des pages aussi rouges que la couverture, qui contiennent le recueil de Jean-Jacques Nuel consacré à sa « petite machine à écrire » d’autrefois et à quelques autres considérations à caractère (c’est le cas de le dire) littéraire.

Comme souvent avec l’auteur, l’apparente simplicité de l’écriture poétique, narrative et descriptive révèle, si l’on y prête attention, des souvenirs et des confidences dont l’Hermes Baby (« nom magnifique ») est un élégant truchement, « secrétaire » à la fois peu encombrante et infatigable, à laquelle l’écrivain débutant pouvait se fier sans souci. Et il le dit carrément : « j’aurais dû la prendre / pour modèle », lui qui s’imaginait « une vie / différente » de celle qu’il vivait à l’époque, « prenant mes envies et mes rêves / pour des projets ».

Voilà que ces révélations ouvrent les vannes d’une imagination teintée d’humour (voir par exemple les tribulations d’un éditeur se mettant à la recherche fiévreuse de l’auteur d’un tapuscrit anonyme), ou d’un pessimisme mortifère : « as-tu remarqué / qu’un livre a la même forme / rectangulaire / qu’une tombe / et que la plupart du temps / il reste aussi fermé / qu’un tombeau ». Et dans les deux cas, la machine à écrire est restée dans la mémoire un émouvant instrument de frappes poétiques et de formules percutantes : « nous sommes tous des travailleurs / de force / quant nous sommes forcés / de travailler ».

Jean-Pierre Longre

http://laboucherielitteraire.eklablog.fr

http://jeanjacquesnuel.e-monsite.com

11/01/2021

« À l’école de l’enfance »

Essai, poésie, francophone, Jean Miniac, éditions Conférence, Jean-Pierre LongreJean Miniac, Béquille d’école, éditions Conférence, 2020

Ils sont quelques élèves de cours préparatoire à être « accompagnés », après la classe, au sein d’un atelier de lecture et d’écriture, dans le but de lever leurs difficultés. Dans cette école parisienne située en REP (réseau d’éducation prioritaire), nous faisons la connaissance d’Audrey, Jade, Yacine, Mathis, Adama, Ismaël, Alinaya, et nous rencontrons aussi Madame la Directrice et les enseignants, pleins de bonne volonté et, s’ils sont gagnés par la fatigue, portés par l’espoir, des parents parfois démunis, parfois méfiants, ainsi que le REV (ne nous méprenons pas, le « Responsable éducatif ville », qui veille sur la sécurité et gère les problèmes matériels…). Et il y a l’auteur, qui n’en est pas à son premier livre, loin s’en faut, mais qui en l’occurrence raconte son expérience d’accompagnateur (j’allais dire de « simple » accompagnateur, mais non ; c’est au contraire une expérience fort complexe !), l’auteur, donc, qui décrit ses activités quotidiennes avec des enfants dont l’apprentissage de la lecture et de l’écriture les aidera à franchir les barrières que la vie a dressées devant eux.

Ce pourrait être un compte rendu à caractère socio-psychologique, voire un traité de pédagogie. Si ces motifs sont présents dans ces pages, en clair ou en filigrane, ils n’en sont pas les éléments premiers. Tous ces textes brefs, formés de courts paragraphes s’apparentant à des versets, donnent un ensemble de variations (plus « coda ») tenant autant de la poésie en prose que de la narration. La poésie s’insinue même dans la tâche effectuée, « au carrefour de nos interactions » : « Le propre d’une activité de service, c’est que celui qui l’accomplit s’y oublie complètement. / La poésie devrait être ainsi. C’est sa vocation. »

Le travail quotidien de l’« accompagnateur », comme celui du personnel enseignant et administratif, peut paraître ingrat, comme en un éternel recommencement qui abolirait le courage. Décourageant, oui, parfois. « Mais l’espoir est plus fort que tout savoir, que toute conviction d’échec. » C’est ce que met en avant l’ouvrage de Jean Miniac : rien n’est définitif, et ces enfants qui paraissent en perdition forment une communauté dont chaque membre, soudé aux autres, forge son apprentissage et bâtit son destin, aidé en cela par l’adulte bienveillant et lucide qui, lui-même, se sent en retour « à l’école de l’enfance ». Et c’est poétiquement que celui-ci rend compte des transformations auxquelles il assiste, dont il se sent partie prenante. « Ces enfants qui ne partaient jamais ; ces enfants qui restaient ancrés dans le port circonscrit de leur entourage, de leur quartier, dans le havre de quelques rues… ils étaient en voyage, à présent… / Avaient-ils jamais cessé de l’être, pour peu que l’on écoute, en sourdine, leurs routes fuyantes, tapies sous chacun de leurs pas ? Les sillons qui s’y dessinent, leurs brusques inflexions de cap, non voulues, non réfléchies, simplement existantes. / Simplement nécessaires. / Comme l’élément qui les porte. »

Jean-Pierre Longre

www.revue-conference.com

30/12/2020

Passion, liberté, poésie

Michel Peyramaure, La scandaleuse, Calmann-Lévy, 2020

Roman, biographie, histoire, poésie, francophone, Michel Peyramaure, Calmann-Lévy, Jean-Pierre Longre« Aimer et écrire furent les fils entremêlés dont j’ai tissé ma vie. » Cette phrase placée sous la plume de Louise Labé, et qui synthétise sa vie, est suivie d’une profession de foi singulièrement moderne : « Je revendique aussi pour mes sœurs l’accès au savoir et à la parole, et de vivre selon leur plaisir, comme je l’ai presque toujours fait ». Elle ne l’a sans doute pas formulé réellement de cette manière, mais c’est l’un des points sur lesquels a voulu insister Michel Peyramaure.

Celui-ci, pour décrire cette « Belle Cordière » qui fut l’une des grandes figures de la vie culturelle lyonnaise, lui invente des mémoires écrits à la fin de sa brève existence (1522-1566) dans sa maison de la Grange-Blanche à Parcieux (ou « Parcieu ») où elle s’est retirée, entre Saône et Dombes. C’est donc une autobiographie fictive qui nous fait découvrir ou redécouvrir un personnage pluriel : fille de cordier, mariée à un autre cordier affectueux et fort indulgent pour son épouse volage, elle fut femme d’action, de lettres et de plaisirs, muse et créatrice, de belle réputation auprès des poètes, mais plutôt de mauvaise auprès du peuple (d’où le titre du livre).

On ne retracera pas ici la destinée mouvementée maintes fois évoquée de Louise, qui a connu (parfois intimement) de grandes personnalités (comme le dauphin Henri, futur Henri II ou le cruel baron des Adrets), des écrivains prestigieux (Maurice Scève, Clément Marot, Pontus de Tyard, Joachim Du Bellay, François Rabelais) et de belles amours souvent brèves ou orageuses… Ce qu’elle narre ici, par la plume de Michel Peyramaure, relève parfois autant de l’imaginaire que du réel, de la légende que du témoignage, du roman que de la biographie, mais on y décèle la vérité d’un personnage ancré à la fois dans son époque tourmentée (les guerres de religion avec leurs massacres et leurs destructions, les épidémies, les manœuvres politiques…) et dans la société lyonnaise. Et même si d’aucuns contestent son talent de poète, voire son existence, on garde en mémoire le portrait d’une jeune femme passionnée, dont le charme, le goût de la liberté et les écrits ont traversé les siècles.

Jean-Pierre Longre

https://calmann-levy.fr

13/12/2020

Être ou ne pas être poète

Poésie, francophone, Jean-Jacques Nuel, éditions Gros Textes, Jean-Pierre LongreJean-Jacques Nuel, Mémoire cash, éditions Gros Textes, 2020

« Certains lecteurs disent / que tu es un poète / d’autres disent que tu n’es pas / un poète ». Question de mots. Pendant de nombreuses années, Jean-Jacques Nuel s’est voulu uniquement prosateur – récits, textes brefs –, mais la poésie se niche aussi dans ces formes. Et maintenant qu’il s’est remis aux vers (et installé à la campagne…), on se dit que ces vers ne sont pas éloignés de la narration, voire de la relation autobiographique : date et lieu de naissance, fonctions officielles à la préfecture du Rhône, parcours lyonnais (rue Vaubecour, parc de la Tête d’Or, librairies de la place Bellecour…), ou vie actuelle dans un village bourguignon.

Si ce n’était que cela, on se demanderait où la dénicher, la poésie. Rassurons-nous, elle est bien là, dans ce lien mystérieux et souvent contradictoire qui se tisse entre la mémoire et le réel, entre le passé et le présent, dans cette confrontation qui se joue entre les images mentales et la vie quotidienne, celle du bureau de poste, de la boulangerie, des trajets en bus, des voyages en train, des modes d’écriture (moyens matériels ou agencement des mots). Ce lien, cette confrontation débouchent souvent sur un trait final qui se fait prolongement propice à la méditation. « Les 2 bords de la plaie / du temps / s’étaient refermés / un quart de siècle après / tout est à peine / une poussière / d’éternité ».

N'oublions pas non plus que poésie et humour peuvent faire bon ménage, ce qui donne à l’auteur l’occasion de ne pas prendre les poètes trop au sérieux : « Les 2 stands les plus fréquentés / statistiquement / du marché de la poésie / restent la buvette / et les toilettes ». Que dire aussi de l’ouverture d’un sachet de raisins secs qui mène au désespoir existentiel, dans une formule à saisir à des degrés différents (« et ce besoin tardif / de réparation / quand la situation est devenue / irréparable ») ? Et de cette question taraudante : « Lorsque j’écris des choses banales / pourquoi restent-elles / banales / alors que Bukowski tapant / sur sa machine bruyante des choses pareillement / banales est touché / par la grâce » ? Il est vrai que « la création reste inexplicable / et le mystère entier ». Gardons cet aphorisme à l’esprit, nous apprécierons d’autant mieux la lecture de Mémoire cash.

Jean-Pierre Longre

https://grostextes.fr

www.jeanjacquesnuel.com  

http://retour.hautetfort.com

28/11/2020

Les mots et le silence

Poésie, francophone, Gérard Blua, éditions Campanile, Jean-Pierre LongreGérard Blua, Traces, Ultime cheminement poétique, éditions Campanile, 2018

Même si, comme l’a écrit Jean-Max Tixier, Gérard Blua « est un homme dans le siècle, en prise sur la société », son « cheminement poétique » est long et riche : Traces est son seizième recueil ; le sous-titre laisse-t-il entendre que c’est le dernier ? En tout cas les traces en question sont celles qui, jalonnant son parcours, demeurent en lui et sous sa plume. Chaque poème est dédié à un écrivain, un poète, un artiste, un ami qui lui ont permis de composer sa « mosaïque ».

Car c’est bien ce qui nous est donné là, une « mosaïque » aux motifs divers, ou un « Labyrinthe des signes / Qui n’a d’autre secret / Que l’éclat du poème. » Entre révolte « d’une mémoire torturée » et humour inspiré de Prévert, le regard s’étend au loin ou se fixe tout près, la musique et le rythme des vers, des phrases, des mots s’épanouissent en cris d’angoisse (« Ouvrez ! / La porte retentit / Quelque chose / Est derrière. / Ouvrez ! Avant que la main libre / Dessus / Ne soit clouée. ») ou en questionnements nostalgiques (« Qui saura / Ce que sera le monde ? / Nous ne le sûmes point. / Ce qu’y vivre / Sera notre mission première ? / Nous ne le sûmes point. / Si nos rêves étaient / Ecailles bien réelles ? / Nous ne le sûmes point. »

« Saisir l’existence », telle semble être la mission que se fixe l’itinéraire de ce recueil. « Car toujours nous aimons la vie », écrit Gérard Blua, et cela par le truchement des mots, « oiseaux bien bizarres […] qui ne chantent jamais / Les merveilleuses mélodies / Que je leur entends. ». Mais au-delà « des mensonges du verbe », « Ce ne sont pas les mots / Qui enfantent la Parole / Et élèvent la pensée / Mais toujours leur silence. » Un silence dense, chargé, nourri de visions, d’harmonies, d’émotions, voilà l’aboutissement de ce voyage dans le temps et l’espace conjugués et assemblés.

Jean-Pierre Longre

www.facebook.com/CampanileEditions

https://www.livre-provencealpescotedazur.fr/annuaire/gera...

Le recueil, traduit en roumain par Valeriu Stancu éditions Cronedit (Iaşi) sous le titreUrme, Ultimă călătorie poetică. Voir http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com .

18/11/2020

Vérités d’aujourd’hui

essai,poésie,francophone,philippe delerm,le seuil,jean-pierre longreLire, relire...Philippe Delerm, L’extase du selfie, Éditions du Seuil, 2019, Points, 2020

D’aucuns diront : toujours les mêmes recettes, les petits gestes et les petits objets de la vie quotidienne racontés dans des textes aussi brefs que généralisants… Pas si simple ! Il ne s’agit pas de recette, mais de contrainte fructueuse, qui combine la narration et la poésie, le sens de l’observation et la sociologie. Lorsque Philippe Delerm s’intéresse à l’index qui « se promène sur l’écran de la tablette ou du smartphone » pour y faire défiler des photos, c’est la mémoire qu’il met en jeu : « Du bout du doigt, on ne peut qu’approcher. Ou pas même. Il reste comme un doute dans cette proximité si lointaine. On fait glisser sur un miroir ceux qu’on a cru tenir, tout ce qu’on a pu faire. » Et le texte qui a donné son titre au recueil, « L’extase du selfie » débouche sur la question même de l’existence. Quant au geste ostensiblement désinvolte qui consiste à tourner le volant en se servant uniquement de la paume, il n’échappe ni à l’analyse ironique de la « sensualité de petit mec, qui juge les autres hommes timorés et pense que les femmes ont trouvé leur permis de conduire dans un baril de lessive », ni à une esquisse de morale : le « petit mec » « sait bien qu’il est vu. Mal vu. » Rien à voir avec « Conduire un caddie de supermarché » : « Vous croyez le conduire, et c’est lui qui vous mène. »

essai,poésie,francophone,philippe delerm,le seuil,jean-pierre longreIl y a aussi les gestes de toujours, voire ceux qui appartiennent complètement au passé : « Faire les carreaux », lire « l’heure au gousset », plier les draps (« On ressent dans tout son corps la chorégraphie ancestrale de ce pliage, de ce muet dialogue »), faire la gelée de groseilles, revenir au disque vinyle (« il paraît que c’est branché »). Et si jusqu’à présent vous n’avez remarqué, de la Joconde, que le sourire, profitez de la plume de Delerm pour regarder ses mains. Elles en disent long.

Certes, on peut toujours se dire, comme l’annonce fièrement la quatrième de couverture : « Mais oui, bien sûr, c’est exactement cela ! » Mais c’est trop peu dire. La fine évocation des gestes et des objets, le choix minutieux des mots, leur agencement précis, la légère chute finale, tout cela relève de la prose poétique. On pense parfois à Francis Ponge, ou dans un registre un peu différent au regretté Pierre Autin-Grenier. Mais Philippe Delerm a bien sa manière à lui de saisir l’essence poétique de la vie quotidienne. Il l’écrit lui-même : « Les poètes disent toujours la vérité ».

Jean-Pierre Longre

www.seuil.com

www.editionspoints.com 

01/11/2020

L’éternelle navigation de l’homme

Essai, voyage, peinture, photographie, poésie, francophonie,Sylvain Tesson, Laurence Bost, Frédéric Boissonnas, Équateurs, Jean-Pierre LongreSylvain Tesson, Un été avec Homère, voyage dans le sillage d’Ulysse, tableaux de Laurence Bost, photographies de Frédéric Boissonnas, Équateurs, 2020

« L’homme, s’il a changé d’habit, est toujours le même personnage, mêmement misérable ou grandiose, mêmement médiocre ou sublime ». Telle est la thèse que l’écrivain voyageur défend dans ce livre comme dans d’autres. Ici, c’est sur un monument de la littérature mondiale qu’il s’appuie pour en témoigner. Un séduisant témoignage, composé du texte dit sur France Inter par Sylvain Tesson sur Homère et publié en 2018, enrichi de tableaux colorés et mouvants de Laurence Bost, de photographies prises au cours du voyage que le « savant inspiré » Victor Bérard fit en 1912 sur les traces d’Ulysse (et dont on peut voir le tracé page 74) et de commentaires complémentaires de l’auteur.

Un beau livre, donc, que l’on peut parcourir à loisir en suivant ou non l’itinéraire du voilier sur lequel Sylvain Tesson, Laurence Bost et leur équipage s’embarquèrent en 2019, en suivant ou non l’ordre des chapitres peuplés de personnages de l’Iliade et de l’Odyssée, héros, hommes, dieux dont les faits et gestes ne sont pas répertoriés en détail, mais qui sont caractérisés par leur pérennité symbolique : « L’homme antique est un modèle. Sa figure nous émerveille encore. Il y a deux mille cinq cents ans, sur les rivages de la mer Égée, une poignée de marins et de paysans, accablés de soleil, harassés de tempêtes, arrachant un peu de vie à des cailloux pelés, apportaient à l’humanité un style de vie, une vision du monde et une conduite intérieure indépassables. » Un beau livre faisant écho à la « poésie pure » d’Homère, à cette musique qui, en particulier, recourt à l’épithète (qui « adoube le nom ») et à la comparaison (qui « relance le rythme »). Une poésie dont l’éternelle actualité saute aux yeux : « Qui ne possède ni cœur sensé, ni pensée flexible / dans sa poitrine : comme un lion, il n’agit qu’en sauvage – lion asservi à sa grande force. » (Notons que le choix des traducteurs est des plus adéquats, puisque ce sont Philippe Brunet et Philippe Jaccottet).

Raymond Queneau, sacralisant pour ainsi dire la double œuvre homérique, a dit naguère que toute « grande œuvre » est soit une Iliade soit une Odyssée. Sylvain Tesson semble corroborer cette affirmation en écrivant que « le cosmos avait été dérangé par les outrances de l’homme à Troie » (Iliade), et que l’Odyssée s’emploie à « ravauder l’équilibre cosmique en rétablissant l’équilibre privé ». Tout ce livre – textes, tableaux, photographies, citations – nous rappelle que « les anciens Grecs nous ont appris à regarder le monde ». Homère, que la tradition nomme « le poète aveugle », nous l’apprend à sa manière, dans le mystère de sa poésie.

Jean-Pierre Longre

https://editionsdesequateurs.fr

02/07/2020

Entre Seine et Danube

French Kiss COPERTA mic.jpgRadu Bata, French Kiss, « L’amour est une guerre douce », édition bilingue français-roumain, Libris Editorial, Braşov, 2020

Que peut le lecteur, sinon continuer à lire, à relire, à contempler ? Et inciter ses semblables à lire, relire, contempler, écrivais-je à propos de Survivre malgré le bonheur, publié par Jacques André en 2018 (voir ici). Radu Bata, dont les poésettes font maintenant partie du paysage poétique français, roumain, européen (laissons donc là guillemets et autres italiques), apporte sa contribution décisive à l’exaucement de ces vœux, en offrant un nouveau recueil à l’appétit du lecteur en question. Si certains des textes du précédent recueil y sont repris, tantôt tels quels, tantôt modifiés, la majeure partie du livre comporte des nouveautés, grâce auxquelles le baiser d’amour se prolonge d’un bout à l’autre de l’Europe. Il s’agit donc de la France et de la Roumanie (l’anglais du titre est-il une manière de délicatesse ? Ne pas choisir, ne pas faire de préférences ?). En tout cas :

« défiant la logique

les vents et la géographie

la seine et le danube

ont fait l’amour

sur la table de brâncusi

dans le lit de cioran

sur les chaises de ionesco

 

et la seine a accouché

des colonnes sans fin

pour décorer

le magasin

de l’au-delà ».

Autre nouveauté, non des moindres : le recueil est bilingue. D’un côté le roumain, de l’autre le français. Une poésie mise à la portée de tous : c’est bien ce qu’à juste titre veut l’auteur, qui se voit, que nous voyons volontiers

                                      « comme un fantôme qui rêve

                                      de sauver le monde

                                      avec une accolade

                                      entre deux méridiens ».

Lecteurs de Roumanie, de France et d’ailleurs, enfants de tous pays, lisez les poésettes de Radu Bata, vous saisirez « la logique de l’amour ».

Jean-Pierre Longre

www.facebook.com/libriseditorial.ro

19/03/2020

Un labyrinthe enchanté

poésie, Roumanie, Radu Bata, Iulia Şchiopu, Horaţiu Weiker, Jean-Pierre Longre, Éditions UnicitéLe Blues roumain, « anthologie imprévue de poésies roumaines », Traduction et sélection de Radu Bata, préface de Jean-Pierre Longre, illustrations de Iulia Şchiopu et Horaţiu Weiker, Éditions Unicité, 2020

Cette anthologie a été « imprévue » par un poète, qui plus est, un poète bilingue, qui passe le plus aisément du monde de sa langue maternelle à sa langue d’adoption, et inversement. Nous pouvons donc aller en toute confiance sur ses traces, nous promener parmi ses traductions et « adaptations » (oui, l’artiste se permet tout) de textes qui n’ont jamais dit leur dernier mot, et qui, s’ils ne prétendent pas représenter toute la poésie roumaine, y font de larges et profondes incursions.

Qu’on ne s’attende pas à trouver ici quelque folklore, quelque exotisme que ce soit, même si le passé, la tradition, se rappellent à nous avec, par exemple, un quatrain d’Eminescu – qui n’a rien de folklorique. Et si le sous-titre, « Le blues roumain », fait allusion, en particulier, à la fameuse « blouse roumaine » immortalisée par Matisse, il peut renvoyer aussi au sentiment d’indéfinissable nostalgie que les Roumains condensent en un petit mot, le « dor », et à bien d’autres domaines poétiques et musicaux qui passent largement les frontières, voire les océans. Donc, pas de folklore, mais, véritablement, de la poésie d’aujourd’hui (et un peu d’hier), parfois complexe, plus souvent d’une simplicité toute suggestive, déclinée sur tous les tons, révélant toutes les sensibilités, s’adonnant à toutes les formes de vers et de prose, avec cependant, pour ainsi dire, un programme commun dévoilé dès le début par Nichita Stănescu : le poète « est touché par la grâce / et le souci des autres ».

Des gestes quotidiens aux visions fantastiques, de l’attente à la résignation, de la résignation au pessimisme, du silence éloquent à la parole légère, les textes choisis par Radu Bata ouvrent des passages étroits et infinis, jamais obscurs, toujours à taille humaine. Au choix, les chemins mènent, au-delà des paradoxes du désespoir et des cimes de la solitude, vers des tableaux insolites, étranges, voire surréalistes (au vrai sens du terme), parfois impressionnistes (toujours au vrai sens), d’où ne sont pas exclus les sourires de l’humour et les éclats de la vie heureuse. Et la nature est là, qui apaise et qui rassure, qui meuble les vides de l’existence humaine et humanise la violence du réel, qui « tire les rideaux rouges du froid », semant des « flocons d’espoir », de la « douceur » et de l’harmonie. Par-dessus tout, l’amour, ses couleurs, ses lumières et ses surprises, ses déceptions quand même, les battements du cœur rythmant les pensées et les phrases, les beautés de l’ici et les plaisirs du maintenant.

Jean-Pierre Longre

(extraits de la préface)

Les auteurs : Iuliana Alexa, Dan Alexe, Luminiţa Amarie, George Bacovia, Ana Barton, Ana Blandiana, Max Blecher, Dorina Brândușa Landén, Emil Brumaru, Artema Burn, Nina Cassian, Mircea Cărtărescu, Mariana Codruţ, Mihaela Colin, Traian T. Coșovei, Silviu Dancu, Carmen Dominte, Rodian Drăgoi, Adela Efrim, Mihai Eminescu, Raluca Feher, Anastasia Gavrilovici, Horia Ghibuțiu, Matei Ghigiu, Silvia Goteanschii, Mugur Grosu, Cristina Hermeziu, Nora Iuga, Vintilă Ivănceanu, Claudiu Komartin, Ion Minulescu, Ramona Müller, Ion Mureșan, Iv cel Naiv, Felix Nicolau, Florin Partene, Elis Podnar, Mircea Poeană, Ioan Es Pop, Alice Popescu, Eva Precub, Petronela Rotar, Ana Pop Sirbu, Radmila Popovici, Octavian Soviany, Nichita Stănescu, Petre Stoica, Ramona Strugariu, Robert Şerban, Mihai Şora, Iulian Tănase, Mihai Ursachi, Paul Vinicius, Gelu Vlașin, Vitalie Vovc, Anca Zaharia

www.editions-unicite.fr

13/03/2020

Des airs qui pleurent, des airs qui rient

Poésie, anglophone, États-Unis, Langston Hughes, Frédéric Sylvanise, éditions Joca Seria, Jean-Pierre LongreLangston Hughes, Mes beaux habits au clou, traduction de l’anglais (États-Unis) et postface de Frédéric Sylvanise, éditions Joca Seria, 2019

Le blues n’est pas seulement une musique. Du moins, sa musique peut être celle des mots, et Langston Hughes l’a prouvé, en suivant les règles strictes du genre : répétition des premiers vers, vers impairs avec rimes, langue populaire mais utilisée avec respect… Comme l’écrit Frédéric Sylvanise dans sa postface : « Le blues vient de la rue, mais il ne faudrait pas lui ôter toute dignité. […] Même dans le malheur, le bluesman cherche lui aussi à s’élever ».

Si le blues en tant que genre et en tant qu’état d’esprit est dominant dans ce recueil, il n’en est qu’un aspect. D’autres formes poétiques s’y épanouissent, avec des textes à la musicalité tout aussi suggestive, aux rythmes et aux sonorités tout aussi prégnants, aux thèmes tout aussi populaires. La misère sociale, le racisme et ses conséquences, le malheur et la mort, l’alcool et la méchanceté, les plaintes en forme de prières, les anecdotes domestiques, la nostalgie et les rêves inaccomplis, et bien sûr les sentiments humains – l’amitié et surtout l’amour, le plus souvent malheureux, mais donnant çà et là l’occasion d’une allusion au bonheur et à l’érotisme souriant d’une fille « trop jolie »… Chants de fidélité et de souffrance à la fois :

« Quand un type aime vraiment sa femme

I’ la quitte pas en plein hiver. 

 

I’ m’a dit qu’i’m’aimait.

Mais il a sûrement menti.

I’ m’a dit qu’i’m’aimait.

Il a sûrement menti.

Mais c’est l’seul homme que j’aimerai

Jusqu’à la fin d’ma vie. »

 

Poésie du peuple, Mes beaux habits au clou (le titre annonce la dominante) est un recueil d’une grande beauté, où le désespoir et l’espoir se côtoient comme naturellement, où les pleurs et les rires se mêlent sans vergogne, où la brutalité n’empêche pas la plus grande douceur de s’exprimer, où l’idée de la mort fait partie de la vie.

« J’attends ma maman,

C’est la Mort.

 

Dis-le tout doux,

Dis-le tout doux si tu veux bien.

 

« J’attends ma maman,

La Mort. ».

Jean-Pierre Longre

www.jocaseria.fr

26/12/2019

Tableaux poétiques

Poésie, anglophone, Paul Stubbs, Blandine Longre, éditions hochroth-ParisPaul Stubbs, Visions de l’outre-monde, recueil bilingue, traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) par Blandine Longre, éditions hochroth Paris, 2019

Inspirés par des tableaux de Francis Bacon, les textes ici traduits sont extraits de The End of the Trial of Man (Arc, 2015), inédit en français (Ceux de l’outre-monde).

Paul Stubbs, poète et éditeur britannique, est l’auteur de plusieurs recueils de poèmes et d’essais poétiques.

Extrait :

– Aussi, quel est au juste ce lieu

où je suis détenu ? une sacristie

    secrète et souterraine

    du Vatican ?

une cage de paille dans un zoo ? ou simplement

    quelque laboratoire ?

 

www.paris.hochroth.eu 

https://poetpstubbs.wixsite.com/paulstubbs

04/09/2019

Deux cent quarante nuances de bleu

Essai, poésie, anglophone, Maggie Nelson, Céline Leroy, Éditions du sous-sol, Jean-Pierre LongreMaggie Nelson, Bleuets, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Éditions du sous-sol, 2019

« Pourquoi le bleu ? Les gens me posent souvent cette question. Je ne sais jamais comment y répondre. Il ne nous est pas donné de choisir qui l’on aime, ai-je envie de dire. Nous n’avons pas le choix, voilà tout. ». Car oui, Maggie Nelson l’avoue d’emblée, elle est « tombée amoureuse d’une couleur » – le bleu, donc. Et voilà que, sous sa plume, naissent des anecdotes, des citations, des adresses à un amant absent, des citations, des fragments poétiques, maintes pensées qui, à l’instar de celles de Pascal, se posent sur la page sans suite apparente, mais dont le double fil conducteur est bien composé du couple formé par le bleu et l’amour.

Certes, il n’en est pas toujours question ; les propos peuvent porter sur la maladie, la dépression, la mort, le sexe, l’absence, l’art, la peinture, la littérature, les phénomènes linguistiques, et sur le regard, celui qui perçoit le monde et en tire des impressions inattendues – comme celles de cet homme qui, ayant recouvré la vue à la suite d’une opération, ne cacha pas sa déception : « Il trouvait le monde terne, les écailles de peinture et autres imperfections le contrariaient ; il aimait les couleurs vives et les voir perdre de leur éclat le déprimait. » ; finalement, « il mourut de tristesse ». Mais immédiatement après, l’auteure écrit tout de même que « ça vaut la peine de garder les yeux ouverts. ».

Les paradoxes de ce genre sont fréquents dans l’ouvrage. Voyons entre autres l’évocation de la « petite fleur bleue » que le héros du roman de Novalis Henri d’Ofterdingen passe sa vie à chercher : c’est sa grande aventure, son grand espoir. Or les fleurs bleues, nous dit encore Maggie Nelson, sont peut-être « un bouquet de mensonges éhontés » (perspective à prendre en compte, par exemple, dans le roman de Queneau Les fleurs bleues…).

Livre scintillant de ses 240 facettes, livre en couleurs, livre d’amour (perdu ? retrouvé ?), Bleuets a toutes les caractéristiques de l’œuvre d’art, au plein sens du terme. Une œuvre d’art qui se contemple en surface et en profondeur, en long et en large, et dans laquelle le regard et l’esprit n’en finissent pas de trouver, avec méthode ou au hasard, en allers et en retours, de nouvelles lumières.

Jean-Pierre Longre

www.editions-du-sous-sol.com