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28/09/2024

Ne pas oublier… Des étrangers morts pour la France

Bande dessinée, Histoire, Essai, Jean-David Morvan, Thomas Tcherkézian, Missak Manouchian, Georges Duffau-Epstein, Thomas Fontaine, Dupuis, Jean-Pierre LongreJean-David Morvan, Thomas Tcherkézian, Missak, Mélinée et le groupe Manouchian, « Les Fusillés de l’affiche rouge », préface de Georges Duffau-Epstein, cahier historique de Thomas Fontaine, Dupuis, 2024

Ils étaient dix sur la célèbre « affiche rouge » diffusée par l’occupant ; ils furent vingt-trois à être fusillés au Mont-Valérien le 21 février 1944, sans compter Golda Bancic, qui fut guillotinée le 10 mai suivant. « Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant / Vingt-et trois amoureux de vivre à en mourir / Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant. », chante la fin du poème d’Aragon. Étrangers morts pour la France, à la tête desquels Missak Manouchian ; né en 1906, poète et féru de littérature, arrivé en France en 1924 après avoir vécu le drame du génocide arménien, il adhère au PCF en 1934 et s’engage dans la MOI (Main-d’Œuvre Immigrée, puis les FTP-MOI, le fameux groupe de Résistance).

C’est son histoire que raconte l’album de Jean-David Morvan et Thomas Tcherkézian – son histoire personnelle, l’enfance, le massacre de son peuple, la fuite vers la France, la rencontre et l’amour de Mélinée (née en 1913 à Constantinople), l’engagement malgré son aversion pour la violence. Mais c’est aussi une histoire collective, celle de tous ces résistants étrangers qui ont lutté au péril de leur vie contre l’occupant allemand et ses sbires français : attentats contre des responsables ou des groupes de soldats, opérations de sabotage – histoires de patriotisme, d’amitié et d’amour, accompagnées de portraits, visages parlants et biographies essentielles de ces hommes et femmes au courage indéfectible, venus de partout, Arménie, Turquie, Pologne, Roumanie, Hongrie, Italie, Espagne, Ukraine, et aussi France.

Cet ouvrage réunit l’esthétique du graphisme, la réalité de l’Histoire, et surtout l’émotion véritable que provoquent les destinées de personnes vues dans leur volonté et leur sensibilité. Ouvert par le fameux poème d’Aragon, il se referme sur des « extraits des dernières lettre connues des 23 », précédés de la si touchante lettre de Missak à Mélinée, « Ma chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée… ». Pour conclure ce bel album, quelques phrases parmi les dernières : « Tout ce que j’ai à vous dire, c’est que vous ne devez pas vous attrister mais être gais au contraire, car pour vous viennent les lendemains qui chantent » (Thomas Elek) ; « Je meurs avec la conscience tranquille et avec la conviction que demain tu auras une vie et un avenir plus heureux que ta mère » (Golda Bancic à sa fille) ; « Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain » (Missak Manouchian) ; « Je meurs pour la Liberté » (Stanislas Kubacki). Ne pas oublier…

Jean-Pierre Longre

www.dupuis.com

23/09/2024

Mort suspecte en Égypte

roman,anglophone,christopher bollen,blandine longre,calmann lévy,jean-pierre longreChristopher Bollen, Le disparu du Caire, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Calmann Lévy, 2024

Employé comme technicien spécialisé dans une firme américaine de vente d’armes, Éric, en poste au Caire, est retrouvé mort en bas de sa chambre d’hôtel, après une chute depuis le troisième étage. On sent que cette mort recèle des mystères, d'autant que les patrons d’Éric, ainsi que les autorités égyptiennes et américaines, la qualifient très vite, trop vite, de suicide. Cate, sa sœur, décide d’aller enquêter sur place et s’envole du Massachussetts à destination du Caire. Dès son arrivée, elle est victime d’une tentative d’enlèvement, ce qui confirme ses soupçons. « Les hommes qui avaient essayé de l’enlever avaient su qu’elle arriverait ce jour-là. On avait attendu sa venue et décidé de s’emparer d’elle au moment où elle quitterait l’aéroport. Éric avait travaillé pour l’industrie mondiale de l’armement, et c’étaient peut-être ses meurtriers qui étaient maintenant à la poursuite de Cate. »

On le voit, ça commence fort, et la suite est à l’avenant. Heureusement, elle va être prise en charge par Omar, un jeune homme qui a fait ses études en Angleterre et qui en même temps sait ce que sont les contraintes morales et politiques de la vie dans une Égypte gouvernée d’une poigne dictatoriale par Al-Sissi. Outre les considérations sur le régime du pays et sur le rôle des marchands d’armes dans les conflits qui gangrènent le monde, c’est l’occasion pour l’auteur de décrire la vie de la capitale égyptienne, grouillante jusqu’à l’étouffement, bruyante jusqu’au vacarme, sur un fond de crainte et de méfiance. Au milieu de tout cela, Cate se débat, avec l’ardeur du désespoir, pour faire la lumière sur la mort de son frère.

Entre New-York, où la jeune femme vit habituellement, les Berkshires (ouest du Massachussetts), où vit sa famille, le Caire et ses différents quartiers, ses hôtels de luxe et ses logements miséreux, mais aussi Siouah, dans le désert égyptien, où se déroulent les essais de lance-missiles, nous suivons l’histoire des protagonistes dans un récit dramatique où les rebondissements, le suspense et les surprises ne manquent pas. Cate, avec l’aide d’Omar et de quelques autres, sera allée sans répit au bout de ses possibilités pour percer les secrets et réhabiliter la mémoire de son frère, laissant aux lecteurs le soin de découvrir les véritables tenants et aboutissants de sa mort. Haletant jusqu’à la fin.

Jean-Pierre Longre

www.calmann-levy.fr

15/09/2024

Pour le jazz

Essai, musique, Alain Gerber, Martial Solal, Guillaume Nouaux, Frémeaux & Associés, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, L’histoire du Be-bop, Miles Davis ; Un Noël de Jelly Roll Morton, Frémeaux & Associés, 2024

Martial Solal, Mon siècle de jazz, Frémeaux & Associés, 2024

Guillaume Nouaux, La naissance de la batterie, Frémeaux & Associés, 2024

L’éditeur producteur Frémeaux & Associés est un vecteur incontournable de la connaissance du jazz. En témoignent tous les ouvrages qu’il fait paraître sur le sujet. Parmi les plus récents, deux sont signés Alain Gerber : L’histoire du Be-bop, Miles Davis, qui reprend les livrets et notices discographiques que l’écrivain a rédigés, avec Daniel Nevers et Alain Tercinet, pour l’histoire du jazz appelée « The Quintessence ». « En un style cadencé, l’auteur examine à la loupe les parcours biographiques et musicaux de Miles Davis, Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Essai, musique, Alain Gerber, Martial Solal, Guillaume Nouaux, Frémeaux & Associés, Jean-Pierre LongreThelonious Monk, Jay Jay Johnson, Bud Powell, Kenny Clarke, Max Roach, Roy Haynes et Sarah Vaughan, dont les destins, les accents virtuoses et les inventions formelles feront la postérité du mouvement Be-bop. » (Patrick Frémeaux). Second ouvrage : Un Noël de Jelly Roll Morton, « Une aventure de l’inventeur autoproclamé du jazz », à propos duquel Patrick Frémeaux, toujours lui, écrit : « Délectable à souhait, Un Noël de Jelly Roll Morton donne la parole à celui qui n’hésitait pas à écrire « inventeur du jazz » sur ses cartes de visite, un certain Ferdinand Joseph Lamothe dont les multiples compositions ont durablement imprimé l’histoire de la musique américaine. » Inlassable historien du jazz, Alain Gerber l’est assurément, et plein d’érudition, mais pas seulement : en toutes circonstances, dans tous les contextes, il reste un virtuose des mots.

Essai, musique, Alain Gerber, Martial Solal, Guillaume Nouaux, Frémeaux & Associés, Jean-Pierre LongreAutres parutions récentes chez Frémeaux & Associés : Mon siècle de jazz, autobiographie du fameux Martial Solal, préfacée par… Alain Gerber, qui annonce avec brio ce qu’on s’apprête à lire : « Dans son écriture comme dans sa musique, Martial ne donne pas son temps au temps. Le tempo est sa seule affaire. » et un peu plus loin : « Cet écrivain-là ne veut pas se contenter d’exposer ses souvenirs : il veut les vivre, ici et maintenant. » Puis, de Guillaume Nouaux, La naissance de la batterie. « Les origines de la batterie et les premiers batteurs à La Nouvelle-Orléans », fort volume écrit par « l’un des plus grands batteurs de jazz de sa génération », qui, nous disent Augustin Bondoux et Patrick Frémeaux, « établit ici une typologie claire et précise des éléments historiques, culturels, techniques et contextuels qui ont permis l’émergence de cet instrument » et « revient Essai, musique, Alain Gerber, Martial Solal, Guillaume Nouaux, Frémeaux & Associés, Jean-Pierre Longreégalement sur les pionniers, les premiers grands maîtres et les figures incontournables qui ont façonné et stylisé la batterie. »

Avis aux amateurs comme aux spécialistes, aux pratiquants comme aux auditeurs, « Frémeaux & Associés est depuis 30 ans l’éditeur-producteur de référence – en CD audio, téléchargement, et désormais livre et livre numérique – pour les collections de musiques du XXe siècle », sans oublier « le patrimoine parlé phonographique et radiophonique, et les cours de sciences humaines, d’histoire et de philosophie. »

Jean-Pierre Longre

www.fremeaux.com/fr

12/09/2024

Affrontements aux États-Désunis

Roman, anglophone, Douglas Kennedy, Chloé Royer, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Douglas Kennedy, Et c’est ainsi que nous vivrons, traduit de l’anglais (États-Unis) par Chloé Royer, Belfond, 2023, Pocket, 2024

C’est l’histoire, racontée par elle-même, de Samantha Stengel, agente secrète de la République Unie, l’une des deux faces ennemies des anciens États-Unis d’Amérique. Nous sommes en 2045, et le pays est depuis plusieurs années coupé en deux par une frontière qui ressemble étrangement à l’ancien rideau de fer européen. D’un côté, cette République Unie où tout a été organisé dans le sens de l’égalité sociale, de la sécurité pour tous, de la libéralisation des mœurs – avec, revers radical de la médaille, une surveillance constante des citoyens par le « Système » grâce à une puce Chadwick (du nom de son inventeur). De l’autre côté, la Confédération Unie, mélange de maccarthysme et de trumpisme, gouvernée par les « Douze apôtres », regroupe les États les plus conservateurs du point de vue des mœurs et de la religion, avec punitions allant jusqu’à la peine de mort pour les récalcitrants. Entre les deux, une « zone neutre » permettant, au prix de démarches complexes, de passer d’un côté à l’autre.

roman,anglophone,douglas kennedy,chloé royer,belfond,jean-pierre longreDans ce contexte, Samantha doit mener à bien une mission périlleuse, et qui l’implique personnellement, de l’autre côté de la frontière. Personnalité indépendante, qui a appris à maîtriser ses émotions, ses réactions et ses paroles, sans toutefois négliger les plaisirs de la vie, elle ne peut cependant échapper ni aux ordres qui lui sont donnés, ni à son passé familial ni aux ruses de l’adversaire. D’où la violence de ses aventures et les surprises que ménage le récit, qui prend ainsi des allures de roman d’espionnage, avec tous les ingrédients requis.

Si Et c’est ainsi que nous vivrons se lit comme un thriller, il revêt d’autres dimensions : celles d’un récit d’anticipation dystopique, où l’on retrouve, bien sûr, des réminiscences du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (le côté inhumain), de 1984 de George Orwell (le côté « Big Brother »), de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (le côté anti-culturel) ou de La ballade de Lila K de Blandine Le Callet (le côté pathétique), mais aussi celles d’un manifeste politique dénonçant les abus qui pointent largement dans les civilisations actuelles, que ce soit la dictature répressive des idéologies religieuses et de la morale réactionnaire, ou celle, plus insidieuse, de la surveillance constante des citoyens. Douglas Kennedy, qui maîtrise parfaitement, comme on le sait, l’art de la narration à rebondissements, laisse ainsi éclater les angoisses caractéristiques de notre époque.

Jean-Pierre Longre

www.lisez.com/belfond/5

www.lisez.com/actualites/15

10/09/2024

La dernière montagne

Roman, Montagne, Néerlandais, Pays-Bas, Toine Heijmans, Françoise Antoine, Belfond, Jean-Pierre LongreToine Heijmans, Dette d’oxygène, traduit du néerlandais par Françoise Antoine, Belfond, 2023, 10/18, 2024

Walter a été initié à l’escalade par Lenny en grimpant et regrimpant sur une pile de pont. Ainsi, dans le pays le plus plat qui soit, les Pays-Bas, les deux amis se passionnèrent pour la haute montagne. « De loin, j’appris à connaître l’Eiger et l’Everest, l’aiguille Verte et le Changabang. Les piliers, les couloirs, les solos et les directissimes. Lenny m’interrogea jusqu’à ce que je puisse débiter dans l’ordre et sans me tromper les noms des quatorze sommets de plus de huit mille mètres ainsi que ceux des plus hautes montagnes sur chacun des sept continents. Les voies normales, les voies exceptionnelles. Les drames et les victoires – pour peu qu’on le voie ainsi. » Apprentissage de l’esprit et du corps, rapidement mis en pratique : les deux amis se mirent à gravir tous les sommets, toutes les voies qu’ils purent, du massif du Mont Blanc à l’Himalaya, découvrant l’exaltation et les souffrances, les victoires et les défaites de l’alpinisme, la solitude des parois et la foule des camps de base, les déserts minéraux et la promiscuité des bivouacs, la soif de vie et les réalités de la mort.

roman,montagne,néerlandais,pays-bas,toine heijmans,françoise antoine,belfond,jean-pierre longre,1018Le récit commence à l’altitude de 8188 mètres sur un sommet de l’Himalaya, et se termine à la même altitude, sur le même sommet. Entre temps se déroulent les péripéties, les souvenirs, les regrets, les évocations des grands disparus, ces « conquérants de l’inutile », comme les a nommés Lionel Terray. « Les cimes sont objectivement inutiles, renchérit Walter, elles ne produisent rien, contrairement aux vallées. Ou contrairement aux cols, par lesquels on peut mener du bétail ou transporter des marchandises : eux au moins offrent une perspective de progrès. Ici, on ne fabrique rien. Ici, on décompose, cellule par cellule. » On passe d’une altitude à l’autre (les titres des chapitres sont à cet égard très précis), d’un personnage à l’autre – les héros et héroïnes avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs histoires et leurs légendes, Hillary et Tensing (le Néo-Zélandais ayant eu tendance à s’approprier un mérite qui revenait largement au Sherpa), Alison Hargeaves, Reinhold Messner, Wanda Rutkiewicz, Walter Bonatti, Herzog et Lachenal, Whymper, Toni Kurz… et même Pétrarque, « le premier alpiniste de l’histoire » avec son ascension du Mont Ventoux le 26 avril 1336.

Nous vivons avec Walter et Lenny, d’autres compagnons comme Bart ou Monk, les joies de la victoire sur les éléments et sur soi, mais aussi les douleurs, les épuisements et les désespoirs devant la violence impitoyable et mortelle de la nature. Nous apprenons aussi beaucoup, certes sur les techniques modernes mises à la disposition des grimpeurs d’aujourd’hui, mais aussi sur l’industrie commerciale qui mène les grandes expéditions himalayennes sur des itinéraires parfaitement préparés par les Sherpas jusqu’aux abords des sommets, sur les camps de base devenus de vraies villes de tentes avec toutes les commodités. Surtout, sur la constitution du corps humain et ses capacités de résistance et de survie. Et finalement ceci : « Nous autres, alpinistes, appartenions à la montagne, au même titre que les chamois, et cela nous donnait le droit d’entreprendre des expéditions inconcevables. » Dette d’oxygène est un hymne à la haute montagne, un hymne magnifique, lucide et sans concessions.

Jean-Pierre Longre

www.lisez.com/belfond/5

www.lisez.com/1018/16

 

08/09/2024

Deux romans en un (ou l’inverse)

Roman, francophone, Patrice Jean, Motifs, Jean-Pierre LongreLire, relire... Patrice Jean, L’homme surnuméraire, Motifs, 2021, rééd. Litos / Motifs, 2023

Deux protagonistes se partagent le roman de Patrice Jean, chacun avec son entourage, épouse, enfants éventuels, amis ou relations de passage… Il y a d’abord Serge Le Chenadec, qui est effectivement « surnuméraire » dans sa famille et dans la société : après une phase d’amour partagé avec sa femme, après avoir rempli son devoir conjugal et procréateur, le voilà ignoré par ses enfants et méprisé par son épouse, qui nourrit d’autres ambitions que celles du vulgaire agent immobilier qu’est son mari. Et il y a, dans une seconde phase romanesque, Clément, qui raconte à la première personne comment, lui qui n’a connu que de petits boulots, il se fait embaucher par un éditeur dans le vent pour remanier, censurer, édulcorer les œuvres littéraires du passé (puis du présent) dans le sens de la morale actuelle, d’un « humanisme » intransigeant qui exige d’ôter des chefs d’œuvre toute trace de sexisme, de colonialisme, de racisme – on voit l’idée…

Deux romans pour le prix d’un, dira-t-on. En quelque sorte ; sauf que ces deux romans se rejoignent, aussi bien dans la narration que dans les développements théoriques. D’étape en étape, les chapitres intitulés « L’homme surnuméraire » (1, 2, 3 et « 4 ou l’ultime dénouement ») alternent avec des chapitres dans lesquels Clément et les consignes qu’il reçoit cheminent vers cet « ultime dénouement ». Et voyez les titres dont le caractère austère ou énigmatique devient lumineux à la lecture : « La littérature critique et universitaire », « La littérature humaniste », « Littérature et mammographie »… Le tout entrecoupé, ultime sophistication structurelle, de brefs extraits romanesques ou théoriques.

roman,francophone,patrice jean,motifs,jean-pierre longreLa plume vive et jubilatoire de Patrice Jean ne se prive pas de donner libre cours à une satire mordante que d’aucuns (qui sont justement les cibles de cette satire) qualifieraient de réactionnaire, une satire qui vise plutôt les excès démagogiques d’une « culture » dont les Persans de Montesquieu ou l’Ingénu de Voltaire auraient eu beau jeu de s’étonner, tout en s’inscrivant dans une vraie modernité (voir par exemple l’impayable Au véritable french tacos de Jacques Aboucaya et Alain Gerber). On se délecte des scènes où des intellectuels (« Le philosophe traduit en vingt-quatre langues », « Le grand universitaire », « L’ancien Prix Goncourt »…) font mine de débattre de grandes idées pour mieux se hausser du col ; eux se sentent pleinement utiles, non « surnuméraires ». On voit aussi que les grandes questions sur lesquelles planchent les candidats au bac de français ou au Capes de Lettres peuvent être définitivement réglées par quelques métaphores telles que celle de la mammographie… Sans compter que l’auteur, par personnages interposés, se paie le luxe de commenter son propre récit, présenté sous pseudonyme. Belle mise en abyme du travail d’écriture ! Pour tout dire, on ne s’ennuie pas un seul instant à la lecture de ce roman double et unique, qui nous fait rire et nous alerte, nous réjouit et nous laisse songeurs.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdurocher.fr/livres/6-motifs-poche/1/all   

www.editionslitos.fr 

 

04/09/2024

Les massacres et les silences

Roman, Histoire, francophone, Roumanie, Lionel Duroy, Miallet-Barrault, Jean-Pierre LongreLionel Duroy, Mes pas dans leurs ombres, Mialet-Barrault, 2023, J'ai Lu, 2024

Son nom de famille est Codreanu, et pourtant Adèle, dont les parents ont émigré en France à l’époque de Ceauşescu, ne s’est jamais vraiment intéressée à la Roumanie. C’est à l’occasion d’un reportage à Bucarest, où l’envoie son rédacteur en chef, que la journaliste va découvrir l’histoire de son pays d’origine, ainsi que le passé trouble de son ascendance : son grand-père, qui fut un haut responsable communiste, n’a-t-il pas été auparavant un militant de l’extrême-droite antisémite sous le général Antonescu ? C’est en tout cas ce que vont lui révéler des habitants de Iaşi, la ville de sa famille.

roman,histoire,francophone,roumanie,lionel duroy,jean-pierre longre,mialet-barraultPrise de passion pour ses recherches sur les massacres de Juifs, dans les années 1940, entre la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine, confortée par la lecture des livres d’Aharon Appelfeld et d’Edgar Hilsenrath, elle va parcourir les lieux de ces massacres et se poser des questions sur leur oubli : « Découvrant au même moment ce qu’avait été l’existence des Roumains sous le communisme (dont je n’avais rien voulu savoir de la part de mes parents) et le massacre des Juifs par ces mêmes Roumains, je confondais les époques, passais de l’une à l’autre comme si elles étaient liées. J’ai cherché à comprendre pourquoi mon cerveau établissait ce lien et je suis parvenue à me le formuler : des Juifs avaient été tués sous le régime fasciste du général Antonescu (combien ? je n’en savais rien) et ils l’avaient été une deuxième fois sous le régime communiste par l’interdiction de se souvenir d’eux, par l’effacement de leurs noms des mémoires et des livres d’histoire. »

Périple historique (le livre donne beaucoup de précisions sur les lieux et les dates), il s’agit aussi d’un périple individuel et initiatique : les découvertes faites par Adèle bousculent sa vie sentimentale (elle se sépare de son mari, trouve un nouvel amour en Moldavie), sexuelle (sa frénésie d’exploration du passé rejaillit en quelque sorte sur ses désirs charnels), familiale, puisqu’elle dévoile à son père le passé de son grand-père, probablement complice de massacres de Juifs (« En plus d’être un menteur, ton père était probablement un salaud, peut-être même un assassin […]. Je me demande même si, au fond, tu le savais mais préférais que cela reste enfoui ») et citoyenne, puisque la Moldavie et la Roumanie, malgré le passé tu, malgré tout, semblent devenir son propre pays. Lionel Duroy, qui avec Eugenia avait déjà fait des pogroms (celui de Iaşi en particulier) un thème dramatique, historique et romanesque, élargit ici le champ de vision, en passant toujours par les yeux et les mots d’une héroïne à fleur de peau.

Jean-Pierre Longre

www.mialetbarrault.fr  

www.jailu.com

02/09/2024

Le train des inscriptions

aphorisme, francophone, paul lambda, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longrePaul Lambda, La petite robe noire du néant, Cactus Inébranlable éditions, 2024

Comment écrire une chronique sur un livre qui, à l’instar de ceux qu’a publiés Paul Lambda auparavant, est découpé en de multiples « inscriptions » (comme le grand Scutenaire appelait ses petites phrases) ? Tout simplement en prenant le droit de reproduire quelques-uns des morceaux après avoir picoré çà et là ou, mieux, avoir tout lu à la suite, au risque, avouons-le, de se donner le tournis.

Prenons donc le train en marche, s’il veut bien se manifester (car « un passager sur un quai désert est une image de l’éternité, surtout si le train ne vient pas ») ; l’éternité, une idée de la mort en général, ou de morts particulières : « Finir à la fosse commune, cauchemar du misanthrope », mais « Mourir en riant est-il consolatoire ? « ; tentons donc de vivre en riant, même si le rire est coloré de noir : « Il pousse la délicatesse à faire en sorte que, lorsqu’il partira, personne ne le regrette. », ou : « Le ciel lui tomba sur la tête mais heureusement le sol se déroba sous ses pieds. » ; noir comme la « petite robe » et son élégance qui se passe de mots : « Le silence est la petite robe noire de la beauté humaine. »

Il y a les assertions, et il y a les dialogues, qui parfois poussent aux retranchements interrogatifs (« - L’amour sauvera le monde. / - Quand ? » ; « - Je veux la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. / - Quelle version ? »), ou à la tranquillité (« - Je suis venu avec mon ennui, j’espère que cela ne vous dérange pas. / - Pas du tout ! On le fera dîner en bout de table avec le mien. »). Parfois aussi, le questionnement philosophique s’impose : « Quelle est la pire, la culpabilité ou la bonne conscience ? » Parfois encore, passe comme un ange un léger haïku lesté d’un brin de poésie : « Soleil et vent / jouent à faire miroiter / les peupliers. » ; « Trois arbres jaunes / à l’angle de trois rues grises / éclairent mon chemin. » Et l’humour, toujours, qui donne à réfléchir : « C’est quand les gens m’écoutent que je n’ai plus rien à dire. » ; « Alors le temps, suspendant son vol, s’écrasa au sol. »

Si nous nous écoutions, nous n’en finirions pas de citer. Alors ne nous écoutons plus, finissons-en. Et rassurons l’auteur, qui tente lui-même de le faire : « Si l’on ne parle pas beaucoup de mes livres, c’est sûrement qu’on est trop occupé à les lire. »

Jean-Pierre Longre

http://www.paullambda.fr 

https://cactusinebranlableeditions.com