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13/11/2024

Un parcours louvoyant et pluriel

roman, essai, anglophone, rachel cusk, blandine longre, gallimardRachel Cusk, Parade, traduit de l’anglais par Blandine Longre, « Du monde entier », Gallimard, 2024

Tous sont désignés par l’initiale G, et tous un rapport étroit avec l’art. En quatre chapitres (« La cascadeuse », « La sage-femme », « Le plongeur », « L’espion »), à la première ou à la troisième personne, sont abordés à leur propos ou par leur propre voix de grands sujets, toujours en rapport avec l’art et toujours problématiques, tels que l’amour, les relations dans le couple et dans la famille, les enfants, la violence, la mort (voulue ou subie)… Si les lieux ne sont jamais nommés, sinon par leur statut (musée, voie publique, logement, atelier, restaurant…), ils sont déterminés par la présence des personnages, par leurs mouvements, par les rapports qu’ils entretiennent entre eux et par les incidents ou accidents qu’ils subissent ou provoquent.

Dans le troisième chapitre, sans doute le plus dense et le plus représentatif de l’ensemble, les discussions vont bon train autour de la directrice du musée qui a assisté, du haut du dernier étage où se tenait une rétrospective de la célèbre G, au mystérieux suicide d’un inconnu (d’où le titre du chapitre, « Le plongeur »). À cette occasion, sont disséqués tous les thèmes énumérés plus haut, en particulier celui du statut des femmes artistes, de la possibilité ou non pour les artistes d’avoir des enfants, des rapports entre l’art, la souffrance et la mort, et de son assimilation au sacré ou à la profanation, comme l’exprime la directrice : « À certaines heures de la journée, […] quand le musée n’est pas bondé, son atmosphère est semblable à celle d’une église. On voit bien que les gens attribuent un caractère sacré à ces œuvres d’art et des pouvoirs divins aux artistes qui les ont créées. À d’autres moments, le musée est comble et l’atmosphère change complètement. Les visiteurs se poussent et se bousculent pour essayer de voir, comme des badauds qui tentent d’apercevoir la scène d’un accident de voiture ou un spectacle tout aussi macabre. Ils prennent des photos avec leurs téléphones, à la manière de voyeurs et, à dire vrai, je crois parfois qu’ils ne savent même pas ce qu’ils photographient. »

On le constate, plus qu’un roman, le livre de Rachel Cusk est un ensemble d’essais ou d’ébauches d’essais semés de pensées développées ou d’aphorismes (par exemple : « L’art est le pacte que concluent des individus refusant que la société ait le dernier mot. »), cet ensemble tenant, au choix, du puzzle, du patchwork, de la « parade » louvoyante et plurielle, du parcours esthétique et philosophique, psychologique et sociétal. Il laisse ainsi une empreinte indélébile sur l’esprit du lecteur, qui n’a pas fini de prolonger la réflexion. D’autant que, si la première phrase évoque l’artiste G qui « entreprit de peindre à l’envers », comme pour trouver « l’avènement d’une réalité nouvelle », dans les dernières lignes les membres de la famille réunis autour de la dépouille de leur mère entrevoient la « vérité », la « réalité grise » et avouent : « tel était notre commencement. » À Chacun de continuer…

Jean-Pierre Longre

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10/11/2024

« Mourir à vingt ans pour la liberté »

Essai, Histoire, biographie, Hervé Le Tellier, Gallimard, Jean-Pierre LongreHervé Le Tellier, Le nom sur le mur, Gallimard, 2024

Comme souvent, c’est le hasard qui fut le déclencheur. La suite est le fait de l’auteur et de son héros. Celui-ci, dont le nom fut découvert sur le mur de la maison qu’Hervé Le Tellier venait d’acheter dans la Drôme, est au nombre des jeunes gens qui décidèrent de combattre l’envahisseur nazi, et qui en moururent. André Chaix, né en 1924, a été tué en août 1944 à Grignan avec plusieurs de ses camarades par des mitrailleurs allemands, et enterré à Montmeyran, où il est né, après avoir vécu à La Paillette, près de Dieulefit.

Les quelques éléments recueillis – photos, témoignages, documents – permettent à Hervé Le Tellier de reconstituer par bribes (des « poussières », écrit-il) l’histoire du jeune homme, son enfance, sa jeunesse d’apprenti aux « Céramiques de Dieulefit », son amour pour Simone, son engagement dans les FTP. Même si, parfois, l’imagination se permet quelques libertés, ce livre n’est pas un roman, et les éléments biographiques sont assortis de retours sur le passé collectif : « L’Histoire est forcément là, puisqu’André en fut à la fois acteur, héros et victime. » Nous pouvons alors apprendre ou réapprendre, par exemple, la signification des abréviations désignant les mouvements de résistance (FTP, FFI et maints autres), avoir des précisions sur le rôle majeur joué par Dieulefit, comme par le Chambon-sur-Lignon, pendant l’occupation, sur le Maquis Morvan, sur certains épisodes de la guerre et sur les blindés de la IIe Panzerdivision (ceux qui ont tué André), ou sur ces anciens nazis français qui participèrent à la fondation du FN (devenu Rassemblement National)… Les rappels factuels fondent aussi des réflexions sur le nazisme, sur le phénomène de la « soumission à l’autorité, la pression des pairs » qui « fabriquent à la chaîne des tueurs sans états d’âme. »

Face à cela, l’humain : l’amour d’André pour Simone, avec les photos et les mots, émouvants et parfois quasiment prémonitoires, qui le confirment (« Première photo avec toi ma chérie qui seras toujours pour moi la douce et pure Simone de mes amours. Avec toi nous parcourrons la vie dure parfois mais rien ne nous séparera à part la mort. Mes doux baisers. Ton Dédé de toujours. »), un amour qui entraîne quelques confidences de l’auteur lui-même ; l’évocation du fameux livre Le Tour de France de deux enfants, dont André gardait précieusement une page qui « raconte comment le savoir peut dompter la peur » ; une autre évocation, celle d’amis anciens de l’OULIPO (dont Hervé Le Tellier est le président), Italo Calvino, qui fut lui aussi maquisard de son côté, François Le Lionnais, qui fut déporté au camp de Dora, auquel je (l’auteur de cette chronique) ne peux penser sans une forte émotion, puisque mon oncle maternel Pierre Penel, résistant sous le nom de Marceau, y fut déporté après avoir été arrêté et torturé à Lyon, et y mourut à 22 ans, en janvier  1945 ; une rue de Saint-Genis Laval porte son nom, qui est aussi gravé sur une stèle du cimetière de Peyrus, village de la Drôme d’où la famille de Pierre (la mienne, donc) est originaire et où il allait souvent voir ses grands-parents, non loin du Montmeyran d’André… Deux destinées dont la proximité est trop flagrante pour ne pas être signalée…

Trêve de confidences familiales… Je finirai, sans autre commentaire, par un paragraphe essentiel du livre : « L’année 2024 est celle du centenaire de la naissance d’André Chaix, et quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du racisme et du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction. Alors, je n’ai pas voulu que ce livre évite le monstre contre lequel André Chaix s’est battu, ne donne pas la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et ne questionne pas notre nature profonde, notre désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire. »

Jean-Pierre Longre

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23/07/2024

Le surineur et l’écrivain

Essai, autobiographie, Salman Rushdie, Gérard Meudal, Gallimard, Jean-Pierre LongreSalman Rushdie, Le Couteau, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Gallimard, 2024

« Je n’ai jamais vu le couteau ou du moins je n’en ai aucun souvenir. […] Elle a été bien assez efficace, cette arme invisible, et elle a accompli sa tâche. » L’attaque de Salman Rushdie en août 2022 par un homme armé d’un couteau a défrayé la chronique, et on pourrait se demander pourquoi l’écrivain revient sur cette affaire. Comprendre. Comprendre ce qui s’est passé avant, dans la tête du « A » (le nom qu’il donne à son agresseur), puis pendant les vingt-sept secondes de l’attaque, « dans le seul moment d’intimité que nous partagerons jamais. » Et raconter en détail les interminables soins qu’il a fallu endurer pour revenir à la vie, non par miracle (Rushdie n’y croit pas), mais grâce à la médecine et, peut-être, à la chance – le tout relaté avec quelques pointes d’humour bienvenues, à l’instar des surnoms donnés aux médecins spécialistes (le Docteur U pour l’urologue, le Docteur Œil, le Docteur Main etc.)

Solidairement, il y a l’amour et l’art, qui forment des cercles concentriques au cœur et autour du récit médical et psychologique. La rencontre d’Eliza et le bonheur qu’elle apporte, la « petite famille aimante [qui] s’était solidairement constituée autour de moi : mes deux fils, ma sœur, ses deux filles et une nouvelle génération qui commençait à apparaître », les amis dont plusieurs ne sont pas épargnés par la maladie…

La souffrance, la multiplicité des soins n’empêchent pas (les favorisent peut-être) les références littéraires, les allusions à une culture sans exclusives, ni surtout la réflexion, notamment les questions que se pose la victime sur celui qui a tenté de l’assassiner. Comment aller au plus profond ? En utilisant ce qui est à la portée du véritable écrivain : passer par l’imaginaire pour approcher le réel ; et voici un épisode crucial du livre : « Dans ce chapitre, j’ai rapporté une conversation qui n’a jamais eu lieu entre moi et l’homme que j’ai rencontré une seule fois dans ma vie pendant seulement vingt-sept secondes. » C’est ainsi que les choses importantes sont dites. Au surineur, endoctriné par un certain « Imam Yutubi » (humour thérapeutique), et après s’être souvenu des suites des Versets sataniques : « Vous pouviez envisager un meurtre parce que vous étiez incapable de rire. » Au même, et surtout au lecteur : « L’art défie l’orthodoxie. Le rejeter ou le vilipender pour ce qu’il est c’est ne pas comprendre sa nature. L’art place la vision personnelle de l’artiste en opposition aux idées reçues de son temps. […] L’art n’est pas un luxe. C’est l’essence même de notre humanité et il n’exige aucune protection particulière si ce n’est le droit d’exister. » À deux doigts de la mort, et de si belles vérités…

Jean-Pierre Longre

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21/04/2024

Le regard aigu de Queneau

Essai, francophone, peinture, Raymond Queneau, Stéphane Massonet, Gallimard, Jean-Pierre LongreRaymond Queneau, Allez-y voir, Écrits sur la peinture, édition établie, présentée et annotée par Stéphane Massonet, Gallimard / Les cahiers de la NRF, 2024.

Raymond Queneau avait de nombreuses cordes à son arc, et parmi elles la fibre artistique vibrait généreusement. Ses propres œuvres ont été présentées par Dominique Charnay dans un bel ouvrage, Queneau, dessins, gouaches et aquarelles (Buchet-Chastel, 2003) – et n’oublions pas que son fils Jean-Marie fut lui-même peintre, graveur, illustrateur. On peut donc penser que lorsqu’il commente les œuvres des artistes de son temps, il le fait en connaissance de cause. Dans l’avant-propos d’Allez-y-voir, ce livre qui rassemble tous les textes de l’écrivain consacrés aux peintres, graphistes et sculpteurs, Stéphane Massonet analyse le cheminement critique de l’écrivain : « Lorsque Raymond Queneau écrit sur la peinture, il suit l’œil du peintre comme une dialectique du voir et du non-vu. L’œil du peintre est un révélateur. Il montre à l’amateur ce qu’il ne peut voir. » Queneau lui-même l’affirme, à propos de Mario Prassinos : « Si la fonction du peintre est de révéler dans l’univers ce que l’œil commun ne peut y voir et si, mieux même, elle oblige ce monde à se montrer objectivement tel que la sensibilité de l’artiste le transcrit d’avance au moyen de couleurs étalées sur une surface plane, alors Prassinos peut se dire peintre. »

Essai, francophone, peinture, Raymond Queneau, Stéphane Massonet, Gallimard, Jean-Pierre LongreDans cette perspective (et dans quelques autres), Queneau a ses préférences, ses amitiés aussi : outre Prassinos, Enrico Baj, Jean Hélion, Élie Lascaux, Picasso, Jean Dubuffet et bien sûr Joan Miró. Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à Maurice de Vlaminck, à Félix Labisse, à Gala Barbisan, à François Arnal et à quelques autres ; ni même de composer un poème sur « L’atelier de Brancusi », qui « a trouvé refuge dans un musée / mais le sculpteur arpente toujours le pavé »…

À quoi reconnaissons-nous l’écriture de Queneau ? À la précision du style, à l’emploi des mots adéquats, à l’originalité des sujets, à la combinaison du rire et du sérieux. C’est par exemple le parallélisme entre « Picabaj et Bacasso », l’un de « Barcelan », l’autre de « Milone », ou la mise en avant, à propos de Massin, de la S.P.A. ou « Société Protectrice de l’Alphabet », ou encore la confusion (jouée) entre Eric von Stroheim et Jean Dubuffet… Ne nous étonnons donc pas de lire, à propos de Baj : « Il équilibre parfaitement le sérieux et l’amusement, j’entends ce qui l’amuse (lui) et ce qu’il estime sérieux, et c’est ce jeu de forces qu’on ne peut expliquer, mais indicible, car c’est dans ce jeu que réside le secret. »

C’est aussi le secret de l’écriture de Queneau lui-même, qui n’hésite pas, parfois, à parler de lui, sans narcissisme et toujours pour aboutir à l’art – par exemple pour évoquer Élie Lascaux, leur amitié et l’œuvre du peintre. L’art, toujours, sous le regard aigu d’un écrivain qui sait reconnaître ce qui se tapit sous les apparences : « Un tableau de Lascaux a cette rare qualité que, se présentant comme la simple pellicule des choses, il conserve précisément toute la profondeur de la réalité : tout est devant nous. » C’est pourquoi, pour Queneau, peinture et poésie fusionnent, comme il l’écrit à propos de Miró (dont il est abondamment question dans le livre) : « La poésie de Miró n’est pas seulement dans cette technique et, si j’ai insisté sur tout cet aspect, explicable et construit, de ses toiles, ce n’est que pour en permettre la lecture. Un poème doit être lu dans sa langue originale : il faut apprendre le miró, et lorsqu’on sait (ou que l’on croit savoir) le miró, alors on peut se mettre à la lecture de ses poèmes. » Le titre est un bel encouragement, et la promesse implicite est tenue : ce livre donne une furieuse envie d’aller voir ou revoir avec des yeux neufs les œuvres dont il y est question.

Jean-Pierre Longre

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06/04/2024

Dans l’intimité du penseur

Correspondance, Cioran, Nicolas Cavaillès, Gallimard, Jean-Pierre LongreCioran, Manie épistolaire, Lettres choisies 1930-1991, édition établie par Nicolas Cavaillès, Gallimard, 2024

Le 29 avril 1974, Cioran écrit à son ami d’enfance Bucur Țincu : « Mieux que personne, j’ai eu la vie que j’ai voulue : libre, sans les servitudes d’une profession, sans humiliations cuisantes ni soucis mesquins. Une vie presque rêvée, une vie d’oisif comme il en existe peu en ce siècle. » Un an plus tard (dans le volume, une page plus loin), à un autre ami, Arşavir Acterian : « Ma vie continue avec les inévitables ennuis dont je ne cesse de me plaindre. Je vois trop de monde. Je perds mon temps en conversations, en palabres, car les cinq continents s’étant donné rendez-vous dans cette ville, je dois, comme tout un chacun, en subir les conséquences. J’estime béni le jour sans visite. » Qu’en déduire ? Ce que l’on a déjà remarqué à la lecture des œuvres de l’auteur : adepte d’une écriture fragmentaire, il cultive le paradoxe – et ici il le fait jusque dans ses impressions intimes, qui n’échappent pas aux « flottements continuels ». La « manie épistolaire » est un terrain idéal pour cela.

Dès les premières lettres, alors qu’il est encore tout jeune, se signale comme en germe ce qui caractérisera Cioran et son œuvre : l’expression des tourments et de la douleur, l’aveu d’un narcissisme qui pourtant peut s’inscrire dans une vision collective : « Devant le destin individuel les formes historiques et politiques n’arrivent à rien. Hitlérisme ou communisme, les gens souffrent de la même manière et meurent de la même manière. Le destin, l’irréparable intérieur, voilà à quoi tout se réduit. » (1933). De même l’opposition entre l’esprit roumain, son « subjectivisme malheureux », et l’esprit français : « La France est le pseudonyme de l’intelligence. » D’où, entre autres raisons, l’adoption de la langue française : « Quoique le français soit ardu, je l’ai adopté, ne fût-ce que pour les difficultés que j’y rencontre : je n’écrirai plus jamais en roumain. » (1947), cela même en l’absence d’illusions : « Je ne serai écrivain dans aucune langue. Mon malheur est d’avoir cru que l’âme est tout, alors que les mots sont les véritables dieux. » (même lettre).

Ce choix de lettres (traduites du roumain pour les premières et plusieurs adressées à la famille ou à certains amis, quelques autres traduites de l’allemand, la plupart écrites directement en français) nous fait parcourir l’existence intime de Cioran entre ses 19 ans et ses 80 ans, avec ses fluctuations, ses évolutions (en amitié, en politique), ses difficultés matérielles et financières, ses maladies, ses rapports avec sa famille, ses sentiments, un ultime amour pour une admiratrice allemande, un surprenant engouement pour les travaux campagnards (« Rien ne me comble autant que ce genre de travaux pour lesquels – ne riez pas – j’ai été fait. »). Et bien sûr nous rencontrons ses amis (Bucur Țincu, Arşavir Acterian et sa sœur Jeni, Armel Guerne, Mircea Eliade…) et nous croisons des écrivains comme Eugène Ionesco, Benjamin Fondane, çà et là Flaubert, Valéry, Beckett et tant d’autres, sans parler des philosophes du passé et du présent. Même si les livres de Cioran laissent entrevoir des pans importants de sa personnalité, ces lettres, judicieusement choisies par Nicolas Cavaillès, révèlent la personne de l’auteur, son isolement farouche et ses compromis avec la société, ses aveux et ses vérités. Dans un style toujours impeccable, parfois délicieusement classique (voir par exemple l’expression « un livre de ma façon »), un apport majeur non seulement à la connaissance de l’homme, mais aussi à la compréhension de son œuvre.

Jean-Pierre Longre

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28/02/2024

Puissance de la légèreté

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongrePatrick Modiano, La danseuse, Gallimard, 2023

Elle est à peu près la seule à ne pas avoir de nom, mais aussi « la seule dont on pourrait retrouver des photos », et dont il reste au narrateur (qui lui non plus n’a pas de nom) des bribes de souvenirs précis, dans un désordre chronologique dont il voudrait reconstituer le puzzle. À côté du personnage de « la danseuse », il y a son fils, le petit Pierre, dont le père a dû disparaître ; il y a Hovine, que le narrateur, alors jeune homme, relaie pour garder Pierre ; il y a Boris Kniaseff, le professeur de danse ; il y a Verzini, qui a rendu bien des services et sait bien des choses sur le passé, l’éditeur Maurice Girodias, Pola Hubersen, femme au séduisant mystère, d’autres encore qui remontent à la surface de la mémoire et qui parfois suscitent la frayeur, comme cette sorte de « revenant » qui attend la danseuse sur son chemin.

Livre poids plume (95 pages) mais d’une incontestable densité, due à la concentration des souvenirs et à la condensation du temps (« Et soudain, ce 8 janvier 2023, il me sembla que cela n’avait plus aucune importance. Ni la danseuse ni Pierre n’appartenaient au passé mais à un présent éternel. »), La danseuse est un hymne à la légèreté, surtout celle du personnage principal qui pourrait bien « s’envoler, traverser les murs et les plafonds et déboucher à l’air libre, sur le boulevard. »

Cette légèreté est contagieuse ; du moins la recherche de cette légèreté, dans l’écriture même. Patrick Modiano semble livrer ici une sorte de testament littéraire calqué sur les conseils de Kniaseff, le professeur de danse : « Il fallait d’abord que le corps s’épuise pour atteindre à la légèreté et à la fluidité des mouvements des jambes et des bras. […] Alors on éprouvait un soulagement, celui d’être libéré des lois de la pesanteur, comme dans les rêves où votre corps flotte dans l’air ou dans le vide. » Appliquez cela à l’écriture, et vous aurez le bref roman, ou plutôt le long poème d’un auteur qui tente d’épuiser toutes les ressources de l’esprit et, malgré les apparences, ne laisse rien au hasard.

Jean-Pierre Longre

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15/02/2024

« Capturer l’irréel »

Roman, anglophone, Rachel Cusk, Blandine Longre, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Rachel Cusk, La dépendance, traduit de l’anglais par Blandine Longre, Gallimard, « Du monde entier », 2022, Folio, 2024

Prix Femina étranger 2022

Au cours d’une promenade matinale dans Paris, M, la narratrice, attirée par un autoportrait de L, entre dans une galerie où est présentée une « rétrospective » du fameux peintre. Elle y est prise d’un sentiment indéfinissable, et une phrase s’impose à elle : « Je suis ici. » À partir de là, M n’aura de cesse que d’inviter L dans la « dépendance » que Tony, son second mari, a aménagée en studio destiné à y loger des invités de passage, artistes ou écrivains, près de leur propre maison isolée au milieu d’un immense et fascinant paysage de marais envahis régulièrement par la mer montante.

roman,anglophone,rachel cusk,blandine longre,gallimard,jean-pierre longreAprès maints contretemps, maintes tergiversations, L arrive finalement, étrangement accompagné d’une jeune femme, Brett. En même temps, la fille de M, Justine, et son compagnon Kurt sont en visite pour un temps indéterminé dans la maison. Les trois couples vont établir des relations complexes, chaque individu avec son tempérament, ses goûts, sa sensibilité, son mode de vie, son rapport aux autres et à soi-même. Comment préserver son intimité, ses sentiments, sa vie de couple face à un homme insaisissable et surprenant ? « En observant L et plus encore Brett, je me demandais si nous n’avions pas invité, pour la première fois, un coucou dans notre nid. »

La dépendance n’est pas un roman à caractère social, conjugal ou sentimental. Ce n’est pas non plus un roman à clé, même si l’autrice rend hommage à Mabel Dodge Luhan qui a accueilli chez elle à Taos D. H. Lawrence et a rendu compte de ce séjour dans Lorenzo in Taos (1932). Rachel Cusk, qui bâtit le récit de l’héroïne narratrice sur le mode des confidences adressées à un certain Jeffers, semble vouloir faire accéder ses personnages et ses lecteurs à une réalité insaisissable : « Il existait une réalité supérieure, songeais-je, par-delà, derrière ou en deçà de la réalité que je connaissais, et il me semblait que si j’arrivais à me frayer un passage jusqu’à elle j’aurais vaincu une douleur endurée depuis toujours. » L’accession à cette réalité, comme un trajet tourmenté dans le marais, n’est pas sans provoquer des ruptures, des brouilles, des réconciliations entre les personnages (M et Tony, L et M, Justine et Kurt etc.). Mais c’est par-dessus tout la vérité qui compte, la vérité que seul l’art permet d’atteindre : « L’art véritable revient à s’efforcer de capturer l’irréel. »

Jean-Pierre Longre

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02/12/2023

Queneau de nouveau

Roman, francophone, Raymond Queneau, Henri Godard, Jean-Philippe Coen, Jean-Pierre Longre, Suzanne Meyer-Bagoly, Gilbert Pestureau, Emmanuël Souchier et Madeleine Velguth, Gallimard, Bibliothèque de la PléiadeRaymond Queneau, Œuvres complètes II, Romans tome I. Édition publiée sous la direction d'Henri Godard avec la collaboration de Jean-Philippe Coen, Jean-Pierre Longre, Suzanne Meyer-Bagoly, Gilbert Pestureau, Emmanuël Souchier et Madeleine Velguth, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, n° 485, 2002, rééd. 2023

Appendices : Textes et documents inédits relatifs aux romans publiés dans ce volume - Technique du roman. Le Chiendent - Gueule de pierre - Les Derniers jours - Odile - Les Enfants du limon - Un Rude hiver - Les Temps mêlés - Pierrot mon ami.

Présentation:

Queneau n'est pas un romancier comme les autres. Il l'est si peu qu'on ne pense pas toujours spontanément à lui comme à un romancier, bien qu'il ait publié treize romans. Peut-être est-ce dû à son parti pris du rire et du jeu, à sa volonté d'amuser le lecteur et de s'amuser lui-même. Queneau ne serait-il pas un écrivain sérieux ? Le ton drolatique qu'il adopte a pu parfois dissimuler les autres facettes de sa personnalité de romancier : sa volonté d'être le témoin du monde et de l'histoire de son temps, ou son besoin de donner figure par l'imaginaire à des interrogations existentielles. Il est non moins vrai que l'on trouve au cœur même de ses romans des orientations moins évidemment « romanesques » : par certains côtés, Queneau reste surréaliste malgré sa rupture avec le groupe de Breton ; il est aussi philosophe, et en particulier un philosophe de la langue et des mathématiques ; et il est passionné d'anthropologie, de psychanalyse, d'histoire des religions - sans parler de son attirance, sans doute moins connue, pour le gnosticisme et l'ésotérisme.

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26/10/2023

Un « habitus clivé »

Roman, francophone, Fabrice Caro, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreFabrice Caro, Samouraï, Gallimard, 2022, Folio, 2023

Après le départ de Lisa, qui l’a quitté pour un universitaire fort sérieux, Alan a deux tâches principales à accomplir : surveiller la piscine des voisins partis en vacances, et écrire un « roman sérieux », sur les injonctions de ladite Lisa, ce qui pourrait « susciter chez elle une admiration qui, durant ces longs mois, lui a fait défaut, et tant pis si c’est trop tard. » Sa première grande idée, tout de suite soumise à son éditrice : « un livre somme, un livre fleuve » racontant, d’une manière romancée, l’épopée de ses grands-parents espagnols arrivés en France pour fuir le régime de Franco ; il se voit, dès la parution, invité dans de prestigieuses émissions littéraires, jouant le grand écrivain…

Hélas, rien ne marche ; la page reste blanche, tandis que la piscine des voisins devient verte, de plus en plus, une piscine « horriblement verte » à la surface de laquelle apparaissent de drôles de bestioles qui ont tendance à se multiplier. Une autre idée de roman ? La disparition, dans les environs, d’une jeune femme sur laquelle il imagine un récit-enquête. Évidemment, la première page restera blanche.

Il faut dire qu’Alan n’est pas fait pour la réussite. Ni en amour (les jeunes femmes que lui présentent avec insistance ses amis pour remplacer Lisa, même s’il les trouve bien sous tous rapports, n’ont pas l’air d’emporter son adhésion sentimentale), ni en littérature (son roman précédent n’a eu aucun succès, et l’actuel est mal parti), ni en société (par rapport à laquelle il se sent toujours en décalage), ni en bricolage (il faut voir son absolu complexe d’infériorité face au vendeur de Bricorama, qui ne cache pas son mépris)…

Tout cela donne un récit à l’humour parfois corrosif, parfois doux, courant en filigrane sous la prose ou explosant franchement en formules éclatantes. Une amie diagnostique par exemple un « habitus clivé » pour notre narrateur désemparé chez qui on perçoit « un déséquilibre permanent entre son soi social d’origine et son soi social d’adoption ». Dans Samouraï comme ailleurs, l’humour de Fabrice Caro est impayable mais non gratuit.

Jean-Pierre Longre

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08/10/2023

Le labyrinthe du passé

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre Longre

Lire, relire... Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard, 2021, Folio, 2023

S’il fallait schématiser globalement l’œuvre de Patrick Modiano (entreprise hasardeuse, voire impossible), c’est l’image de la spirale qui pourrait venir à l’esprit : des retours incessants à un passé réel, rêvé ou fantasmé, un passé qui n’est jamais vraiment le même, et des passages périodiques en des lieux toujours nommés qui ne sont pourtant pas toujours identiques, avec des personnages parfois récurrents. L’impression de tourner en rond, mais en découvrant chaque fois, d’étape en étape, de livre en livre, quelque chose de nouveau, ajoutant une couche supplémentaire à la matière romanesque.

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longreChevreuse n’échappe pas à cet embryon d’analyse. Entraîné par une certaine Camille « Tête de mort », puis par une autre femme, Martine Hayward, le protagoniste, Jean Bosmans, va circuler dans un espace compris entre Chevreuse, Auteuil et Paris (avec tout de même une parenthèse dans le sud de la France) et entre trois périodes, l’enfance, la jeunesse et un passé tout récent. Il va croiser quelques personnages louches (Guy Vincent, Michel de Gama – ou Degamat –, René-Marco Heriford, Philippe Hayward) qui ont l’air de vouloir s’en prendre à lui, parce qu’autrefois il aurait assisté à une scène qu’il n’aurait pas dû voir dans une « maison de la rue du Docteur-Kuzenne » à Jouy-en-Josas ; il va se rendre à plusieurs reprises dans un appartement d’Auteuil où le reçoit une jeune femme, Kim, à la fois accueillante et réservée, qui garde un enfant – un appartement où, la nuit, il se passe de drôles de rencontres… Des mystères, donc, entretenus par le silence de Camille (« Dès leur première rencontre, il avait remarqué chez Camille une grande aptitude au silence. Il avait vite compris qu’elle garderait toujours le silence sur son passé, ses relations, son emploi du temps, et peut-être aussi ses activités de comptable. Il ne lui en voulait pas de cela. On aime les gens tels qu’ils sont. »), des mystères qu’il tente de percer en sondant le passé, et même en esquissant des tableaux récapitulatifs, « comme pour se guider dans un labyrinthe. »

Bien sûr, on suit des fils qui se débobinent, mais qui finissent par s’entremêler, pour le lecteur comme pour Bosmans, « qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler », et qui tente de creuser « en profondeur », afin de découvrir « un réseau autour de [lui] qui se développe à l’infini. » Vie vécue, oui, mais désormais dans les pages que Bosmans-Modiano écrit, dans le livre que compose le personnage, vie qui ne se maintient que par la grâce de l’écriture : « Il n’était plus le même, désormais. Pendant qu’il rédigeait son livre et que les pages se succédaient, une période de sa vie fondait, ou plutôt se résorbait dans ces pages comme dans du papier buvard. » Comme ceux de Raymond Queneau et de quelques autres, les personnages de Modiano s’animent et disparaissent au gré du temps, et surtout au gré de l’existence littéraire que leur confère l’auteur : « Les rues de Paris de ces mois-là resteraient pour lui grises et noires elles aussi, à cause de son livre, dans lequel il s’était inspiré de ces personnes. Il leur avait volé leurs vies, et même leurs noms, et elles n’existeraient plus qu’entre les pages de ce livre. » Seuls quelques écrivains, dont Patrick Modiano, parviennent à accomplir ce genre de miracle littéraire.

Jean-Pierre Longre

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Et bientôt une chronique sur La danseuse, dernière parution de Patrick Modiano...

 

24/09/2023

« Car la mer et l’amour ne sont point sans orage »

Roman, francophone, Pascal Quignard, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Pascal Quignard, L’amour la mer, Gallimard, 2022, Folio, 2023

On connaît le goût de Pascal Quignard pour l’écriture fragmentaire ; on sait aussi qu’il maîtrise parfaitement l’art de la narration continue ; et que la musique, particulièrement la musique baroque, est l’un de ses sujets de prédilection. Ajoutons à tout cela l’amour, la mort et bien sûr la mer (le titre l’annonce), et nous avons la forme et la matière de ce beau roman qu’est L’amour la mer.

Nous sommes au XVIIème siècle, et comme dans La comédie humaine de Balzac nous retrouvons des personnages dont nous avons fait la connaissance dans de précédents ouvrages. Par exemple Meaume le graveur, dont les tribulations étaient contées dans Terrasse à Rome ; ou Monsieur de Sainte-Colombe, fameux violiste, rendu encore plus fameux par Tous les matins du monde, et qui détruisit par le feu ses rouleaux de partitions… Bien d’autres artistes venus de différentes régions d’une Europe en effervescence peuplent les pages du livre, parmi lesquels le claveciniste allemand Jakob Froberger et son élève Hanovre, le luthiste Hatten et son amante Thullyn, violiste qui aime « le sable trempé de l’estran qui brille » et « l’eau lumineuse de la mer » ; amour de l’homme, amour de la mer… C’est d’ailleurs avec elle, grâce à elle que l’on peut accéder au cœur du propos : « Thullyn lisait les cartes, où elle était sans pareille à découvrir la chance. / Elle aimait la musique et s’abandonnait entièrement à la douleur qui naissait d’elle. / Telles étaient ses deux passions si on oublie la mer puisqu’elle venait des îles du bout du monde. / Enfin elle avait une peur absolue de la mort. Cela faisait quatre couleurs. L’amour, la mer, la musique, la mort. »

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Roman, francophone, Pascal Quignard, Gallimard, Jean-Pierre LongreOn pourrait aussi évoquer « les épidémies, les bûchers des renégats, les émeutes des affamés, des révoltés, les barricades des parlementaires, les fumées des guerres religieuses » qui se dissipèrent « à la fin du monde baroque » avec, notamment, les « Suites de danses » de Froberger, que Bach reconnut plus tard comme son maître ; ou le château de Montbéliard où aimait se réfugier la princesse Sybille von Württenberg ; ou les sauts dans le temps qui nous font assister à la disparition des violes, à l’apparition des violons, altos, violoncelles, des piano-forte et des pianos ; ou même les confidences du narrateur sur son enfance… On entend toutes les voix, dialogues et monologues, on perçoit la multiplicité des points de vue, on se réjouit à lire la prose de Pascal Quignard, érudite sans pédanterie, musicale sans confusion. Et l’on se prend à imaginer que ce long récit aux multiples ramifications est une vaste extension du célèbre sonnet de Pierre de Marbeuf (1596-1645) qui commence ainsi :

Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,

Et la mer est amère, et l'amour est amer,

L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en la mer,

Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.

 

Jean-Pierre Longre

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En lire plus sur Pascal Quignard :

http://jplongre.hautetfort.com/apps/search/?s=Quignard

Quignard et la peinture : Le regard et le silence. Terrasse à Rome de Pascal Quignard. .pdf

Quignard et la musique : Les oreilles n'ont pas de paupières... La haine de la musique de P.Q..pdf

15/07/2023

« Sais-tu ce que je suis ? »

roman, anglophone, Nigeria, Akwaeke Emezi, blandine longre, gallimard, jean-pierre longreAkwaeke Emezi, La Mort de Vivek Oji, traduit de l’anglais (Nigeria) par Blandine Longre, Gallimard, « Du monde entier », 2023

« Je ne suis pas ce qu’on croit. […] Et, jour après jour, j’avais du mal à vivre en sachant que les autres me voyaient d’une certaine façon, en sachant qu’ils se trompaient, qu’ils se trompaient lourdement, que le vrai moi était invisible à leurs yeux. » Ainsi s’exprime Vivek, à l’un des moments où sa voix se fait entendre dans le récit où s’expriment tour à tour le jeune protagoniste, son cousin et confident Osita et l’instance narrative extérieure.

Différent, donc, Vivek l’est, cachant à ses parents sa vraie nature que ne connaissent qu’Osita et leurs jeunes amies chez qui il se réfugie régulièrement. Ses parents, Kavita et Chika, le voient dépérir peu à peu, et sa mère se laisse peu à peu persuader par sa belle-sœur Mary de le faire « délivrer » par un pasteur, dans un exorcisme brutal. Échec, bien sûr, et brouille familiale. Finalement, un jour d’émeutes et d’incendie du marché, les parents vont découvrir le cadavre de leur fils mystérieusement déposé devant la porte de leur habitation. Que s’est-il passé ? Sont-ils indirectement responsables de sa mort ? Kavita a-t-elle manqué d’amour pour son fils ? « Ce n’est qu’une fois qu’il était devenu un homme qu’elle prit conscience qu’elle ne pouvait plus l’atteindre, qu’il s’en était allé, si loin que son corps était désormais privé de souffle. Nul autre qu’elle ne pouvait éprouver cette perte de toute une vie. » C’est seulement après sa mort que les parents de Vivek sauront qui était vraiment leur fils.

La construction complexe du roman, dans ses va-et-vient temporels et dans le croisement des voix qu’il fait entendre, est à l’image de la société nigériane qu’il dépeint dans sa diversité et sa vivacité, dans sa langue même (le glossaire final est à cet égard bien utile), une société faite de non-dits et de paroles sincères, de gestes coutumiers et d’attitudes modernes. Surtout, cette construction donne à ressentir le plus crucialement les émotions des âmes, le pathétique des situations, l’injustice des réactions et l’imminence des questions d’identité. Le dramatique destin de Vivek, issu de l’aveuglement familial et social, est pourtant un pas en avant vers la connaissance et la compréhension humaines.

Jean-Pierre Longre

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20/06/2023

Deux femmes d’aujourd’hui

Roman, francophone, Catherine Cusset, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Catherine Cusset, La définition du bonheur, Gallimard, 2021, Folio, 2023

La définition du bonheur est un roman de notre époque. Je veux dire par là que les deux protagonistes sont confrontées à des sujets qui occupent les esprits et les corps d’aujourd’hui ou d’un hier récent : les femmes victimes d’abus sexuels et de violences physiques, la fidélité et l’infidélité dans le couple, l’éducation ou l’abandon des enfants, la dépression, le besoin de voyager, les difficultés ou l’insouciance financières, le cancer, les secrets de famille, Trump, et en dernier lieu le Covid avec ses conséquences, confinement et précautions sanitaires…

Tout y est, certes, mais ce n’est pas un document journalistique ou historique ; c’est bien un roman, dans lequel Catherine Cusset, femme d’aujourd’hui, utilise des données qu’elle connaît sans doute bien, mais qui pour une écrivaine chevronnée comme elle ne sont qu’un matériau soutenant la fiction, une fiction qui, en retour, attise la compréhension du réel. Disons donc : deux femmes, Ève et Clarisse, aux tempéraments bien différents, aux destinées sans points communs apparents, vont se trouver liées d’une manière insoupçonnée. Avant que le mystère soit levé, nous apprenons dans le prologue qu’Ève est venue en France depuis New-York, où elle réside, pour les funérailles de Clarisse. Puis une longue première partie retrace, depuis 1979, les existences des deux femmes. Existences parallèles, mais éloignées et dissemblables. Comme le montre la clé USB qu’a laissée Clarisse et qu’Ève a retrouvée, « elle entrelaçait nos vies parallèles qui se faisaient écho, si proches et si différentes dans nos expériences de l’amour, du désir, de la maternité et du vieillissement. » Les deux femmes n’ont pas les mêmes occupations et préoccupations, pas les mêmes appétits, pas les mêmes manques, pas les mêmes soucis… mais au plus profond d’elles-mêmes, les affinités qu’elles se découvrent dépassent les disharmonies.

roman,francophone,catherine cusset,gallimard,jean-pierre longreLe roman de Catherine Cusset est, au-delà de sa dimension actuelle, une belle œuvre intemporelle dont la construction est représentative de la vie des deux femmes : de longs chapitres continus pour Ève, de courtes séquences tourmentées pour Clarisse – puis le dernier récit qui opère la jonction. Une belle œuvre qui ne laisse pas de répit aux personnages, entre vie quotidienne et événements décisifs, pas de répit non plus au lecteur, qui se laisse porter par le récit, entre suspens narratif et émotion sincère.

Jean-Pierre Longre

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08/06/2023

Complexes destinées

Roman, Roumanie, Gabriela Adameşteanu, Nicolas Cavaillès, Gallimard, Jean-Pierre LongreGabriela Adameşteanu, Fontaine de Trevi, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard, « Du monde entier », 2022

Letitia voudrait récupérer des biens immobiliers familiaux que le pouvoir communiste avait confisqués. Installée en France avec son mari Petru, ancien journaliste à Radio Free Europe, elle fait pour cela des voyages successifs à Bucarest, retrouvant des amis et de la famille, confrontant ses souvenirs à la réalité présente. Voilà le fil conducteur, le prétexte narratif d’un roman dans lequel on retrouve la protagoniste déjà présente dans les deux précédents (Vienne le jour, Situation provisoire), elle-même cherchant à publier ce qu’elle assume comme une « autofiction ».

On l’a connue jeune étudiante en proie aux difficultés matérielles et morales des années 1950-1960 dans ce pays, puis adulte, cherchant à oublier les contraintes de la vie conjugale et professionnelle, ainsi que les risques politiques, dans une relation amoureuse un peu compliquée… On la découvre maintenant retirée dans une bourgade française, dont elle quitte périodiquement la tranquillité pour se retrouver dans une Roumanie qui, toujours marquée par son passé, a ingurgité les ressorts et les compromissions du capitalisme débridé. Certes, il y a eu la « révolution », dont ses amis Morar, comme d’autres, déplorent la confiscation par les anciens apparatchiks et « sécuristes », et la parole et les déplacements – à condition qu’on en ait les moyens – y sont libres ; d’ailleurs, ceux qui le peuvent ne se privent pas d’aller travailler ou étudier à l’étranger, avec l’espoir d’en revenir mieux lotis (comme ceux qui, jetant une pièce dans la fontaine de Trevi, font le vœu de revenir à Rome). Les souvenirs personnels (amours, famille, amitiés) de Letitia se mêlent aux retours sur un passé collectif auquel le présent renvoie sans cesse, colorant les destinées des espoirs et des désespoirs qui en résultent, ces destinées qui se révèlent plus complexes qu’il n’y paraît, car tout n’y est jamais tout blanc ou complètement noir.

L’œuvre de Gabriela Adameşteanu n’est pas seulement narrative. Comme dans les fresques épiques, elle campe des atmosphères aussi diverses que le sont les époques décrites, les rues de Bucarest (l’allée Teilor ou les avenues grouillantes) et les maisons de l’allée des Tilleuls, en Touraine (en une évocation digne de Du Bellay), bien d'autres lieux encore, intimes ou publics, familiaux ou professionnels… La multiplicité des événements, les grandes disputes politiques, le foisonnement des personnages (tel que leur triple liste finale est d’une grande utilité), le fond de réalité historique sur lequel ils s’impriment en relief, l’ensemble est d’une écrivaine en pleine maturité de son art, dans la lignée de Balzac, d’un Balzac qui s’exprimerait à la première personne et qui se poserait des questions sur l’ambiguïté de son personnage : « Cette femme que Sorin observe bizarrement, l’esprit ailleurs, est-ce bien moi ? ou le personnage de mon livre ? Est-ce de ma vie que je me souviens, ou bien de celle que j’ai imaginée, à partir de la vraie ? » Disons-le : ce genre de livre, fruit d’un talent et d’un travail littéraires qui n’ont pas leur pareil, ne peut être traduit que par un écrivain, et c’est bien le cas. Nicolas Cavaillès a compris comment entrer et faire entrer les lecteurs dans le monde de Gabriela Adameşteanu, dont l’œuvre entre elle-même largement dans le patrimoine littéraire d’aujourd’hui.

  Jean-Pierre Longre

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24/10/2022

Anecdotes et souvenirs littéraires

Nouvelles, chroniques, autobiographie, récit, francophone, Roger Grenier, Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, Jean-Pierre LongreRoger Grenier, Les deux rives, préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2022

Roger Grenier (1919-2017), écrivain, journaliste, éditeur, lecteur chez Gallimard, a bien connu le monde littéraire. Dans cet ouvrage posthume, sous la forme d’anecdotes souvent souriantes, ironiques sans méchanceté, il rend compte à sa manière d’épisodes significatifs, parfois saugrenus, parfois émouvants, mettant en scène des personnalités connues ou méconnues.

Situés entre 1937 et 2005, maints événements confidentiels ou notoires sont tombés sous la plume alerte de l’auteur. C’est par exemple, en 1950, Marguerite Duras exclue du P. C. F. pour des raisons relevant de la morale la plus intransigeante ; la visite des fines fleurs de la Beat Generation (Jack Kerouac, Alan Ginsberg, Gregory Corso) dans les bistrots de Saint-Tropez ; les funérailles de Céline, en 1961, à l’occasion desquelles, dans son reportage pour France-Soir, Roger Grenier écrivit : « Il est toujours triste d’être obligé d’avoir honte d’un grand écrivain. » ; André Maurois faisant appel à des « nègres » ; des confidences de Serge Gainsbourg ; l’évocation de la mort, à Venise, de Wagner « se faisant faire une gâterie, comme on dit, par la femme de chambre »… On croise de grandes figures, amis ou connaissances de l’auteur, Camus bien sûr, Raymond Queneau, Jules Roy, Pierre Lazareff, Daniel Boulanger, et bien d’autres membres de la République des Lettres.

Ces échos des « deux rives » sont précédés de trois nouvelles, dans lesquelles Roger Grenier évoque aussi – souvenirs mêlés de fiction – des figures attachantes, discrètes voire secrètes, avec un art consommé du récit bref et du suspense narratif. Et ils sont suivis d’un texte s’attardant sur ce qui fut pour le petit Roger « un inépuisable livre d’images », deux volumes du magazine L’Illustration, aux photos « prodigieuses », atteignant « les sommets du chauvinisme ».

Comme l’écrit Jean-Marie Laclavetine dans sa préface, Roger Grenier fut « un esprit discrètement libertaire et d’un antimilitarisme foncier » (ce qui ne l’empêcha pas, entre autres engagements, de participer à la libération de Paris). Et dans cet ultime ouvrage, il use « toujours du ton d’ironie modeste et du sourire en coin de ceux qui ont perdu toute illusion quant aux capacités d’amélioration de l’espèce. » Un exemple pour finir ? En 1968 : « Mes fils, Frédéric et Nicolas, ont 15 et 13 ans. Comme je leur dis : « Il faudrait quand même que vous lisiez La Condition humaine ou Les Conquérants », l’un d’eux réplique : « Tu ne te figures pas que je vais lire les livres d’un ministre ! » Je me dis alors que Malraux vient de trouver sa punition. »

Jean-Pierre Longre

 

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21/06/2022

Amours, mystères et illusions

Roman, anglophone, Graham Swift, France Camus-Pichon, Jean-Pierre LongreGraham Swift, Le grand jeu, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, 2021, Folio, 2022

En 1939, beaucoup d’enfants londoniens furent évacués de Londres pour être mis en lieu sûr et ainsi échapper aux bombardements nazis. Parmi eux, Ronnie, huit ans, eut la chance d’être accueilli dans l’Oxfordshire par un couple qui s’occupa de lui comme s’il était l’enfant qu’ils n’avaient pas eu. Une belle maison, un jardin paisible, une automobile, le téléphone, de la tendresse… Même si le garçon pense à sa mère avec émotion, le voilà heureux de connaître ce confort et d’être choyé par Pénélope et Eric Lawrence – d’autant que celui-ci était « un magicien accompli », qui lui apprit les rudiments de la prestidigitation.

roman,anglophone,graham swift,france camus-pichon,jean-pierre longre,gallimardRonnie trouvera là sa vocation, en fera son métier, montant avec son « assistante » Evie White un spectacle populaire sous le patronage de son ami Jack Robins. Un fabuleux trio avec de fameux noms de scène : Jack Robinson, Pablo le Magnifique, l’étincelants Ève, et un succès grandissant auprès des estivants du bord de mer. Entre Robbie et Ève, la magie n’est pas seulement scénique, mais aussi sentimentale.

La magie, c’est aussi celle su style de Graham Swift, qui sait à merveille opérer les va-et-vient entre le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, l’amour et le désamour, le silence et la parole des regards, les apparitions et les disparitions. C’est bien de tout cela qu’il s’agit entre Jack et Ronnie, avec Evie comme point d’ancrage ou de départ. Présences et disparitions, énigmes et illusions : « Or qu’y a-t-il de plus extraordinaire : que les magiciens puissent transformer une chose en une autre, même faire disparaître et réapparaître les gens, ou que les gens puissent être présents un jour – oh, tellement présents – et plus le lendemain ? À tout jamais. » C’est l’enjeu de ce beau roman où se dessinent tout en nuances les destinées d’êtres pleins de force, de délicatesse et de mystère.

Jean-Pierre Longre

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02/05/2022

Comment ne pas s’en sortir

Roman, francophone, humour, Fabrice Caro, Sygne, Gallimard, Jean-Pierre LongreFabrice Caro, Broadway, Sygne, Gallimard, 2020, Folio, 2022

Le discours, Folio, 2020

Pourquoi avoir reçu « une enveloppe plastifiée bleue au bas de laquelle est inscrit : Programme national de dépistage du cancer colorectal », normalement adressée aux hommes âgés de cinquante à soixante-quatorze ans, alors que « j’ai quarante-six ans » ? C’est la question qui va tarauder le narrateur d’une manière obsessionnelle, alors qu’il tente de se dépêtrer des difficultés quotidiennes qui jalonnent la vie d’un homme d’aujourd’hui, marié, père de famille, et qui rêve de changements, de grands espaces et d’exaltations exotiques.

roman,francophone,humour,fabrice caro,sygne,gallimard,jean-pierre longre,folioLes difficultés ? C’est par exemple la convocation chez le chef d’établissement de son fils auteur d’un dessin mettant en situation compromettante deux de ses professeurs ; ou les prières que lui demande de faire sa fille abandonnée par son petit ami ; ou rendre l’invitation à l’apéritif de voisins encombrants ; ou encore envisager des vacances à Biarritz avec un couple d’amis de sa femme qui s’enthousiasment à l’idée de faire du « paddle » au bord de l’océan… Les rêves ? Séduire Mel, la professeure dessinée par son fils ; tracer sa route et parler foot en buvant l’apéritif avec des copains argentins « dans une ruelle del barrio de la Boca, attablé à la terrasse de mon café d’adoption »… et se sortir de ses fantasmes sanitaires, entre difficultés de prostate et « dépistage colorectal »…

On aura compris que le narrateur-protagoniste navigue entre illusions et velléités, fausses résolutions et promesses non tenues. Cela aurait pu donner un roman dramatico-psychologique. Mais le style alerte et enlevé de Fabrice Caro, son écriture ironique donnent une image à la fois humoristique et bienveillante de cet être socialement décalé, plutôt autocentré, mal à l’aise mais plein de bonne volonté, qui se dit « Il est urgent d’agir » mais n’agit pas, et qui souffre d’« un problème de communication », comme lui dit sa femme. C’est donc avec un plaisir jouissif non dénué de compassion qu’on lit les aventures d’un homme inadapté mais lucide. « Je me sens comme un de ces personnages hitchcockiens qui se retrouvent au cœur d’une intrigue d’envergure internationale alors qu’ils n’ont rien demandé, tout ça à cause d’un simple malentendu ».

Jean-Pierre Longre

 

roman,francophone,humour,fabrice caro,sygne,gallimard,Folio,jean-pierre longreAuparavant, Fabrice Caro avait publié dans la même collection Le discours, paru depuis en Folio.

Dans une veine du même ordre, nous avons affaire à une comédie à la fois franche et grinçante. Le temps d’un repas familial (belle unité de lieu et de temps), Adrien, le protagoniste-narrateur, se dévoile comme un personnage lui aussi décalé, et se comporte un peu comme Bartleby dans la nouvelle d’Herman Melville, celui dont le mantra est « I would prefer not do », « Je préférerais ne pas… ». Amoureux qui se sent délaissé, il se désintéresse de tout ce qui ne concerne pas Sonia, l’amour de sa vie.

« Je suis en train de manger du gigot et du gratin dauphinois alors que le fruit de mon tourment est ailleurs et qu’une fourchette menace à tout moment de grincer dans l’assiette et la discussion ne porte même pas sur l’amour, ou la poésie, ou le sens de la vie, non, on parle de chauffage au sol, de vacances en Sardaigne, de Jean-François, le fils du voisin, qui a fait construire, tu entends, Adrien, il a fait CONSTRUIRE. Pour ma mère, le monde se divise en trois catégories : ceux qui ont un cancer, ceux qui font construire et ceux qui n’ont pas d’actualité particulière. Entre ces deux, la construction et le cancer, pas grand-chose, une espèce de flottement, une parenthèse, un grand vise existentiel. » C’était un échantillon représentatif de ce roman délicieusement paradoxal : personnage déprimé, lecture roborative.

Jean-Pierre Longrer

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17/02/2022

Un passé retrouvé : des nouvelles de Marcel

Nouvelle, essai, notes, Marcel Proust, Luc Fraisse, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreMarcel Proust, Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles retrouvées. Textes transcrits, présentés et annotés par Luc Fraisse, Gallimard, Folio classique, 2021.

Il avait vingt-cinq ans, et il avait déjà écrit un certain nombre de textes. En 1896, Marcel Proust publiait son premier livre, Les Plaisirs et les Jours, recueil de textes poétiques, narratifs, descriptifs… Il n’y avait pas inclus quelques nouvelles restées à l’état de brouillon, publiées seulement en 2019 par les Éditions de Fallois, et reprises dans ce volume, accompagnées d’annotations et d’annexes substantielles minutieusement élaborées par Luc Fraisse, un connaisseur…

Si ces nouvelles, on s’en aperçoit vite, ne sont pas complètement abouties, si elles contiennent quelques maladresses et approximations formelles, elles sont le creuset de ce que deviendra l’écriture de Proust dans À la Recherche du Temps perdu. Comme l’indique Luc Fraisse dans sa préface, « Nous y apercevons l’écrivain au moment où son entreprise littéraire, qui prendra progressivement forme en continuité jusqu’à la Recherche, commence. » Sur des tons divers, ces textes esquissent des motifs que l’œuvre ultérieure développera : l’amour – plus particulièrement l’homosexualité, féminine ou masculine –, le rôle de la mémoire, l’éloge de l’affection des femmes, le génie musical (« C’est l’âme vêtue de son, ou plutôt la migration de l’âme à travers les sons, c’est la musique »), la suprême nécessité de l’art… On reconnaît par anticipation l’hypersensibilité du romancier à venir : « C’est ainsi qu’il avait aimé et souffert par toute la terre et Dieu changeait si souvent son cœur qu’il avait peine à se rappeler par qui il avait souffert et où il avait aimé. » Et le style de la Recherche est déjà là, en germe, en  une syntaxe sans doute moins construite, mais déjà soucieuse de suivre les méandres de l’esprit et du cœur.

Complétant ces proses, on peut lire des textes eux aussi « restés inédits jusqu’en 2019 » et que l’on peut considérer comme les « sources de La Recherche du Temps perdu », illustrés par des fac-similés de documents tels que les pittoresques « cris de Paris » notés par le concierge à qui Proust avait demandé de les écouter et de les noter. Le dossier comprend ensuite une biographie très détaillée, une solide bibliographie et les notices, notes et variantes relatives aux nouvelles. Il y en a donc pour tout le monde, dans cette édition d’un intérêt indéniable, à la fois abordable (à tous points de vue) et savante, qui s’adresse à tous les lecteurs, fervents de Proust ou simples amateurs.

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27/10/2021

Détective et écrivain

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Patrick Modiano, Encre sympathique, Gallimard, 2019, Folio, 2021

« J’avais toujours eu le goût de m’introduire dans la vie des autres, par curiosité et aussi par un besoin de mieux les comprendre et de démêler les fils embrouillés de leur vie – ce qu’ils étaient souvent incapables de faire eux-mêmes parce qu’ils vivaient leur vie de trop près alors que j’avais l’avantage d’être un simple spectateur, ou plutôt un témoin ». Cet aveu du narrateur, apprenti détective, est aussi un aveu de l'auteur ; et dans ce nouveau roman, il profite de l’intrigue pour narrer effectivement le passage de l’enquête à l’écriture.

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longreCette enquête porte sur une certaine Noëlle Lefebvre, qu’il a eu jadis consigne de retrouver à partir de quelques bribes d’informations – une carte de poste restante, une photo… Peu à peu, quelques pistes se dessinent : des noms supplémentaires, un calepin, mais aussi beaucoup de blancs qui recouvrent peut-être des explications précises, des « mystères éclaircis », comme écrits à l’encre sympathique.

Régulièrement et longtemps après, le narrateur, se souvenant de ses tâtonnements anciens, voudrait faire le point, reprendre dans l’ordre chronologique, pousser les recherches grâce aux procédés modernes. Mais ça ne marche pas. « Aujourd’hui, j’entame la soixante-troisième page de ce livre en me disant que l’Internet ne m’est d’aucun secours. […] Tant mieux, car il n’y aurait plus matière à écrire un livre. Il suffirait de recopier des phrases qui apparaissent sur un écran, sans le moindre effort d’imagination. ». Belle vérité de l’écrivain, pour lequel l’enquête est, on l’aura compris, simple matière à littérature.

C’est bien cela : chez Patrick Modiano, on suit des traces, on entend l’écho de faits divers, il y a des explorations urbaines, des voyages même (ici, on passe dans l’’espace et le temps par Paris, Annecy, Rome…). Tous les ingrédients du roman policier. Mais non : Encre sympathique révèle ce que cherche l’écriture : rompre le silence, aller au-delà des mots et des noms (il y en a une belle série au fil des pages), mieux connaître la vie et les êtres, les sortir « du néant » que sont le passé, l’éloignement et l’absence, tout en laissant leur liberté à la fuite et aux secrets : « Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l’on puisse s’échapper ? ».

Jean-Pierre Longre

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16/07/2021

Quand tout se délite

Roman, francophone, Karine Tuil, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreKarine Tuil, Les choses humaines, Gallimard, 2019, Folio, 2021

Jean Farel est un homme puissant, qui ne demande qu’à « durer » dans ce qu’il estime être l’essentiel : « Rester avec sa femme ; conserver une bonne santé ; vivre longtemps ; quitter l’antenne le plus tard possible. » Journaliste charismatique et populaire côtoyant le gratin de la politique, il a séduit et épousé Claire, jeune franco-américaine, essayiste féministe reconnue. Leur fils Alexandre, brillant élève, polytechnicien, est promis à un bel avenir aux États-Unis.

Tout semble lisse, malgré une tentative de suicide d’Alexandre en proie à la pression sociale et surtout paternelle. La vie de cette famille médiatique se poursuit sans encombre apparent, jusqu’au jour où Claire s’éprend d’Adam, professeur issu d’une communauté juive traditionnelle, marié et père de famille, qui tombe lui aussi amoureux de Claire. Séparations, couples reformés (Jean, qui a par ailleurs une maîtresse attitrée, va se remarier avec une toute jeune collègue), puis tout va se déliter lorsque Mila, la fille d’Adam, va accuser Alexandre de viol.

Roman, francophone, Karine Tuil, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreDès lors, le roman est consacré à cette affaire : l’accusation, l’arrestation du jeune homme, puis le récit détaillé du procès, avec les témoignages à charge et à décharge, les plaidoiries des avocats, le jugement. L’occasion pour l’autrice, qui s’inspire de la réalité, de nous faire entrer dans la vie sentimentale, sexuelle, familiale, amicale, professionnelle de personnages qui ne s’attendaient pas à devoir ainsi dévoiler leur intimité. L’occasion de nous faire pénétrer sur « le territoire de la violence » et de décortiquer les « rapports humains » et leurs ambiguïtés, de montrer combien la vérité est complexe, de pointer les contradictions inhérentes à la psychologie et à l’activité d’hommes et de femmes ambitieux, d’illustrer le passage de la force à l’impuissance.

D’autant qu’il n’y a pas de réponse définitive aux questionnements. Mais comme le pense Claire à l’issue du procès de son fils : « Vivre, c’était s’habituer à revoir ses prétentions à la baisse. Elle avait cru pouvoir contrôler le cours des choses mais rien ne s’était passé comme prévu. ».

Jean-Pierre Longre

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10/05/2021

Les vibrations du destin

Roman, musique, francophone, Japon, Akira Mizubayashi, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Akira Mizubayashi, Âme brisée, Gallimard, 2019, Folio, 2021

Ils sont quatre musiciens amateurs jouant sous la houlette de Yu Mizusawa, unis par l’art malgré la guerre entre la Chine et le Japon. Car nous sommes en 1938 à Tokyo, Yu est japonais et les trois autres sont des étudiants chinois. Mais la brutalité guerrière de l’expansionnisme japonais va avoir le dessus : lors d’une répétition ils sont brusquement interrompus par l’arrivée de soldats qui vont emmener les quatre musiciens, non sans avoir brisé le violon de Yu, dont le fils Rei, alors petit garçon, a assisté à la scène caché dans une armoire. Par bonheur, un lieutenant nommé Kurokami, homme cultivé et délicat malgré ses fonctions, recueille le violon et le confie à l’enfant.

roman,musique,francophone,japon,akira mizubayashi,gallimard,folio,an-pierre longreLe destin de Rei se construit à partir de ce drame fondateur. Recueilli et adopté par un ami français de son père, il deviendra Jacques Maillard, choisira de faire un apprentissage de luthier à Mirecourt, haut lieu de la lutherie française, puis plus longuement à Crémone. En exerçant son métier, il passera des années à reconstruire le violon démembré de son père, qui de ce fait deviendra un nouvel instrument – qui lui aussi connaîtra un destin exceptionnel, renaissant sous les doigts virtuoses de Midori, la petite-fille du lieutenant qui jadis sauva le petit garçon et le violon. En outre, au cours de ses études, Rei / Jacques rencontre Hélène, archetière, qui deviendra sa compagne.

Le récit d’Akira Mizubayashi est profondément touchant. Au-delà du jeu sur le mot « âme » (celle du violon, élément vital pour les vibrations et la sonorité, celle des humains, qui la perdent parfois dans la haine et la violence, qui la retrouvent dans l’harmonie), la littérature et la musique s’y épanouissent dans une langue à la fois fraîche et précise. L’auteur, qui ne l’oublions pas a délibérément choisi d’écrire en français, navigue comme son héros entre deux cultures : « Se sentant aimé et protégé par ses parents français, domptant vaille que vaille la peur dissimulée, inavouée, refoulée qu’il portait au fond du cœur, Jacques fit des progrès fulgurants en français à tel point qu’il figura en quelques années parmi les meilleurs élèves de la classe. Et c’est alors que lui revint petit à petit le désir de garder près de lui la langue de son père disparu. ».

Les quatre mouvements du roman (Allegro ma non troppo, Andante, Menuetto : Allegretto, Allegro moderato) sont ceux d’une sonate ou d’une symphonie, et les mots, souvent, tentent de restituer la musique en descriptions analytiques et poétiques, que cette musique soit celle, notamment, de la Gavotte en rondeau de la Troisième partita pour violon seul de Jean-Sébastien Bach ou du premier mouvement du quatuor de Schubert Rosamunde, que l’on entend littéralement à plusieurs reprises aux moments décisifs de la narration. « Après les deux premières mesures qui sonnaient comme d’obscurs clapotements d’eau stagnante, le violon de Midori, qui réunissait autour de son âme trois autres âmes au moins – celle de Yu Misuzawa, celle du lieutenant Kurokami et celle aussi de Rei Misuzawa –, entrait délicatement, en pianissimo, dans l’ample et profonde mélancolie schubertienne. ». Retour à l’âme polyphonique, qui par le verbe et les sons restitue les vibrations du destin et répand le souffle vital.

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01/12/2020

Un Goncourt oulipien

L'anomalie.jpgLe Prix Goncourt 2020 vient d’être attribué à Hervé Le Tellier pour son roman L’Anomalie (Gallimard).

Président de l’OuLiPo depuis 2019 (après Paul Fournel), Hervé Le Tellier est l’auteur de nombreux autres livres. Son roman L’anomalie ayant déjà été, à juste titre, abondamment commenté, on trouvera ci-dessous quelques notes sur certains de ses ouvrages antérieurs.

 http://jplongre.hautetfort.com/tag/herv%C3%A9+le+tellier&...

 

18/11/2020

« Toute vie a sa part de mystère »

Essai, autobiographie, francophone, Dominique Bona, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire...Dominique Bona, Mes vies secrètes, Gallimard, 2019, Folio, 2020

Dominique Bona est connue pour avoir raconté d’autres vies que la sienne. Outre ses romans, elle a écrit les biographies de Romain Gary, Stefan Zweig, Berthe Morisot, Camille Claudel, Clara Malraux, Paul Valéry, Colette, Gala Dalí, André Maurois, des sœurs Heredia, des sœurs Rouart… Personnes déjà plus ou moins notoires et bien réelles, qui sont ainsi devenues des personnages, non de fiction, non de roman, mais de récits en quête de vérité humaine. Cette quête, elle passe par la construction des « vies secrètes » dont on ne sait si elles sont celles des protagonistes, celles de l’auteure, ou les deux à la fois.

essai,autobiographie,francophone,dominique bona,gallimard,jean-pierre longreLe livre, qui a les caractéristiques de l’autobiographie sans en être vraiment une, est peuplé d’une myriade de personnages tournant autour des grandes figures qui ont occupé les recherches, le travail, l’existence de la biographe : Pierre Louÿs, Manet, Mallarmé, Degas, Debussy, Paul Claudel, Rodin, Michel Mohrt, Simone Gallimard, Salvador Dalí, Michel Déon, François Nourissier, d’autres encore… À vrai dire, les fréquentations de Dominique Bona ne sont pas seulement littéraires, et elle leur reconnaît une influence profonde : « Les personnages ont tout pouvoir sur leur biographe, qui en ressent leurs ondes et en accuse les effets. Gary, avec ses masques, me désorientait et j’ai fini par le perdre. Zweig m’a entraînée dans sa descente vers l’abîme et conduite aux portes de la dépression qui l’a finalement emporté. Berthe Morisot voulait que je sois droite et claire, comme elle tenace et appliquée. Clara Malraux m’a communiqué sa joie, sa malice, et fait pleurer aussi avec elle, dans les moments de tendresse vaincue. Mais aucun ne m’a procuré comme Gala tant d’ondes dynamiques : l’énergie, la force qui va, tels sont ses dons de muse. ».

Certes, les biographies, sans expliquer ce que sont vraiment l’art ou la littérature (voir le Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust), permettent d’aller au-delà des apparences, de montrer quelques-unes des faces cachées d’êtres trop connus pour échapper aux clichés. Mais il faut reconnaître que « toute vie a son mystère ». « Le biographe se donne pour mission d’aller aussi loin que possible dans la découverte du personnage, dans son intimité profonde, cachée. Mais il demeure et demeurera toujours en deçà de l’inaccessible secret de chacun. ». Si dans Mes vies secrètes Dominique Bona évoque les aspects pluriels de sa vie personnelle en même temps qu’elle rappelle les vies auxquelles elle s’est consacrée, elle ne dévoile pas ce que le titre de son livre a d’ambigu et de dense.

Jean-Pierre Longre

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14/07/2020

Périple tous azimuts

Roman, autobiographie, francophone, Pierre Jourde, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongrePierre Jourde, Le voyage du canapé-lit, Gallimard, 2019, Folio, 2020

« On n’allait pas le laisser perdre », ce « canapé-lit » hérité de la grand-mère aussi pingre que méchante, mais dont la fille, dans un geste de « piété filiale », veut garder ce vétuste témoignage mobilier. La fille en question – la mère de l’auteur – charge donc ses deux fils de transporter l’encombrant objet de Créteil à Lussaud, « pays perdu » en pleine Auvergne, que les lecteurs de Pierre Jourde connaissent déjà (voir ici), et où le dernier étage de la maison familiale attend d’être meublé.

Pierre, Bernard et Martine, la femme de celui-ci, embarquent donc le canapé (plus deux fauteuils assortis) dans une camionnette, et alors commence un voyage de quelques heures, qui en réalité va s’étaler, par la magie des conversations, des souvenirs et même des anticipations, sur un grand nombre d’années. Aux paysages et localités traversés vont se superposer les espaces lointains, les aventures inattendues, les coups du sort désopilants, les péripéties inénarrables (et pourtant narrées) vécues par deux hommes qui, dans leur jeunesse, étaient plutôt incontrôlables et faisaient le désespoir (indulgent, disons-le) de leurs parents. Sous une autre plume, c’eût été un road-movie franchouillard doublé d’une autoanalyse égocentrée (le canapé aidant, bien sûr). Sous celle de Jourde, cela devient une épopée burlesque, un festival d’anecdotes tragicomiques et de considérations satiriques, placés sous les signes variés de Rabelais (pour la scatologie, par exemple), de Diderot et Sterne (pour la complicité entre l’auteur et le lecteur), de Jerome K Jerome (pour l’humour absurde), sans parler de la vigueur stylistique d’un écrivain qui ne recule pas devant les confidences personnelles et familiales, tout en gardant, à la différence de ses cibles favorites, assez de recul pour les mettre à une bonne distance littéraire et critique et pour cultiver l’autodérison raisonnable.

Roman, autobiographie, francophone, Pierre Jourde, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreLes péripéties, aventures et anecdotes ne seront pas reprises ici, elles perdraient toute leur saveur. Voyons tout de même quelques titres de chapitres mystérieusement prometteurs : « La boule Quies qui tue, la sacoche piégée, la bouteille de Coca ravageuse, le bidon tentaculaire, la marinière équivoque… ». De quoi mettre en bonne condition le lecteur, qui se perdra avec délices dans « ce foutoir narratif ». Et qui, pour finir, s’apercevra que le périple du canapé, après maints détours, converge vers un beau chant d’amour pour la mère, « Mme Jourde ».

Jean-Pierre Longre

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08/03/2020

L’amitié, la littérature, l’histoire

Correspondance, francophone, Roumanie, Panaït Istrati, Romain Rolland, Daniel Lérault, Jean Rière, Gallimard, Jean-Pierre LongrePanaït Istrati – Romain Rolland, Correspondance 1919-1935, édition établie, présentée et annotée par Daniel Lérault et Jean Rière, Gallimard, 2019

Les publications de correspondances d’écrivains ont-elles un intérêt ? Non, si elles sont uniquement l’occasion de donner lieu à des anecdotes biographiques, voire à de vaines indiscrétions. Oui, si elles donnent à lire des lettres qui reflètent de fortes personnalités, qui portent témoignage de l’Histoire et qui relèvent de la vraie littérature.

Cette édition de la Correspondance 1919-1935 entre Panaït Istrati et Romain Rolland, qui « fera date », comme l’écrit Christian Delrue dans Le Haïdouc de l’été 2019, répond à tous ces critères. D’autant plus que nous avons affaire à un ouvrage très élaboré, une véritable édition scientifique, dans laquelle on peut puiser à satiété. Les notes, références, explications concernant le contexte, comme les annexes (extraits divers, lettres complémentaires, analyse graphologique etc.), renforcent l’authenticité d’un ensemble qui ne comporte « aucune suppression, aucun ajout, aucune modification », reprenant « les autographes originaux ».

Correspondance, francophone, Roumanie, Panaït Istrati, Romain Rolland, Daniel Lérault, Jean Rière, Gallimard, Jean-Pierre Longre

Les éditeurs précisent en outre : « Vocabulaire, orthographe, syntaxe ont été conservés en gardant un souci de lisibilité et d’homogénéité. ». C’est là un aspect primordial de ce volume, pour ce qui concerne Panaït Istrati : on peut relever, de moins en moins nombreuses au fil du temps, les erreurs, les maladresses, les « fautes » d’un homme né en Roumanie, qui a beaucoup voyagé et qui a appris le français sur le tard, seul avec ses modèles ; et les conseils encourageants de Romain Rolland, qui n’hésite pas à lui envoyer de petits tableaux de fautes à éviter (« Ne pas dire… mais…), tout en s’enthousiasmant pour le « don de style », le « flot de vie » de son correspondant. Pour qui veut étudier l’évolution linguistique et littéraire d’un écrivain qui s’évertue (et qui parvient admirablement) à passer de sa langue maternelle à une langue d’adoption, c’est une mine. « On ne saura jamais combien de fois par jour je hurle de rage, et m’ensanglante la gueule et brise mes dents en mordant furieusement dans cet outil qui rebelle à ma volonté », écrit-il à son « maître » (les ratures sont d’origine, attestant la fidélité au texte initial). Mais la volonté servira la « Nécessité » d’écrire, et on mesure à la lecture combien Istrati a progressé, et combien cette progression a servi la vigueur de son expression.

Autre aspect primordial : l’Histoire, dont les troubles et les soubresauts provoquèrent une querelle politique et une brouille d’envergure entre deux personnalités de fort tempérament. Pour le rappeler d’une manière schématique, les voyages qu’Istrati fit en URSS lui révélèrent une réalité bien différente de celle qu’il imaginait, lui dont l’idéal social et politique le portait pourtant vers le communisme. Sa réaction « consterne » un Romain Rolland resté fidèle à son admiration pour le régime soviétique. « Rien de ce qui a été écrit depuis dix ans contre la Russie par ses pires ennemis ne lui a fait tant de mal que ne lui en feront vos pages. ». Le temps a montré qui avait raison… Certes, tout n’est pas aussi simple, et l’un des avantages de cette correspondance est de montrer que, sous les dehors d’un affrontement rude et apparemment irrémédiable, certaines nuances sont à prendre en compte. Il y aura d’ailleurs une réconciliation en 1933, même si chacun campe sur ses positions à propos de l’URSS (pour Romain Rolland « le seul bastion qui défend le monde contre plusieurs siècles de la plus abjecte, de la plus écrasante Réaction », pour Panaït Istrati « lieu des collectivités nulles, aveugles, égoïstes » et du « soi-disant communisme »). Malgré cela donc, le pardon et l’amitié l’emportent, peu avant la mort d’Istrati.

Évidemment, il n’y a pas que cela. Il y a les enthousiasmes et l’idéalisme du scripteur en formation devenu auteur accompli, qui contrastent souvent avec la lassitude d’une gloire des Lettres accablée par le travail, les visites, les sollicitations. Il y a, racontées avec la vivacité d’un écrivain passionné, des anecdotes semées de savoureux dialogues et de descriptions pittoresques. Il y a les échanges sur la vie quotidienne, la santé, les rencontres, les complicités, les amitiés, les amours… Et les projets littéraires, les péripéties liées à la publication des œuvres, les relations avec d’autres artistes – tout ce qui fait la vie de deux êtres qui ont en commun la passion généreuse de la littérature. Chacun peut y trouver son compte.

En 1989, parut chez Canevas éditeur une Correspondance intégrale Panaït Istrati – Romain Rolland, 1919-1935, établie et annotée par Alexandre Talex, préfacée par Roger Dadoun. Une belle entreprise, qui cependant se voulait trop « lisible », effaçant les maladresses de l’auteur débutant, les scories, repentirs, ratures… Fallait-il s’en tenir à cette version fort louable, mais partielle et édulcorée ? Non. Daniel Lérault et Jean Rière ont eu raison de s’atteler à une tâche difficile, pleine d’embûches, mais qui a donné un résultat d’une fidélité scrupuleuse et d’une grande envergure historique et littéraire.

Jean-Pierre Longre

 

En complément :

Le Haïdouc n° 21-22 (été 2019), « bulletin d’information et de liaison de l’Association des amis de Panaït Istrati » est consacré à cette Correspondance. Et l’un des numéros précédents (n° 14-15, automne 2017 – hiver 2018) contient un texte éclairant de Daniel Lérault et Jean Rière sur leur publication. Voir www.panait-istrati.com

 

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08/01/2020

Journal d’une reconstruction

Récit, autobiographie, francophone, Philippe Lançon, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire, 5 ans après... Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018, Folio 2019.

Prix Femina 2018. Prix spécial du jury Renaudot 2018

À l’hôpital de la Salpêtrière, quelques jours après l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie-Hebdo qui lui a emporté la mâchoire, Philippe Lançon, pensant à l’infirmière de nuit qui « avait le prénom d’un personnage de Raymond Queneau », se prend à évoquer deux vers de l’écrivain : « Je crains pas ça tellment la mort de mes entrailles / et la mort de mon nez et celle de mes os ». Quelques strophes plus loin, Queneau écrit ceci, qui pourrait s’appliquer à ce que Lançon tente de dépasser : « Je crains bien le malheur le deuil et la souffrance / et l’angoisse et la guigne et l’excès de l’absence / Je crains l’abîme obèse où gît la maladie / et le temps et l’espace et les torts de l’esprit ».

récit,autobiographie,francophone,philippe lançon,gallimard,jean-pierre longreRescapé de la tuerie dont il fait un récit à la fois terrifiant et subjectif, le récit d’une « abjection » vue du point de vue particulier d’une victime qui attend « simultanément l’invisibilité et le coup de grâce – deux formes de la disparition », l’auteur, journaliste à Charlie-Hebdo et à Libération, consacre le reste des 500 pages de son livre à la reconstruction : celle de sa mâchoire, qui va nécessiter de nombreuses opérations, et celle de sa personne tout entière, corps et esprit. Aucun détail ne nous est caché de ces mois de soins, de greffes, de suintements, de silences, d’interrogations, d’espoirs, de souffrances, d’attente au long desquels Chloé, sa chirurgienne, prend une importance médicale et humaine de plus en plus grande. L’entourage aussi tient une place prépondérante dans l’accompagnement du « patient » : son frère, ses parents, son ex-femme Marilyn, sa compagne Gabriela, ses nombreux et chaleureux amis ; et la lente progression du récit de la réparation, avec ses hauts et ses bas, est si prégnante, les précisions sanitaires et psychologiques si circonstanciées que nous, lecteurs, sommes complètement pris dans la nasse, au point de nous confondre avec l’auteur adressant ses plaintes au corps médical : « Docteur, vous m’écoutez ? La jambe et le pied droit me font mal, la cuisse droite aussi, plus encore la nuit que le jour. Le simple contact du drap m’irrite le pied entier et m’empêche de dormir. Les nerfs semblent à vif. La malléole me fait particulièrement souffrir. […] Le menton, de plus en plus envahi par les fourmis, est vivant. J’en suis venu à croire que je pense par le menton. Heureusement, je pense peu. ». Nous sommes avec lui, pleinement.

Le récit n’est pas pour autant égocentré. Outre la leçon de courage et l’éloge du personnel hospitalier, nous avons affaire à une émouvante et pittoresque galerie de portraits : ceux des familiers, mais aussi ceux de pas mal d’inconnus, soignants et soignés, hommes et femmes croisés en chemin, policiers chargés de la protection de celui qui reste une cible potentielle, policiers pour qui il se prend d’une amitié reconnaissante, quand ce n’est pas d’une complicité souriante, silhouettes entrevues, toute une humanité bien campée dans son environnement ou perdue dans l’incertain. Et l’écriture acérée, poétique, chargée de sens ou pétrie de questions de Philippe Lançon est à bonne école. On ne le trouve jamais sans son Proust, son Kafka ou son Thomas Mann, qu’il emporte jusqu’au bloc pour lire et relire ses passages favoris ; sans oublier la musique : Bach le plus souvent possible (Les Variations Goldberg, Le Clavier bien tempéré, L’Art de la Fugue), le jazz aussi… Le lambeau n’est pas une simple « hostobiographie » (pour reprendre le mot-valise d’Alphonse Boudard), mais le roman d’une tranche de vie personnelle qui vaut toutes les destinées (comme l’a écrit Sartre cité par Lançon : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »), toutes les destinées donc, avec leurs inévitables paradoxes : alors que l’auteur, jouissant de ses premiers instants de vraie liberté, peut enfin rejoindre sa compagne à New-York, éclate l’attentat du 13 novembre 2015 à Paris. Même de loin, c’est un nouveau « décollement de conscience ».

Jean-Pierre Longre

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03/11/2019

Une trilogie en petits morceaux

Nouvelle, francophone, Pierre Autin-Grenier, Gallimard, L’arpenteur, Folio, Jean-Pierre LongreLire, relire...

 

Pierre Autin-Grenier, Je ne suis pas un héros suivi de Toute une vie bien ratée et de L'éternité est inutile, La Table ronde, Petite vermillon, 2019

 

Toute une vie bien ratée, Gallimard, 1997. Folio, 1999

 

Pierre Autin-Grenier, né à Lyon il y a quelques dizaines d’’années, décédé en 2014,  circulait entre les mots comme il circulait entre les lieux (imaginaires ou réels, Lyon ou la Provence…) et entre les années (lointaines ou immédiates), avec une délicieuse nonchalance et une émouvante incertitude.

 

Les textes de Toute une vie bien ratée sont écrits comme en marge, notes laissées au hasard de l’humeur, aux lisières, aux limites : limite des genres (nouvelles, journal intime, souvenirs ?), limite des registres (du réalisme au fantastique, du minimalisme au lyrisme, du comique au tragique), et certains titres à eux seuls annoncent tout un programme : « Je n’ai pas grand-chose à dire en ce moment » ; « Des nouvelles du temps » ; « Rêver à Romorantin » ; « Toute une vie bien ratée » ; « Tant de choses nous échappent ! » ; « On ne sait pas vraiment où l’on va » ; « Souvent je préfère parler tout seul » ; « Je suis bien nulle part » ; « Inutile et tranquille, définitivement »… On sent bien que la fausse désinvolture cache de vraies angoisses, des « questions de plomberie existentielle », les grands problèmes que les hommes se posent entre naissance et mort, avec la (trompeuse ?) consolation de ne pas dramatiser la situation : « Quoi de plus sain, en effet, que de regarder tranquillement le temps passer sans la moindre prétention à vouloir le rattraper ? », et de rester « inutile et tranquille, définitivement ».

 

nouvelle,francophone,pierre autin-grenier,gallimard,l’arpenteur,folio,jean-pierre longreMais il y a aussi et surtout la question de l’écriture : « Aujourd’hui me voici à l’âge des bilans ; je m’interroge, la nuit, pour savoir ce qui a bien pu m’entraîner dans cette activité de perdant : aligner des mots à la queue leu leu sur une page blanche dans l’espoir insensé d’en faire des phrases ! » À lire Autin-Grenier, on s’aperçoit pourtant vite que les mots ne sont pas alignés au petit bonheur la chance, et que l’oisiveté revendiquée est plutôt une disponibilité, celle du véritable écrivain qui travaille avec passion et acharnement à laisser venir et prendre corps le seul matériau dont il dispose : les mots. Et ces mots, agencés plutôt qu’alignés, prennent une épaisseur telle que remplissant les pages, ils réalisent l’espoir insensé non seulement de faire des phrases, mais, au-delà des incertitudes génériques, de faire chanter la poésie.

                                                                          

 

L’éternité est inutile, Gallimard, « L’arpenteur », 2002.

 

Un jour, Pierre Autin-Grenier, après avoir tâté de différents métiers auxquels seule une destinée mesquine semblait le vouer, et avoir finalement opté pour le métier d’auteur de « chronique douce-amère des saisons et des jours », Pierre Autin-Grenier donc (ou en tout cas celui qui, sous sa plume, parle de soi à la première personne) eut l’idée de posséder un beau bureau, instrument et emblème de sa vocation. Le Centre national du livre, sollicité, eut la « générosité » de financer l’exécution de cette « pièce unique », ce pourquoi l’auteur lui adresse en toutes lettres sa reconnaissance.

 

Faisons-le nous aussi. Car c’est de ce bureau, vraisemblablement, que nous sont envoyés les 17 récits de L’éternité est inutile. Des matins cafardeux inaugurant des journées qui se traînent, entre une campagne sans horizon et une société marchande sans perspective, aux vastes rêves qui chamboulent l’univers et ses habitants, qui révolutionnent le passé et l’avenir – et pourquoi pas le présent – , en passant par les petits gestes qui fendillent ne serait-ce qu’un instant le brouillard de la vie quotidienne, nous suivons les méandres d’une existence où le poids du réel s’accroche aux ailes de l’imaginaire : « Jour et nuit depuis, d’une planète l’autre, ainsi s’évade et s’invente ma vie, tantôt pour de vrai, tantôt pour de rire, comme au théâtre ».

 

Nous entrons dans un monde où la proclamation récurrente de l’inutilité de l’éternité, comme de la vanité de la bourse de New York ou de Tokyo, du CAC 40 et de l’indice Nikkei, ponctue des promenades à la fois grandioses et modestes entre rêves, doutes et souvenirs, entre exploits à la Blériot, moments d’amour et ambition d’insecte : « C’est comme ça que mettant un pied devant l’autre et encore bizarrement d’aplomb sur mes deux jambes, j’en viens parfois tout doucement à me demander au cours de mes rêveries par quel étrange phénomène je me suis trouvé involontairement mêlé à l’aventure humaine, ce que je suis venu faire parmi vous, si brillants d’esprit et de grâce si distinguée, sachant accorder à merveille les participes passés et cuisiner pareillement la lotte à l’américaine, moi qui n’ai même pas les yeux bleus ni même un petit je ne sais quoi du charme de la coccinelle ».

 

Voilà qui nous vaut des instants délectables de lecture, promis par des titres alléchants (au hasard : « Le cri inutile de la crevette », « L’intranquillité par le presse-agrumes électrique », « La campagne, les marchands de machins et les adventistes du septième jour », « Une entrecôte drôlement politisée », « Loin des cannibales »...), le tout à se mettre en bouche lentement, à savourer comme un latricières-chambertin bien décanté en pichet ou comme un ris de veau en cassolette et, tout compte fait, comme un objet artistique qui, bouleversant nos vues, peut nous faire dire à la manière de ceux qui « font la nique à l’ordre établi » : « Nous croyons en nos rêves ». Car l’écriture est là, le mot choisi et choyé, la phrase peaufinée, le paragraphe ample, l’image à la fois précise et inattendue, parlante et étincelante, qui guette le lecteur au coin des pages, le surprend et le séduit.

 

Après d’autres œuvres poétiques et narratives, après la trilogie – à paraître bientôt, paraît-il, en Folio – composée de Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée et L’éternité est inutile, espérons avec l’impatience des enfants d’autres histoires de cet acabit qui pourront continuer à titiller notre imagination. L’auteur nous le promet : « Je raconterai tout cela dans mon prochain livre ».

 

 

Je ne suis pas un héros, Gallimard, 1993, Folio, décembre 2002

 

A peine paru L’éternité est inutile, troisième volume d’une trilogie dont l’unité réside en particulier dans la tonalité mi-figue mi-raisin de textes brefs à la première personne et que d’aucuns font entrer dans le genre de « l’autofiction », à peine donc avons-nous éprouvé avec Pierre Autin-Grenier l’inutilité des illusions humaines, que nous avons la possibilité de remonter le temps. Je ne suis pas un héros, premier volume de ladite trilogie, après Toute une vie bien ratée qui pourtant n’était que le deuxième (décidément, un beau désordre qui nous fait naviguer à vue), existe en « Folio ».

 

Heureuse réédition, mettant à la portée du plus grand nombre les histoires généreuses et désespérées d’un écrivain qui, sans qu’on sache vraiment quand il parle de lui et quand « je » est un autre, nous parle finalement de nous, les lecteurs qui pour la plupart ne sommes pas non plus des héros.

 

Sous des traits humoristiques qui tentent d’occulter une vraie pudeur, sous une pseudo-tranquillité et une fausse oisiveté qui cachent et laissent entrevoir la révolte et le désespoir, on retrouve avec les délices de l’appréhension et le plaisir d’un léger masochisme les motifs révélateurs d’une écriture malicieuse et décapante. Pierre Autin-Grenier n’hésite d’ailleurs pas à avouer les affres et les rêves de l’écrivain, qui se compare volontiers et en toute autodérision à Marcel Proust et, cherchant parfois avec difficulté à « dénicher le mot qui, d’un tour de clef, [lui] eût ouvert une phrase », ne dévoile pas volontiers ses secrets, les gardant « bien au froid sous [son] cœur de pierre ». On renoue volontiers avec ce non-héros (pas vraiment un anti-héros) qui est content quand, le soir, « les monstres arrivent », qui, « après avoir rêvé à une littérature grandiose, [se] retrouve sur le coup des onze heures écossant des petits pois dans une bassine en plastique sans avoir pu tirer une seule ligne », et qui n’hésite pas à opposer à l’uniformité accablante du monde les rêves les plus débridés.

 

Sous l’égide du « rire panique » dessiné par Topor et illustrant la couverture de cette réédition, on découvre ce qu’on n’avait pas assez vu il y a dix ans, lors de la première parution de Je ne suis pas un héros : la prose de Pierre Autin-Grenier, la suite le confirme, c’est de la poésie.

 

 

Jean-Pierre Longre

 

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Fureur et nostalgie

Autin-G.gifLire, relire... Pierre Autin-Grenier, Friterie-bar Brunetti, Gallimard, L’arpenteur, 2005, La Table ronde, Petite vermillon, 2019

 

Les souvenirs conduisent Pierre Autin-Grenier dans le quartier de la Guillotière, à Lyon, où dans les années 1960 se côtoient la fine fleur du populaire et de jeunes apprentis poètes préparant la révolution. Il y a là, dans la Friterie-bar « fondée en 1906 au 9 de la rue Moncey et aujourd’hui disparue », Madame Loulou qui réchauffe les cœurs et les corps de son « marin », de son « ancien commis aux Halles » ou de son « banquier » ; le grand Raymond fort en gueule et en muscles ; Domi qui a eu bien des malheurs, dont la vocation policière de son fils n’est pas le moindre ; Ginette qui, ayant passé sa vie en mal d’amour à servir les autres, trouve maintenant refuge aux bons soins de Renée et du père Joseph ; le narrateur, grand lecteur de fond de salle, fourbissant ses armes d’écrivain…

 

roman,francophone,pierre autin-grenier,gallimard,l’arpenteurLa Friterie Brunetti, c’est un peu le « vieux bistrot » de Brassens, les zincs de Prévert, ces lieux où l’on ne fabrique pas une convivialité aseptisée, mais où l’amitié bonhomme est naturelle, dans les vapeurs d’anarchie et de gros rouge, dans la brume des fumées de tabac fort. Atmosphère assurée, et quand on en sort on en profite pour parcourir la ville, de la « Fosse-aux-ours » (récemment devenue chantier) à Saint-Paul, en passant par la « passerelle du Palais » et le quai Romain-Rolland. C’est la nostalgie du Lyon de naguère, du temps où l’on ne se perdait pas encore entre les parkings et les tours de verre et de béton (comme celle qui fait maintenant barrière entre la place du Pont et la rue Moncey).

 

Nostalgie, mais aussi révolte radicale et salutaires envolées contre l’ordre établi. Celui d’alors (« On sentait bien qu’aux relents de graillon qui souvent imprégnaient jusqu’à nos chaussures venaient se mêler, à nous étourdir, de forts parfums d’insurrection »), et surtout celui d’aujourd’hui, assuré par « les bourgeois, les beaufs, les banques et les charognards de l’immobilier », celui qui a supprimé les « vrais bistrots » au profit des cafétérias et des Mac Do. L’auteur s’en donne à cœur joie, à rage ouverte, à bile déversée, dans cet adieu désespéré aux « petits Rimbaud » des « bouis-bouis de banlieue », aux « gentils pochards en perpétuel manque de piccolo », à ces « havres de grâce tombés dans les filets d’aigrefins de la finance ».

 

Du désespoir, vraiment ? Un peu, mâtiné de colère roborative. Il y a surtout un hymne à ces hauts lieux d’humanité que sont les cafés, les vrais, ceux qui, selon George Steiner cité en postface, « caractérisent l’Europe ». Et l’on sait bien que Lyon est une ville européenne.

 

Jean-Pierre Longre

 

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08/10/2019

Retrouver les traces de l'essentiel

Patrick Modiano, Nos débuts dans la vie, Gallimard, 2017

Lire, relire... Souvenirs dormants, Gallimard, 2017, Folio 2019

Malgré les errances urbaines qui sillonnent ses livres, malgré la fugacité des personnages et des événements, Patrick Modiano ne laisse pas au pur hasard le soin de bâtir ses récits en forme de puzzles à trous. « Je tente de mettre de l’ordre dans mes souvenirs. Chacun d’eux est une pièce de puzzle, mais il en manque beaucoup, de sorte que la plupart restent isolées. Parfois, je parviens à en rassembler trois ou quatre, mais pas plus. Alors, je note des bribes qui me reviennent dans le désordre, listes de noms ou de phrases très brèves. Je souhaite que ces noms comme des aimants en attirent de nouveaux à la surface et que ces bouts de phrases finissent par former des paragraphes et des chapitres qui s’enchaînent », écrit-il dans Souvenirs dormants.

Théâtre, Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongreMarque de cette volonté de guider la construction littéraire : la parution simultanée d’une pièce de théâtre, Nos débuts dans la vie, et d’un récit, Souvenirs dormants, qui se complètent mutuellement et se répondent l’un l’autre. Le même protagoniste, Jean, dont les bribes de vies relatées dans les deux ouvrages ressemblent à ce que l’on sait de l’auteur, avec ses « débuts » dans la littérature, des épisodes biographiques qui en rappellent d’autres, le réveil de « souvenirs » qui ont quelque chose à voir avec un passé plus ou moins connu.

Nos débuts dans la vie est un livre tout entier occupé par le théâtre : dans sa forme bien sûr, mais aussi dans l’art de mettre le genre en abyme : Jean, écrivain débutant, dialogue avec Dominique, qui joue dans La Mouette de Tchekhov (et dont la présence justifie le « nous » du titre) ; de la loge de Dominique, on peut entendre ce qui se passe sur la scène. Dans le théâtre voisin, la mère de Jean joue une pièce de boulevard. Rivalités, jalousie, surveillance et menaces de l’amant de la mère… On pourrait être en plein mélodrame à suspense. Mais il y a la mémoire, les jeux de lumière, la poésie des dialogues, et ce mélange de rêve et de réalité particulier à la prose de Modiano, et qui ici nous fait sortir du cadre du théâtre pour nous mener vers un « hors-scène » onirique : vers la pièce de Tchekhov (et aussi L’inconnue d’Arras d’Armand Salacrou), et vers des lieux parisiens : « Nous marchons tous les deux dans différents endroits de Paris… Nous ne parlons pas, mais je sais qu’elle m’a reconnu… Nous longeons les lacs du bois de Boulogne, et même nous prenons la barque jusqu’au Chalet des Îles… Nous ne disons pas un mot et, dans mon rêve, cela me semble naturel… ».

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Théâtre, Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongreCes mots pourraient figurer dans Souvenirs dormants, qui relate une série de rencontres féminines que le narrateur, Jean, toujours lui, a faites dans sa jeunesse, et dont il retrouve les traces souvent fugaces dans sa mémoire et dans ses carnets. Rencontres rassurantes, presque maternelles, sur lesquelles plane l’ombre occulte du guide spirituel Gurdjieff, ou rencontres inquiétantes et mystérieuses mêlant Jean à un meurtre. Rencontres récurrentes aussi, réveillant des souvenirs qui, effectivement, dormaient. Tout cela permet quelques constats sur soi-même, frisant l’auto-analyse : « Au cours de cette période de ma vie, et depuis l’âge de onze ans, les fugues ont joué un grand rôle. Fugues des pensionnats, fuite de Paris par un train de nuit le jour où je devais me présenter à la caserne de Reuilly pour mon service militaire, rendez-vous auxquels je ne me rendais pas, ou phrases rituelles pour m’esquiver […]. Aujourd’hui, j’en éprouve du remords. Bien que je ne sois pas très doué pour l’introspection, je voudrais comprendre pourquoi la fugue était, en quelque sorte, mon mode de vie. Et cela a duré assez longtemps, je dirais jusqu’à vingt-deux ans. ». Là encore, aux souvenirs se mêlent les rêves, dont certains sont précisément rapportés.

Souvenirs réels, souvenirs rêvés… Patrick Modiano continue à fouiller méthodiquement le passé afin de retrouver les traces de l’essentiel.

Jean-Pierre Longre

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15/08/2019

Les amours et les livres

Roman, anglophone, Graham Swift, Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreGraham Swift, Le dimanche des mères, traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, 2017, Folio, 2019

Jane et Paul sont amants. Amants cachés, car elle est une petite servante, et lui un jeune aristocrate destiné à épouser Emma, de même classe sociale que lui. Jane et Paul « avaient fait des tas de choses ensemble, dans des tas de lieux secrets. ». Mais ce 30 mars 1924, leurs ébats sont exceptionnels : c’est le « dimanche des mères », jour de l’année où les domestiques sont en congé pour la journée. Jane n’ayant pas de mère à voir, puisqu’elle a été abandonnée toute petite, les deux jeunes gens ont une matinée entière pour se voir, sans doute pour la dernière fois : Paul doit se marier deux semaines après. Elle le sait, et tous deux vont en profiter le plus intensément possible. Après quoi Paul va partir retrouver sa fiancée, laissant Jane seule dans la grande demeure familiale, qu’elle va explorer minutieusement dans le plus simple appareil, comme pour y laisser la trace indélébile de son corps.

Roman, anglophone, Graham Swift, Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreDes événements imprévus et dramatiques vont marquer ce dimanche, discrètement annoncés au détour de certaines phrases. Le destin de Jane, devenue naturellement servante après avoir été élevée à l’orphelinat, et qui a découvert les livres dans la bibliothèque de ses maîtres, va changer à partir de là. La lecture des grands auteurs (Joseph Conrad en particulier) et l’écriture littéraire vont être son avenir, jusqu’à un âge avancé. « Née en 1901 – l’année, au moins, devait être exacte –, elle grandirait pour devenir domestique, ce que le premier venu aurait pu prédire. Mais qu’elle devînt écrivain, cela, personne ne l’aurait prédit. Y compris les membres bienveillants de la direction de l’orphelinat qui l’avaient fait naître un premier mai sous le nom de Jane Fairchild. Et sa mère encore moins que quiconque. ».

Graham Swift a l’art de décrire des événements apparemment simples en allant au fond des choses, en posant les questions justes et en esquissant des réponses laissées à la réflexion des lecteurs : sur l’amour, la mort, la société, la littérature, sur les rapports entre réalité et fiction… Et Le dimanche des mères est certes un roman, mais un roman qui, comme dans le théâtre classique, obéit à la règle des trois unités : unités de temps (un seul jour), de lieu (entre deux maisons de maîtres, Beechwood et Upleigh), d’action (le basculement du destin de Jane). Surtout, cette journée unique dans la vie de la petite servante lui a fait franchir des barrières et lui a ouvert un bel avenir.

Jean-Pierre Longre

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