18/09/2023
« Trompettes de la Renommée » au temps des réseaux sociaux.
Lydie Salvayre, Irréfutable essai de successologie, Seuil, 2023
On s’en souvient, Georges Brassens chanta naguère son refus de prêter le flanc à la « déesse aux cent bouches », de dévoiler les secrets (même fictifs) de sa vie privée ; on peut être sûr que s’il vivait actuellement, il refuserait tout autant de se répandre sur les réseaux sociaux. La veine satirique de Lydie Salvayre, si elle prend des itinéraires différents, poursuit le même but, celui dont Shakespeare, placé en exergue de cet « Irréfutable essai », montrait le chemin, sur lequel « les places d’honneur sont pour les plus indignes. »
Comme son titre l’indique, l’ouvrage est un essai, c’est-à-dire qu’il analyse d’une manière méthodique les tenants et les aboutissants de son sujet : d’abord définir le succès, facteur en particulier de séduction et de richesse ; puis étudier les différentes familles de succès, portraits pittoresques à l’appui, ironiques à souhait, tels celui de « l’influenceuse bookstagrammeuse », passée forcément par Dubaï, et dont le principal mérite réside dans les formes rebondies de son physique refait, ou celui de « l’homme influent », héritier fortuné qui se pique d’être mécène, que l’on craint (« ça l’enchante »), que l’on « aime d’un amour apeuré »… Plusieurs chapitres sont, bien sûr, consacrés à la littérature : « Les diverses variétés d’écrivains », dont ceux et celles qui répètent à l'envi qu'ils ont trahi leur classe sociale, « Les critiques littéraires », qui peuvent être, par exemple, « tueurs en série » ou « consciencieux ». Et puis, ceci peut servir, « Comment obtenir un succès littéraire » (ou d’ailleurs « en tous domaines »), comment cultiver « l’art de paraître » (rien à voir avec le talent), comment utiliser les amis, les réseaux sociaux etc.
Ce livre est un chef-d’œuvre d’ironie, de second degré (pas sûr que la « bookstagrammeuse », qui comme quelques autres en prend pour son grade, sache ce qu’est le second degré, elle qui prend Sainte-Beuve pour une sainte ou le grand Chamfort du XVIIe siècle pour un chanteur.) À ce propos, Lydie Salvayre n’hésite pas à parsemer son argumentation de maximes bien senties ; quelques échantillons : « Tous les imbéciles aiment à être approuvés » ; « Un véritable ami est un bon placement » ; « Les humains d’aujourd’hui placent tous leur salut dans l’opinion publique » ; « Les gens de grand talent ne rencontrent de leur vivant qu’incompréhension et jalousies ». « Mais » (titre du dernier chapitre), elle n’hésite pas non plus, en apothéose finale, à oublier le second degré et à proclamer ce qui pour elle est la meilleure attitude à avoir : dire Non, notamment, « aux lois qui mènent censément au succès en vous mordant le cœur et en vous broyant l’âme », « Non à ces livres sans nerfs, sans os, sans chair, sans poids, ces livres sans bonté, sans joie, sans rage et sans exultation, ces livres sans épines, ces livres sans arêtes, ces livres bien prudents, bien polis, bien proprets, ces livres bien nippés, bien peignés, pommadés, ces livres écrits à l’eau tiède à l’usage des tièdes et qui châtrent, affadissent et dévoient toutes les choses qu’ils nomment. » Qu’on se le dise, surtout en période de « rentrée littéraire » !
Jean-Pierre Longre
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20/08/2022
Maria Anna, Clara, Fanny, Alma et les autres
Aliette de Laleu, Mozart était une femme, « Histoire de la musique classique au féminin », Stock, 2022
Maria Anna Mozart a été injustement oubliée ; ou si l’on en parle, c’est uniquement comme de la sœur du grand Wolfgang Amadeus. D’où le titre emblématique du livre d’Aliette de Laleu, qui introduit son « Histoire de la musique classique au féminin » en évoquant les sœurs de… (Maria Anna Mozart, donc, ou Fanny Mendelssohn) et les épouses de… (Clara Schumann, Alma Mahler…). « Combien de Maria Anna Mozart n’ont pas pu développer leur talent ou leur art parce que femmes ? »
L’autrice ne prétend pas faire une étude exhaustive sur les compositrices, interprètes ou cheffes d’orchestre sans lesquelles le patrimoine musical ne serait pas ce qu’il est, mais qui « ont été exclues du monde de la musique ». Toutefois, en dénonçant les préjugés tenaces, les oublis plus ou moins délibérés, les exclusions abusives, elle comble les importantes lacunes qui jonchent l’histoire de la musique. Car il y a parmi ces « effacées » des génies qui, si elles avaient été hommes, auraient connu la gloire.
Construit avec la clarté de la chronologie, l’ouvrage nous mène de l’antiquité (Sappho bien sûr) à l’époque contemporaine (qui paradoxalement a vu décliner la création féminine) en passant par le Moyen Âge (Hildegarde de Bingen, « star historique », ou, beaucoup moins connues, les « trobairitz », qui chantaient « pour le plaisir »), puis par la période baroque (avec, par exemple, un questionnement sur le rôle d’Anna Magdalena Bach), la période classique (notamment les révolutionnaires comme Hélène de Montgeroult), le Romantisme (les sœurs ou épouses de…), l’époque moderne (les sœurs Boulanger, les premières grandes cheffes etc.), et le XXe siècle, qui laisse des questions en suspens…
L’étonnant, c’est que sur le nombre considérable de femmes musiciennes, si peu aient laissé un nom dans l’Histoire. Aliette de Laleu nous fait comprendre combien l’injustice des hommes a pesé sur cette absence. Injustice liée aux préjugés, par exemple, sur la prétendue incapacité des femmes à jouer de tel ou tel instrument, ou tout simplement à jouer dans un orchestre symphonique ; liée aussi à la condescendance manifestée à l’encontre de celles qui réussissent à diriger un orchestre (en réaction, de bienvenus orchestres féminins ont été créés au fil des années, et les conservatoires, sous la pression, ont ouvert leurs classes aux jeunes filles). Bref, si l’on veut avoir une vision réelle de l’histoire de la musique, il faut lire ce livre, qui donne aussi de belles idées d’auditions d’œuvres trop méconnues et de lectures complémentaires. Et espérons, comme Aliette de Laleu, que son travail, à la fois très documenté et tout à fait accessible, portera ses fruits.
Jean-Pierre Longre
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26/07/2022
Mystérieux champion
Paul Fournel, Anquetil tout seul, Le Seuil, 2012, éditions Points, 2013, rééd. Points 2021, puis 2022.
Le jeune Paul a eu beau, tout au long de son enfance et des routes parcourues sur deux roues, se prendre pour son champion préféré (souvenons-nous, il y avait deux clans bien marqués, celui, plus populaire, des Poulidor et celui, plus élitiste, des Anquetil), jamais il n’a réussi jusqu’à présent à percer les mystères de celui pour qui « l’essentiel se joue dans la solitude ».
« Petit cycliste, j’avais des idées claires sur ce que devait être un champion. Elles étaient si claires que je les consignais dans un cahier d’écolier parmi les photos que je découpais dans les journaux et collais dans un ordre qui n’appartenait qu’à moi. Ce cahier était à la fois mon Panthéon et mes Commandements ». Devenu grand, Paul doit pourtant se poser les questions essentielles, résumées par le titre du chapitre central, « À quoi marche Anquetil ? » : à l’exploit, à l’amour du vélo, à l’argent, à la douleur, à la drogue, à la générosité ? À tout cela sans doute, ce qui le rend d’autant plus « énervant » qu’il reste très secret.
Paul Fournel, qui s’y connaît en vélo, sportivement, pratiquement, théoriquement et littérairement (voir Besoin de vélo, Méli-vélo etc.), livre dans Anquetil tout seul des réflexions qui ne doivent rien à l’hagiographie (même si Anquetil est devenu, comme d’autres et plus que d’autres, une légende, celle-ci n’occulte en rien les défauts humains qui ne lui ont pas été épargnés), rien à la complaisance, rien au moralisme, beaucoup tout de même à l’admiration inséparable de l’autobiographie. Des réflexions, et des variations : ce livre est la partition d’une cantate qui suit les rythmes variés d’une combinaison instrumentale élégante et indicible : l’homme et la bicyclette.
Jean-Pierre Longre
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19/07/2022
“Mépriser son être essentiel”
Victor Segalen, Le Double Rimbaud / The Double Rimbaud, ouvrage bilingue - bilingual book, translated from the French by Blandine Longre and Paul Stubbs, Black Herald Press, 2022
Médecin de marine, écrivain, grand voyageur, Victor Segalen (1878-1919) a peu publié de son vivant, mais son œuvre est abondante (deux volumes dans la Pléiade). Le double Rimbaud, publié pour la première fois dans Le Mercure de France le 15 avril 1906, n’en est qu’un échantillon fort bref, mais très représentatif des préoccupations de l’auteur : peut-on être à la fois un immense poète et un négociant aventureux ? À la fois, non. Successivement, oui, apparemment, et Segalen s’interroge sur les deux Rimbaud : « Quel fut, des deux, le vrai ? Quoi de commun entre eux ? »
On le sait, Rimbaud s’arrêta brusquement d’écrire, et après avoir erré pendant au moins quatre ans, passa les dix dernières années de sa vie entre l’Abyssinie et Aden. Segalen utilise divers documents (lettres, souvenirs écrits ou oraux) pour retracer cette aventure, non sans citer et analyser auparavant un certain nombre d’extraits poétiques parvenant à « d’insoupçonnables horizons » et proclamant des désirs d’ailleurs : « Et cela fut, en vérité, prophétique des désirs constants de l’autre Rimbaud, qui même avant ses souffrances, avant ses échecs, en pleine fièvre de vie et d’action, entrevoyait, comme but seul désirable, le repos. »
Comment expliquer ce « cas singulier, d’un poète récusant son œuvre entière de poète […] par son mutisme définitif » ? Segalen avance alors « le Bovarysme », fameuse théorie conçue d’après l’héroïne de Flaubert par Jules de Gautier comme « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est. » Et de donner les exemples d’Ingres et son violon, de Chateaubriand et ses velléités politiques, de Goethe et ses ambitions scientifiques etc. Voilà qui expliquerait aussi « les deux essors divergents » et l’étouffement de l’inspiration poétique chez Rimbaud, « persistant à mépriser son être essentiel. » Rien n’est définitivement éclairci, et Arthur Rimbaud restera toujours un cas mystérieux et fascinant dans l’histoire de la poésie. Mais Victor Segalen, dans ce petit ouvrage que les éditions Black Herald Press ont eu l’excellente idée de rééditer – en version bilingue qui plus est – fait avancer la réflexion non seulement sur le poète de Charleville, mais plus généralement sur la destinée des artistes.
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17/02/2022
Un passé retrouvé : des nouvelles de Marcel
Marcel Proust, Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles retrouvées. Textes transcrits, présentés et annotés par Luc Fraisse, Gallimard, Folio classique, 2021.
Il avait vingt-cinq ans, et il avait déjà écrit un certain nombre de textes. En 1896, Marcel Proust publiait son premier livre, Les Plaisirs et les Jours, recueil de textes poétiques, narratifs, descriptifs… Il n’y avait pas inclus quelques nouvelles restées à l’état de brouillon, publiées seulement en 2019 par les Éditions de Fallois, et reprises dans ce volume, accompagnées d’annotations et d’annexes substantielles minutieusement élaborées par Luc Fraisse, un connaisseur…
Si ces nouvelles, on s’en aperçoit vite, ne sont pas complètement abouties, si elles contiennent quelques maladresses et approximations formelles, elles sont le creuset de ce que deviendra l’écriture de Proust dans À la Recherche du Temps perdu. Comme l’indique Luc Fraisse dans sa préface, « Nous y apercevons l’écrivain au moment où son entreprise littéraire, qui prendra progressivement forme en continuité jusqu’à la Recherche, commence. » Sur des tons divers, ces textes esquissent des motifs que l’œuvre ultérieure développera : l’amour – plus particulièrement l’homosexualité, féminine ou masculine –, le rôle de la mémoire, l’éloge de l’affection des femmes, le génie musical (« C’est l’âme vêtue de son, ou plutôt la migration de l’âme à travers les sons, c’est la musique »), la suprême nécessité de l’art… On reconnaît par anticipation l’hypersensibilité du romancier à venir : « C’est ainsi qu’il avait aimé et souffert par toute la terre et Dieu changeait si souvent son cœur qu’il avait peine à se rappeler par qui il avait souffert et où il avait aimé. » Et le style de la Recherche est déjà là, en germe, en une syntaxe sans doute moins construite, mais déjà soucieuse de suivre les méandres de l’esprit et du cœur.
Complétant ces proses, on peut lire des textes eux aussi « restés inédits jusqu’en 2019 » et que l’on peut considérer comme les « sources de La Recherche du Temps perdu », illustrés par des fac-similés de documents tels que les pittoresques « cris de Paris » notés par le concierge à qui Proust avait demandé de les écouter et de les noter. Le dossier comprend ensuite une biographie très détaillée, une solide bibliographie et les notices, notes et variantes relatives aux nouvelles. Il y en a donc pour tout le monde, dans cette édition d’un intérêt indéniable, à la fois abordable (à tous points de vue) et savante, qui s’adresse à tous les lecteurs, fervents de Proust ou simples amateurs.
Jean-Pierre Longre
19:26 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, essai, notes, marcel proust, luc fraisse, gallimard, folio, jean-pierre longre | Facebook | |
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20/01/2022
Musicothérapie au XVIIIe siècle
Ménuret de Chambaud, Effets de la musique, suivi de : Étienne Sainte-Marie, Préface du Traité des effets de la musique sur le corps humain de Joseph-Louis Roger. Édition et présentation de Philippe Sarrasin Robichaud, éditions Manucius, 2021
Au XVIIIe siècle, on débattait volontiers à propos de la nature de la musique et de ses répercussions sur le corps et le cœur humains. Pour Rameau, par exemple, les sons et leurs vibrations agissent sur l’intellect et le corps, tandis que pour Rousseau c’est le cœur et la sensibilité qui sont touchés par l’harmonie. Entre les deux fameux compositeurs-philosophes, les points de vue paraissent donc antinomiques, mais ils semblent se rejoindre sous la plume d’auteurs méconnus qui se sont intéressés en particulier aux « effets thérapeutiques de la musique », selon la formule que Philippe Sarrasin Robichaud emploie dans sa présentation. Encore une fois, les éditions Manucius ont mis au jour des textes précieux qui, bien qu’ils datent de près de trois siècles, restent d’une fraîche actualité.
Dans Effets de la musique, Jean-Joseph Ménuret de Chambaud reprend d’une manière synthétique, en se fondant sur des exemples puisés dans la mythologie (le chant merveilleux d’Orphée, entre autres) et dans la réalité (de l’antiquité aux temps modernes), les diverses influences que la musique exerce sur le comportement des animaux, mais surtout sur les corps, les esprits et les cœurs des humains, plus particulièrement sur leur santé. « C’est principalement sur les hommes plus susceptibles des différentes impressions, et plus capables de sentir le plaisir qu’excite la musique, qu’elle opère de plus grands prodiges, soit en faisant naître et animant les passions, soit en produisant sur le corps des changements analogues à ceux qu’elle opère sur les corps bruts. » Il rapporte comment certains médecins ont utilisé la musique avec succès comme « remède universel », en l’adaptant aux différentes sortes de maladies. Selon plusieurs observations, on peut prescrire la musique en tenant compte de « la nature de la maladie », du « goût du malade », de « l’effet de quelques sons sur la maladie » - en prenant soin d’ « éviter la musique dans les maux de tête et d’oreilles surtout. » Tout est donc précisément prévu, sachant que les sons musicaux ne sont pas « jetés » au hasard, mais « combinés suivant des règles constantes, unies et variées suivant les principes démontrés de l’harmonie. »
Le second texte porte sur le Traité des effets de la musique sur le corps humain de Joseph-Louis Roger (synthétisé, donc, pour L’Encyclopédie par Ménuret de Chambaud). Dans cette préface, Étienne Sainte-Marie résume les théories de l’auteur, qui tiennent, on l’aura compris, de ce qu’on appelle de nos jours la musicothérapie. D’après l’auteur, « l’homme renferme en lui trois centres principaux d’activité, qui composent toute son existence, et qui réunis donnent la somme entière des ses forces et de ses moyens : la vie animale, la vie morale et la vie intellectuelle », entre lesquelles il faut trouver un équilibre ; une sensibilité exacerbée, notamment, produit la méchanceté, ce qui explique que des hommes cruels « ont aimé la musique avec passion » (l’auteur évoque Néron, mais nous pourrions maintenant trouver maints autres exemples, chez les bourreaux nazis notamment). Malgré tout, la musique est apte à préserver « l’ordre et l’harmonie », elle est « indispensable à l’homme qui vit dans le tourbillon du monde. »
Si ce n’étaient les références historiques ou morales et, parfois, le style ou le lexique, on oublierait que ces textes, qui ont une même source et se complètent très bien l’un l’autre, ont été écrits au XVIIIe siècle. Toutes les époques, et la nôtre en particulier, peuvent prendre en considération cette assertion : « L’influence de la musique devient chaque jour plus nécessaire dans ce siècle corrompu.»
Jean-Pierre Longre
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09/07/2021
Huit siècles de commerce du livre
Patricia Sorel, Petite histoire de la librairie française, La fabrique éditions, 2021
Du Moyen Âge à nos jours, c’est une histoire complète du commerce du livre que nous raconte Patricia Sorel. Dès le treizième siècle, des « stationnaires » et des « libraires » (on découvrira la différence dans les premières pages) sont chargés de fournir les manuscrits nécessaires aux étudiants, tant à Paris qu’en province. Et bien sûr, l’invention de l’imprimerie et sa diffusion en France à partir de 1470 vont « profondément bouleverser » la vente des livres et le métier de libraire, qui va subir des variations au gré des conditions culturelles, sociales et politiques, des réglementations, du succès de tel ou tel type d’ouvrage, des goûts des lecteurs, des choix des éditeurs…
Cinq grandes étapes rythment cette histoire : « La librairie sous l’Ancien Régime », « Le développement de la librairie au XIXe siècle », « Une profession ancrée dans la tradition (fin XIXe siècle – 1945) », « La modernisation à marche forcée » (1945-1981) », « La librairie sous le régime du prix unique », le tout complété par des considérations sur la concurrence actuelle du commerce en ligne, par un index fort utile et par une bibliographie dite « sommaire », mais déjà bien fournie.
On peut bien sûr s’intéresser aux statistiques, aux chiffres détaillés, aux références précises qui jalonnent ces pages semées d’illustrations, devantures ou intérieurs de librairies connues (celles d’Adrienne Monier ou de Sylvia Beach par exemple) ou moins connues. S’intéresser aussi aux fluctuations économiques, aux modes de gestion des stocks, aux relations entre éditeurs, lecteurs, législateur et libraires. Mais les passages les plus prenants sont ceux qui relatent les grandes batailles : contre les différentes formes de censure (ouverte ou insidieuse), entre les grandes surfaces et les véritables librairies, et bien sûr celle du « prix unique » du livre, demandé de longue date par certains, finalement instauré sous la présidence de François Mitterrand et le ministère de Jack Lang le 1er janvier 1982, malgré les vives résistances de forces commerciales comme la Fnac et Édouard Leclerc, qui a cherché par tous les moyens mais finalement sans succès à conserver le statu quo. Des épisodes quasiment épiques qui, comme tout cet ouvrage, nous montrent que la salutaire croissance actuelle du nombre de librairies indépendantes n’est pas due au hasard, mais à une longue lutte pleine de péripéties, de négociations, d’espoirs, de désespoirs, d’abnégation. Cette « petite ( ?) histoire » met les pendules culturelles à l’heure.
Jean-Pierre Longre
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10/06/2021
Paysages illimités avec pianos
Sophy Roberts, Les pianos perdus de Sibérie, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Blandine Longre, Calmann Lévy, 2021
« Le fait que des instruments majestueux puissent encore exister dans un endroit aussi profondément énigmatique est tout à fait remarquable, sans que je parvienne à me l’expliquer », écrit Sophy Roberts au début de son livre. Et dans toute la suite, elle plonge le lecteur dans ce mystère, non pour le percer complètement, mais pour narrer des aventures aussi diverses que lointaines, pour faire part de rencontres aussi chaleureuses qu’inattendues, pour décrire des contrées aussi froides que pittoresques. Disons-le : si l’on apprend beaucoup de choses sur les pianos (bien ou mal conservés, difficilement découverts ou trouvés en nombre surprenant, prestigieux ou modestes, ayant appartenu à des grands de Russie ou à des anonymes, joués par de grands interprètes ou par des inconnus…), l’ouvrage est à la fois relation de voyage et d’exploration, roman à caractère autobiographique truffé d’anecdotes savoureuses, somme érudite pleine de références historiques, géographiques, musicales, et semée de documents photographiques et de reproductions de gravures (on peut contempler maints portraits et paysages, faire connaissance, par exemple, avec un impayable Liszt en pop star acclamée par ses groupies, apercevoir la famille impériale prenant l’air sur le toit d’une maison à Tobolsk, ou voir un intéressant dessin musical de Kandinsky, bien d’autres illustrations encore).
Si l’on se fie à la structure d’ensemble, on suit une chronologie historique : une première partie (« Pianomanie ») qui court de 1762 à 1917, une deuxième (« Accords brisés »), de 1917 à 1991, et une troisième (« Dieu seul sait où »), de 1992 à aujourd’hui. Le motif du piano est donc décliné depuis le régime des Tsars jusqu’à la Russie d’aujourd’hui, en passant bien sûr par les grands bouleversements politiques (1917, la guerre de 1940-1945, 1991 etc.), et, cartes à l’appui, de l’Oural au Kamtchatka, en passant par le lac Baïkal, l’Altaï, la Kolyma, l’île de Sakhaline, les grandes et petites villes, les vastes étendues et les coins les plus reculés (généralement en hiver, afin d’éviter les boues et les moustiques). Et en faisant la connaissance de toutes sortes de personnes, souvent accueillantes, parfois fort originales, qui « ont ouvert non seulement leurs pianos, mais aussi leur maison et leur cœur à une inconnue. », et l’ont guidée dans sa quête inlassable d’instruments que recèlent ces contrées méconnues.
Contrées méconnues, certes, à vue de première lecture, mais contrées qui, à mesure qu’on avance dans le livre, deviennent familières, tant l’autrice nous présente avec chaleur ces régions glaciales où, comme l’écrivit Tchekhov, « les émotions et expériences sont nombreuses ». « Tandis que je passe en revue mes découvertes, j’ai conscience de toutes les choses inattendues que mes recherches ont produites, et je constate que chaque piano a réduit la taille illimitée de la Russie, qui m’apparaît désormais à échelle humaine. ». Et l’on sent bien que malgré tout ce qu’elle a vécu au cours de ses aventures sibériennes, Sophy Roberts n’en a pas fini avec les explorations, puisqu’elle avoue « savoir qu’il existe toujours un lieu plus lointain encore où se rendre. »
Jean-Pierre Longre
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28/03/2021
Manuel de rébellion littéraire
Maxime Decout, Éloge du mauvais lecteur, Les éditions de minuit, 2021
Le titre, paradoxal, pourrait sonner comme une provocation de la part d’un universitaire censé enseigner la « bonne lecture ». Mais justement : si l’adjectif « mauvais » « signale un écart par rapport à une norme intellectuelle », il annonce aussi et surtout une activité productrice de sens et esthétiquement créatrice. De manière réjouissante et familière, dans le style enlevé qu’on lui connaît et qui n’empêche pas la rigueur intellectuelle et le sens de la pédagogie, Maxime Decout s’adresse directement à nous (bons ou mauvais lecteurs ?) pour faire un tour exhaustif des types de « mauvaise lecture ».
On connaît les « dangers de l’identification » symbolisés fictivement par Don Quichotte, Emma Bovary et quelques autres, ou réellement, entre autres, par les suicides qui ont suivi le succès des Souffrances du jeune Werther de Goethe. En rester là serait stérile, et ne permettrait de garder des théories de la lecture que ce qu’Umberto Eco appelle « Lecteur Modèle ». Heureusement, l’ouvrage fait renaître (ou naître) le vrai « mauvais lecteur », qui est en réalité multiple, puisque l’on va de l’identification positive à la réécriture littéraire, en passant par maintes étapes précises au long des quatre larges chapitres du livre. Comment « redevenir un mauvais lecteur » ? En s’adonnant à l’interprétation, entre « immersion » et « intellection », comme cela se passe par exemple avec le roman policier et certaines œuvres de Georges Perec, ou à la « lecture contrefactuelle », c’est-à-dire en lisant un texte « en dépit de ses paramètres visibles », voire en allant jusqu’à la « lecture aberrante ». La « mauvaise lecture » peut pencher du côté du fétichisme, de la monomanie, jusqu’à l’envie pressante d’écrire en imitant telle œuvre ou tel auteur idolâtrés. Tout est fertile, rien n’est interdit : ni la « lecture haineuse », ni la « lecture névrotique », ni les fantasmes qu’elle peut induire. Le dernier chapitre répertorie « les pratiques du mauvais lecteur », qui ressortissent à deux attitudes principales : « lire le nez en l’air » (se promener dans un livre, par exemple, en sautant des passages ou en pensant à autre chose) et « lire en tous sens » (lecture puzzle ou labyrinthe, notamment). Déconstruire, donc, mais pour reconstruire, recomposer, réécrire…
La rébellion plus ou moins consciente que représente la « mauvaise lecture » aboutit donc à la création. Ce que nous dit ici Maxime Decout, et que grâce à lui nous prenons conscience de pratiquer régulièrement, passe par de nombreux exemples, des références variées (des grands classiques aux contemporains, des œuvres méconnues à la littérature policière). Un ensemble à la fois précis, documenté, richement illustré, d’où l’humour n’est pas exclu, loin de là. Voyez : quelle est « la plus grande marque de respect qu’un auteur peut recevoir » ? Eh bien : « Être kidnappé ou assassiné par son propre lecteur ». Et pour celui-ci, en tout cas, le livre de Maxime Decout est un bel encouragement à la lecture libre et fructueuse.
Jean-Pierre Longre
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15/03/2021
« L’authentique philosophie existentielle »
David Gascoyne, Après dix années de silence, Léon Chestov / After Ten Year’s Silence, Lev Shestov, traduit de l’anglais par Michèle Duclos, édition bilingue, Black Herald Press, 2020
Dix ans après la mort du philosophe russe Léon Chestov (1886-1938), David Gascoyne (1916-2001), qui l’avait découvert grâce à Benjamin Fondane, lui consacra cet essai destiné à faire connaître en Grande-Bretagne celui qui y restait alors « tout à fait inconnu. » Grâce à cette édition et à cette traduction, les fondements de l’existentialisme chrétien dont se revendiquait le philosophe nous sont présentés d’une manière à la fois claire et précise.
En « quête de la vérité absolue et totale », Chestov était préoccupé par la mort, sans morbidité mais surtout sans l’oublier, comme ont tendance à vouloir le faire les « modernes ». Lui qui ne voulait pas enseigner, afin de garder l’attitude d’un chercheur exigeant, s’efforçait de « lancer des individus dans une existence réelle » et, en un apparent paradoxe, de lutter « contre les idées » ou, plus précisément, contre l’idéalisme et le rationalisme, contre la « Raison Pure », guidant sa pensée du côté de Pascal plutôt que de Descartes.
David Gascoyne, dont le parcours, ici, va de Benjamin Fondane à Léon Chestov (dont Fondane fut en 1939 « l’unique disciple »), accompagne le lecteur sur le chemin de « l’authentique philosophie existentielle » et sur les traces d’un penseur qui ne prétendait pas atteindre la « sagesse », mais exprimer ses vérités.
Jean-Pierre Longre
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11/01/2021
« À l’école de l’enfance »
Jean Miniac, Béquille d’école, éditions Conférence, 2020
Ils sont quelques élèves de cours préparatoire à être « accompagnés », après la classe, au sein d’un atelier de lecture et d’écriture, dans le but de lever leurs difficultés. Dans cette école parisienne située en REP (réseau d’éducation prioritaire), nous faisons la connaissance d’Audrey, Jade, Yacine, Mathis, Adama, Ismaël, Alinaya, et nous rencontrons aussi Madame la Directrice et les enseignants, pleins de bonne volonté et, s’ils sont gagnés par la fatigue, portés par l’espoir, des parents parfois démunis, parfois méfiants, ainsi que le REV (ne nous méprenons pas, le « Responsable éducatif ville », qui veille sur la sécurité et gère les problèmes matériels…). Et il y a l’auteur, qui n’en est pas à son premier livre, loin s’en faut, mais qui en l’occurrence raconte son expérience d’accompagnateur (j’allais dire de « simple » accompagnateur, mais non ; c’est au contraire une expérience fort complexe !), l’auteur, donc, qui décrit ses activités quotidiennes avec des enfants dont l’apprentissage de la lecture et de l’écriture les aidera à franchir les barrières que la vie a dressées devant eux.
Ce pourrait être un compte rendu à caractère socio-psychologique, voire un traité de pédagogie. Si ces motifs sont présents dans ces pages, en clair ou en filigrane, ils n’en sont pas les éléments premiers. Tous ces textes brefs, formés de courts paragraphes s’apparentant à des versets, donnent un ensemble de variations (plus « coda ») tenant autant de la poésie en prose que de la narration. La poésie s’insinue même dans la tâche effectuée, « au carrefour de nos interactions » : « Le propre d’une activité de service, c’est que celui qui l’accomplit s’y oublie complètement. / La poésie devrait être ainsi. C’est sa vocation. »
Le travail quotidien de l’« accompagnateur », comme celui du personnel enseignant et administratif, peut paraître ingrat, comme en un éternel recommencement qui abolirait le courage. Décourageant, oui, parfois. « Mais l’espoir est plus fort que tout savoir, que toute conviction d’échec. » C’est ce que met en avant l’ouvrage de Jean Miniac : rien n’est définitif, et ces enfants qui paraissent en perdition forment une communauté dont chaque membre, soudé aux autres, forge son apprentissage et bâtit son destin, aidé en cela par l’adulte bienveillant et lucide qui, lui-même, se sent en retour « à l’école de l’enfance ». Et c’est poétiquement que celui-ci rend compte des transformations auxquelles il assiste, dont il se sent partie prenante. « Ces enfants qui ne partaient jamais ; ces enfants qui restaient ancrés dans le port circonscrit de leur entourage, de leur quartier, dans le havre de quelques rues… ils étaient en voyage, à présent… / Avaient-ils jamais cessé de l’être, pour peu que l’on écoute, en sourdine, leurs routes fuyantes, tapies sous chacun de leurs pas ? Les sillons qui s’y dessinent, leurs brusques inflexions de cap, non voulues, non réfléchies, simplement existantes. / Simplement nécessaires. / Comme l’élément qui les porte. »
Jean-Pierre Longre
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18/12/2020
Immigration et « nouvelles patries »
Boris Adjemian, Les Petites Arménies, Éditions Lieux Dits, 2020
L’histoire des Arméniens, depuis plus de cent ans, est semée de malheurs, de massacres, de migrations, mais aussi de résilience, et les derniers événements (nouvelle guerre du Haut-Karabagh, exactions des « loups gris » contre des communautés arméniennes en France…) font ressurgir les tribulations passées. La France, et particulièrement la région Rhône-Alpes, comprennent de nombreux foyers de fixation provisoire ou définitive des exilés arméniens ayant fui le génocide de 1915 et ses suites, qui se sont prolongées tout au long des années 1920-1930. L’ouvrage de Boris Adjemian rend compte avec beaucoup de précision de l’installation de ces exilés dans les villes de la vallée du Rhône et de ses alentours, Lyon et Villeurbanne, Saint-Étienne, Grenoble, Roanne, Vienne, Privas, Valence (ville privilégiée), et aussi des localités moins peuplées telles que Décines, Pont-de-Chéruy, Meyzieu, Romans, Largentière…
Trois grandes parties fixent la chronologie : « Groung » (la grue, emblème de l’oiseau migrateur), « les temps de l’exil », section qui étudie les origines et le déroulement de l’émigration, et montre que l’installation des individus, des familles et des communautés s’est heurtée à l’hostilité et aux préjugés raciaux de l’administration française (tracasseries, rejet, menaces d’expulsion etc.), et s’est faite le plus souvent dans le dénuement, mais qu’à force de volonté l’adaptation s’est effectuée par le travail, les regroupements par affinités, la préservation des traditions culturelles restant compatible avec l’intégration. La deuxième partie, « Haynots » (petites patries), analyse justement la « stabilisation » par la création d’associations ou unions, de « partis et chapelles »… « Dans les années 1920-1940, en dépit des mouvements croisés induits par l’arrivée de nouveaux immigrants et les départs répétés pour l’Arménie soviétique, les colonies arméniennes de la vallée du Rhône se stabilisent progressivement. Les hauts lieux de la présence arménienne (rues, quartiers, immeubles collectifs) s’affirment. La mise en place de structures communautaires favorise l’ancrage social des Arméniens, l’épanouissement d’une vie associative et culturelle, ainsi que l’appropriation et l’identification de nouveaux terroirs. » Les naturalisations se réalisent peu à peu, les « apatrides » devenant français, surtout à partir de 1939 et de la mobilisation. La troisième partie, « Houshamadyan, de la mémoire au patrimoine », décrit l’enracinement d’une communauté qui, tout en gardant son identité, a « pris ses marques » dans le tissu régional (et national). Actuellement, la mémoire se fixe sur les grands événements de l’histoire du peuple arménien tels que le génocide et les exils, le groupe de résistants dont Missak Manouchian était le chef, bien d’autres encore, cela grâce aux lieux culturels et cultuels, aux noms donnés à des rues et des places, aux jumelages, aux monuments (le Mémorial de Lyon, le « Centre du patrimoine arménien » de Valence etc.), aux commémorations régulières…
Ce volume présente plusieurs facettes : il est le fruit d’une recherche documentaire rigoureuse et approfondie, d’une quête de témoignages probants, d’une analyse historique et sociologique serrée ; il présente concrètement l’histoire de ces « petites Arménies » avec beaucoup de clarté et d’empathie, partant souvent d’exemples particuliers pour parvenir à une vision générale ; enfin, l’iconographie est à la fois riche, parlante et émouvante : photos de familles, de groupes, d’individus, reproductions de documents officiels, de passeports, de lettres… Voilà qui en fait à la fois ce qu’on appelle un « beau livre » et un essai historique, un ouvrage qui peut se lire de plusieurs manières et qui, s’il concerne au premier chef les Arméniens de la région, peut être mis entre toutes les mains.
Jean-Pierre Longre
17 rue René Leynaud
69 001 LYON
Tél : +33 (0) 4 72 00 94 20
Fondée en 2000, Lieux Dits est une maison d’édition spécialisée dans le Beau livre illustré dont le catalogue s’articule autour de trois thèmes principaux, le patrimoine, la photographie et récemment une collection sur le monde du travail plus particulièrement destinée à l’orientation professionnelle.
Issue du monde de la photographie, Lieux Dits attache une attention particulière à la reproduction de l’image imprimée dans des ouvrages de belle facture.
Le catalogue de Lieux Dits possède plus de 700 titres auxquels viennent s’ajouter une vingtaine de nouveautés par an.
19:22 Publié dans Essai, Histoire, Mots et images | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, histoire, beau livre, francophone, arméniens, boris adjemian, Éditions lieux dits, jean-pierre longre, arménie | Facebook | |
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08/12/2020
Découvertes, souvenirs et coups de cœur
Île-de-France, Un autre patrimoine, réalisé par la Région Île-de-France, direction de la Culture, service Patrimoines et Inventaire, direction de la publication Julie Corteville, Éditions Lieux Dits, 2020
« Île-de-France »… D’où vient ce nom ? Il date du XVe siècle, désignant « un territoire compris entre trois cours d’eau : la Marne, la Seine et l’Oise. » Et selon Charles Estienne en 1552 : « L’isle de France contient ce qui est depuis sainct Denys dict en France, jusques a Roissy et Montmorency : et generalement le contenu entre les revolutions et sinuositez de la riviere de Seine, vers la Normandie d’un costé, et la Picardie de l’autre. » Province à part, puisqu’elle est « région-capitale », elle est particulièrement riche en témoignages du passé mais aussi en innovations diverses. Cet ouvrage met en relief l’héritage « pluriséculaire », le patrimoine « remarquable » dont jouit cette région.
Les trois grandes sections (« Partir au vert », « Là où souffle l’esprit », « Au cœur de la modernité ») sont rythmées par des chapitres spécifiques illustrés par de magnifiques photographies, au contenu parfois inattendu. Nous découvrons par exemple dans le chapitre « Une ruralité méconnue » des fermes, dont certaines fort anciennes, parsemant la campagne agricole, et complémentairement l’originalité de la gastronomie « populaire et princière ». Découverte aussi des « villégiatures » construites par les familles aisées entre les XVIIIe et XXe siècles. Plus connus, les jardins des châteaux mettent en mémoire de majestueux points de vue.
Le « souffle » de « l’esprit » est d’abord illustré par les grands édifices religieux, l’accent étant mis sur l’architecture gothique (bien sûr Notre-Dame de Paris et la basilique Saint-Denis, sans oublier Provins ou Étampes, entre autres), mais aussi par le « patrimoine religieux » du XXe siècle, églises, temples, synagogues, mosquées etc. Ce sont encore les lieux de pouvoir comme Le Louvre, Versailles, le château de Vincennes… De même les lieux artistiques : musées, ateliers, œuvres plus ou moins expérimentales telles que celles de Calder, Dubuffet ou Buren. Des points de vue sur certains théâtres donnent des images, au-delà des bâtiments renommés, d’« une constellation de salles » de style art déco, et c’est une jolie surprise. La section consacrée à « l’esprit » se termine, et c’est justice, par les lieux d’études : lycées, universités, centres de recherche, avec des photos d’une grande originalité (voyez celles de l’École nationale supérieure des télécommunications ou du lycée Camille Sée).
Preuve que l’Île-de-France est bien une terre d’innovations, le chapitre « Au cœur de la modernité » est consacré aux « cathédrales de l’industrie », manufactures et usines mises en valeur par l’archéologie industrielle ; puis à l’architecture des banlieues, des pavillons aux grands ensembles, avec ses réussites et ses échecs. Les transports terrestres et aériens et, pour finir, les équipements sportifs concluent ce tour d’horizon sinon exhaustif, du moins remarquablement représentatif de la diversité d’un patrimoine inépuisable. Si les textes décrivent et explicitent clairement chaque facette de ce patrimoine, les photographies pleine page pour la plupart relèvent de l’art, aussi bien du point de vue thématique que du point de vue esthétique. Complété par la localisation précise des sites photographiés et par la « liste des publications du service de l’inventaire d’Île-de-France », cet ouvrage permet à chacun de trouver des souvenirs, des pistes de visites et des coups de cœur… et une belle idée de cadeau.
Jean-Pierre Longre
17 rue René Leynaud
69 001 LYON
Tél : +33 (0) 4 72 00 94 20
Fondée en 2000, Lieux Dits est une maison d’édition spécialisée dans le Beau livre illustré dont le catalogue s’articule autour de trois thèmes principaux, le patrimoine, la photographie et récemment une collection sur le monde du travail plus particulièrement destinée à l’orientation professionnelle.
Issue du monde de la photographie, Lieux Dits attache une attention particulière à la reproduction de l’image imprimée dans des ouvrages de belle facture.
Le catalogue de Lieux Dits possède plus de 700 titres auxquels viennent s’ajouter une vingtaine de nouveautés par an.
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01/12/2020
Le droit de s’emparer de tout
Lire, relire... Hervé Le Tellier, Esthétique de l'Oulipo, Le Castor Astral, 2006.
« Existe-t-il une approche oulipienne de l’esthétique ? Une esthétique oulipienne ? Quitte à décevoir, affirmons-le : sous cette formulation brutale, certainement pas. Le groupe est lié par un refus commun, celui du hasard, et non par une quelconque théorie du beau ». Qu’est-ce à dire ? Hervé Le Tellier cultiverait-il le paradoxe gratuit ? La provocation ? Pas vraiment. Il n’y a pas de « beau » oulipien, mais il y a une « création » et une « réception » oulipiennes, qui peuvent être étudiées, et c’est à cette étude que se consacre l’un des piliers actuels de l’Ouvroir de Littérature Potentielle, dans une perspective à la fois vulgarisatrice, scientifique, et tout de même un peu ludique, forcément.
Cinq chapitres qui se succèdent dans un ordre logique (« Fondation et influences », « Univers (et niveaux) « naturels » de complicité », « Immédiatetés culturelles », « Lecteur, encore un effort », « La forme, la contrainte et le monde » (ou « Desseins et dessins », on ne sait pas bien)) convergent vers l’idée d’un oulipisme humaniste : le groupe que fondèrent légitimement Raymond Queneau et François Le Lionnais (avec quelques autres) et qui fonde sa légitimité sur les contraintes formelles serait l’un des ultimes lieux où l’homme trouverait une place, « parce que la potentialité de la littérature est une forme de revanche dérisoire sur celle de l’existence » ; lieu de complicité, « choix de création, ironique et désenchanté ».
Oui. Et comme « l’Oulipo revendique, avec d’autres, le droit des poètes à s’emparer de tout », Le Tellier poète laisse parler Le Tellier poéticien, analyste et théoricien. S’il recense les principaux procédés contraignants de la création oulipienne – des poèmes à forme fixe à l’homophonie (« l’homme aux faux nids ») en passant par le pastiche, la parodie, le contrepet, l’acrostiche, le palindrome, le lipogramme, le « S+7 » et quelques autres manipulations –, il les place dans le contexte général de la création. Et s’il étudie les rapports de l’Oulipo avec le surréalisme, avec les mathématiques, avec l’art, il rappelle que tout cela se situe dans un vaste cadre : celui de la littérature.
Alors, il ne paraît pas inutile qu’il participe aux tentatives de définition et d’évaluation de la littérature ; qu’il rappelle le rôle des mots et de la langue dans la poésie (« il y a chez tout poète cette utopie cratylienne de la langue »), ainsi que la richesse de la multiplicité linguistique (jeux lexicaux et orthographiques à l’appui) ; qu’il développe le concept d’intertextualité afin de montrer comment les textes oulipiens s’inscrivent dans la « généalogie de la littérature »… Et il ne paraît pas hors de propos d’affirmer que cette Esthétique de la littérature, destinée à la fois à faire le point sur 45 ans de vie commune, à replacer cette vie dans le champ littéraire général et à ouvrir des horizons nouveaux, est un ouvrage nécessaire.
Jean-Pierre Longre
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18/11/2020
« Toute vie a sa part de mystère »
Lire, relire...Dominique Bona, Mes vies secrètes, Gallimard, 2019, Folio, 2020
Dominique Bona est connue pour avoir raconté d’autres vies que la sienne. Outre ses romans, elle a écrit les biographies de Romain Gary, Stefan Zweig, Berthe Morisot, Camille Claudel, Clara Malraux, Paul Valéry, Colette, Gala Dalí, André Maurois, des sœurs Heredia, des sœurs Rouart… Personnes déjà plus ou moins notoires et bien réelles, qui sont ainsi devenues des personnages, non de fiction, non de roman, mais de récits en quête de vérité humaine. Cette quête, elle passe par la construction des « vies secrètes » dont on ne sait si elles sont celles des protagonistes, celles de l’auteure, ou les deux à la fois.
Le livre, qui a les caractéristiques de l’autobiographie sans en être vraiment une, est peuplé d’une myriade de personnages tournant autour des grandes figures qui ont occupé les recherches, le travail, l’existence de la biographe : Pierre Louÿs, Manet, Mallarmé, Degas, Debussy, Paul Claudel, Rodin, Michel Mohrt, Simone Gallimard, Salvador Dalí, Michel Déon, François Nourissier, d’autres encore… À vrai dire, les fréquentations de Dominique Bona ne sont pas seulement littéraires, et elle leur reconnaît une influence profonde : « Les personnages ont tout pouvoir sur leur biographe, qui en ressent leurs ondes et en accuse les effets. Gary, avec ses masques, me désorientait et j’ai fini par le perdre. Zweig m’a entraînée dans sa descente vers l’abîme et conduite aux portes de la dépression qui l’a finalement emporté. Berthe Morisot voulait que je sois droite et claire, comme elle tenace et appliquée. Clara Malraux m’a communiqué sa joie, sa malice, et fait pleurer aussi avec elle, dans les moments de tendresse vaincue. Mais aucun ne m’a procuré comme Gala tant d’ondes dynamiques : l’énergie, la force qui va, tels sont ses dons de muse. ».
Certes, les biographies, sans expliquer ce que sont vraiment l’art ou la littérature (voir le Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust), permettent d’aller au-delà des apparences, de montrer quelques-unes des faces cachées d’êtres trop connus pour échapper aux clichés. Mais il faut reconnaître que « toute vie a son mystère ». « Le biographe se donne pour mission d’aller aussi loin que possible dans la découverte du personnage, dans son intimité profonde, cachée. Mais il demeure et demeurera toujours en deçà de l’inaccessible secret de chacun. ». Si dans Mes vies secrètes Dominique Bona évoque les aspects pluriels de sa vie personnelle en même temps qu’elle rappelle les vies auxquelles elle s’est consacrée, elle ne dévoile pas ce que le titre de son livre a d’ambigu et de dense.
Jean-Pierre Longre
www.folio-lesite.fr
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Vérités d’aujourd’hui
Lire, relire...Philippe Delerm, L’extase du selfie, Éditions du Seuil, 2019, Points, 2020
D’aucuns diront : toujours les mêmes recettes, les petits gestes et les petits objets de la vie quotidienne racontés dans des textes aussi brefs que généralisants… Pas si simple ! Il ne s’agit pas de recette, mais de contrainte fructueuse, qui combine la narration et la poésie, le sens de l’observation et la sociologie. Lorsque Philippe Delerm s’intéresse à l’index qui « se promène sur l’écran de la tablette ou du smartphone » pour y faire défiler des photos, c’est la mémoire qu’il met en jeu : « Du bout du doigt, on ne peut qu’approcher. Ou pas même. Il reste comme un doute dans cette proximité si lointaine. On fait glisser sur un miroir ceux qu’on a cru tenir, tout ce qu’on a pu faire. » Et le texte qui a donné son titre au recueil, « L’extase du selfie » débouche sur la question même de l’existence. Quant au geste ostensiblement désinvolte qui consiste à tourner le volant en se servant uniquement de la paume, il n’échappe ni à l’analyse ironique de la « sensualité de petit mec, qui juge les autres hommes timorés et pense que les femmes ont trouvé leur permis de conduire dans un baril de lessive », ni à une esquisse de morale : le « petit mec » « sait bien qu’il est vu. Mal vu. » Rien à voir avec « Conduire un caddie de supermarché » : « Vous croyez le conduire, et c’est lui qui vous mène. »
Il y a aussi les gestes de toujours, voire ceux qui appartiennent complètement au passé : « Faire les carreaux », lire « l’heure au gousset », plier les draps (« On ressent dans tout son corps la chorégraphie ancestrale de ce pliage, de ce muet dialogue »), faire la gelée de groseilles, revenir au disque vinyle (« il paraît que c’est branché »). Et si jusqu’à présent vous n’avez remarqué, de la Joconde, que le sourire, profitez de la plume de Delerm pour regarder ses mains. Elles en disent long.
Certes, on peut toujours se dire, comme l’annonce fièrement la quatrième de couverture : « Mais oui, bien sûr, c’est exactement cela ! » Mais c’est trop peu dire. La fine évocation des gestes et des objets, le choix minutieux des mots, leur agencement précis, la légère chute finale, tout cela relève de la prose poétique. On pense parfois à Francis Ponge, ou dans un registre un peu différent au regretté Pierre Autin-Grenier. Mais Philippe Delerm a bien sa manière à lui de saisir l’essence poétique de la vie quotidienne. Il l’écrit lui-même : « Les poètes disent toujours la vérité ».
Jean-Pierre Longre
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01/11/2020
L’éternelle navigation de l’homme
Sylvain Tesson, Un été avec Homère, voyage dans le sillage d’Ulysse, tableaux de Laurence Bost, photographies de Frédéric Boissonnas, Équateurs, 2020
« L’homme, s’il a changé d’habit, est toujours le même personnage, mêmement misérable ou grandiose, mêmement médiocre ou sublime ». Telle est la thèse que l’écrivain voyageur défend dans ce livre comme dans d’autres. Ici, c’est sur un monument de la littérature mondiale qu’il s’appuie pour en témoigner. Un séduisant témoignage, composé du texte dit sur France Inter par Sylvain Tesson sur Homère et publié en 2018, enrichi de tableaux colorés et mouvants de Laurence Bost, de photographies prises au cours du voyage que le « savant inspiré » Victor Bérard fit en 1912 sur les traces d’Ulysse (et dont on peut voir le tracé page 74) et de commentaires complémentaires de l’auteur.
Un beau livre, donc, que l’on peut parcourir à loisir en suivant ou non l’itinéraire du voilier sur lequel Sylvain Tesson, Laurence Bost et leur équipage s’embarquèrent en 2019, en suivant ou non l’ordre des chapitres peuplés de personnages de l’Iliade et de l’Odyssée, héros, hommes, dieux dont les faits et gestes ne sont pas répertoriés en détail, mais qui sont caractérisés par leur pérennité symbolique : « L’homme antique est un modèle. Sa figure nous émerveille encore. Il y a deux mille cinq cents ans, sur les rivages de la mer Égée, une poignée de marins et de paysans, accablés de soleil, harassés de tempêtes, arrachant un peu de vie à des cailloux pelés, apportaient à l’humanité un style de vie, une vision du monde et une conduite intérieure indépassables. » Un beau livre faisant écho à la « poésie pure » d’Homère, à cette musique qui, en particulier, recourt à l’épithète (qui « adoube le nom ») et à la comparaison (qui « relance le rythme »). Une poésie dont l’éternelle actualité saute aux yeux : « Qui ne possède ni cœur sensé, ni pensée flexible / dans sa poitrine : comme un lion, il n’agit qu’en sauvage – lion asservi à sa grande force. » (Notons que le choix des traducteurs est des plus adéquats, puisque ce sont Philippe Brunet et Philippe Jaccottet).
Raymond Queneau, sacralisant pour ainsi dire la double œuvre homérique, a dit naguère que toute « grande œuvre » est soit une Iliade soit une Odyssée. Sylvain Tesson semble corroborer cette affirmation en écrivant que « le cosmos avait été dérangé par les outrances de l’homme à Troie » (Iliade), et que l’Odyssée s’emploie à « ravauder l’équilibre cosmique en rétablissant l’équilibre privé ». Tout ce livre – textes, tableaux, photographies, citations – nous rappelle que « les anciens Grecs nous ont appris à regarder le monde ». Homère, que la tradition nomme « le poète aveugle », nous l’apprend à sa manière, dans le mystère de sa poésie.
Jean-Pierre Longre
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25/10/2020
Pierres maternelles
François Cheng, À Notre-Dame, Éditions Salvator, 2019
Les paroles s’envolent, les écrits restent. De même les images traumatisantes, telles celles de l’incendie, en avril 2019, de Notre-Dame de Paris. Le surlendemain de la catastrophe, François Cheng, participant à l’émission « La grande librairie », y parle de « l’émotion » collective, mais aussi de la « mémorable communion universelle qu’aucun artifice humain n’aurait réussi à créer. » Il évoque la cathédrale comme monument unique, incarnant « notre âme commune », au caractère vivant, « chargé de spiritualité ». Un monument véritablement maternel dont, par sa destruction, l’amour nous échappe. Mais non, dit-il, « Notre-Dame est sauvée ».
Ce sont ces paroles qui sont publiées dans ce mince et précieux volume, suivies de lettres émues et émouvantes de téléspectateurs, admirant la « voix de vérité », le « rayonnement spirituel » de François Cheng qui, dans un « ajout » de quelques pages, avoue qu’il a habituellement des réticences à s’exprimer à la télévision, mais qu’en l’occurrence il a su décrire « ce qui [l]’habitait », et que lui « qui venait de l’autre bout du monde » « a pu trouver enfin les mots pour dire, à sa manière, sa gratitude envers la terre qui l’a accueilli, ainsi que sa rencontre en profondeur avec son peuple et son histoire. ». Et il a su chanter en Notre-Dame de Paris « un vaisseau portant toujours plus loin, toujours plus haut, les rêves humains. ».
Jean-Pierre Longre
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18/08/2020
L’entêtement et le rêve
Pascal Quignard, L’enfant d’Ingolstadt, Grasset, 2018, Folio, 2020
« Un enfant entêté ne faisait rien de ce que sa mère voulait. Dieu lui envoya une maladie. Il mourut. On l’enterra. À peine eut-on tassé la terre, son petit bras sortit brusquement de terre, tendu vers le ciel. Un homme s’accroupit, allongea le bras de l’enfant sous la terre, l’y maintint ; on remit sur lui de la terre neuve ; on la tassa de nouveau. Mais le bras ressortit. On mit des cailloux. Mais le bras ressortait toujours. On fit appel à la mère. La mère vint, constata et retourna chez elle. Elle prit la vieille baguette de jonc. Elle revint à la tombe et frappa de toutes ses forces avec la baguette le petit bras. Alors le bras se retira et l’enfant se reposa sous la terre. ». Tel est, résumé par Pascal Quignard, le conte des frères Grimm intitulé L’enfant entêté, conte lui-même emprunté à une ballade du XVIème siècle, Le Garçon mort d’Ingolstadt. Ainsi, selon l’auteur, une « force », une « pulsion » nous pousse, une obstination plus forte que la mort. Et « l’en-têtement, chez les humains, nomme le rêve. ».
Le rêve et le réel, la mort et la vie, le désir sexuel et la fécondation, tout cela est au cœur de ce tome X de Dernier Royaume. Car l’histoire de l’enfant au bras dressé n’est qu’un bref épisode des 260 pages du volume. Comme souvent avec Pascal Quignard, l’écriture, la pensée et la lecture avancent par touches successives, tantôt étoffées, tantôt brèves, à la manière de Montaigne – qu’il cite volontiers. Alors éclosent les anecdotes érudites souvent puisées dans l’Antiquité, les déconstructions étymologiques du lexique, les considérations originales sur l’art (surtout la peinture, mais bien sûr aussi la musique)… Se rapprochent mutuellement, par exemple, « mosaïque » et « musique », appelant « muses » et « musée ». Se développent les distinctions linguistiques et culturelles entre le propre et le sale, l’ordonné et le désordonné, le vrai et le faux (à propos du roman), l’absence et la mort. Se révèle le travail de Jean Rustin, peintre ami de l’auteur, lorsque celui-ci se rendait dans son atelier et qu’ils jouaient tous deux du violon et du violoncelle.
Comment lire ? L’enfant d’Ingolstadt n’est ni un roman, ni un traité de philosophie, de linguistique ou d’esthétique. C’est une sorte de puzzle littéraire que le lecteur peut tenter de reconstituer en prenant tout son temps, avec « entêtement », comme on tente de reconstituer un rêve, et dans cette perspective on peut considérer le livre comme un vaste poème composé de stances irrégulières. D’ailleurs « toute vraie lecture est solitaire ». C’est ainsi qu’on « entend au loin la neige qui fond peut-être », qu’on « entend, à peine, l’aile de l’aigle qui se pose sur l’air, y tourne et y repose et plane. », et qu’on entre dans le secret de la naissance et du monde.
Jean-Pierre Longre
En lire plus sur Pascal Quignard :
http://jplongre.hautetfort.com/apps/search/?s=Quignard
Quignard et la peinture :Le regard et le silence. Terrasse à Rome de Pascal Quignard. .pdf
Quignard et la musique :Les oreilles n'ont pas de paupières... La haine de la musique de P.Q..pdf
12:10 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, pascal quignard, grasset, jean-pierre longre | Facebook | |
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21/07/2020
Choisir et ranger, ou « penser / classer »
Albert Cim, Une bibliothèque, éditions Manucius, Littéra, 2020
George Perec avait-il lu Albert Cim avant d’écrire ses « Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres » ? En tout cas, c’est un sujet qui préoccupe non seulement les bibliophiles, mais tous les possesseurs de (plusieurs) livres. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Une bibliothèque a été publié en 1902, et cette réédition, même partielle, est un témoignage à la fois fort érudit, très abordable et bien émouvant de cette préoccupation récurrente.
L’ouvrage commence par un chapitre substantiel sur « l’amour des livres et de la lecture », où, après une distinction faite entre les types de lectures (notamment celle du livre et celle du journal), l’auteur développe dans un style d’époque sa passion pour les livres en s’appuyant sur de nombreuses citations, de l’antiquité au XIXème siècle – ce qui nous permet, à côté de noms connus, de découvrir des auteurs oubliés tels qu’Édouard Laboulaye, Ferdinand Fabre, Hippolyte Rigault, Jules Richard ou Gustave Mouravit… sans omettre Albert Cim lui-même. Et les questions de se précipiter : quel papier, quel aspect, quel format privilégier ? Notons que Cim, dans le chapitre suivant (« De l’achat des livres »), anticipe sur les éditions de poche actuelles en appelant de ses vœux des « éditions portatives » « à la portée des petites bourses », et s’attarde aussi sur les livres d’occasion et la fréquentation des bouquinistes. Quoi qu’il en soit, de la passion, mais aussi de la raison, et pas de boulimie : « Est-il raisonnable […] d’acheter plus de livres qu’on n’en peut lire, et n’est-ce pas une excellente habitude de n’effectuer de nouveaux achats qu’après avoir terminé la lecture des acquisitions précédentes ? ».
Le dernier chapitre est le point de convergence des précédents : « De l’aménagement d’une bibliothèque et du rangement des livres ». « De la bonne disposition et du bon ordre de notre bibliothèque dépendent, en très grande partie, le plaisir et les services que nous tirerons d’elle ». Les conseils donnés sont des plus pratiques, des plus concrets : mettre les livres à l’abri de l’humidité, préférer les rayonnages ouverts aux meubles fermés (il y a même des conseils de menuiserie), combiner le rangement par formats avec l’ordre alphabétique des noms d’auteurs, voire avec les thèmes… Et retenons ceci : « Le point capital pour vous, ou même le seul point à retenir, c’est que votre classement vous plaise, et que vous le possédiez jusqu’au bout des doigts, de façon à aller quérir sans lumière ou les yeux fermés n’importe lequel de vos volumes. » Et bien sûr, après cela, de faire la lumière et d’ouvrir les yeux en même temps que le livre…
Jean-Pierre Longre
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07/05/2020
Queneau et Cioran
Jean-Pierre Longre, Richesses de l'incertitude. Queneau et Cioran / The Riches of Uncertainty. Queneau and Cioran. Bilingual book - ouvrage bilingue, translated from the French by Rosemary Lloyd. Black Herald Press, 2020.
Bizarre. Lorsque je lis Cioran, je pense souvent à Queneau, et lorsque je lis Queneau, je pense parfois à Cioran. Il s’agit peut-être là d’un phénomène tout simple : pour un familier de Queneau, le risque est de laisser son esprit en être occupé même lorsqu’il lit d’autres auteurs ; pour un familier aussi de la littérature d’origine roumaine, préoccupé entre autres par Cioran, le risque est de laisser à celui-ci le champ un peu trop libre dans des lectures diverses, notamment queniennes… Bref, il me fallait tenter d’élucider la question pour mieux m’en débarrasser, en naviguant entre Exercices de style et Exercices d’admiration.
How strange. Reading Cioran often puts me in mind of Queneau, and reading Queneau sometimes puts me in mind of Cioran. Perhaps this is really quite a simple phenomenon: for anyone who is familiar with Queneau, there is a risk of letting your mind be taken over by him even when you read other authors, and for anyone familiar with literature from Romania, and preoccupied with such writers as Cioran, the risk is that you will give him too much leeway in your various readings, especially the works of Queneau… In a word, I felt I needed to clarify the question the better to clear my mind of it, as I navigated between Exercises in Style and Exercises in Admiration.
https://www.blackheraldpress.com/boutique-shop
Voir:
Article de Mircea Anghelescu: J.P.Longre.jpg (Observator Cultural)
Article de Dominique et Daniel Ilea:
https://revue-traversees.com/2020/06/20/deux-ecrivains-a-...
https://www.litero-mania.com/deux-ecrivains-a-la-loupe/
https://www.viataromaneasca.eu/revista/2021/03/doi-scriitori-sub-lupa/
Une analyse d'Aurélien Demars:
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15/01/2020
Les Caractères, miroir toujours fidèle
Jean-Michel Delacomptée, La Bruyère, portrait de nous-mêmes, Robert Laffont
Certes, Jean de La Bruyère est un classique, et chacun se rappelle avoir lu, apprécié, étudié l’un ou l’autre des portraits dans lesquels il croque les humains de ses traits de plume ravageurs et savoureux. Mais un classique à part, dont l’œuvre est unique, dans tous les sens du terme : elle est sa seule production littéraire, et la seule dans son genre, même s’il se réclame d’abord du Grec Théophraste.
Jean-Michel Delacomptée nous rappelle cela, dévoilant par la même occasion certains aspects du personnage que faute de témoignages convergents on connaît mal : discret, « fort honnête homme », « maltraité » par la nature… Surtout, l’auteur analyse sans pédanterie, sans susciter l’ennui, bien au contraire, le contenu et la forme des Caractères, en insistant (le titre l’annonce) sur leur intemporalité. Bien sûr, La Bruyère peint toutes sortes de personnages inspirés par ceux qu’il a croisés à la ville et à la cour : le riche qui « s’étale » et le pauvre qui « ne prend aucune place », le bourgeois, le courtisan, le distrait, le glouton, l’égocentrique, l’hypocrite, l’intrigant, les femmes de toutes sortes, le misogyne… Et l’on s’aperçoit vite que, au-delà des aspects circonstanciels, c’est bien le genre humain de toute époque qui est visé, avec une impitoyable lucidité et une ferme volonté morale : « Écrire, pour lui, consistait à dénoncer les iniquités abusives afin de ramener dans la bergerie le troupeau égaré. Douteux succès, il en avait conscience. Mais il se fiait assez à la force des mots pour croire en leur capacité de convaincre les récalcitrants et même les obtus. ».
Corriger les vices, telle était la cause qu’il annonçait en mettant en forme les portraits qu’il composait. Non les vices de tel ou tel en particulier, mais ceux qui rongent la société. Moraliste sévère et conservateur, se situant du côté des Anciens dans la fameuse « Querelle des Anciens et des Modernes », La Bruyère est aussi un remarquable styliste à la plume subtile et acérée : « Les Caractères réalisent la synthèse entre la gravité de la pensée et l’excellence du style naturel, et c’est cette fusion de la forme élégante, foncièrement aristocratique, et du fond sérieux, qui, pour La Bruyère, faisait un écrivain. Et qui continue à le faire. ». Et Jean-Michel Delacomptée, avec la vivacité de son propre style, nous le présente, effectivement, comme un écrivain toujours vivant.
Jean-Pierre Longre
18:20 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, jean-michel delacomptée, la bruyère, robert laffont, jean-pierre longre | Facebook | |
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05/12/2019
« Il n’est de solution à rien »
Cioran, Divagations, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Arcades Gallimard, 2019
Débusqué à Paris (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet), cet ensemble d’écrits, qui « date vraisemblablement de 1945 », selon Nicolas Cavaillès, est l’une des dernières œuvres rédigées par Cioran dans sa langue maternelle, avec d’autres « Divagations », publiées en 1949, ainsi que Fenêtre sur le Rien (voir ci-dessous). Ensuite, ce sera Précis de décomposition puis les autres grands textes écrits en français et publiés dans les Œuvres (Gallimard /Pléiade).
Cioran est adepte du fragment, et ce volume resté à l’état de brouillon lui permet, en pratiquant la brièveté, de s’exprimer en toute liberté, quitte à se contredire parfois – mais le paradoxe est l’une de ses figures favorites (voir : « Entre une affirmation et une négation, il n’y a qu’une différence d’honorabilité. Sur le plan logique comme sur le plan affectif, elles sont interchangeables. »). La brièveté va de pair avec le sens aigu de la formule tendant vers la perfection : « Les pensées devraient avoir la perfection impassible des eaux mortes ou la concision fatale de la foudre. » ; et quoi qu’il en soit, « il n’est de solution à rien ». Ce qui n’empêche pas qu’on surprenne ce sceptique absolu à explorer le versant poétique (bien que sombre) du monde en prenant part « aux funérailles indéfinies de la lumière » et à « la cérémonie finale du soleil », ou en découvrant « un sonnet indéchiffrable » dans « l’harmonie de l’univers ».
Bref (c’est le cas de l’écrire), les grands thèmes de la philosophie et de la morale cioraniennes se succèdent en ordre aléatoire au fil des pages : la vie (qui n’a « aucun sens », mais « nous vivons comme si elle en avait un »), la mort, Dieu (qui reste à « réaliser »), la révolte (« vaine », mais « la rébellion est un signe de vitalité »), la douleur, la solitude, la tristesse (engendrée notamment par « la pourriture secrète des organes »), cette tristesse inséparable du « dor » roumain, langueur, nostalgie, « ennui profond » de l’inoccupation – tout cela, que l’on pourrait énumérer en maintes citations, est à peine, parfois, adouci par l’idée d’un sursis : celui, par exemple, de l’amour, « notre suprême effort pour ne pas franchir le seuil de l’inanité », ou de la musique, capable de « nous consoler d’une terre impossible et d’un ciel désert », « la musique – mensonge sublime de toutes les impossibilités de vivre ».
Gardons donc l’espoir – en particulier celui de continuer à lire Cioran : il a beau être « en proie au vieux démon philosophique », gardons-le précieusement, brouillon ou pas, inachèvement ou non, roumain ou français, comme un inimitable écrivain.
Jean-Pierre Longre
Simultanément, paraît chez le même éditeur un autre ouvrage de Cioran :
Fenêtre sur le rien, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, Gallimard Arcades, 2019
Présentation de l’éditeur :
Avec Divagations, ce recueil exceptionnel constitue la dernière œuvre de Cioran écrite en roumain. Vaste ensemble de fragments probablement composés entre 1941 et 1945, ce recueil inachevé et inédit commence par une sentence programmatique : « L'imbécile fonde son existence seulement sur ce qui est. Il n'a pas découvert le possible, cette fenêtre sur le Rien... » Voilà sept ans que Cioran « [moisit] glorieusement dans le Quartier latin », la guerre a emporté avec elle ses opinions politiques et sa propre destinée a toutes les apparences d'un échec : le jeune intellectuel prodigieux de Bucarest a beaucoup vieilli en peu de temps, passé sa trentième année ; il erre dans l'anonymat des boulevards de Paris et noircit des centaines de pages dans de petites chambres d'hôtel éphémères. Fenêtre sur le Rien constitue un formidable foyer de textes à l'état brut, le long exutoire d'un écrivain de l'instant prodigieusement fécond. Dès les premières pages, un thème s'impose : La femme, l'amour et la sexualité - terme rare sous la plume de Cioran -, qui surprend d'autant plus qu'il est l'occasion de confessions exceptionnelles : « Je n'ai aimé avec de persistants regrets que le néant et les femmes », écrit-il. On lit aussi, tour à tour, des passages sur la solitude, la maladie, l'insomnie, la musique, le temps, la poésie, la tristesse. Chaque fragment se referme sur lui-même, et l'on note un souci croissant du bien-dire, du style. Peu de figures culturelles, réelles ou non, apparaissent ici, mais dessinent un univers contrasté et puissant : Niobé et Hécube, Adam et Ève, Bach (pour Cioran le seul être qui rende crédible l'existence de l'âme), Beethoven, Don Quichotte, Ruysbroeck, Mozart, Achille, Judas, Chopin, et les romantiques anglais. Errance métaphysique d'une âme hantée par le vide mais visitée par d'étonnantes tentations voulant la ramener du néant à l'existence, ce cheminement solitaire et amer trouve encore un compagnon de déroute en la figure du Diable, régulièrement invoqué, quand l'auteur n'adresse pas ses blasphèmes directement à Dieu...
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18/11/2019
L’ardeur et la sensibilité
Erik Ryding, Rebecca Pechefsky, Bruno Walter. Un monde ailleurs, traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Notes de nuit, 2019.
« Selon Walter, la propriété essentielle de la musique était sa capacité à tirer hommes et femmes hors de leur vie quotidienne et à les transporter vers un niveau supérieur d’existence. Tout en accomplissant sa mission première, celle d’exister en tant qu’art pur, la musique faisait aussi du monde un endroit meilleur. ». Ou « un monde ailleurs », selon le sous-titre du livre, emprunté à Shakespeare. Un livre qui, s’il est bien une biographie détaillée du fameux chef d’orchestre, se tisse autour du fil conducteur de « la force morale » de la musique et du « message d’espoir » qu’elle porte.
Une biographie détaillée, donc ; c’est le moins que l’on puisse dire. La vie et la carrière de Bruno Walter (1876-1962) sont décrites en détail, « presque jour par jour », jusqu’à la fin. Soutenu par une documentation fournie (comme les notes abondantes l’attestent), faite de références précises, de nombreuses lettres citées en tout ou en partie, d’articles de presse, de textes critiques, l’ouvrage d’Erik Ryding et Rebecca Pechefsky est une mine de renseignements. Nous y suivons l’apprentissage de l’enfant qui pensait avoir un avenir de pianiste, tant il faisait preuve de dons et d’originalité, avant de vouloir se consacrer à la direction d’orchestre en découvrant le chef Hans von Bülow et la musique de Wagner ; puis sa rencontre avec Mahler fut décisive, marquant « le début d’une amitié et d’une collaboration artistiques étroites », et lui valant son premier poste officiel de chef d’orchestre à Breslau (ce qui l’obligea de changer son nom de Bruno Schlesinger en Bruno Walter).
C’est ensuite une longue succession de prestations brillantes souvent accueillies avec succès, de tournées internationales, de nominations à des postes de plus en plus prestigieux, de bonheurs et de malheurs personnels, le tout dans différents pays. La montée du nazisme en Allemagne obligea Bruno Walter et sa famille à s’exiler, d’abord en Autriche, ensuite en France, enfin aux États-Unis – ce qui fait que né allemand, il prit les nationalités française et américaine. On ne détaillera pas ici les péripéties d’une vie particulièrement remplie, celle d’un musicien complet (chef d’orchestre, mais aussi pianiste, compositeur, directeur de chœur, conseiller musical) qui s’intéressait en outre à la littérature et à l’écriture (qu’il pratiquait), qui traversa une période historique particulièrement troublée et violente, lui-même victime de l’antisémitisme et des manœuvres angoissantes du pouvoir hitlérien.
Au fil des pages, les auteurs nous renseignent sur les faits relatés d’une manière scrupuleuse, mais aussi sur les goûts musicaux de Bruno Walter, dont la nature le portait plutôt vers le XIXème siècle et le tournant du XXème (Beethoven, les Romantiques, Schubert, Brahms, Bruckner, Wagner, Mahler bien sûr, Richard Strauss, Enesco…), mais aussi vers la musique nouvelle (Schoenberg, Chostakovitch), sans négliger Mozart, dont il dirigea entre autres le Requiem et de nombreux opéras, ni Bach, dont il considérait l’œuvre comme « un pilier de notre culture ». Pour faire bref, il faudrait plutôt recenser les compositeurs qui n’ont pas figuré à son répertoire.
Nous faisons aussi connaissance avec le tempérament d’un chef aux idées généreuses, ouvertes et avancées (par exemple sur la mixité dans les orchestres), un chef qui dirigeait non en « despote », mais en communiquant à l’orchestre une ardeur et une sensibilité fondées sur la liberté et la persuasion, à en croire notamment le critique Adolf Aber : « Il n’a pas à imposer ses pensées à l’orchestre à chaque noire et à chaque croche ; il s’autorise même à se laisser porter un instant par les vagues puis, le point culminant approchant, il reprend la barre avec une plus grande fermeté encore et tire le maximum de ses musiciens. Une telle interprétation exige de l’orchestre une joie prodigieusement mûrie à jouer de la musique et qui lui soit propre, une ardeur qui lui soit tout aussi propre. », ou encore Olin Downes : « Quand une phrase musicale est réellement ressentie par le chef d’orchestre, et quand les musiciens la ressentent avec lui, l’orchestre respire, et cette respiration rythmique naturelle, profonde, des instruments est l’une des qualités inaliénables d’une bonne interprétation. ». La souplesse et la sensibilité de Bruno Walter dans l’exercice de son métier ne sont pas sans rapport avec sa spiritualité ; si selon lui la musique doit apporter à l’humanité « un message d’espoir », elle ne doit toutefois pas être « descriptive », mais dans sa pureté conserver un « pouvoir émotionnel […] illimité. ». Cette spiritualité le fit d’ailleurs adhérer, à partir des années 1950, aux théories de l’anthroposophie développées par Rudolf Steiner ; insistant sur « l’importance spirituelle de la musique et les dangers du matérialisme », il fut attiré par le domaine de la « thérapie musicale, une discipline alors en développement et qui recoupait l’un de ses centres d’intérêt, l’anthroposophie, et ses écrits plus anciens sur les forces morales de la musique. ».
Le livre d’Erik Ryding et Rebecca Pechefsky est, disions-nous, une mine. Les nombreux enregistrements que Walter a laissés (répertoriés dans les « discographies recommandées » en fin de volume) et la filmographie établie par Charles Barber complètent parfaitement ce qui est, en soi, une somme biographique et musicale montrant que Bruno Walter fut non seulement l’un des plus grands chefs du XXème siècle, mais aussi une personnalité hors du commun, ouvrant le chemin d’« un monde ailleurs ».
Jean-Pierre Longre
20:44 Publié dans Essai, Musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, musique, anglophone, bruno walter, eryk ryding, rebecca pechefsky, blandine longre, notes de nuit, jean-pierre longre | Facebook | |
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04/09/2019
Deux cent quarante nuances de bleu
Maggie Nelson, Bleuets, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Éditions du sous-sol, 2019
« Pourquoi le bleu ? Les gens me posent souvent cette question. Je ne sais jamais comment y répondre. Il ne nous est pas donné de choisir qui l’on aime, ai-je envie de dire. Nous n’avons pas le choix, voilà tout. ». Car oui, Maggie Nelson l’avoue d’emblée, elle est « tombée amoureuse d’une couleur » – le bleu, donc. Et voilà que, sous sa plume, naissent des anecdotes, des citations, des adresses à un amant absent, des citations, des fragments poétiques, maintes pensées qui, à l’instar de celles de Pascal, se posent sur la page sans suite apparente, mais dont le double fil conducteur est bien composé du couple formé par le bleu et l’amour.
Certes, il n’en est pas toujours question ; les propos peuvent porter sur la maladie, la dépression, la mort, le sexe, l’absence, l’art, la peinture, la littérature, les phénomènes linguistiques, et sur le regard, celui qui perçoit le monde et en tire des impressions inattendues – comme celles de cet homme qui, ayant recouvré la vue à la suite d’une opération, ne cacha pas sa déception : « Il trouvait le monde terne, les écailles de peinture et autres imperfections le contrariaient ; il aimait les couleurs vives et les voir perdre de leur éclat le déprimait. » ; finalement, « il mourut de tristesse ». Mais immédiatement après, l’auteure écrit tout de même que « ça vaut la peine de garder les yeux ouverts. ».
Les paradoxes de ce genre sont fréquents dans l’ouvrage. Voyons entre autres l’évocation de la « petite fleur bleue » que le héros du roman de Novalis Henri d’Ofterdingen passe sa vie à chercher : c’est sa grande aventure, son grand espoir. Or les fleurs bleues, nous dit encore Maggie Nelson, sont peut-être « un bouquet de mensonges éhontés » (perspective à prendre en compte, par exemple, dans le roman de Queneau Les fleurs bleues…).
Livre scintillant de ses 240 facettes, livre en couleurs, livre d’amour (perdu ? retrouvé ?), Bleuets a toutes les caractéristiques de l’œuvre d’art, au plein sens du terme. Une œuvre d’art qui se contemple en surface et en profondeur, en long et en large, et dans laquelle le regard et l’esprit n’en finissent pas de trouver, avec méthode ou au hasard, en allers et en retours, de nouvelles lumières.
Jean-Pierre Longre
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06/08/2019
« Rendre justice »
Charles Bècheras, Gérard Tracol, La Force des Pauvres. Gabriel Longueville, prêtre ardéchois, martyr de la foi en Argentine. Préface de Mgr Jean-Louis Balsa, postface de Mgr François d’Alteroche, éditions Karthala, 2019.
De Gabriel Longueville, Mgr Jean-Louis Balsa, évêque de Viviers, écrit qu’« il a découvert et dénoncé, au nom de Jésus-Christ, l’oppression, l’injustice, la dictature, la mort qui tue les petits et les faibles. ». Le livre de Charles Bècheras et Gérard Tracol réussit à montrer comment cette faiblesse peut se transformer en « force », grâce à l’engagement indéfectible de quelques hommes portés par leurs convictions et leur aspiration à la justice pour tous.
Parmi eux, donc, Gabriel Longueville, membre très proche de la famille de Gérard Tracol, dont les auteurs commencent par retracer l’itinéraire, depuis son Ardèche natale jusqu’à la province argentine de La Rioja, après une étape au Mexique. C’est ainsi qu’il passe « du temps de la découverte au temps de la colère ». Découverte d’une religiosité différente de ce qu’il connaissait, découverte de la pauvreté profonde, « problème structurel » dû au « capitalisme en vigueur », découverte de la « théologie de la libération » et du mouvement des « Prêtres pour le Tiers-Monde », « en faveur des exploités », découverte du travail manuel avec les ouvriers en bâtiment (même si les mains de Gabriel étaient déjà habiles à la sculpture, comme le montre l’illustration de couverture)… Et colère contre l’injustice sociale et contre une Église traditionnelle vendue « au capitalisme et à l’autoritarisme d’État ». Une colère qui va se muer en soif d’action, sous la houlette de Mgr Enrique Angelelli, évêque de La Rioja et signataire du « Pacte des catacombes » qui propose « deux motions complémentaires : s’engager à marcher avec les pauvres, adopter un style de vie simple en renonçant à tous les symboles du pouvoir. ». Propositions qui conviennent parfaitement à Gabriel, ainsi qu’au vicaire qui le rejoindra à Chamical en 1974, Carlos de Dios Murias. Mais le contexte politique s’assombrit de plus en plus, le climat devient de plus en plus violent, jusqu’à la prise de pouvoir du général Videla, le 24 mars 1976, et aux dictatures militaires qui se succèdent jusqu’en 1983. Répression, arrestations multiples et arbitraires, torture, assassinats, le tout inspiré par les fascistes et les nazis installés dans le pays, mais aussi par les méthodes expérimentées en Indochine et en Algérie par certains Français, et impulsé et soutenu par les USA et la CIA… Le bilan sera accablant : « 30.000 disparus (desaparecidos), 10.000 fusillés, 9.000 prisonniers politiques, un million d’exilés (pour 32 millions d’habitants) et 500 bébés enlevés aux femmes desaparecidos dans les centres de détention pour être élevés très souvent par des familles de militaires ou des proches du pouvoir. ».
Alors les choses ne traînent pas. Arrêtés le 18 juillet au soir, Gabriel et Carlos seront retrouvés assassinés le 20 juillet, ce qui provoquera « un choc considérable dans la population de Chamical et le diocèse de La Rioja », d’où émane un message intitulé « Gabriel Longueville et Carlos de Dios Murias, martyrs de la Foi ». Quelques jours plus tard, c’est au tour de Wenceslao Pedernera, militant laïque, abattu sous les yeux de sa femme et de ses filles. Puis c’est la mort de leur évêque Enrique Angelelli, au cours de ce que les autorités ont voulu faire passer pour un accident, mais qui est bel et bien un assassinat. Quatre « martyrs » victimes du terrorisme d’État, dont les itinéraires différents se rejoignent dans la révolte contre l’injustice et la misère, et dans la béatification récente qui, non sans résistance de la part de certains idéologues, leur a rendu justice en reconnaissant leur « engagement généreux au service des frères, en particulier les plus faibles et les sans défense. ».
L’ouvrage est non seulement le récit empathique de l’itinéraire de Gabriel Longueville et de ses compagnons vers la mort, mais c’est aussi un livre qui fixe l’Histoire. Les trois chapitres de « Repères », en particulier, éclairent le lecteur d’une manière décisive sur la « théologie de la libération », sur la situation historique et géopolitique du pays, et sur « l’Église d’Argentine et la dictature ». Beaucoup de documents, au fil du texte et en annexes, donnent corps au récit, et les nombreux extraits de la correspondance de Gabriel (qui, soi dit en passant, ne mâche pas ses mots) sont autant de témoignages probants et émouvants, au même titre que le cahier photographique central. Et parmi les annexes, relevons le texte de la « puissante » œuvre pour chœur que Marcel Godard, qui était un grand ami de Gérard Tracol, composa d’après le psaume 9 en mémoire du martyre de Gabriel Longuevile, et dont voici la fin :
« Tu as vu, toi, nos peines et nos pleurs,
Tu regardes et Tu nous prends par la main :
Le pauvre s’abandonne à Toi,
L’orphelin reçoit ton aide.
Tu connais, Adonaï, l’attente des pauvres.
Tu leur donnes la force du cœur :
Tu écoutes pour rendre justice à l’humilié.
Que les pauvres cessent de trembler, Adonaï ! ».
Entre l'oeuvre musicale et le témoignage écrit, c'est bien le même esprit qui souffle.
Jean-Pierre Longre
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel_Longueville
http://www.amismarcelgodard.fr/pages/mediatheque/ecouter....
18:42 Publié dans Essai, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, biographie, histoire, francophone, charles bècheras, gérard tracol, gabriel longueville, jean-louis balsa, françois d’alteroche, éditions karthala, jean-pierre longre | Facebook | |
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22/07/2019
De qui Chestov est-il le nom ?
Nicolas Cavaillès, Chestov & Schwarzmann, Black Herald Press, 2019
À la question ci-dessus, Nicolas Cavaillès, dont les livres ramassent et condensent en quelques dizaines de pages ce que d’autres développent en de gros traités ou de gras romans, répond d’une manière personnelle, originale et séduisante. D’aucuns diront que le « philosophe tragique » (selon Fondane), cet « obsédé de l’impossible » (selon Cavaillès) est vu par le petit bout de la lorgnette, ce que ne semble pas démentir l’introduction en forme de dédicace à Norman Manea, puisque l’auteur y annonce modestement des « scènes et anecdotes », des « singularités, incidents, faits divers puisés entre les lignes de sa légende » ; mais la lorgnette, tout de même, cherche à « illustrer l’incompréhensible ou l’insoluble », et y parvient parfaitement.
Il y a, oui, de petits morceaux d’existence de celui qui vécut « écartelé entre deux chutes connexes : celle d’une brique sur lui et sa propre glissade dans le néant » et avait peur, après avoir prononcé un discours, de « tomber à terre » parce qu’on lui aurait ôté sa chaise (supposition bouffonne mais angoissante), ce Chestov qui s’appelait en réalité Lev Isaakovitch Schwarzmann (et Nicolas Cavaillès ne se prive pas de décortiquer ce nom et les raisons supposées du changement), comme s’il y avait deux personnes en une, ou une personne « fissurée », divisée en deux : un Chestov « né Schwarzmann » ou un « Schwarzmann né en Chestov »… De quoi « se cogner le front contre le mur », mais surtout de quoi suivre les tribulations d’un philosophe qui aura tenté de franchir les murs qui enferment la liberté, de trouver la faille qui lui aura permis de partir « là-bas ».
Bref, à partir de là, le récit, qui adopte le tutoiement à la fois intime et respectueux, devient plus biographique. Le « là-bas » en question est la Palestine, où Chestov s’est rendu en 1936 avec « certaines attentes, informulées, inconscientes, invisibles », mais où « tu retrouves ta croix, ton épreuve intérieure, ton martyre personnel, aux yeux de tous car ils en font partie, mais surtout dans les sables mouvants de ta solitude. ». Chemin faisant, l’auteur nous gratifie de pages poétiques sur ce pays où la beauté des paysages n’occulte pas les incessants conflits dont ils sont le terrain depuis la nuit des temps, où on ne sait plus « qui est l’infidèle de qui ». C’est en tout cas une « Palestine intérieure », indescriptible, indicible, que Chestov (ou Schwarzmann ?) gardera de son périple, et nous de notre lecture.
Jean-Pierre Longre
21:59 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, récit, francophone, nicolas cavaillès, chestov, black herald press, jean-pierre longre | Facebook | |
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03/05/2019
Francis Bacon et Matthias Grünewald, souffrance et transformation.
Rosamond Richardson, « A terrible beauty ». Francis Bacon : discorder and reality / « Une beauté terrible ». Francis Bacon : désordre et réalité. Ouvrage bilingue, traduit de l’anglais par Blandine Longre. Postfaces de Paul Stubbs et Will Stone. Black Herald Press, 2019.
Rosamond Richardson (1945-2017), écrivaine éclectique, spécialiste entre autres de Dante et de T. S. Eliot, établit ici un rapport circonstancié entre les tableaux de Francis Bacon (1909-1992) et le retable d’Issenheim, de Matthias Grünewald (1475-1528), « œuvre hyperréaliste » dont Bacon, bien qu’athée, reconnut d’emblée « la grandeur ». Pour lui, écrit Rosamond Richardson, la chair souffrante est inextricablement liée à l’expérience de la vie même. « L’horreur de la crucifixion de Grünewald nous contraint à ressentir ce qu’être crucifié peut représenter, tout comme les toiles de Bacon nous contraignent à éprouver la noirceur et la violence de la condition humaine. Deux expériences également choquantes. ». La violence en question est toutefois source de transformation, et celle que Bacon décèle dans le retable et pratique dans ses œuvres peut être considérée comme une quête d’ordre religieux – et l’on sait combien le crucifix fut pour le peintre une image importante. Rosamond Richardson conclut son essai en imaginant « l’artiste vieillissant » voyant « des images de l’homme vaincu, mais aussi, dans les figures aux épouvantables difformités, la vision d’un esprit qui affronte et défie les Furies. ».
Paul Stubbs, poète et philosophe, et Will Stone, poète et traducteur, tous deux amis de Rosamond Richardson, complètent ce volume avec deux « postfaces » qui sont en fait des essais sur l’écrivaine. Le premier, dans « L’amour et la crise religieuse », évoque les conversations qu’il avait avec elle sur le mysticisme, Pascal, Simone Weill, ainsi que la passion qu’il partageait avec elle pour Francis Bacon, et réfléchit à ce propos sur la nature de l’art : « Nous pensions tous deux, me semble-t-il, que tout artiste ou écrivain véritable doit (assurément ?) faire passer le cri avant le verbe ». Will Stone, dans « Le calvaire de Colmar. Un hommage à la vie spirituelle de Rosa Richardson », relate la découverte qu’il fit avec elle des œuvres de Matthias Grünewald réunies dans deux expositions temporaires à Colmar et Karlsruhe, « une expérience unique, qui représentait bien plus qu’une simple visite culturelle » pour celle dont Will Stone affirme que « ses écrits se nourrissent de philosophie, d’histoire, de poésie, pour ne citer que trois de ses passions. ».
Un essai principal et deux textes qui le complètent et se complètent entre eux : ce volume dense en forme de triptyque offre plusieurs pistes de réflexion : sur Francis Bacon et son cheminement artistique, sur le retable d’Issenheim et l’œuvre de Matthias Grünewald, et, surtout, sur la pensée de Rosamond Richardson, dans des perspectives essentiellement esthétiques et spirituelles.
Jean-Pierre Longre
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15/02/2019
Au cœur de l’enquête littéraire
Maxime Decout, Pouvoirs de l’imposture, Les éditions de minuit, 2018
Et voilà la troisième partie de ce que l’on peut appeler une trilogie (provisoirement ? L’exploration n’est sans doute pas achevée). Après la mauvaise foi (En toute mauvaise foi, 2015) et l’imitation (Qui a peur de l’imitation ?, 2017), chez le même éditeur, Maxime Decout poursuit son enquête. En l’occurrence, une enquête avouée, revendiquée, quasiment policière, que l’essayiste partage avec le lecteur, dans son style alerte, narratif, imagé. Une fois n’est pas coutume, commençons par quelques lignes de l’épilogue : « S’il veut faire les choses dans les règles, le détective est tenu, pour achever le livre et couronner son intrigue, de nous réunir tous, suspects, coupables, témoins, adjuvants et lecteurs. Il doit revêtir un air grave, avec quand même une once de malice qui pétille dans le coin de l’œil, et parler d’une voix posée. Tous sont invités à se rassembler dans le petit salon, la bibliothèque ou toute autre pièce de taille convenable, et à s’installer sur des chaises, voire, pour plus de confort puisque la scène peut être passablement longue, sur des fauteuils. ». Les familiers d’Agatha Christie et consorts s’y retrouvent à l’aise, et attendent le fin mot de l’énigme.
Auparavant, Maxime Decout se sera livré avec suspicion aux investigations les plus fouillées sur les différents aspects de la littérature. Après avoir rappelé l’existence de héros imposteurs (le premier et l’un des plus notoires étant Ulysse, alias « personne ») et réuni quelques « larrons » qui « jouent » un rôle, il déroule en quelques chapitres bien ciblés enquêtes et contre-enquêtes, risque un rapprochement circonspect entre littérature et psychanalyse, au détriment de celle-ci (« son caractère réducteur ») : « Si la littérature triomphe de la psychanalyse, c’est que son maître mot est l’imposture inspirée et créatrice. ». Il faut dire que les trois instances romanesques traditionnelles (personnage, narrateur, auteur) se livrent à qui mieux mieux à cette imposture créatrice, car elles n’existent que par les mots, eux-mêmes porteurs d’un « langage falsifié et falsificateur » – et le roman policier en est le modèle le plus patent. Mais pas le seul. Une grande quantité d’écrivains sont ici convoqués, avec certains favoris : les plus suspects, ceux qui prêtent le plus souvent, le plus nettement le flanc aux « épineux problèmes » posés : Borges, Perec, Robbe-Grillet, Nabokov, Calvino, Queneau, Roubaud, Échenoz (sans parler de leurs ancêtres Sterne, Diderot, Poe…, ni de Nathalie Sarraute, mère du « soupçon »). La liste reste ouverte.
Qui est coupable ? L’auteur ? Le narrateur ? Le personnage ? La littérature elle-même ? Ou alors le lecteur, qui consent à « l’illusion romanesque », qui prend plaisir à se laisser tromper ? Eh bien, trahissons allègrement et sans scrupules – car ce qui compte dans l’histoire, ce n’est pas tant la solution que la démarche, le cheminement, pas à pas, de l’enquête. « Face à l’imposture, toute lecture est non seulement une enquête, mais aussi, virtuellement, ce qui désire l’imposture, ce qui se fait complice de ses astuces ou, pire, s’y adonne ».
Jean-Pierre Longre
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28/11/2018
Comment la littérature construit une ville
Pierre-Julien Brunet, Roanne, regards d’écrivains, anthologie littéraire de Roanne et du pays roannais, illustration de couverture et photographies de Dominique Thoral, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2018
Pierre-Julien Brunet avertit d’emblée le lecteur : l’entrée en littérature de Roanne, « ville moyenne à plus d’un titre », « ville-étape », voire « non-lieu » littéraire, s’est faite laborieusement, lentement, grâce à des écrivains de passage d’abord (le fleuve, la route, la voie ferrée y jouent un rôle primordial), puis à certains autres qui en ont fait l’un de leurs lieux de prédilection (au moins momentanément). La composition du livre, sans être complètement chronologique, témoigne de cette progression : trois grandes parties (« Une ville où l’on n’a (longtemps) fait que passer », « Une ville qui s’écrit (pour la première fois ») sous l’Occupation », « Une ville où l’on s’arrête (enfin) »), inaugurées par une entrée en matière de Christian Chavassieux, enfant de Roanne, qui parvient à donner poétiquement une somme d’informations sur l’histoire démographique, économique, politique de sa ville, et prolongées, après un beau poème autobiographique de Daniel Arsand, par la mention de « trois mystères littéraires », comme des points de suspension promettant des révélations à venir…
Si Roanne, donc, semble échapper au prestige littéraire, les « regards d’écrivains » n’en sont pas moins éloquents. Et quels regards ! Ceux de Laurence Sterne, Flora Tristan, Valery Larbaud, Antoine de Saint-Exupéry, Barbara, dans des styles et des genres différents, évoquent leurs passages fugaces ou durables dans la ville ou ses environs. Ceux de Joseph Joffo, Robert Sabatier, David Ponsonby, Georges Montardre-Montforez, Hélène Montardre se fixent sur la période de l’Occupation, les écrivains créant des itinéraires vers Roanne vue comme un but idéal, ou à l’intérieur de la ville (notamment Robert Sabatier et Georges Montardre-Montforez). À noter qu’ici, au milieu des français, se glisse étonnamment un auteur de langue anglaise, David Ponsonby, qui, traduit par Pierre-Julien Brunet, raconte avec verve la vie des autochtones, et, allant au-delà des apparences, « se crée sa propre Roanne ». Puis arrivent les écrivains qui « s’arrêtent » sur une ville devenue sous leur plume lieu romanesque (Michel Tournier et Daniel Arsand), lieu de fiction merveilleuse (Louis Mercier), lieu poétique (Francis Ponge et Christian Degoutte) ; au fil des pages, Roanne devient une véritable « construction littéraire ».
Au-delà de la simple recension (qui pourrait être bien plus longue), les textes de cette anthologie ont été choisis pour leur représentativité et leur valeur littéraires, leur capacité non seulement à intéresser le lecteur, à l’instruire et à le renseigner en détail grâce à des notices et à des notes très précises, mais aussi à l’émouvoir. Outre la présence urbaine et humaine de la ville (qui va de soi, dira-t-on), celle de la nature (l’eau, les arbres, les chemins de campagne) est pour beaucoup dans le charme et la profondeur poétiques de l’ouvrage. Ajoutons que celui-ci est un « beau livre », au plein sens de l’expression : le contenu bien sûr, mais aussi le format, la mise en page et, ponctuant les textes, les illustrations et photographies de Dominique Thoral.
Jean-Pierre Longre
22:28 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, pierre-julien brunet, dominique thoral, publications de l’université de saint-Étienne, jean-pierre longre | Facebook | |
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