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Rechercher : les mots du spectacle en politique

Les méandres d’une existence

Roman, théâtre, francophone, Joseph Danan, Eva Wellesz, Jacques Jouet, Les éditions du Paquebot, Heyoka jeunesse, actes sud-papiers, Jean-Pierre LongreJoseph Danan, La Vie obscure, lettrines et encres d’Eva Wellesz, Les éditions du Paquebot, 2015 

Soixante et onze chapitres, soixante et onze phrases (annoncées de manière claironnante et oulipienne par les « Septante phrases en guise de préface » de Jacques Jouet – qui a eu l’élégance modeste de laisser la primauté du nombre à Joseph Danan). Soixante et onze phrases, donc, qui pour la plupart font une bonne page, si ce n’est deux : c’est dire combien elles sont sinueuses, rebondies, pleines de recoins et de plis qui laissent entrevoir des détails insoupçonnés, des confidences inattendues, des évocations poétiques. Une seule d’entre elles s’impose en un mouvement irrésistible et lapidaire : « Comme une lame de fond montait la Vie obscure. ».

Quelle est-elle, cette « Vie obscure » dont chaque début de chapitre donne une image sous la forme des lettrines sombres sur fond tacheté de gris d’Eva Wellesz ? Elle est la vie (fondée au moins en partie sur l’expérience personnelle) d’un homme qui, envers et contre tout, se voue à l’écriture : théâtre, poésie, narration, « Journal rêvé » devenant poèmes en prose puis « Nouvelles de l’intérieur ». La quête d’éditeurs et de metteurs en scène, les amours de passage, les désirs de notoriété, le refus des compromissions, l’emploi de bureau à la MATMUT (parce qu’il faut bien vivre), les « idées de voyages », les illusions et désillusions que réserve le monde de la littérature, tout y passe, jusqu’au « livre qui n’existait pas » et qu’il voudrait tant écrire, « lancé à pleine vitesse, le cheveu fou, tapant sur son ordinateur beaucoup plus fort qu’il n’est nécessaire »…

L’essentiel se passe aux confins de l’ironie et aux détours des chapitres-phrases labyrinthiques, dans le dédale de ces proses poétiques dont le cheminement suit les méandres d’une existence dans laquelle le réel est un complexe mélange de vie quotidienne et de rêve (diurne ou nocturne), des méandres qui aboutissent à la ligne droite d’un dénouement brusque et surprenant. Proclamons-le avec Jacques Jouet : « C’est la fin qui est le plus drôle. – C’est la fin qui finit mal. – C’est la fin qui est happy end du point de vue du plaisir de la lecture. – Toujours vivant ? – L’auteur ! l’auteur ! – Longue vie à l’auteur ! »

Jean-Pierre Longre

Roman, théâtre, francophone, Joseph Danan, Eva Wellesz, Jacques Jouet, Les éditions du Paquebot, Heyoka jeunesse, actes sud-papiers, Jean-Pierre LongreEn même temps ou à peu près, Joseph Danan a publié Le théâtre des papas, pièce à trois personnages (Papa, Maman et Bébé), qui rappelle qu’il est d’abord un auteur de théâtre, et qu’il écrit volontiers pour les enfants (ce qui évidemment n’exclut pas les adultes).

Le théâtre des papas, illustrations d’Adèle Garceau, Heyoka Jeunesse, Actes Sud-Papiers, 2015.

 

www.leseditionsdupaquebot.com   

www.actes-sud-junior.fr/collections/heyoka  

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25/04/2015 | Lien permanent

« Laisser inventer la main »

Essai, dessin, francophone, Eugène Ionesco, Gallimard, Jean-Pierre LongreEugène Ionesco, Le blanc et le noir, Gallimard, L’imaginaire, 2017

On connaît évidemment le théâtre de Ionesco, moins évidemment ses essais, encore moins ses écrits narratifs. Mais connaît-on son œuvre graphique ? Certes beaucoup plus restreinte que son œuvre littéraire, elle existe bel et bien, dans un esprit créatif similaire à celle-ci. Séjournant à Saint-Gall avec sa femme et sa fille, le dramaturge s’adonna, grâce à des amis, à l’art de la lithographie, et cela donna Le blanc et le noir, publié d’abord en Suisse en 1981, puis en France, chez Gallimard, en 1985. La collection « L’imaginaire », dans laquelle figure cette nouvelle édition, va comme un gant à la main inventive et quelque peu iconoclaste de l’auteur, qui écrit lui-même : « Quand je commence à faire quelque chose, c’est autre chose qui sort. Souvent, c’est mieux, c’est préférable, il faut que le rythme y soit. Le rythme est tout. C’est pour cela, dis-je de nouveau, qu’il faut laisser inventer la main. ».

Les quinze lithographies du livre (en noir et blanc, donc) sont précédées d’une longue introduction et, pour chacune d’entre elles, de commentaires parfois brefs. Pour Ionesco, le dessin semble être une découverte, ou une redécouverte : « Je recommence depuis rien. ». Et à l’imagination s’ajoute « une sincérité totale, naïve. ». À lire ses commentaires, on a l’impression qu'il découvre ses propres dessins, les décrit, les interprète comme peut le faire le lecteur, jusqu’à se questionner. Par exemple, pour le premier, à propos des figures qu’il représente : « Et voici leur chef, le maître, le dictateur, le tyran. Que sont ces quatre têtes déformées, caricaturales qui l’entourent dans les quatre coins de la feuille ? Ce sont ses adjoints, vraisemblablement. ». Ou encore : « Dans le coin de gauche, en haut, encadrée, c’est bien une croix. Une croix bien triste, esseulée. Est-ce parce qu’elle est en manque de crucifié ? Oui, si vous voulez. Mais les pendus ne sont pas de vrais pendus. ».

Essai, dessin, francophone, Eugène Ionesco, Gallimard, Jean-Pierre LongreLes questions que se pose l’auteur à propos de cette œuvre graphique sont celles qu’il se pose à propos de son œuvre écrite. Les commentaires qui relient les images sont parcourus de réflexions non seulement sur le dessin, mais aussi sur la vie et la mort, sur le remords, sur la foi et la religion, sur le théâtre (qui « parle trop » !), sur le silence et le besoin de sérénité. Et la sincérité toujours, qui permet à l’auteur d’insister sur ses propres contradictions – contradictions et dualité qui, en fait, nourrissent son œuvre : « Je me contredis tout le temps, j’affirme tantôt ceci, tantôt cela. » : blanc et noir, oui et non, bien et mal, tragique et comique, avec ces aveux : « Dès ma première pièce de théâtre, je me suis pris à vouloir écrire la tragédie du langage : ce fut comique. […] Tout ce que je dis est double. […] Il y a peu de choses qui séparent l’horrible du comique. ». C’est écrit à propos du théâtre, mais les lithographies qui composent ce livre en sont une illustration expressive, et un aveu de plus.

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Imaginaire

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17/02/2018 | Lien permanent

Ne jamais renoncer

Essai,  autobiographie, anglophone (États-unis), Eva Mozes Kor, Lisa Rojany Buccieri, Blandine Longre, Notes de nuit, Jean-Pierre LongreEva Mozes Kor et Lisa Rojany Buccieri, Survivre un jour de plus. Le récit d’une jumelle de Mengele à Auschwitz. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Notes de nuit, 2018.

On ne s’habituera jamais à l’horreur, et chaque témoignage sur les camps d’extermination apporte son lot de questions sur « l’espèce humaine », à la suite de celles que se pose Robert Antelme. En lisant Survivre un jour de plus, on se demande comment des hommes, des médecins devenus bourreaux, ont pu se rendre coupables des atrocités infligées à leurs victimes sous prétexte d’expérimentations médicales, et comment les victimes – du moins certaines d’entre elles – ont pu résister aux souffrances. Cette résistance, Eva Mozes Kor l’explique par l’amour que sa jumelle Miriam et elle se portaient mutuellement, ce qui constituait un soutien inébranlable : « Nous nous raccrochions l’une à l’autre parce que nous étions des jumelles. Nous comptions l’une sur l’autre parce que nous étions des sœurs. Et parce que nous appartenions à la même famille, nous ne renoncions pas. ». Ajoutons à cela une force de caractère exceptionnelle : « Je ne suis pas morte, me répétais-je. Je refuse de mourir. Je vais me montrer plus futée que ces docteurs, prouver à Mengele qu’il a tort, et sortir d’ici vivante. ».

Âgées de dix ans, Eva et Miriam, Juives nées en Roumanie, ont été déportées à Auschwitz avec leur famille – leurs parents et leurs deux sœurs, qu’elles ne reverront pas. C’est leur long calvaire qu’avec l’étroite collaboration de Lisa Rojany Buccieri l’auteure relate ici : le départ forcé de leur village sous le regard muet d’une population rongée par l’antisémitisme, l’arrivée brutale au camp, les expériences inhumaines faites sur les jumeaux, et donc sur Eva et Miriam, par Mengele et ses sbires, les maladies, la faim, la peur incessante de la séparation et de la mort, mais le courage inaltérable. Enfin la déroute nazie, la libération par les Russes (qui ne manquent pas de mettre en scène le film de la sortie du camp), et la question de l’avenir qui se pose aux deux fillettes maintenant seules : « Nous avions survécu à Auschwitz. Nous avions onze ans. Nous n’avions désormais qu’une question en tête : comment allions-nous rentrer chez nous ? ». Après maints détours, c’est le retour au village de Porţ, le malaise qui les prend en réalisant que ce ne sera plus jamais comme avant, et la volonté de se construire « une nouvelle vie ». Pendant cinq ans elles vivront à Cluj chez leur tante, puis, avec les difficultés que l’on devine sous le régime roumain de l’époque, ce sera le départ pour Israël.

Devenue par la suite américaine, Eva Mozes Kor a fondé « une association de soutien aux jumeaux ayant survécu aux expérimentations de Josef Mengele, et a aidé à faire pression sur plusieurs gouvernements afin que soit retrouvé ce dernier. ». Après le décès de Miriam, elle a ouvert à sa mémoire le « Musée et centre éducatif de la Shoah », et est devenue une ambassadrice de la paix et du pardon – conformément à ce qu’elle espère transmettre aux jeunes générations et qui conclut l’ouvrage : ne jamais renoncer, et pardonner à ses ennemis. Ce livre poignant, illustré par d’émouvantes photos, est à la fois témoignage nécessaire, leçon de courage et « message de pardon ».

Jean-Pierre Longre

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21/05/2018 | Lien permanent

Une percutante symphonie

Roman, francophone, Scholastique Mukasonga, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Scholastique Mukasonga, Cœur tambour, Gallimard, 2016, Folio, 2018

Prisca, jeune Rwandaise « solitaire et rêveuse » (ce qui la met en marge de ses camarades et de sa famille, pour qui la solitude songeuse n’est pas concevable), aime les livres et l’étude, et devient avec l’aide d’un prêtre de la paroisse et l’assentiment de son père une élève promise à de brillantes études. Celles-ci seront malheureusement interrompues à cause de son appartenance à l’ethnie des Tutsis, soumis à un intraitable quota universitaire.

Entre temps, la jeune fille se révèle être une chanteuse à la voix particulièrement adaptée au répertoire afro-américain (jazz, blues, gospels), et parallèlement elle fait en secret la connaissance de Muguiraneza, « La-faiseuse-de-bien », que certains appellent Nyabingui, « esprit très puissant » à la réputation sulfureuse, et qui est aussi Kitami, « la reine du royaume des femmes ». Celle-ci semble donner à Prisca le pouvoir de guérir – et c’est ce qui se passe : le père et la petite sœur de la jeune fille, qui souffraient de graves maladies, sont rétablis lorsqu’elle revient de sa mystérieuse entrevue avec Nyabingui / Kitami, dont elle lit par ailleurs la légende dans le « Carnet du frère Rogatien » datant de 1911.

roman,francophone,scholastique mukasonga,gallimard,jean-pierre longreVie mouvementée que celle de Prisca, qui n’en a pas fini avec les aventures et les métamorphoses. Des musiciens que l’on appelle « les Américains » passent dans la région ; ce sont en fait des tambourinaires venus de Jamaïque, de Guadeloupe et du Rwanda même (ou de l’Ouganda ?), qui font une tournée en Afrique en passant par l’Éthiopie, royaume du « roi des rois », terre sacrée des rastas. Ayant entendu la voix de Prisca, dont le chant devient transe, ils sont pris d’enthousiasme : « Étonnant ! Magnifique ! C’est elle ! C’est elle qu’il nous faut enfin : Prisca, tu fais déjà partie de la troupe. […] Que je sois possédée par un esprit ne semblait ni les inquiéter ni les impressionner : ils considéraient qu’ils avaient trouvé en ma personne la vivante racine de l’ordre de Nyabinghi. ». Après avoir retrouvé « Ruguina », le « Tambour avec un cœur », gigantesque instrument qui va les accompagner dans toutes leurs tournées, ils partent avec Prisca qui profite de l’aubaine pour fuir le Rwanda. Elle va devenir leur chanteuse, « la reine Kitami », dont le destin glorieux et tragique fera l’objet de nombreux reportages, de maints commentaires et de titres plus « tapageurs » les uns que les autres, du genre « Le mystère du tambour sanglant », « Crime et magie noire sous le volcan », « La vengeance du tambour »…

Faute de pouvoir rappeler toutes les péripéties et vanter toutes les qualités de ce roman foisonnant, on dira simplement que Cœur tambour est une percutante symphonie en trois mouvements (allegro : Kitami et ses tambourinaires ; andante : l’histoire de Prisca ; finale : le sacrifice), dont les rythmes, les mystères et les révélations risquent de hanter longtemps les songes du lecteur.

Jean-Pierre Longre

 

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www.scholastiquemukasonga.net  

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29/05/2018 | Lien permanent

« Quarante ans d’explorations et de débats »

Essai, francophone, Philippe Lecarme, L’Harmattan, Jean-Pierre LongrePhilippe Lecarme, Pour la passion d’écrire, un espace de liberté. Les ateliers d’écriture, L’Harmattan, 2017

Qu’est-ce qu’un atelier ? Un lieu où l’on travaille, seul ou à plusieurs, d’une manière artisanale (l’atelier du menuisier) ou artistique (l’atelier du peintre). Le terme s’est étendu à bien des domaines, incluant au passage, outre une construction grammaticale directe (atelier pâtisserie, atelier aquarelle etc.), le volontariat et le plaisir. Effet de mode ? Si c’est le cas pour certains, l’atelier d’écriture a la vie dure, et c’est tant mieux. Philippe Lecarme en témoigne magistralement, après au moins « quarante ans d’explorations et de débats », au cours desquels il a beaucoup lu et beaucoup pratiqué, comme participant et animateur.

Son livre est fondé à la fois sur la recherche et l’expérience, et se veut « utile aux enseignants » et « aux animateurs d’ateliers », « puisque, écrit-il, je n’ai cessé de faire le va-et-vient entre ces deux domaines de pratiques ». Livre foisonnant, qui fait le tour de la question, l’analyse, la synthétise, l’illustre abondamment, le tout sur un ton qui n’exclut ni la critique ni les options personnelles (parfois « à rebrousse-poil »), ni même les petits plaisirs de l’humour légèrement corrosif. Des exemples ? « Dans bien des cercles et clubs de poètes, se rassemblent des dames sensibles quoique opulentes et des messieurs à crinières ; on y écoute poliment les ébauches d’autrui avant de confier au groupe ses propres merveilles. Qui dit poésie dit fleur bleue et petits ruisseaux, émotions tendres et délicates. Je veux bien. Mais il y a tout de même Lautréamont, Aubigné, Artaud, Michaux et quelques autres sires bien peu affables. ». Ou encore : « Rien ne semble plus facile que de “raconter sa vie”. Eh bien, essayez donc ! » ; et de bondir sur cette formule : « Écrire de soi ne va pas de soi ».

Cela dit, c’est du sérieux, du très sérieux même. L’ouvrage dépasse sans doute les autres ouvrages sur les ateliers d’écriture, parce qu’il tient compte de tous, et est le fruit d’une pratique de longue haleine. Je ne me risquerai pas à le résumer ; simplement à dire que la pratique s’appuie sur une réflexion théorique et sur des références multiples, ainsi que sur les travaux des participants (« écrivants », « scripteurs » ?), qui sont les appuis les plus sûrs et les plus divers (collégiens, lycéens, étudiants, adultes consentants et volontaires, publics spécialisés – ou spéciaux). Dans la jungle des références et des expériences, l’auteur tente de frayer, pour lui et pour nous, des chemins larges et rassurants, et il y parvient. Il questionne l’écriture à contraintes, les rapports entre écritures personnelle et collective, entre création, émotions et thérapies, et tient des propos décisifs sur les écritures autobiographiques (à lire absolument : la section intitulée « Quatre-vingt-quinze propositions, regroupées par thèmes », qui réunissent le concret, le pédagogique et le mode d’emploi, à partir de la page 296), sur la nouvelle (à lire tout aussi absolument : les « fiches » sur ce genre et les exemples donnés, à partir de la page 337), sur la poésie et les tentatives fluctuantes pour la caractériser. Bref, en parlant des ateliers, Philippe Lecarme parle de la littérature, d’une littérature pour tous, éloignée de l’élitisme des « coteries » (qu’il dénonce dans un juste aparté sur le mépris dans lequel d’aucuns tiennent le « Off » d’Avignon, ne rendant compte que du festival officiel). Pour lui, « la délimitation entre œuvres légitimes et productions mineures n’a cessé d’être instable et polémique », et les ateliers – en tout cas pour les personnes qui désirent s’y adonner et qui y prennent plaisir – permettent de ressentir, en toute simplicité, « l’infinie complexité » de l’écriture littéraire.

Jean-Pierre Longre

www.editions-harmattan.fr

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02/06/2018 | Lien permanent

Le toucher d’Échenoz

Roman, francophone, Jean Échenoz, Les Éditions de Minuit, Jean-Pierre LongreJean Échenoz, Au piano, Les Éditions de Minuit, 2003, Poche « Double », 2018.

L’enfer, c’est la disparition des autres. Serait-ce une leçon possible de ce roman ? Et d’abord, y a-t-il une leçon ? Au bout du compte, non.

Commençons par le commencement. Un jour, du côté du Parc Monceau, deux silhouettes d’hommes, un grand et un petit, s’avancent en s’entretenant du chapeau que porte l’un deux (tiens, on dirait du Flaubert – Bouvard et Pécuchet – ou du Queneau, entre Le chiendent et Exercices de style)... L’un des deux hommes est le fameux Max Delmarc, dont nous, lecteurs, savons rapidement qu’il va bientôt mourir, ce dont il ne se doute pas lui-même : avantage donné au lecteur sur le personnage, et octroyé par un auteur omnipotent qui se joue des conventions romanesques et autres pactes de lecture. Ainsi pouvons-nous observer à loisir, avec un détachement qui n’exclut pas l’attachement, la vie et la mort du protagoniste.

Roman, francophone, Jean Échenoz, Les Éditions de Minuit, Jean-Pierre LongreCar là encore les lois du roman sont mises à mal : nous n’assistons pas à une « tranche de vie », mais à une tranche de vie et de mort. Max Delmarc connaît les affres du trac (qu’il tente de noyer dans l’alcool) et les triomphes de la virtuosité. Cela ne l’empêche pas de vivre une petite vie ordinaire, entre son impresario, son garde du corps / surveillant Bernie, une sœur présente mais peu visible, et son travail quotidien d’entraînement artistique. Petite vie pianissimo, qui recèle pourtant sa chimère, sa petite fleur bleue à la Novalis – en l’occurrence une certaine Rose, ancien amour de jeunesse jamais déclaré mais toujours présent, dont il poursuit la silhouette improbable et fugitive au cours d’irraisonnables trajets en métro. Nous le savons – et lui n’en avait qu’un inconscient avant-goût, en jouant par exemple deux mouvements de Janácek, « Pressentiment » suivi de « Mort » – cette vie sans exaltation va brusquement s’interrompre, et Max va se retrouver dans un « Centre » dirigé par un certain Béliard (diable bien présentable qui a un homonyme dans Les grandes blondes, où l’on rencontrait aussi Paul Salvador, nouveau nom imposé à Max Delmarc...) ; centre-purgatoire où se côtoient Doris Day (une belle grande blonde plus accessible que Rose) et Dean Martin, et où Max séjourne une semaine avant d’être dirigé vers l’une des deux éternités possibles (« zone parc » ou « zone urbaine » – les tickets de métro ont une importance particulière dans le roman).

Une « divine comédie », avec purgatoire et descente aux Enfers ? Plutôt une « humaine comédie ». La vie avant, la vie après, finalement c’est tout comme ; la mort ne change pas grand-chose, et Max / Paul en fait l’expérience ni amère ni heureuse ; travail, amours, séparations, désillusions, les choses se répètent, sans véritable désespoir ni enthousiasme excessif.

Le relief d’Au piano se bâtit sur l’occupation principale du protagoniste, la musique, à laquelle malgré tout et sans en avoir l’air il tient par-dessus tout, et sur la manière dont est narrée sa vie quotidienne. Le toucher particulier, incisif, percutant, étonnant parfois d’Échenoz est bien là, avec le vagabondage (urbain) dans la syntaxe, les surprises de dernière minute, la distance à la fois ironique et familière, les clins d’œil au lecteur qu’il n’hésite pas à prendre à partie : « Vous, je vous connais, par contre, je vous vois d’ici ». Et nous, pouvons-nous vraiment connaître Jean Échenoz ? Je veux dire ses livres. Nous les lisons, nous les analysons, avec délectation, avec aussi la petite irritation de celui qui sent qu’il y a bien des choses là-dedans, qu’il n’arrive pas à saisir complètement et qu’il doit laisser pour la prochaine fois. C’est le propre de la littérature.

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsdeminuit.fr

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19/06/2018 | Lien permanent

Le « qui » et le « pourquoi »

Roman, anglophone, USA, Roumanie, E. O. Chirovici, Isabelle Maillet, Les Escales, Pocket, Jean-Pierre LongreE. O. Chirovici, Jeux de miroirs, traduit de l’anglais par Isabelle Maillet, Les Escales, 2017, Pocket, 2018

« Quelqu’un a dit un jour qu’une histoire n’a en réalité ni début ni fin ; ce ne sont que des moments choisis subjectivement par le narrateur pour aider le lecteur à situer un événement dans le temps. ». Cette phrase, par laquelle débute un chapitre de Jeux de miroirs, est une bonne approche de la stratégie narrative de l’auteur, mais n’en dit pas toute la complexité. Car trois voix se relaient pour composer un récit qui tourne autour du même événement, l’assassinat de Joseph Wieder, professeur à Princeton, « dans la nuit du 21 au 22 décembre 1987. ». Assassinat jamais élucidé, mais qui aura fait couler beaucoup d’encre.

La première de ces trois voix est celle de Richard Flynn, alors étudiant à l’université en question, épris de sa colocataire, Laura Baines, elle-même très proche du professeur Wieder, une jeune femme troublante qui deviendra un personnage pivot. Longtemps après les événements, Richard décide d’écrire un livre relatant ceux-ci, mais meurt après n’avoir remis que la première partie de son manuscrit à un agent littéraire, la suite restant introuvable. L’agent confie donc l’enquête à un journaliste (la deuxième voix), qui va suivre des pistes biaisées et se heurter à des obstacles inattendus et à des contradictions nombreuses. « J’étais perdu dans une sorte de dédale sans fin. Je m’étais lancé sur la piste du manuscrit de Richard Flynn, et non seulement je ne l’avais pas trouvé, mais j’étais maintenant enseveli sous une montagne de détails à propos de personnes et de faits qui refusaient de s’assembler pour former une image cohérente. ». La troisième voix est celle du policier maintenant à la retraite qui, à l’époque des faits, n’a pu trouver le meurtrier et qui, pour différentes raisons, reprend l’enquête et fait apparaître d’autres protagonistes. Les trois points de vue, bien sûr, éclairent les événements sous des angles fort différents, suggérant des réponses dans lesquelles le lecteur devra trouver sa part de vérité.

Roman, anglophone, USA, Roumanie, E. O. Chirovici, Isabelle Maillet, Les Escales, Pocket, Jean-Pierre LongreOn sait par la « note de l’auteur finale » que celui-ci a publié avec succès plusieurs livres en roumain dans son pays d’origine, et que Jeux de miroirs est son premier roman écrit en anglais. L’adaptation à un nouveau contexte et à une nouvelle langue est réussie (pour autant qu’on puisse en juger sur une traduction). L’atmosphère des universités américaines dans les années 1980, par exemple, est rendue avec beaucoup de réalisme. Surtout, si ce roman est un bon thriller (avec sa dose de mystères et de péripéties), il n’est pas que cela : la psychologie des personnages, le jeu des vérités relatives, le travail de construction labyrinthique y sont primordiaux. Fions-nous aux intentions avouées par E. O. Chirovici lui-même : « Je dirais que mon livre s’attache moins au qui qu’au pourquoi. J’ai toujours pensé qu’au bout de trois cents pages les lecteurs méritaient d’en savoir plus que le seul nom de l’assassin, même obtenu après quantité de rebondissements inattendus. ».

Jean-Pierre Longre

www.lesescales.fr

https://www.lisez.com/pocket/15

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03/12/2018 | Lien permanent

Depuis l’enfance

Récit, autobiographie, francophone, Hervé Bougel, Les Carnets du Dessert de Lune, Jean-Pierre LongreHervé Bougel, Au mois de mai 1968, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2018

C’est un tout petit livre qui dit beaucoup de choses ; dix pages dont chaque paragraphe commence par « Au mois de mai 1968 », sorte d’antérime d’un long poème qui décline, en tableaux successifs, les souvenirs de celui qui était alors un garçon de dix ans vivant dans une petite ville de province.

« Au mois de mai 1968 », donc, la vie ne changeait pas beaucoup de l’habitude, avec ce qui ne relève ni de la misère ni de l’exaltation. Il ne s'agit pas d'une histoire d'ancien combattant... Les images de la révolte ne passaient que par les lucarnes de la télévision à la maison et par la grève des maîtres à l’école. Et pourtant, pour des raisons annexes et complexes, « nos vies furent dévastées. ».

Avançant par touches apparemment simples (ce qui rappelle qu’en matière littéraire, la simplicité se travaille), entre réalisme et impressionnisme, ce récit place l’autobiographie du côté du poème en prose, et le passé du côté de l’immédiateté. À lire rapidement, et à relire lentement.

Jean-Pierre Longre

www.dessertdelune.be

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« De moins en moins blond »

Bande dessinée, francophone, Riad Sattouf, Allary Éditions, Jean-Pierre LongreRiad Sattouf, L’Arabe du futur 4, « Une jeunesse au Moyen-Orient (1987-1992) », Allary Éditions, 2018

Riad grandit, se fait « de moins en moins blond », va changer de coiffure, s’intéresse aux filles, est en butte aux moqueries des copains de classe en France (son nom de famille y est pour beaucoup) et à l’animosité de certains de ses cousins en Syrie qui le traitent de « Juif » et insultent sa mère en faisant courir des bruits sur elle… Bref, la vie ballottée entre le Moyen-Orient et la Bretagne n’est pas toute rose pour le jeune garçon et ses deux petits frères, d’autant que ses parents s’entendent de moins en moins bien : une mère qui ne supporte plus la vie en Syrie et rêve de s’installer définitivement en France, un père de plus en plus religieux, de plus en plus traditionaliste, qui ne s’installerait en France que s’il obtenait un poste en Sorbonne !

Bande dessinée, francophone, Riad Sattouf, Allary Éditions, Jean-Pierre LongreHeureusement, quelques moments souriants et drôles (en particulier avec les grands-parents) mettent un peu de baume entre les crises de colère et de désespoir, et les dessins de Riad Sattouf (dont on voit la vocation s’éveiller ici, avec les fiertés et les déboires que cela lui vaut) sont impayables. Après les trois premiers tomes, ce quatrième, aux dimensions plus qu’importantes, promet lui aussi une suite : quelles vont être les conséquences du « coup d’État » final du père ?

Jean-Pierre Longre

www.allary-editions.fr  

www.riadsattouf.com

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2015/08/20/le-peti...

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02/01/2019 | Lien permanent

Obscurs et fabuleux

autobiographie, anglophone, Richard Ford, Josée Kamoun, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreRichard Ford, Entre eux, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, Éditions de l’Olivier, 2017, Points, 2018

Les vies respectives et communes de Parker Ford et d’Edna Akin, mariés en 1928, n’eurent rien d’extraordinaire. Lui voyageur de commerce, elle l’accompagnant sur les routes du sud des États-Unis avant la naissance tardive (1944) de Richard, ils ont mené une existence sans histoires exceptionnelles jusqu’à la mort prématurée de Parker, qui a laissé un vrai vide – même si, du fait de son métier, il était absent à longueur de semaine, ne rejoignant sa femme et son fils que le vendredi soir. Pour l’enfant en tout cas, la vie familiale n’était pas source de problèmes majeurs. « Ai-je jamais senti le moindre malaise entre eux ? Non. Ma nature d’enfant me donnait à penser qu’en gros, tout allait bien. Néanmoins si le scénario de la vie tend toujours à lisser le quotidien, alors notre vie s’en démarquait. […] Ils m’aimaient, ils me protégeaient, mais dans ma vie tout bougeait, les événements, les objets, les êtres ; j’étais seul les trois quarts du temps, sur la touche. Ce qui ne me dérangeait pas, et ne me dérange pas davantage aujourd’hui. Mais dire que la vie était calme, non. ». Mieux, l’absence paternelle a peut-être permis à Richard de se « rêver une vie privée », et finalement d’être devenu écrivain ; et pourtant le regret est constant chez lui de n’avoir pas pu parler à son père « en adulte ».

autobiographie, anglophone, Richard Ford, Josée Kamoun, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreLa construction du livre est claire : une moitié pour le père, une moitié pour la mère, qui a vécu bien plus longtemps que son mari, d’où les rapports privilégiés entretenus avec son fils. « A-t-on jamais une “relation” avec sa mère ? Je crois que non. Nous, ma mère et moi, n’avons jamais été unis par un lien classique, que ce lien repose sur le devoir, le regret, la culpabilité, la gêne ou la courtoisie. L’amour, qui n’est jamais classique, nous mettait à l’abri de tout. Nous pensions qu’il était solide et il l’était. ».

On s’en aperçoit, il ne s’agit pas seulement dans cette autobiographie d’un récit d’enfance. Il s’agit aussi d’une réflexion sur la vision que les enfants ont de leurs parents et sur la vérité des souvenirs – réflexion qui ponctue régulièrement le récit. « La vie de nos parents nous échappe en partie, pas de leur fait mais du nôtre, et dans ces conditions s’apercevoir qu’on ne sait pas tout est affaire de respect car les enfants rétrécissent le cadre de référence de tout ce à quoi ils appartiennent. Alors qu’être dans l’ignorance de la vie d’autrui, ou la réduire à un objet de spéculations, confère à cette vie une latitude qui rapproche de sa vérité. ». Et pour affirmer, vérifier en quelque sorte l’authenticité des faits et des sentiments ici rapportés, il y a les photographies : portraits, photos du couple avec ou sans le jeune Richard, de la famille (les « beaux-parents » Bennie et Essie), cliché joyeux de Richard avec sa femme, bien plus tard… Nostalgie et documents font bon ménage, ce qui n’exclut pas les nombreuses questions sur la relativité de l’existence et sur les aléas de la destinée.

Entre eux est à la fois questionnement et autobiographie, document et récit ; c’est surtout un bel hommage rendu à deux êtres à la fois ordinaires et singuliers, devenus dignes d’intérêt par la grâce de l’amour et de l’écriture, et un bel hommage à la vie. « Quand on m’interroge sur mon enfance, je réponds toujours qu’elle a été fabuleuse et que mes parents étaient fabuleux. Rien n’a changé sur ce point avec ce livre. Mais ce que j’ai compris en l’écrivant, c’est qu’à l’intérieur de ce cercle “fabuleux”, ce qu’il y avait de plus intime, de plus important, de plus satisfaisant et de plus nécessaire filtrait « entre eux », à l’exclusion de toute autre personne. Et, en particulier, de moi. On aurait tort de croire qu’un fils s’en porte nécessairement plus mal. À bien des égards, le constat est encourageant car il préserve ce mystère optimiste : pour attentif qu’on soit, une large part de ce qui advient nous échappe. ».

Jean-Pierre Longre

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