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Rechercher : les mots du spectacle en politique

« Sais-tu ce que je suis ? »

roman, anglophone, Nigeria, Akwaeke Emezi, blandine longre, gallimard, jean-pierre longreAkwaeke Emezi, La Mort de Vivek Oji, traduit de l’anglais (Nigeria) par Blandine Longre, Gallimard, « Du monde entier », 2023

« Je ne suis pas ce qu’on croit. […] Et, jour après jour, j’avais du mal à vivre en sachant que les autres me voyaient d’une certaine façon, en sachant qu’ils se trompaient, qu’ils se trompaient lourdement, que le vrai moi était invisible à leurs yeux. » Ainsi s’exprime Vivek, à l’un des moments où sa voix se fait entendre dans le récit où s’expriment tour à tour le jeune protagoniste, son cousin et confident Osita et l’instance narrative extérieure.

Différent, donc, Vivek l’est, cachant à ses parents sa vraie nature que ne connaissent qu’Osita et leurs jeunes amies chez qui il se réfugie régulièrement. Ses parents, Kavita et Chika, le voient dépérir peu à peu, et sa mère se laisse peu à peu persuader par sa belle-sœur Mary de le faire « délivrer » par un pasteur, dans un exorcisme brutal. Échec, bien sûr, et brouille familiale. Finalement, un jour d’émeutes et d’incendie du marché, les parents vont découvrir le cadavre de leur fils mystérieusement déposé devant la porte de leur habitation. Que s’est-il passé ? Sont-ils indirectement responsables de sa mort ? Kavita a-t-elle manqué d’amour pour son fils ? « Ce n’est qu’une fois qu’il était devenu un homme qu’elle prit conscience qu’elle ne pouvait plus l’atteindre, qu’il s’en était allé, si loin que son corps était désormais privé de souffle. Nul autre qu’elle ne pouvait éprouver cette perte de toute une vie. » C’est seulement après sa mort que les parents de Vivek sauront qui était vraiment leur fils.

La construction complexe du roman, dans ses va-et-vient temporels et dans le croisement des voix qu’il fait entendre, est à l’image de la société nigériane qu’il dépeint dans sa diversité et sa vivacité, dans sa langue même (le glossaire final est à cet égard bien utile), une société faite de non-dits et de paroles sincères, de gestes coutumiers et d’attitudes modernes. Surtout, cette construction donne à ressentir le plus crucialement les émotions des âmes, le pathétique des situations, l’injustice des réactions et l’imminence des questions d’identité. Le dramatique destin de Vivek, issu de l’aveuglement familial et social, est pourtant un pas en avant vers la connaissance et la compréhension humaines.

Jean-Pierre Longre

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15/07/2023 | Lien permanent

Les révélations du train de nuit

Roman, francophone, Philippe Besson, Julliard, Pocket, Jean-Pierre LongrePhilippe Besson, Paris-Briançon, Julliard, 2022, Pocket, 2023

Les trains font partie des lieux propices aux rencontres de hasard, à l’émergence d’affinités insoupçonnées, éphémères ou durables, sait-on jamais. L’Intercités de nuit n° 5789, qui fait le trajet de Paris-Austerlitz à Briançon en passant par Valence, Crest, Die, Luc-en-Diois, Veynes, Gap, Chorges, Embrun, Mont-Dauphin-Guillestre et L’Argentière-les-Écrins en fait partie, et Philippe Besson dirige son objectif sur une dizaine de voyageurs que rien, au départ, ne relie. Les chapitres du début sont consacrés aux portraits individuels : un médecin généraliste, un jeune moniteur de ski, une jeune femme et ses deux enfants, un couple de retraités militants syndicalistes, un VRP bon vivant, une petite bande de jeunes étudiants.

Les personnages ainsi campés avec un art consommé du portrait et une empathie sous-jacente mais évidente, les liens se nouent, les confidences s’échangent, la sensibilité émerge sous la carapace des apparences ; le huis-clos agit comme un cocon propice à l’expression de l’intimité, des secrets, de la sensualité, comme un révélateur de ce qui sans ce voyage serait resté enfoui dans les mémoires, les cœurs et les esprits, comme lorsqu’Alexis, le médecin, avoue ses difficultés familiales à Victor, le jeune sportif, ou lorsque Julia, la jeune femme, se confie entièrement à Serge, le VRP : « Il ne s’attendait pas à ça. Dans son interrogation entraient de la sympathie et le désir d’entamer une discussion puisqu’ils sont voués à rester un bout de temps dans cet habitacle et que le sommeil est loin de les gagner, mais il n’envisageait pas que cette femme viderait son sac, encore moins avec une telle rapidité. » Ou encore lorsque Catherine, la retraitée, dévoile la maladie de son mari à ses jeunes voisins de compartiment…

Moments de confiance, presque de bonheur, si l’on ne sentait pas planer sur tout cela une menace. Quelques phrases disséminées çà et là annoncent un malheur : « Difficile de croire que c’est une nuit pour mourir », ou « Ce qui est terrible, c’est de savoir comment tout cela va finir. » Laissons donc au lecteur la découverte du dénouement tragique, qui ne bénéficiera même pas de la compassion requise, à cause de notre « époque vulgaire, où plus rien n’est privé, où tout est spectacle, et surtout la souffrance, surtout la désolation, où la décence pèse si peu devant la prétendue « priorité à l’information », où le goût de l’immédiateté prive de tout discernement, où les dommages collatéraux constituent un détail dérisoire. », de notre « époque accusatoire où il faut nommer des coupables, souvent sans preuves, les traîner dans la boue, les offrir à la vindicte populaire, et qu’importe s’il est démontré in fine qu’ils n’y étaient pour rien. » Voilà des ressentiments clairement ciblés, qui mettent en relief la magnifique leçon d’humanité que nous donne Paris-Briançon.

Jean-Pierre Longre

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19/09/2023 | Lien permanent

Un « habitus clivé »

Roman, francophone, Fabrice Caro, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreFabrice Caro, Samouraï, Gallimard, 2022, Folio, 2023

Après le départ de Lisa, qui l’a quitté pour un universitaire fort sérieux, Alan a deux tâches principales à accomplir : surveiller la piscine des voisins partis en vacances, et écrire un « roman sérieux », sur les injonctions de ladite Lisa, ce qui pourrait « susciter chez elle une admiration qui, durant ces longs mois, lui a fait défaut, et tant pis si c’est trop tard. » Sa première grande idée, tout de suite soumise à son éditrice : « un livre somme, un livre fleuve » racontant, d’une manière romancée, l’épopée de ses grands-parents espagnols arrivés en France pour fuir le régime de Franco ; il se voit, dès la parution, invité dans de prestigieuses émissions littéraires, jouant le grand écrivain…

Hélas, rien ne marche ; la page reste blanche, tandis que la piscine des voisins devient verte, de plus en plus, une piscine « horriblement verte » à la surface de laquelle apparaissent de drôles de bestioles qui ont tendance à se multiplier. Une autre idée de roman ? La disparition, dans les environs, d’une jeune femme sur laquelle il imagine un récit-enquête. Évidemment, la première page restera blanche.

Il faut dire qu’Alan n’est pas fait pour la réussite. Ni en amour (les jeunes femmes que lui présentent avec insistance ses amis pour remplacer Lisa, même s’il les trouve bien sous tous rapports, n’ont pas l’air d’emporter son adhésion sentimentale), ni en littérature (son roman précédent n’a eu aucun succès, et l’actuel est mal parti), ni en société (par rapport à laquelle il se sent toujours en décalage), ni en bricolage (il faut voir son absolu complexe d’infériorité face au vendeur de Bricorama, qui ne cache pas son mépris)…

Tout cela donne un récit à l’humour parfois corrosif, parfois doux, courant en filigrane sous la prose ou explosant franchement en formules éclatantes. Une amie diagnostique par exemple un « habitus clivé » pour notre narrateur désemparé chez qui on perçoit « un déséquilibre permanent entre son soi social d’origine et son soi social d’adoption ». Dans Samouraï comme ailleurs, l’humour de Fabrice Caro est impayable mais non gratuit.

Jean-Pierre Longre

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26/10/2023 | Lien permanent

Musicothérapie au XVIIIe siècle

Essai, francophone, musique, Ménuret de Chambaud, Étienne Sainte-Marie, Joseph-Louis Roger, Philippe Sarrasin Robichaud, éditions Manucius, Jean-Pierre LongreMénuret de Chambaud, Effets de la musique, suivi de : Étienne Sainte-Marie, Préface du Traité des effets de la musique sur le corps humain de Joseph-Louis Roger. Édition et présentation de Philippe Sarrasin Robichaud, éditions Manucius, 2021

Au XVIIIe siècle, on débattait volontiers à propos de la nature de la musique et de ses répercussions sur le corps et le cœur humains. Pour Rameau, par exemple, les sons et leurs vibrations agissent sur l’intellect et le corps, tandis que pour Rousseau c’est le cœur et la sensibilité qui sont touchés par l’harmonie. Entre les deux fameux compositeurs-philosophes, les points de vue paraissent donc antinomiques, mais ils semblent se rejoindre sous la plume d’auteurs méconnus qui se sont intéressés en particulier aux « effets thérapeutiques de la musique », selon la formule que Philippe Sarrasin Robichaud emploie dans sa présentation. Encore une fois, les éditions Manucius ont mis au jour des textes précieux qui, bien qu’ils datent de près de trois siècles, restent d’une fraîche actualité.

Dans Effets de la musique, Jean-Joseph Ménuret de Chambaud reprend d’une manière synthétique, en se fondant sur des exemples puisés dans la mythologie (le chant merveilleux d’Orphée, entre autres) et dans la réalité (de l’antiquité aux temps modernes), les diverses influences que la musique exerce sur le comportement des animaux, mais surtout sur les corps, les esprits et les cœurs des humains, plus particulièrement sur leur santé. « C’est principalement sur les hommes plus susceptibles des différentes impressions, et plus capables de sentir le plaisir qu’excite la musique, qu’elle opère de plus grands prodiges, soit en faisant naître et animant les passions, soit en produisant sur le corps des changements analogues à ceux qu’elle opère sur les corps bruts. » Il rapporte comment certains médecins ont utilisé la musique avec succès comme « remède universel », en l’adaptant aux différentes sortes de maladies.  Selon plusieurs observations, on peut prescrire la musique en tenant compte de « la nature de la maladie », du « goût du malade », de « l’effet de quelques sons sur la maladie » - en prenant soin d’ « éviter la musique dans les maux de tête et d’oreilles surtout. » Tout est donc précisément prévu, sachant que les sons musicaux ne sont pas « jetés » au hasard, mais « combinés suivant des règles constantes, unies et variées suivant les principes démontrés de l’harmonie. »

Le second texte porte sur le Traité des effets de la musique sur le corps humain de Joseph-Louis Roger (synthétisé, donc, pour L’Encyclopédie par Ménuret de Chambaud). Dans cette préface, Étienne Sainte-Marie résume les théories de l’auteur, qui tiennent, on l’aura compris, de ce qu’on appelle de nos jours la musicothérapie. D’après l’auteur, « l’homme renferme en lui trois centres principaux d’activité, qui composent toute son existence, et qui réunis donnent la somme entière des ses forces et de ses moyens : la vie animale, la vie morale et la vie intellectuelle », entre lesquelles il faut trouver un équilibre ; une sensibilité exacerbée, notamment, produit la méchanceté, ce qui explique que des hommes cruels « ont aimé la musique avec passion » (l’auteur évoque Néron, mais nous pourrions maintenant trouver maints autres exemples, chez les  bourreaux nazis notamment). Malgré tout, la musique est apte à préserver « l’ordre et l’harmonie », elle est « indispensable à l’homme qui vit dans le tourbillon du monde. »

Si ce n’étaient les références historiques ou morales et, parfois, le style ou le lexique, on oublierait que ces textes, qui ont une même source et se complètent très bien l’un l’autre, ont été écrits au XVIIIe siècle. Toutes les époques, et la nôtre en particulier, peuvent prendre en considération cette assertion : « L’influence de la musique devient chaque jour plus nécessaire dans ce siècle corrompu.»

Jean-Pierre Longre

 

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20/01/2022 | Lien permanent

Mère et fils

Récit, autobiographie, francophone, Édouard Louis, Le Seuil, Jean-Pierre LongreLire, relire... Édouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme, Éditions du Seuil, 2021, Points, 2022

Il a beau faire, beau dire, beau écrire, Édouard Louis n’en a pas tout à fait fini avec Eddy Bellegueule. Après son fameux livre de 2014, il a malgré tout pris en 2018 la défense de son père, violent mais maltraité par l’injustice sociale (Qui a tué mon père, Le Seuil), et trois ans plus tard il retrace ce qu’il appelle les « combats et métamorphoses » de sa mère.

 

Cette mère sur qui le malheur s’est acharné – deux maris au mieux indifférents, au pire violents, des grossesses répétées, la misère nourrie par l’alcool, la honte « de notre maison, de notre pauvreté »… Et malgré cela, la volonté de s’en sortir, la recherche d’un bonheur qui paraît illusoire, trompeur : « J’avais tellement l’habitude de la voir malheureuse à la maison, le bonheur sur son visage m’apparaissait comme un scandale, une duperie, un mensonge qu’il fallait démasquer le plus vite possible. » Pourtant elle le trouvera en rompant avec la résignation, en se rapprochant de son fils, en trouvant un emploi, en s’installant à Paris avec un nouveau compagnon, en s’adaptant à la vie citadine jusqu’à transformer son langage, en rencontrant d’autres gens (même Catherine Deneuve, le temps de fumer une cigarette avec elle !).

récit,autobiographie,francophone,Édouard louis,le seuil,jean-pierre longrePar petites touches mémorielles, en faisant alterner la troisième personne narrative et la deuxième personne empathique, avec, comme des preuves visuelles, quelques photos en noir en blanc, Édouard Louis rend un tendre hommage à une mère avec laquelle il a partagé beaucoup de malheurs, quelques joies, et finalement le bonheur. « Comment le dire sans être naïf ou sans avoir l’air d’employer une expression toute faite, idiote : j’étais ému de te voir heureuse. » Certes, il a l’air de se défendre de faire de la littérature : « On m’a dit que la littérature ne devait jamais tenter d’expliquer, seulement illustrer la réalité, et j’écris pour expliquer et comprendre la vie. » Mais il suffit de quelques traces d’émotion, de quelques pages d’une poésie intense sur l’existence passée (voyez par exemple, un peu avant la fin, ces versets qui résonnent comme une incantation) pour que le témoignage sensible, l’hommage évocateur se transforment en œuvre littéraire.

Jean-Pierre Longre

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www.editionspoints.com 

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06/04/2022 | Lien permanent

Comment l'exprimer?

Roman, anglophone, Jessica Moor, Alexandre Prouvèze, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Jessica Moor, Les femmes qui craignaient les hommes, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Alexandre Prouvèze, Belfond, 2021, Pocket, 2022

Une petite ville près de Manchester. Le corps de Katie Straw est retrouvé dans la rivière, en aval d’un pont d’où elle est vraisemblablement tombée. Suicide ? Accident ? Meurtre ? L’inspecteur Whitworth va mener l’enquête, en commençant par interroger les pensionnaires du « refuge », vaste demeure qui abrite des femmes fuyant la violence de leurs maris ou compagnons, et où Katie était employée. Valerie Redwood, l’intraitable directrice du lieu, met tout de suite les choses au clair : « J’ignore si vous savez quelles pensionnaires se retrouvent dans ce genre de refuge, mais soyez bien conscient que notre priorité absolue est de les protéger contre des menaces réelles de féminicides. Nous faisons attention. Katie faisait attention. […] Elles comptent sur moi pour ça, pas sur vous. Pas sur la police ou les tribunaux. Sur moi, mes compétences et la sécurité que leur apporte ce bâtiment. »

roman,anglophone,jessica moor,alexandre prouvèze,belfond,jean-pierre longreL’intrigue policière va tenir sa place, mais parallèlement et en alternance, c’est aux diverses formes de maltraitance que la lectrice et le lecteur sont confrontés : brutalité physique ou morale, violence ouverte ou insidieuse… Compagnes, épouses, filles sont en proie à l’emprise d’hommes qui n’ont pas forcément une conscience claire de leurs méfaits, ou au contraire dont la perversité a trouvé des cibles adéquates. En tout cas, Jessica Moor, qui connaît bien la question, analyse avec finesse et clarté les caractéristiques psychologiques et sociales de cette plaie récurrente.

Une analyse, certes, mais qui passe par le suspense narratif. Les chapitres intitulés « Avant » remontent dans le passé de Katie, dont on apprend qu’elle a dû changer d’identité, prise dans un piège masculin particulièrement retors ; et dans les chapitres intitulés « Maintenant », on suit le cheminement de l’enquête, dont la résolution nécessiterait que les pensionnaires disent tout ce qu’elles savent. Mais peuvent-elles parler, dévoiler ce qu’elles ont vécu, ce qu’elles ont vu, revenir sur des faits et méfaits qu’elles voudraient occulter et oublier ? À la fois victimes et détentrices de secrets, solidaires mais apeurées, elles restent souvent bloquées devant la parole révélatrice, comme Jenny, l’une d’entre elles, l’exprime à sa manière : « Je pourrais dire à ce flic ce qui s’est passé, le pourquoi et le comment. Il deviendrait mauvais, c’est sûr. Mais peut-être qu’il me croirait, à la fin, quand tout le reste aurait été nettoyé. Mais la mort a ses entrées partout. Je veux dire que c’est à ce moment-là que j’ai su que j’y arriverais pas. Mais peut-être que je le savais déjà. Depuis le début. Que j’allais jamais réussir à le faire, jamais réussir à venir en aide à Katie, jamais réussir à être aussi courageuse. » Les femmes qui craignaient les hommes est un roman dont la noirceur résonne au pluriel.

Jean-Pierre Longre

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13/04/2022 | Lien permanent

« Musique interdite »

Histoire, musique, anglophone, Michael Haas, Blandine Longre, Elisabeth Willenz, Notes de nuitMichael Haas, Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis. Traduit de l’anglais par Blandine Longre, avec le concours d’Elisabeth Willenz pour les citations en allemand, Notes de nuit, 2022

Présentation :

« En 1933, quand Hitler arrive au pouvoir en Allemagne, le monde musical, davantage que tout autre, compte d’innombrables Juifs qui deviennent aussitôt une cible pour le régime national-socialiste. Dans Musique interdite. Les compositeurs juifs persécutés par les nazis, Michael Haas commence par dresser un panorama politico-historique de la situation paradoxale des Juifs, dans les États germanophones, depuis le XIXe siècle, replaçant la progression de l’antisémitisme austro-allemand dans un contexte musical où l’assimilation juive se trouve rapidement confrontée à des attaques virulentes, notamment de la part de Richard Wagner. Après une période de créativité intense jusqu’aux années 1930, les compositeurs juifs, mais aussi les interprètes, les chefs d’orchestre, les critiques ou les éditeurs de musique, sont impitoyablement persécutés par les nazis, et ceux qui ne trouvent pas refuge dans l’exil connaîtront un sort tragique. Dans cet ouvrage foisonnant, l’auteur s’efforce de réhabiliter des musiciens et des œuvres trop longtemps abandonnés à l’oubli. »

www.notesdenuit-editions.net

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19/05/2022 | Lien permanent

Solitudes et longueur de temps

Nouvelle, francophone, Benoit Meunier, Ab irato, Jean-Pierre LongreBenoit Meunier, Désertiques, Ab irato, 2022

Trois nouvelles, trois déserts, trois êtres aussi étranges que solitaires, pour lesquels le temps et l’existence ne se mesurent pas à l’aune habituelle.

Il y a d’abord celui qui vit (survit, végète ?) sur une montagne qu’il parcourt en tous sens, créant un complexe réseau de sentiers, et où les objets banals (mottes de terre, feuilles mortes, bâton…) deviennent des sortes de trésors ; une montagne dont il ne descend que pour en trouver une autre, infatigable Sisyphe randonneur, et avec laquelle il semble se confondre. Il y a ensuite le gardien d’une station-service où jamais ne s’arrête une automobile, espèce de Bagdad-Café bordé de rails vides et à l’horizon duquel ne passent que de rares individus, et dont le bâtiment, jusqu’au siège où est assis notre bonhomme, est envahi par un imbroglio de cactus qui l’empêche de bouger. Il ne vit que par son regard, son dialogue avec quelques bêtes et des souvenirs de jeux à caractère surréaliste. Et il y a celui qui, avec sa brouette, transporte inlassablement d’un tas à l’autre du minerai où se cachent des pépites d’or, dans un environnement totalement minéral, « sans oublier de faire une pause tous les trois mois pour boire un peu de l’eau qui sort du robinet de l’atelier, et respirer de temps en temps » ; lui aussi, traçant d’éternels sillons, soliloque et erre dans son monde, « citoyen de la mine » qui est sa vie, son horizon immuable.

Chaque texte a son style, qui colle au personnage décrit, à sa parole intérieure, à ses obsessions, chaque texte a son décor particulier, ses paysages, ses objets. Mais maints points communs justifient leur réunion en recueil : l’atmosphère, que l’on peut qualifier de kafkaïenne, avec çà et là des décalages surréalistes, et aussi des motifs récurrents – cactus, petits animaux du désert plus ou moins amicaux, plus ou moins repoussants, le « détachement souverain » des personnages, leurs tentatives de révolte et leur fuite vers… un autre désert ?

Ce qui hante chacun d’entre eux, notre pousseur de brouette le formule mentalement par la plume poétique de l’auteur : « Il se doute qu’il y a de l’autre côté des collines, des régions diverses et nouvelles qu’il aimerait traverser : des plaines arides, plates et nues, dont le sol blanchi n’est qu’une immense croûte de sel craquelée qui s’étend à perte de vue, barrée à l’horizon par une fine bande de terre à peine visible ; des dunes de sable au drapé soyeux, négligemment disposées au hasard des vents ; des chicots de basalte circulaires et verticaux, isolés, dressés comme des colonnes dont la base est enfouie dans un monticule de débris, assez larges au sommet pour y bâtir une ville ; des acacias noirs et tordus, fossilisés depuis des siècles ; des plateaux verdoyants ; des buissons d’épines, des dalles de granit, des lacs salés ; et plus loin des villes, des forêts, des fleuves et des rivières ; et chaque région est un nouveau désert, et chaque désert possède sa faune, sa flore et son système. » Jacques Dutronc chantait jadis : « Le monde entier est un cactus » ; Benoit Meunier, dans ce triptyque dont les composantes dépassent largement les limites de leurs cadres, nous dit : « Le monde entier est un désert ».

Jean-Pierre Longre

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20/11/2022 | Lien permanent

Quête poétique et métaphysique

Poésie, anglophone, Paul Stubbs, Blandine Longre, Black Herald Press, Jean-Pierre LongrePaul Stubbs, Une anatomie de l’icône / An Anatomy of the Icon, traduit de l’anglais par Blandine Longre, Black Herald Press, 2022

En 2008, Paul Stubbs publiait The Icon Maker (Arc Publications, Royaume-Uni). Plusieurs textes de ce recueil sont maintenant, grâce à l’édition bilingue d’Une anatomie de l’icône, mis à la disposition des lecteurs francophones, avec des modifications tenant compte de lectures et de réflexions approfondies sur les rapports entre la foi et Dieu, le mysticisme et l’imaginaire.

En une succession prosodique relativement régulière (alternance de quatrains et de distiques), les poèmes se présentent sous la forme d’ensembles disparates. Il y a de longs développements descriptifs ou interrogatifs consécutifs à une méditation philosophique et métaphysique, et à l’inverse de brèves visions qui sont autant de constats sur « l’infinie solitude de Dieu au gouvernail », sur la « chaise vide de l’homme » ou sur un tableau de Francis Bacon, par exemple. Tout cela suivant des registres variés, traduisant la quête intérieure et l’interrogation angoissée, rendues vivantes par l’intervention de personnages connus : le créateur lui-même, le pape, l’enfant Jésus « désaimé, abandonné » (« d’après Jérôme Bosch »), Satan (« qui incarnes-tu à présent ? une chimère ? un dragon ? »), le prêtre (« le plus grand des magiciens / Créateur d’illusion… ») – et le poète décline ainsi les métaphores (les icônes) apparues dans son « temple imaginatif ».

Poésie, anglophone, Paul Stubbs, Blandine Longre, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreCette déclinaison n’est pas sans tâtonnements, qui peuvent faire voisiner le doute et l’évidence, mêler le pessimisme et l’humour, comme dans une désopilante et désespérante « Vente aux enchères » dont les lots peuvent être « le fossile / de la dernière espèce sur terre / à avoir péché », « une cassette vidéo contenant le / dernier moment connu de beauté sur la planète terre » ou « la seule copie de la côte humaine »… Tâtonnements dans les registres, et aussi dans les choix génériques : tout est poésie, certes, mais souvent sous une forme concrètement narrative ou descriptive, et parfois sous une forme théâtrale achevée ou non, comme dans le « Canevas d’une pièce en un acte sur la résurrection », le « Court monologue du pape » ou les ultimes pages mettant en scène les gestes et actions des aveugles. Enfin, tâtonnements dans la syntaxe même, avec çà et là des phrases trébuchantes, des formules grammaticalement redondantes, comme pour surmonter les hésitations « dans un style au rythme désolé d’un déambulateur monomaniaque », selon l’auteur lui-même. Sous la plume de Paul Stubbs, la poésie est une quête assidue, scrupuleuse, précaire, intense et infinie de ce qui se dissimule derrière les apparences, sous la surface de l’icône.

Jean-Pierre Longre

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11/05/2023 | Lien permanent

« Voir un peu de la vraie vie »

Roman, francophone, Paul Fournel, P.O.L., Jean-Pierre LongrePaul Fournel, Le Livre de Gabert, P.O.L., 2023

C’est à Chamoison (village imaginaire mais conforme à la réalité), en Haute-Loire (département bien connu de Paul Fournel) que Gabert, écrivain ventru lassé de Paris et des prix à payer pour y survivre, s’est retiré pour « écrire à pas cher » et développer son imagination pleine de visions fantastiques et monstrueuses. Sa vie s’organise, entre l’écriture nocturne de « polars ruraux » et la fréquentation progressive des gens du village, dont il découvre bon gré mal gré les habitudes, voire les petits secrets. Il fera même un peu l’écrivain public bénévole pour des courriers administratifs ou des lettres d’amour. Lors de ses déjeuners quotidiens dans le bistrot de Tréport, il rencontre les hommes importants du village jouant à la belote, discutant foot et télé… Côté féminin il y a Lune, qui fréquente assidûment les mâles et qui aime se promener dans la campagne avec Gabert, Lola, la voisine éleveuse de brebis et sa fille Magali, une Zazie rurale, qui vient très souvent au logis de Gabert se faire raconter des histoires.

Il faut dire que l’auteur a de la suite dans les idées et le sens du pittoresque humain. On retrouve dans Le Livre de Gabert des personnages bien connus des lecteurs de Paul Fournel : la grosse Claudine et ses propos acerbes, la veuve Waserman qui habite dans son garage, les frères Bandelmas et leur manège, d’autres encore, croisés dans Les grosses rêveuses, Foraine et ailleurs. Une vraie Comédie Humaine… Et puis, très important : Gabert retrouve Jeune-Vieille (Geneviève), amie d’enfance et collègue en écriture, qui fut la protagoniste d’un roman précédent – où d’ailleurs nous croisâmes Gabert. Ils se revoient à plusieurs reprises, passent ensemble de beaux moments d’amour, et parlent livres et éditeurs.

Car le roman est pour Paul Fournel une nouvelle occasion (sinon le propos essentiel) de nous faire pénétrer dans le monde mystérieux de l’édition. Écrire des romans noirs à petit succès, cela va un moment ; mais Jeune-Vieille est persuadée que son ami peut aller plus loin. Tandis qu’elle va chercher la gloire ailleurs, elle le confie à Robert Dubois, éditeur à l’ancienne, comme on l’a su dans un roman précédent, La Liseuse : « Geneviève m’a conseillé de te lire et de te faire écrire le contraire de ce que tu écris pour te tirer hors de tes routines et t’aérer la tête. Elle est sûre que tu caches un bon livre quelque part en toi et que tu dois le faire sortir. « Un livre d’amour », m’a-t-elle dit, le livre de Gabert. » On ne le connaîtra pas, ce livre ; on saura seulement qu’il l’écrira le jour, contrairement à ses romans noirs, et qu’il s’agira de « raconter juste ce qu’il voit, repousser ce qu’il imagine. » « Voir un peu de la vraie vie. Pendant trop longtemps, il n’avait pas su débusquer le mouvement dans l’immobilité, traquer le bruit dans le silence. Et puis, peu à peu, c’est ce monde qu’il ne voyait pas qui est venu se construire et s’imposer dans son livre. » Pour peu, on dirait bien que Le Livre de Gabert est « le Livre de Fournel ».

Jean-Pierre Longre

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18/05/2023 | Lien permanent

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