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Rechercher : les mots du spectacle en politique

Du rock et des cadavres

Roman, policier, musique, Jean-Jacques Nuel, éditions Héraclite, Jean-Pierre LongreJean-Jacques Nuel, Décibels mortels, éditions Héraclite, 2024

Dans sa retraite bourguignonne, Brice Noval, le désormais fameux détective privé, reçoit des messages à répétition frisant le harcèlement, puis l’étrange visite d’un ami de jeunesse perdu de vue, qui est pratiquement devenu son voisin. Ancien chanteur sans talent d’un groupe de rock (bizarrement nommé Édith Ticket) tentant pâlement et sans vergogne d’imiter les Rolling Stones, pourquoi ce Gilles Nottat tient-il tant à voir son ancien condisciple de la Faculté des Lettres de Lyon ?

Nous voilà ainsi plongés, sur fond de musique des années 1980 et de paroles de chansons, dans des énigmes où se mêlent une légende médiévale, un château près de Tournus, la quête d’un trésor, la disparition d’un « bootleg » (enregistrement pirate de concert) et des meurtres à résoudre – ce dont, bien sûr, Brice Noval s’acquittera après maintes péripéties.

Comme souvent, Jean-Jacques Nuel écrit en pays connu, et utilise à bon escient les connaissances qu’il a de ses deux patries : « Les collines et les superbes vallonnements qui font du Clunisois l’un des plus beaux paysages de France », et la ville de Lyon qui recèle tant de mystères et d’histoires curieuses, telle celle du « Gros Caillou » de la Croix-Rousse. Et, outre le suspense policier, c’est ce qui fait le charme de ces fictions, qui n’excluent pas les éléments autobiographiques et les souvenirs enthousiastes qu’il entraîne dans son sillage. « Ce roman me permet aussi de rendre hommage au rock’n roll, cette musique de ma jeunesse qui a accompagné toute ma vie. » Un bel aveu !

Jean-Pierre Longre

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11/08/2024 | Lien permanent

Un nouveau roman de Rachel Cusk

roman, anglophone, rachel cusk, blandine longre, gallimardRachel Cusk, Parade, traduit de l’anglais par Blandine Longre, « Du monde entier », Gallimard, 2024

Présentation de l’éditeur :

« Quatre destins d’artistes d’horizons différents se croisent et se mêlent. Ils ont tous en commun de porter la même initiale, G, et d’être confrontés à la violence dans leur élan créatif. Il y a le peintre G, qui décide du jour au lendemain de peindre ses toiles à l’envers, malgré la consternation de sa femme. Une directrice de musée témoin d’une chute mortelle en pleine rétrospective de la célèbre G. Ou encore la jeune et brillante G, dont le mari tente de contrôler l’existence. Quant au cinéaste G, il est contraint par la mort imminente de sa mère de refaire face à ses premières années.

Création artistique, féminité, violence et deuil sont au cœur de ce curieux texte radical et fascinant. L’écriture libre et le récit fragmenté offrent une expérience parfaitement inédite, toujours à la frontière entre fiction et réalité. Avec Parade, Rachel Cusk signe un nouveau roman stylistiquement et intellectuellement virevoltant. »

Chronique à venir

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19/09/2024 | Lien permanent

L’écriture contre l’effacement

Essai, francophone, Maxime Decout, éditions Corti, Jean-Pierre LongreMaxime Decout, Faire trace, les écritures de la Shoah, éditions Corti, 2023

Le projet du « Reichsführer-SS » Heinrich Himmler, exécuteur des basses œuvres de Hitler, était non seulement d’exterminer les Juifs, de « faire disparaître ce peuple de la terre », mais aussi d’éliminer toute trace de cette extermination, d’emporter le secret « dans la tombe ». « L’entreprise nazie […] relève d’une triple destruction : destruction d’un peuple, destruction de sa mémoire, destruction des traces de son anéantissement. » Maxime Decout, dans son livre, propose de montrer comment la littérature lutte contre l’effacement, et il le fait avec une précision particulièrement documentée, issue de recherches concernant des textes de toutes sortes.

Il s’agit d’abord  de « cerner la part occultée de l’extermination » à partir d’« œuvres survivantes » telles que les écrits d’André Schwartz-Bart et de Tadeuz Borowski, ou les images de Claude Lanzmann dans Shoah ; ce sont aussi les œuvres parvenues « par-delà la mort de leur auteur » (la plus célèbre étant le journal d’Anne Frank), et qui « ouvrent un espace de résistance essentiel dans lequel l’écriture s’est dressée contre une extermination si généralisée qu’elle la mettrait elle-même en péril. » Dans un deuxième temps, l’auteur étudie ce qu’il appelle « un puissant mal d’archive », posant entre autres la question du rapport entre fiction et « authenticité du témoignage », ainsi que celle des sources. Car le document se transformant en œuvre littéraire devient plus visible, plus intense, tentant ainsi de dire l’indicible. L’exemple de Charlotte Delbo qui, plus tard que Rousset et Antelme, livre son témoignage sous forme de constat morcelé, en « paragraphes disloqués » confinant à la poésie, est particulièrement significatif. Une importante section consacrée à Perec et à son autobiographie W ou le souvenir d’enfance pose la question du rôle de la construction littéraire dans la « réhabilitation » des faits. De même Modiano, qui aborde le problème tour à tour par le biais de la fiction (Voyage de noces) et par celui du récit de quête (Dora Bruder). La quête, en outre, peut suive « la trame générale d’une histoire collective et les destins singuliers des individus sur lesquels elle porte. »

Au fil de l’ouvrage, particulièrement riche en références d’œuvres et d’auteurs, Maxime Decout insiste ouvertement ou en filigrane sur le rôle du lecteur, qui doit endosser une double mission : « relayer à son tour l’éradication des faits par le génocide et faire survivre le texte. » Mieux que le « tourisme mémoriel » consécutif à « l’industrie de la mémoire », c’est dans l’art et la littérature que nous trouverons la capacité d’affronter « le monstre de la mémoire et l’effacement des traces. »

Jean-Pierre Longre

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08/12/2023 | Lien permanent

Queneau de nouveau

Roman, francophone, Raymond Queneau, Henri Godard, Jean-Philippe Coen, Jean-Pierre Longre, Suzanne Meyer-Bagoly, Gilbert Pestureau, Emmanuël Souchier et Madeleine Velguth, Gallimard, Bibliothèque de la PléiadeRaymond Queneau, Œuvres complètes II, Romans tome I. Édition publiée sous la direction d'Henri Godard avec la collaboration de Jean-Philippe Coen, Jean-Pierre Longre, Suzanne Meyer-Bagoly, Gilbert Pestureau, Emmanuël Souchier et Madeleine Velguth, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, n° 485, 2002, rééd. 2023

Appendices : Textes et documents inédits relatifs aux romans publiés dans ce volume - Technique du roman. Le Chiendent - Gueule de pierre - Les Derniers jours - Odile - Les Enfants du limon - Un Rude hiver - Les Temps mêlés - Pierrot mon ami.

Présentation:

Queneau n'est pas un romancier comme les autres. Il l'est si peu qu'on ne pense pas toujours spontanément à lui comme à un romancier, bien qu'il ait publié treize romans. Peut-être est-ce dû à son parti pris du rire et du jeu, à sa volonté d'amuser le lecteur et de s'amuser lui-même. Queneau ne serait-il pas un écrivain sérieux ? Le ton drolatique qu'il adopte a pu parfois dissimuler les autres facettes de sa personnalité de romancier : sa volonté d'être le témoin du monde et de l'histoire de son temps, ou son besoin de donner figure par l'imaginaire à des interrogations existentielles. Il est non moins vrai que l'on trouve au cœur même de ses romans des orientations moins évidemment « romanesques » : par certains côtés, Queneau reste surréaliste malgré sa rupture avec le groupe de Breton ; il est aussi philosophe, et en particulier un philosophe de la langue et des mathématiques ; et il est passionné d'anthropologie, de psychanalyse, d'histoire des religions - sans parler de son attirance, sans doute moins connue, pour le gnosticisme et l'ésotérisme.

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02/12/2023 | Lien permanent

L’art, l’amour, les échecs

Roman, francophone, Antoine Choplin, Buchet/Chastel, Points, Jean-Pierre LongreAntoine Choplin, Partie italienne, Buchet/Chastel , 2022, Points, 2023

Gaspar, artiste en vogue amateur d’échecs (le jeu) et d’anagrammes (autre jeu), a quitté Paris, ses contraintes, ses mondanités et ses sollicitations (notamment celles, toujours pressantes, de son agente Amandine), pour se réfugier à Rome, où il passe beaucoup de son temps Campo de’ Fiori, au pied de la statue de Giordano Bruno, à affronter pacifiquement ceux qui veulent bien jouer une partie d’échecs avec lui.

Ceux, et celles. Un jour s’assoit face à lui une jeune femme qui s’avère être une redoutable adversaire, avec laquelle les rencontres vont se renouveler au-delà du jeu, se transformant peu à peu en rencontres amoureuses. Si Gaspar est venu à Rome pour se changer les idées, elle, Marya, est venue de son pays, la Hongrie, pour le vin (elle est œnologue), et surtout pour retrouver les traces de « feuilles de parties » d’échecs jouées par son grand-père, Simon Papp, mort à Auschwitz après y avoir été obligé de disputer des parties avec l’un de ses geôliers, Achill Flantzer. « Ces feuilles de parties, reprend Marya, sont le seul écho qui puisse nous parvenir de ses derniers mois au camp. De ses dernières semaines. Jours même, qui sait. Les coups qu’il a joués à ce moment-là, comme des paroles ultimes. Des messages dans une bouteille jetée à la mer juste avant le naufrage. »

La recherche dans laquelle elle entraîne Gaspar, et qui passe par le Vatican, les mène chez un ermite des Abruzzes et va aboutir à une ultime partie disputée en pleine nuit, à la lueur des bougies, au pied de la statue de Giordano Bruno, avant la séparation du couple. Mais Gaspar n’en a pas fini avec le philosophe victime de l’inquisition, qui va faire l’objet d’une performance artistique spectaculaire en plein Paris figurant « l’émerveillement, la révolte ». Ajoutons à cela l’amour, puisqu’il est, avec l’art et les échecs, au cœur de ce roman à la fois ludique et grave, multiple et singulier.

Jean-Pierre Longre

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14/04/2024 | Lien permanent

« Collés contre des vitres troubles »

Roman, francophone, Jean-Baptiste Andrea, L’Iconoclaste, Collection Proche, Jean-Pierre LongreJean-Baptiste Andrea, Des diables et des saints, L’Iconoclaste, 2021, Collection Proche, 2023.

Sauf quelques exceptions, les Prix Goncourt ne reposent pas sur du sable. Les lauréats ont généralement et précédemment à leur actif des ouvrages solides, parfois ignorés. Avant d’obtenir le sien pour Veiller sur elle (dont on trouvera ailleurs qu’ici de nombreuses recensions), Jean-Baptiste Andrea avait publié avec un succès mérité quelques romans, dont Des diables et des saints.

Pianiste se produisant partout où il trouve un instrument, gares, aéroports et autres lieux publics, Joe va nous faire des confidences, nous raconter sa vie à partir du moment où il fut victime d’une « infirmité [qui] ne figure pas dans les encyclopédies médicales ». Après seize ans d’une vie sous la houlette de parents pleins de projets pour lui et frisant selon lui la tyrannie, élève d’un professeur de piano d’une exigence tout aussi ferme, il perd brusquement tout cela, ce bonheur insoupçonné, lorsque ses parents et sa sœur meurent dans un accident d’avion. « De toutes les malédictions des prophètes, de toutes les pestilences qui ravagent la terre, j’avais attrapé la pire. J’étais orphelin comme on est lépreux, phtisique, pestiféré. Incurable. »

Alors va se dérouler une vie « aux Confins », orphelinat qui porte bien son nom, et qui est mené par un prêtre retors, diable déguisé en saint, servi par un ex militaire aussi brutal que borné ; un prêtre qui, paradoxalement, se décerne le titre de « père », « en vertu d’un pouvoir décerné par l’État », et qui en profite pour manier le goupillon avec un zèle cynique, allant jusqu’à enfermer les enfants trop rétifs, « brebis égarées », dans « l’Oubli », un cachot humide et sordide. Joe tient seulement grâce à son amitié attentive pour un garçon fragile et mutique, aux souvenirs de ses leçons avec son professeur Rothenberg qui lui faisait jouer du Beethoven, exclusivement du Beethoven, grâce aussi à un amour peu à peu révélé pour Rose, à qui il est chargé de donner des cours de piano, ainsi qu’aux réunions clandestines de la « Vigie », petit groupe de pensionnaires guettant la nuit et rêvant de s’enfuir, ce qui leur fera courir les pires risques.

« Johann Sebastien Bach, orphelin. Caravaggio, orphelin. Ella Fitzgerald, Coco Chanel, orphelines. Anton Bruckner, Louis Armstrong, Ray Charles, John Lennon, Billy the Kid, Tolstoï, Chaplin, orphelins. Et mille visages en cet instant, mille visages que nous ne connaissons pas, pas encore en tout cas, collés contre les vitres troubles, orphelins. » Ajoutons-y Joe, « le vieux qui joue du piano », et dont Jean-Baptiste Andrea a su nous faire vivre avec une implacable émotion le passé terrible et malgré tout jamais désespéré, toujours en attente du bonheur, au rythme de la musique et de l’amitié, une vie où se côtoient et parfois se confondent diables et saints.

Jean-Pierre Longre

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05/05/2024 | Lien permanent

Maria Anna, Clara, Fanny, Alma et les autres

Essai, musique, histoire, francophone, Aliette de Laleu, éditions Stock, Jean-Pierre LongreLire, relire... Aliette de Laleu, Mozart était une femme, « Histoire de la musique classique au féminin », Stock, 2022, Champs Flammarion, 2024

Maria Anna Mozart a été injustement oubliée ; ou si l’on en parle, c’est uniquement en tant que sœur du grand Wolfgang Amadeus. D’où le titre emblématique du livre d’Aliette de Laleu, qui introduit son « Histoire de la musique classique au féminin » en évoquant les sœurs de… (Maria Anna Mozart, donc, ou Fanny Mendelssohn) et les épouses de… (Clara Schumann, Alma Mahler…). « Combien de Maria Anna Mozart n’ont pas pu développer leur talent ou leur art parce que femmes ? »

L’autrice ne prétend pas faire une étude exhaustive sur les compositrices, interprètes ou cheffes d’orchestre sans lesquelles le patrimoine musical ne serait pas ce qu’il est, mais qui « ont été exclues du monde de la musique ». Toutefois, en dénonçant les préjugés tenaces, les oublis plus ou moins délibérés, les exclusions abusives, elle comble les importantes lacunes qui jonchent l’histoire de la musique. Car il y a parmi ces « effacées » des génies qui, si elles avaient été hommes, auraient connu la gloire.

essai,musique,histoire,francophone,aliette de laleu,éditions stock,jean-pierre longreConstruit avec la clarté de la chronologie, l’ouvrage nous mène de l’antiquité (Sappho bien sûr) à l’époque contemporaine (qui paradoxalement a vu décliner la création féminine) en passant par le Moyen Âge (Hildegarde de Bingen, « star historique », ou, beaucoup moins connues, les « trobairitz », qui chantaient « pour le plaisir »), puis par la période baroque (avec, par exemple, un questionnement sur le rôle d’Anna Magdalena Bach), la période classique (notamment les révolutionnaires comme Hélène de Montgeroult), le Romantisme (les sœurs ou épouses de…), l’époque moderne (les sœurs Boulanger, les premières grandes cheffes etc.), et le XXe siècle, qui laisse des questions en suspens…

L’étonnant, c’est que sur le nombre considérable de femmes musiciennes, si peu aient laissé un nom dans l’Histoire. Aliette de Laleu nous fait comprendre combien l’injustice des hommes a pesé sur cette absence. Injustice liée aux préjugés, par exemple, sur la prétendue incapacité des femmes à jouer de tel ou tel instrument, ou tout simplement à jouer dans un orchestre symphonique ; liée aussi à la condescendance manifestée à l’encontre de celles qui réussissent à diriger un orchestre (en réaction, de bienvenus orchestres féminins ont été créés au fil des années, et les conservatoires, sous la pression, ont ouvert leurs classes aux jeunes filles). Bref, si l’on veut avoir une vision réelle de l’histoire de la musique, il faut lire ce livre, qui donne aussi de belles idées d’auditions d’œuvres trop méconnues et de lectures complémentaires. Et espérons, comme Aliette de Laleu, que son travail, à la fois très documenté et tout à fait accessible, portera ses fruits.

Jean-Pierre Longre

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02/07/2024 | Lien permanent

Le surineur et l’écrivain

Essai, autobiographie, Salman Rushdie, Gérard Meudal, Gallimard, Jean-Pierre LongreSalman Rushdie, Le Couteau, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Gallimard, 2024

« Je n’ai jamais vu le couteau ou du moins je n’en ai aucun souvenir. […] Elle a été bien assez efficace, cette arme invisible, et elle a accompli sa tâche. » L’attaque de Salman Rushdie en août 2022 par un homme armé d’un couteau a défrayé la chronique, et on pourrait se demander pourquoi l’écrivain revient sur cette affaire. Comprendre. Comprendre ce qui s’est passé avant, dans la tête du « A » (le nom qu’il donne à son agresseur), puis pendant les vingt-sept secondes de l’attaque, « dans le seul moment d’intimité que nous partagerons jamais. » Et raconter en détail les interminables soins qu’il a fallu endurer pour revenir à la vie, non par miracle (Rushdie n’y croit pas), mais grâce à la médecine et, peut-être, à la chance – le tout relaté avec quelques pointes d’humour bienvenues, à l’instar des surnoms donnés aux médecins spécialistes (le Docteur U pour l’urologue, le Docteur Œil, le Docteur Main etc.)

Solidairement, il y a l’amour et l’art, qui forment des cercles concentriques au cœur et autour du récit médical et psychologique. La rencontre d’Eliza et le bonheur qu’elle apporte, la « petite famille aimante [qui] s’était solidairement constituée autour de moi : mes deux fils, ma sœur, ses deux filles et une nouvelle génération qui commençait à apparaître », les amis dont plusieurs ne sont pas épargnés par la maladie…

La souffrance, la multiplicité des soins n’empêchent pas (les favorisent peut-être) les références littéraires, les allusions à une culture sans exclusives, ni surtout la réflexion, notamment les questions que se pose la victime sur celui qui a tenté de l’assassiner. Comment aller au plus profond ? En utilisant ce qui est à la portée du véritable écrivain : passer par l’imaginaire pour approcher le réel ; et voici un épisode crucial du livre : « Dans ce chapitre, j’ai rapporté une conversation qui n’a jamais eu lieu entre moi et l’homme que j’ai rencontré une seule fois dans ma vie pendant seulement vingt-sept secondes. » C’est ainsi que les choses importantes sont dites. Au surineur, endoctriné par un certain « Imam Yutubi » (humour thérapeutique), et après s’être souvenu des suites des Versets sataniques : « Vous pouviez envisager un meurtre parce que vous étiez incapable de rire. » Au même, et surtout au lecteur : « L’art défie l’orthodoxie. Le rejeter ou le vilipender pour ce qu’il est c’est ne pas comprendre sa nature. L’art place la vision personnelle de l’artiste en opposition aux idées reçues de son temps. […] L’art n’est pas un luxe. C’est l’essence même de notre humanité et il n’exige aucune protection particulière si ce n’est le droit d’exister. » À deux doigts de la mort, et de si belles vérités…

Jean-Pierre Longre

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23/07/2024 | Lien permanent

Puissance de la légèreté

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongrePatrick Modiano, La danseuse, Gallimard, 2023

Elle est à peu près la seule à ne pas avoir de nom, mais aussi « la seule dont on pourrait retrouver des photos », et dont il reste au narrateur (qui lui non plus n’a pas de nom) des bribes de souvenirs précis, dans un désordre chronologique dont il voudrait reconstituer le puzzle. À côté du personnage de « la danseuse », il y a son fils, le petit Pierre, dont le père a dû disparaître ; il y a Hovine, que le narrateur, alors jeune homme, relaie pour garder Pierre ; il y a Boris Kniaseff, le professeur de danse ; il y a Verzini, qui a rendu bien des services et sait bien des choses sur le passé, l’éditeur Maurice Girodias, Pola Hubersen, femme au séduisant mystère, d’autres encore qui remontent à la surface de la mémoire et qui parfois suscitent la frayeur, comme cette sorte de « revenant » qui attend la danseuse sur son chemin.

Livre poids plume (95 pages) mais d’une incontestable densité, due à la concentration des souvenirs et à la condensation du temps (« Et soudain, ce 8 janvier 2023, il me sembla que cela n’avait plus aucune importance. Ni la danseuse ni Pierre n’appartenaient au passé mais à un présent éternel. »), La danseuse est un hymne à la légèreté, surtout celle du personnage principal qui pourrait bien « s’envoler, traverser les murs et les plafonds et déboucher à l’air libre, sur le boulevard. »

Cette légèreté est contagieuse ; du moins la recherche de cette légèreté, dans l’écriture même. Patrick Modiano semble livrer ici une sorte de testament littéraire calqué sur les conseils de Kniaseff, le professeur de danse : « Il fallait d’abord que le corps s’épuise pour atteindre à la légèreté et à la fluidité des mouvements des jambes et des bras. […] Alors on éprouvait un soulagement, celui d’être libéré des lois de la pesanteur, comme dans les rêves où votre corps flotte dans l’air ou dans le vide. » Appliquez cela à l’écriture, et vous aurez le bref roman, ou plutôt le long poème d’un auteur qui tente d’épuiser toutes les ressources de l’esprit et, malgré les apparences, ne laisse rien au hasard.

Jean-Pierre Longre

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28/02/2024 | Lien permanent

« La passion des baguettes »

Essai, francophone, autobiographie, musique, jazz, Alain Gerber, Frémeaux & Associés, Jean-Pierre LongreAlain Gerber, Deux petits bouts de bois, une autobiographie de la batterie de jazz, Frémeaux & Associés, 2024

On connaît l’érudition jazzistique d’Alain Gerber. On savait moins, jusqu’à maintenant, qu’il pratique depuis longtemps un instrument complexe et majeur de la musique de jazz : la batterie ; en amateur, avoue-t-il modestement, mais tout de même… Une pratique à laquelle il s’adonne encore au moins une heure par jour dans un sien cabanon isolé, ce qui lui évite les récriminations du voisinage telles qu’il les a connues lorsqu’il habitait en appartement (on pouvait s'y attendre, l’humour et la malice de sont pas absents de certaines anecdotes jalonnant cette « autobiographie de la batterie de jazz ». Voir aussi, par exemple, un furtif portrait d’André Malraux, qui dans un prestigieux restaurant lui servant de cantine « semblait tenir son propre rôle », un autre d’une Catherine Deneuve « piétinant devant un mur » chaussée de « pataugas à talons » durant le tournage d’un film…).

Difficile de mesurer toutes les dimensions de ce livre foisonnant, conduit effectivement par l’histoire des paires de baguettes pour lesquelles l’auteur avoue une véritable passion, ce qui ne l’empêche pas d’utiliser sans vergogne un vocabulaire quasiment amoureux pour décrire ses relations avec les cymbales. La science exhaustive du jazz n’est pas venue toute seule, et la dimension autobiographique laisse le champ libre non seulement à l’apprentissage de la batterie, mais aussi à l’acquisition de la connaissance des jazzmen, de leurs prestations dans les caves et surtout de leurs disques, avec des références précises aux grands batteurs concédées à qui veut y prêter l’oreille ; ils sont tous là, de Kenny Clarke à Ringo Starr (oui), en passant par Jo Jones, André Ceccarelli, Max Roach, Georges Paczynski, Buddy Rich, Elvin Jones, Art Blakey, Baby Dodds, Gene Krupa, Connie Kay ou Daniel Humair.

Mais la science musicale n’occulte pas le reste, car Alain Gerber le reconnaît, il « cultive l’art (l’art ou la marotte ?) de la digression. » L’autobiographie n’est pas seulement celle de la batterie, mais aussi celle de l’auteur en personne : la rencontre décisive de l’amour, les « petits boulots » de jeunesse pour survivre, les voyages et, bien sûr, parallèlement à la musique, la littérature. Écoutons-le, dans son inimitable style nourri de paradoxes : « Quel état des lieux suis-je en mesure de dresser ce matin, si je compare mon itinéraire d’instrumentiste à celui d’homme de plume ? D’un côté, je sais de mieux en mieux ce que je devrais faire avec mes tambours et mes cymbales, mais j’en reste largement incapable ; de l’autre, je vois très bien ce qu’il ne faut pas faire et, sauf exception, ne parviens toujours pas à m’en empêcher. » Un parallèle dont il s’étonne lui-même, mais qui est d’un riche enseignement sur la puissance de ces petits instruments que sont les baguettes et le stylo, utilisés au départ sans ambition démesurée par quelqu’un qui doute de ses capacités, ne se sent pas à sa place, comme lors de ses débuts à France Culture (on le lui a fait sentir plus tard lorsqu’il en fut brusquement exclu), et qui dit avoir « fait des pieds et des mains pour entrer dans le rang. Le rang des non-alignés ».

Sans doute. Mais ce « non-aligné » nous en apprend toujours plus, sur le jazz, sur le style littéraire (cultiver la « simplicité » – pas si simple), sur la vie culturelle, sur la vie tout court. Sans parler du plaisir toujours recommencé, jamais le même, de la lecture. Et si l’auteur de ces lignes perdait un jour la mémoire, il ne se pardonnerait pas de ne pas retenir malgré tout cette formule : « C’est toute l’énigme de la musique : avec elle, ou l’on touche au sacré, ou l’on ne touche à rien du tout. »

Jean-Pierre Longre

 

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21/02/2024 | Lien permanent

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