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Rechercher : les mots du spectacle en politique

Meurtres sur la voie ferrée

Roman policier, Italie, Alessandro Perissinotto, Patrick Vighetti, La Fosse aux ours, Folio, Jean-Pierre Longre

 Alessandro Perissinotto, Train 8017, traduit de l’italien par Patrick Vighetti, La fosse aux ours, 2004, Folio Policier, 2008

 

Dans un roman précédent, La chanson de Colombano, Alessandro Perissinotto avait su combiner intrigue policière et roman historique, en mettant en scène un quadruple meurtre commis au XVIe siècle dans les montagnes de Suse, meurtre dont fut accusé le tailleur de pierres Colombano Romean. L’écrivain turinois récidive, toujours brillamment, dans Train 8017, avec des faits et des personnages d’une époque bien plus récente, dans un contexte historique bien différent.

 

Nous sommes en 1946 (exactement entre le 13 juin et le 3 juillet), c’est-à-dire peu après la Libération de l’Italie, en une période qui mêle à la joie d’une paix retrouvée les souvenirs difficiles et les règlements de compte politiques. Adelmo Baudino va mener une enquête toute personnelle et non officielle sur des meurtres de cheminots liés, il s’en apercevra rapidement, à une catastrophe ferroviaire qui a effectivement eu lieu dans la nuit du 2 au 3 mars 1944 à Balvano (province de Potenza). Cette enquête permettra à Adelmo d’une part de renouer avec son passé d’inspecteur de la police ferroviaire, en oubliant ses ennuis présents, d’autre part de résoudre, avec l’aide de son ami Berto, une énigme particulièrement ardue. Plus profondément, et au-delà des dangers auxquels il s’expose, c’est la haine des nazis et des fascistes, une haine profondément ancrée en lui, qui le guide : « Pour la première fois, il sentait que son enquête n’était pas un simple jeu, un pari sur son avenir : c’était un combat, une guerre ; non, la guerre n’était pas terminée ».

 

Cette enquête permet en outre au lecteur de voyager, dans le temps et dans l’espace : selon un habile mélange de fiction et de réalité, mieux connaître une période troublée dans laquelle s’enchâsse l’évocation d’une autre période troublée, dans un pays qu’en France on classe trop rapidement, pour ce qui concerne les années en question, dans une unique catégorie ; et mieux connaître ce pays, où l’on voyage entre le Nord et le Sud, entre Turin et Naples. Le plaisir n’est pas seulement lié au récit historique et policier : il y a l’écriture, les évocations pittoresques des régions traversées (une vivante description de Naples par exemple), le rythme des énumérations (dont certaines cependant connotent la mort violente), l’art des dialogues et des monologues intérieurs… Il s’agit donc bien de littérature, et nous devons savoir gré à Patrick Vighetti, le traducteur, comme à l’éditeur lyonnais La fosse aux ours, de faire connaître un écrivain véritable, qui plus est un voisin.

 

Jean-Pierre Longre

 

 

http://www.lekti-ecriture.com/editeurs/-La-fosse-aux-ours,126-.html

 

 

www.gallimard.fr/foliopolicier

 

http://nuke.alessandroperissinotto.it/France/tabid/485/Default.aspx

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15/12/2010 | Lien permanent

« Tout n’est pas perdu »

Nouvelle, francophone, Anthelme Bonnard, Pierre Autin-Grenier, Finitude, Jean-Pierre LongrePierre Autin-Grenier, C’est tous les jours comme ça, Finitude, 2010. Grand prix de l'humour noir 2011

Le temps, laissé à lui-même, s’écoule à son propre rythme, parfois plus lentement que prévu, ce qui permet à Anthelme Bonnard, observateur familier, étonné, révolté de la vie quotidienne, de se dire : « Je continuerai donc à étourdir mes vieux jours à la fabrication de ma dentelle à la main […] pour la beauté du geste, aussi pour m’occuper l’esprit et tenter de me soustraire, autant que faire se peut, à la turbulente inquiétude du lendemain ». Et cela pour « une petite poignée de fidèles ».

Soyons heureux d’en faire partie, tels les « happy few » de Stendhal ! Et ainsi de pouvoir lire C’est tous les jours comme ça, un livre plein de petites chroniques comme il y en a dans Une histoire (Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée, L’éternité est inutile), trilogie parue entre 1996 et 2002 chez Gallimard (L’Arpenteur) – faut-il le rappeler ? Les brefs récits de Pierre Autin-Grenier (ou Anthelme Bonnard), donc, se situent dans la continuité, mais tout est relatif : le ton est parfois plus acerbe, le contexte souvent plus mouvementé, l’engagement plus marqué. Le décor est un beau pastel de la vie quotidienne locale (lyonnaise, en l’occurrence), entre Croix-Rousse et Guillotière, une vie de voisinage, où les bistrots et les petits commerces sont des repères familiers, une vie de solitude où, parfois, il ne se passe rien d’exceptionnel… Mais une vie sans cesse menacée par les excès de la répression policière, par les soupçons pesants dignes de la Stasi ou de la Securitate, par la violence qu’engendre une situation politique portant, tapis au fond d’elle, les signes de la dictature et du totalitarisme.

Nous assistons, dans ce qu’il faut tout de même appeler des fictions, à un incessant combat entre la tranquille vie de quartier et la brutalité de la société, entre la chaleur des relations humaines et l’aveuglement glacial des institutions nationales. Cela nous vaut des fables morales et sociales, des relations sanglantes et des versions fantastiques de faits divers, des passages kafkaïens, des pages épiques (comme celle qui décrit un pauvre cortège funèbre devenant « considérable rassemblement » et presque « grand chambardement »).

Ce pourrait être noir, déprimant, désespérant… Ce serait sans compter avec l’écriture jubilatoire de Pierre Autin-Grenier, son goût pour l’humour bien entendu, son art de la phrase ciselée, son sens du mot juste et de l’image marquante, la musique de sa prose. Il n’est d’ailleurs pas anodin de remarquer que les deux derniers textes s’intitulent respectivement « Jazzman » et « Musique ». Tant que l’on peut encore écrire, lire, jouer, chanter, écouter, savourer, il y a de l’espoir. « Tout n’est donc pas perdu, je me dis, et d’une certaine façon, avec cette envolée de notes dans la rue, c’est le combat vers la légèreté et la lumière qui continue ».

Jean-Pierre Longre

www.finitude.fr  

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L’Histoire et le Roman

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreMilena Agus, Luciana Castellina, Prends garde, traduit de l’italien par Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, 2015, Liana Levi Piccolo, mars 2016.

Prix Méditerranée étranger 2015 

L’histoire des Pouilles entre 1943 et 1946 est tourmentée, complexe, violente. Histoire politique (le sort de l’Italie après la chute de Mussolini et le débarquement des alliés), histoire sociale (la misère des ouvriers agricoles et leurs révoltes contre les propriétaires terriens). Le mérite de Luciana Castellina, écrivaine et journaliste engagée à gauche, est de retracer d’une manière vivante, détaillée, claire, ces épisodes d’un passé trop vite oublié. Cela à partir d’un événement survenu le 7 mars 1946 sur la place principale de la ville d’Andria, entre Foggia et Bari, où des milliers de personnes s’étaient rassemblées pour écouter le discours du fameux syndicaliste Giuseppe Di Vittorio : un ou deux coups de feu furent tirés depuis la riche demeure des sœurs Porro, issues d’une grande famille locale. Les pages qui suivent décrivent donc le contexte historique, local et national,  situant les faits.

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreRetournons le livre. Même illustration, mais cette fois le titre Prends garde est précédé d’un autre nom : Milena Agus. La romancière sarde, devenue célèbre avec son Mal de pierres (2007), est partie du même épisode, les coups de feu tirés sur la place d’Andria. Symétriquement à la relation fidèle de la réalité historique, la fiction romanesque nous fait pénétrer dans la demeure toujours fermée des sœurs Porro, vieilles héritières d’une tradition composée de piété, de charité, de gestes routiniers, de non-dits, de conservatisme. Celle qui nous y emmène et qui nous les fait connaître de l’intérieur est du même monde qu’elles, mais plus ouverte, révoltée, extravagante (du moins aux yeux de ses semblables) : « Gracieuses, raides et efflanquées, elles l’accueillaient, elle, pataude et replète, qui, assise sur le sofa avec les jambes trop écartées, faisait la révolution. Elles l’écoutaient, prenaient peur, et riaient en se cachant la bouche. ».

Roman, Histoire, Italie, Milena Agus, Luciana Castellina, Marianne Faurobert et Marguerite Pozzoli, Liana Levi, Jean-Pierre LongreLes deux points de vue, historique et romanesque, prolétarien et possédant, renvoient l’un à l’autre, et font saisir la profondeur des choses et des gens. D’un côté le drame collectif de toute une région, voire d’un pays ; de l’autre « la tragédie des sœurs Porro », d’une famille riche en fin de parcours. D’un côté les foules et leurs luttes pour une société plus juste, de l’autre les individus et leur psychologie, leurs sentiments plus ou moins cachés, leurs combats intérieurs. L’imaginaire et le réel, loin de s’opposer, se complètent parfaitement pour faire saisir, en tout cas approcher la vérité humaine dans toute sa complexité.

Jean-Pierre Longre

www.lianalevi.fr  

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26/02/2016 | Lien permanent

Retour sur Panaït Istrati

Monique Jutrin, Panaït Istrati, Un chardon déraciné, Éditions L’Échappée, 2014 

Panaït Istrati, Présentation des Haïdoucs, Éditions L’Échappée, 2014 

Essai, roman, francophone, Roumanie, Monique Jutrin, Sidonie Mézaize, Carmen Oszi, Panaït Istrati, éditions L’échappée, Jean-Pierre Longre

Longtemps méconnu, souvent ignoré, parfois méprisé, Panaït Istrati est pourtant l’un des grands écrivains européens des années 1920. Il revient en force, et c’est justice. L’association des Amis de Panaït Istrati, qui a récemment repris ses activités éditoriales, témoigne en particulier de cette réhabilitation, et y contribue avec bonheur, de même que plusieurs publications récentes.

Monique Jutrin (qui a par ailleurs écrit plusieurs ouvrages sur Benjamin Fondane) a publié en 1970 la première grande biographie de l’auteur des Chardons du Baragan et de maints autres romans, un auteur qui était alors « oublié en Occident ». Ce livre, réédité avec retouches et actualisations de rigueur, se lit aujourd’hui avec autant d’intérêt qu’il y a quarante ans, faisant redécouvrir à la fois le « conteur » et « l’homme passionné », qui a connu « tous les degrés du bonheur et de la misère ». La première partie est un récit de vie intimement lié à l’œuvre, et aussi passionné que le fut l’homme – ce qui, dans le cas d’Istrati, est de très bon aloi, très naturel aussi. Les voyages, le « déracinement », les déboires, les joies, les illusions et désillusions politiques, l’entrée en écriture – tout fait l’objet de recherches précises, de témoignages directs, sans que soient occultées les questions (par exemple à propos de la tentative de suicide de 1921), ni « les détours et les contradictions dont est faite cette vie ».

La seconde partie de Panaït Istrati, Un chardon déraciné est spécifiquement consacrée à l’œuvre : les racines, les « sources populaires et historiques », « l’art du conteur », la réception… Une analyse fouillée, s’appuyant sur des citations nombreuses et convaincantes. Le livre de Monique Jutrin, documenté, vivant, relève à la fois du sérieux universitaire et de la lecture engagée auprès d’un auteur qui proclamait volontiers qu’il n’était « pas un écrivain comme les autres ».

 

Essai, roman, francophone, Roumanie, Monique Jutrin, Sidonie Mézaize, Carmen Oszi, Panaït Istrati, éditions L’échappée, Jean-Pierre LongreLe lecteur qui voudra (re)prendre contact concrètement avec l’œuvre (re)lira avec bonheur un autre ouvrage réédité par L’échappée, Présentation des Haïdoucs, que Panaït Istrati publia en 1925, après Oncle Anghel et avant Domnitza de Snagov. Entre une préface discrètement personnelle de Sidonie Mézaize et une étude littéraire circonstanciée de Carmen Oszi, les récits de Floarea, d’Élie, de Spilca et des autres comparses disent avec vigueur qui sont ces bandits au grand cœur, ces hommes (et femmes, oui !) d’honneur, ce que sont leurs sentiments et leurs exploits dont l’écho résonne avec puissance et originalité dans la rugueuse musique de l’écriture istratienne.

Jean-Pierre Longre

www.lechappee.org

http://rhone.roumanie.free.fr/rhone-roumanie/index.php?op...

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10/11/2014 | Lien permanent

« Comment les sauver tous ? »

Récit, anglophone, Emma-Jane Kirby Mathias Mézard, Équateurs, Jean-Pierre LongreEmma-Jane Kirby, L’opticien de Lampedusa, traduit de l’anglais par Mathias Mézard, Équateurs, 2016, J'ai lu, 2017

« Je ne souhaitais pas raconter cette histoire. Je m’étais promis de ne jamais la raconter. Ce n’est pas un conte de fées. Ils étaient trop nombreux. Je voulais y retourner pour les sauver, tous. Je voulais y retourner. ». Ainsi s’exprime le protagoniste de ce récit, homme ordinaire qui vit sa vie familiale, affective et professionnelle d’opticien sans se soucier outre mesure des réfugiés qui abordent la petite île italienne de Lampedusa, si proche des côtes africaines.

C’est un jour prometteur de joie amicale et de grand air maritime que sa vie bascule. Partis pour une promenade en mer, ses amis, sa femme et lui ne comprennent pas tout de suite d’où proviennent les drôles de cris qu'ils prennent d’abord pour d’étranges "miaulements" de mouettes, et dont ils perçoivent finalement l’horrible vérité : des hurlements d’hommes, de femmes, d’enfants naufragés en train de se noyer. Pas d’hésitations, pas de discussion entre eux : tous se mettent avec acharnement aux tentatives de sauvetage, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la limite du danger pour eux et pour leur bateau, et avec le sentiment de ne pouvoir accomplir complètement leur devoir : « Il apparaît clairement que, pour l’opticien, le sauvetage n’est pas terminé. Il sonde du regard les eaux alentours : il cherche encore, sans relâche. ».

Ce récit sans fioritures romanesques, forcément vrai, qui puise sa force dans une terrible réalité, n’a rien de moralisateur, rien de politique non plus. Il n’est pas question de se demander pourquoi ces gens fuient leur pays : la guerre, les persécutions, la misère, le rêve, l’illusion ? Ils sont là, dénués de tout, au bord de la mort, et il faut les sauver, les accueillir, les héberger. Une histoire humaine, tout simplement, avec tout ce qu’elle implique de courage et d’abnégation. Un héroïsme discret qui ne cherche ni la gloriole ni même la reconnaissance, mais qui est guidé par la puissance de l’émotion, de la révolte et de la colère, et par des sentiments qui ont beaucoup à voir avec la solidarité, l’amitié, l’amour du genre humain. Rien de moralisateur donc, mais L’opticien de Lampedusa est un livre qui devrait donner à penser à tous les tenants de la fermeture des frontières et à tous ceux qui dressent des murs et des barbelés prétendument protecteurs.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdesequateurs.fr

www.jailu.com

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05/09/2017 | Lien permanent

« Un monde sans âme »

Roman, francophone, Nancy Huston, Actes Sud, Leméac, Jean-Pierre LongreNancy Huston, Le club des miracles relatifs, Actes Sud/Leméac, 2016  

Varian, né sur le tard dans une famille modeste et affectueuse, est un garçon surdoué, avec tout ce que cela entraîne de bonheurs et de malheurs : mémoire hors du commun, résultats scolaires brillants, vie intérieure foisonnante, faiblesse physique, élocution hésitante, comportement étrange et ambigu… Objet d’un amour exclusif de la part de sa mère et de déconvenues progressives pour son père, il devient le souffre-douleur de ses camarades et se réfugie dans la solitude.

Diplôme en poche, il part à la recherche de son père qui, pêcheur au chômage, a dû trouver du travail dans une contrée où l’unique activité est l’extraction de l’ambroisie (produit de la terre dont on comprend qu’il représente le pétrole), et où les hommes deviennent esclaves d’une société cauchemardesque, qui a quelque chose à voir avec celle du 1984 de George Orwell ou du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Varian trouve une place d’infirmier à Terrebrute, et avec deux amis crée le « club des miracles relatifs », micro-association écologiste et contestataire qui, évidemment, fait l’objet d’une répression brutale de la part des autorités d’un lieu qui porte bien son nom. Le monde dévorant de l’industrie sauvage n’a aucune hésitation devant ces combattants lucides et dérisoires de la Nature et de la Culture, ni d’ailleurs devant toutes les victimes qu’il plonge dans le dénuement, dans les cachots de « BigMax » ou carrément dans la disparition.

Le club des miracles relatifs a toutes les caractéristiques du roman d’anticipation : lieux imaginaires mais dans lesquels on reconnaît des régions réelles, comportements poussés à leur paroxysme, société implacable rejetant comme inutile tout ce qui relève de l’humain, surveillance incessante des travailleurs, cruauté de la répression… C’est par tout cela un roman engagé, voire militant, mais qui ne relève pas du manichéisme politique. Le personnage de Varian est complexe, et sa richesse psychologique est au centre du récit. C’est par le prisme de sa vie familiale, sociale, intérieure, par l’intermédiaire de ses raisonnements, de ses obsessions et de son langage particulier que nous réagissons à l’enfer qui l’environne, le ronge jusqu’à l’engloutir, comme beaucoup d’autres. Reste cependant une lueur, et l’écriture de Nancy Huston est là pour l’attester : la lueur de la poésie, poésie du récit et de sa construction, poésie que Leysa, l’amie de l’infirmerie d’AbsoBrut, lisait à Varian, et qui le rendait « un peu moins seul ». Le miracle poétique est « relatif », certes, mais il reste un motif d’espoir.

Jean-Pierre Longre

www.actes-sud.fr  

www.lemeac.com

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11/06/2016 | Lien permanent

L’eau de la mémoire

Roman, francophone, Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreValérie Zenatti, Jacob, Jacob, Éditions de l’Olivier, 2014, Points, 2016.

Prix du Livre Inter 2015 

Une famille juive de Constantine, pauvre, besogneuse, où les hommes (le père, Haïm, le fils aîné, Abraham) font la loi, dure aux femmes et aux enfants fragiles ou rebelles. Dans la promiscuité forcée du petit appartement, rempli de bruits et de disputes, la personnalité de Jacob, le dernier né de Rachel, est celle d’un garçon à part : sensible, tendre, grand lecteur, rêveur, affectueux, il est en retour aimé de tous, particulièrement de sa vieille mère, qui va verser toutes ses larmes en le voyant partir à l’armée en 1944. Elle ne sait pas encore (lui non plus) qu’il va participer au débarquement de Provence, remonter jusqu’en Alsace, où il va perdre la vie.

Roman, francophone, Valérie Zenatti, Éditions de l’Olivier, Points, Jean-Pierre LongreVolontiers solitaire, Jacob Melki n’est pas un misanthrope. De même qu’il avait pris sous son aile son neveu Gabriel, il s’attache au petit groupe qu’il forme avec ses camarades, et qui est représentatif de cette société algérienne où, malgré les disparités sociales, administratives et politiques entretenues par la France, juifs, musulmans, chrétiens cohabitaient en bonne entente. Ce petit groupe est uni jusque dans la souffrance et la mort par une solidarité mutuelle que symbolise la photo envoyée à la famille : « Avant de quitter la caserne d’Alger, Jacob s’est fait prendre en photo avec ses camarades devant une réplique du Normandie, et a posté le cliché à ses parents en griffonnant au dos Vive l’armée française ! De gauche à droite mes compagnons Ouabedssalam, Attali et Bonnin, vous me reconnaîtrez je pense, je n’ai pas tant changé. Je vous embrasse tous, chacun par son nom. Votre fils et frère Jacob. ».

Le récit de Valérie Zenatti ne se termine pas avec la mort de Jacob, ni même avec le chagrin récurrent de Rachel, que la moindre image ramène à celle de son fils chéri. D’une guerre à l’autre, de 1944 à 1961, il rappelle les épreuves subies par l’Algérie et ses habitants, le douloureux départ de la famille de Rachel et Haïm pour la métropole. Mais ce n’est pas un roman historique. Le lien personnel de l’auteure avec Jacob et sa famille, révélé dans les dernières lignes, est en quelque sorte annoncé d’une manière voilée, sous-jacente, dans l’intimité narrative installée par le style. Comme si la sensibilité de Jacob avait déteint sur l’écriture, la force du récit est contenue dans des phrases sinueuses, dont la structure épouse celle des émotions humaines, ces émotions qui forment la trame véritable de l’histoire. Et la mémoire se révèle dans le tracé fluctuant de ces phrases, fluctuant comme l’eau qui passe sous le grand pont suspendu de Constantine qu’on ne franchit pas sans une « peur délicieuse », fluctuant comme cette Méditerranée qu’il faut traverser pour accomplir son destin.

Jean-Pierre Longre

www.editionsdelolivier.fr  

www.lecerclepoints.com

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12/03/2016 | Lien permanent

Le secret d’Elena

Roman, francophone, Roumanie, Liliana Lazar, Le Seuil, Jean-Pierre LongreLiliana Lazar, Enfants du diable, Le Seuil, 2016  

Dans les années 1970-1980, la politique nataliste de Ceauşescu faisait des ravages : avortements clandestins, accouchements sous x, abandons d’enfants qui venaient remplir les orphelinats sordides. Dans ce contexte, Elena Cosma, sage-femme à Bucarest, célibataire en mal d’enfant, décide d’adopter le bébé de Zelda, l’une de ses patientes, avec l’accord de celle-ci. Au bout de quelque temps, Zelda devenant trop pressante auprès de l’enfant, Elena décide de demander sa mutation et de partir avec lui pour un « voyage sans retour » à l’autre bout du pays, dans un village de Moldavie, Prigor.

À partir de là, les événements vont s’enchaîner rapidement. Le petit Damian, « enfant de Dieu », dont la beauté fragile ne rappelle en rien la physionomie robuste de sa « mère », et sur lequel courent diverses rumeurs, devient le souffre-douleur de ses camarades, tandis qu’Elena, la seule soignante du village, remplit le mieux possible sa mission d’infirmière pour une population dominée par la frayeur qu’inspire le « Despote » Miron Ivanov, maire du village. Désireuse d’étendre son activité, et aussi de se couler dans le moule politico-social de l’époque tout en gardant son secret familial, Elena propose aux autorités de créer un orphelinat à Prigor. L’établissement, installé dans une forêt à l’écart du village, est comme toutes les « maisons d’enfants » du pays un enfer pour ses pensionnaires, appelés (par allusion à leur « père » à tous, Ceauşescu) « enfants du diable »), qui survivent tant bien que mal (et parfois meurent) sous la férule des surveillants, mal nourris, privés de l’hygiène élémentaire et de tout ce qui fait les petits bonheurs habituels des enfants. Certains orphelins, issus du village, sont au cœur des mystères qui tournent autour d’Elena, de Damian, du maire Ivanov – et c’est ainsi que l’intrigue se faufile entre la réalité dramatique de cette période et les personnages lourds de leurs souffrances, de leurs silences, de leurs relations ambiguës, de leurs résignations et de leurs révoltes.

Le récit foisonnant, mené d’une plume alerte et vigoureuse, court sur une bonne dizaine d’années. À travers les histoires individuelles et au-delà des profondeurs mystérieuses que recèlent les personnages, les événements et les lieux (le village reculé, la forêt, l’étang – motifs que l’on trouvait déjà dans Terre des affranchis), c’est aussi l’histoire de la Roumanie qui se déroule : la dictature, les malheurs de la population, surtout des enfants, la catastrophe de Tchernobyl dont le retentissement est clairement sensible, la « révolution » de fin 1989, l’apparition des « humanitaires », qui traînent eux aussi leurs ambiguïtés… Roman à la fois historique, social, psychologique, noir, Enfants du diable mêle avec bonheur la réalité et l’imaginaire, la narration sèche et les mystères de la poésie. Belle manifestation d’une écriture combinant la maîtrise consommée de la langue française et la perpétuation d’un certain esprit roumain.

Jean-Pierre Longre

www.seuil.com

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23/03/2016 | Lien permanent

Une Américaine à Dublin

Roman, anglophone (États-Unis), Douglas Kennedy, Chloé Royer, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Douglas Kennedy, La symphonie du hasard, livre 2, traduit de l’américain par Chloé Royer, Belfond, 2018, Pocket, 2019

La suite promise de la vie d’Alice Burns (voir le livre 1) a pour cadre l’Irlande. Étudiante au Trinity College de Dublin, elle va connaître les tâtonnements, les tribulations, les émotions d’une jeune américaine transplantée dans un pays dont les mœurs religieuses, familiales, sociales sont restées plutôt traditionnelles (et où par ailleurs la Guiness coule à flot…). Recherche d’un logement, prises de contact universitaires, amicales, sentimentales, tout ce qui compose la vie d’Alice et toutes les interrogations qu’elle suscite reposent non seulement sur le présent, mais aussi sur le lourd passé familial et sur un avenir incertain. « Le désespoir que je ressentais chez mes parents m’avait poussée à me bâtir une certaine indépendance, à un âge où la plupart des gens ne cherchent qu’un moyen de s’amuser sans avoir à grandir. […] Des années plus tard, je tomberais sur un mot qui me plairait immédiatement : conjoncture. La symphonie du hasard. Tout ce qui m’arrivait était-il simplement le fruit des circonstances, ou avais-je, par le biais de mes choix et de mes actions, un certain degré d’incidence sur le cours des choses ? ».

roman,anglophone (États-unis),douglas kennedy,chloé royer,belfond,jean-pierre longreAu pays de Joyce, Alice trouve à qui parler de littérature, d’art, de religion, de politique… Et tout se déroule sur le fond historique tourmenté des années 1970 : le Chili sanglant de Pinochet, par lequel la famille Burns est spécialement concernée (le père, proche de la junte et de la CIA, le frère Peter, qui a lutté contre la dictature et a dû se sauver en catastrophe après avoir été témoin d’atrocités), les « Troubles » et les attentats en Irlande, UVF contre IRA… Une incursion à Paris, où Alice rend visite à Peter, lui permet de changer d’atmosphère, de découvrir une ville dont elle rêvait, mais la replonge dans des souvenirs qui avaient été aiguisés par le surgissement inattendu à son domicile de Dublin d’une ancienne camarade pétrie de révolte, de désir de vengeance et de violence. Il y a aussi la rencontre de Ciaran, qui semble être le meilleur choix amoureux, et qui lors d’un séjour à Belfast lui fait connaître ses parents, visiblement à l’opposé des parents Burns : « Voilà donc ce qu’il était possible de ressentir dans une famille aimante et équilibrée ? ».

En quelques mois, Alice vit des expériences nouvelles, formatrices, émouvantes, surprenantes parfois, aussi bien pour elle que pour le lecteur. Il faut dire qu’il n’y a pas meilleur artisan que Douglas Kennedy pour faire de cette brève tranche de vie vue sous les angles psychologique, social et historique un roman palpitant.

Jean-Pierre Longre

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www.lisez.com/pocket/15

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27/05/2019 | Lien permanent

« Chaque famille est une société secrète »

Roman, anglophone (États-Unis), Douglas Kennedy, Chloé Royer, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Douglas Kennedy, La symphonie du hasard, livre 1, traduit de l’américain par Chloé Royer, Belfond, 2017, Pocket, 2018

Sans conteste, Douglas Kennedy sait écrire des romans, et notre soif narrative ne peut être qu’épanchée à leur lecture. La symphonie du hasard, dans sa construction musicale et sa teneur linéaire, n’a apparemment et malgré son titre rien de hasardeux, et si les péripéties qui en composent la trame laissent supposer que le destin est imprévisible, celui-ci se présente pourtant comme le résultat d’une certaine volonté humaine. En cela – outre le fait que ces péripéties, l’auteur a dû en vivre un certain nombre, ou en tout cas en avoir connaissance, puisque la narratrice Alice est vraisemblablement l’un de ses doubles –, en cela donc, nous avons affaire à un roman réaliste.

Alice Burns, éditrice, rend régulièrement visite à son frère Adam condamné à huit ans de prison. Un jour, il lui fait des révélations inattendues sur un événement de sa jeunesse : « Il fallait que tu le saches. Parce que c’est ce que je suis. Ce que nous sommes. ». Mise malgré elle dans le secret, elle décide de revenir sur le passé. « Si les deux dernières décennies m’ont appris quoi que ce soit, c’est cette vérité essentielle : le malheur est un choix. ».

roman,anglophone (États-unis),douglas kennedy,chloé royer,belfond,jean-pierre longreNous voilà plongés dans l’Amérique du début des années 1970. La vie familiale avec ses conflits, ses secrets, ses non-dits, ses éclats : les parents qui ne peuvent se supporter qu’en menant l’un contre l’autre une sorte de guérilla permanente ; Alice et ses deux frères, Peter et Adam, aux tempéraments et aux visées radicalement différentes. La vie étudiante avec ses excès, ses velléités, les amitiés, les amours, l’alcool, la drogue, les regroupements par affinités, les clans, les inimitiés, les brouilles, les dépressions, les relations parfois étroites, parfois étranges, entre professeurs et élèves… Avec cela, le roman aborde de grands thèmes propres à l’époque : les préjugés racistes et homophobes persistants chez les uns, le progressisme et l’humanisme chez d’autres, les idéaux pacifistes (contre la guerre du Vietnam notamment), les manœuvres financières, les élections présidentielles, les déceptions politiques, le coup d’État de Pinochet au Chili (dont les répercussions dans la famille d’Alice ont leur importance)…

Récit rétrospectif foisonnant, dans lequel la littérature, l’écriture, l’histoire, la vie intellectuelle tiennent une place de choix, ce premier volume offre aussi de larges possibilités de réflexion sur l’existence individuelle, sociale, familiale – ce dernier volet étant inséparable de tout le reste et de cette vérité générale prononcée par l’un des personnages : « Nous avons tous une grande part de mystère ». Les volumes 2 et 3 sont annoncés pour les mois à venir. À suivre donc…

Jean-Pierre Longre

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26/05/2019 | Lien permanent

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