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Rechercher : les mots du spectacle en politique

Secrets, aveux et trahisons

Roman, anglophone (États-Unis), Douglas Kennedy, Chloé Royer, Belfond, Jean-Pierre LongreLire, relire... Douglas Kennedy, La symphonie du hasard, livre 3, traduit de l’américain par Chloé Royer, Belfond, 2018, Pocket, 2019

Après son retour précipité de Dublin (voir livre 2), Alice se retrouve aux États-Unis, sous le choc de l’attentat au cours duquel Ciaran, son grand amour, a perdu la vie. Retrouvailles avec ses parents pour des relations toujours tumultueuses, poursuite des études, prise de fonctions comme enseignante à la Keene Academy… L’adaptation se fait tant bien que mal dans ce collège de Nouvelle-Angleterre où elle trouve un relatif apaisement de ses traumatismes, jusqu’au moment où elle fait la connaissance d’un père d’élève avec lequel elle noue une relation amoureuse épisodique. Après son retour à New-York, son amitié avec Duncan et Howie, les rapports en dents de scie avec ses parents, ses frères Peter et Adam, si différents l’un de l’autre, peuplent sa solitude. Un poste d’assistante d’édition va lui ouvrir les portes du monde littéraire.

roman,anglophone (États-unis),douglas kennedy,chloé royer,belfond,jean-pierre longreLes détails de la vie d’Alice nous sont contés sur le fond socio-politique de ces années-là : présidence prometteuse mais décevante de Jimmy Carter, élections successives de Ronald Reagan, perte des illusions, triomphe du capitalisme et des « yuppies », surgissement dramatique du sida, tout cela en résonance avec notre propre époque, jusqu’à des allusions malicieuses comme l’apparition sur la scène publique d’un jeune capitaliste à l’ambition démesurée, Donald Trump… Et nous pénétrons dans les arcanes du commerce éditorial, où Alice évolue à son aise : « Que ce soit au lycée, pendant mes études, ou quand je me terrais dans le Vermont, je ne m’étais jamais vraiment imaginée accéder à une position dirigeante. L’autorité et le management étaient des qualités que j’étais persuadée ne pas posséder, et je n’avais pas pour ambition d’encadrer une équipe, même dans un milieu littéraire. Et pourtant voilà que, à tout juste vingt-neuf ans, j’avais sous ma responsabilité une écurie d’auteurs, un budget, des subalternes – et je devais répondre de tout cela aux services commercial et comptabilité […] ». Bref, sinon le bonheur, du moins une forme de satisfaction personnelle qui, si elle ne résout pas tous les problèmes, réjouit le cœur et l’intellect.

C’est un fait : les problèmes ne manquent pas dans l’entourage immédiat d’Alice. Son frère Adam, qui s’est enrichi à coups de manœuvres frauduleuses, va être dénoncé par Peter dans un article au retentissement accablant pour la famille, malgré les tentatives de conciliation de leur sœur, qui en prévoit les conséquences : « La honte salit tout ce qu’elle touche ». Des conséquences, il y en aura, mais aussi, pour Alice, les promesses de l’amour.

Ce troisième livre, qui suscite comme les précédents des réflexions sur l’histoire contemporaine des USA, sur l’écriture littéraire, sur les relations humaines et familiales, sur les secrets, les trahisons et les aveux, boucle en quelque sorte un cycle, puisque l’on retrouve à la fin la situation du début du premier livre : le moment où Alice a décidé de faire, en un récit rétrospectif, le roman de sa famille et de son époque. Mission accomplie pour Douglas Kennedy, qui promet une suite…

Jean-Pierre Longre

www.belfond.fr

www.lisez.com/pocket/15

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28/05/2019 | Lien permanent

Du Kremlin aux Invalides, 1812-2012

Récit, Histoire, francophone, Sylvain Tesson, Éditions Guérin, Folio, Jean-Pierre LongreSylvain Tesson, Berezina, Éditions Guérin, 2015, Folio, 2016, rééd. Folio 2019  

L’idée lui vint, on ne sait par quel itinéraire de l’esprit, lors d’un périple en Terre de Baffin : « Une dérive, un délire quoi, traversé d’Histoire, de géographie, irrigué de vodka, une glissade à la Kerouac, un truc qui nous laissera pantelants, le soir, en larmes sur le bord d’un fossé », dit-il à son ami Gras. Et la décision fut prise de faire Moscou-Paris en side-car, « une belle Oural de fabrication russe », à l’occasion des deux cents ans de la Retraite de Russie. Décision rapidement suivie d’effet – on n’est pas bourlingueur pour rien) : trois side-cars russes, cinq amis voyageurs (français et russes), départ de Moscou le 3 décembre 2012.

récit,histoire,francophone,sylvain tesson,Éditions guérin,folio,jean-pierre longreChaque chapitre correspond à une étape, chaque étape est l’occasion de souffrances physiques (le froid, bien sûr), de dangers mortels (glissades des véhicules sur des chaussées gelées, camions frôlant à toute allure les tricycles bringuebalants), de miracles mécaniques (les braves « Oural » toujours au bord de la panne et toujours repartant vaillamment pour des pointes à 80 km/h), de beuveries chaleureuses entre amis et de rappels historiques (la déroute de la Grande Armée harcelée par les Russes, les dizaines de milliers de morts, le retour fulgurant de Napoléon à Paris).

Récit, Histoire, francophone, Sylvain Tesson, Éditions Guérin, Folio, Jean-Pierre LongreLe livre de Sylvain Tesson n’est pas seulement un récit de voyage, pas seulement une évocation historique. Il est les deux à la fois, avec mise en regard, à deux siècles de distance exactement, de la capacité des humains à se surpasser physiquement et moralement, et aussi à accepter la souffrance et la mort. Certes, les cinq voyageurs de 2012 n’ont pas subi le sort de la plupart des hommes qui ont suivi aveuglément leur empereur, mais le trajet leur permet de ressentir un tant soit peu ce qu’ont ressenti les soldats de 1812, et permet à l’auteur de faire part de ses réflexions sur l’Histoire, sur les Russes (qu’il aime), sur Napoléon (qu’il admire en tant que stratège, homme politique et personnage historique tout en admettant qu’il jouait sans vergogne avec les vies humaines sans jamais se placer « du côté de la tragédie »). « Les souffrances endurées en 1812 par près d’un million d’hommes de toutes les nationalités m’avaient obsédé. J’avais clapoté dans le souvenir napoléonien pendant des semaines. La nuit, je les voyais, ces civils éperdus et ces soldats blessés, ces bêtes suppliciées, danser leur sabbat devant mes yeux. J’offrais mes insomnies à leur souvenir. Le jour, mon imagination à leur sacrifice. ». À lire, aussi, les mises au point sur ce qu’on appelle les « hauts lieux » (de l’Histoire, de la géographie, du souvenir etc.), et les méditations sur la Révolution et ses suites, sur l’héroïsme, sur le courage et la lâcheté, sur les tenants et les aboutissants des voyages… Berezina, double narration de pérégrinations parallèles et parfois confondues, est un livre doublement épique.

Jean-Pierre Longre

www.editionspaulsen.com/les-livres/les-livres-guerin.html

www.folio-lesite.fr

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01/03/2019 | Lien permanent

L’ombre de l’essentiel

Patrick Modiano, L’herbe des nuits, Gallimard, 2012, Folio, 2014

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longreOn le sait depuis longtemps, Patrick Modiano a l’art de suggérer, de laisser entrevoir l’ombre de l’essentiel, tout en faisant savoir à mots couverts que jamais celui-ci ne pourra être dévoilé. Bien sûr, ici, il y a le « carnet noir » dans lequel sont notés des noms de lieux, des dates, des détails concrets, des repères dont on se demande souvent quoi faire. Bien sûr, les personnages ont des noms, des semblants d’identités dont on ne sait jamais si la forme correspond au fond. Identité ? Nom, origine, profession, nationalité… Oui, il y a dans le roman une sorte d’enquête policière, et il y a « la bande de Montparnasse », celle qui apparaît – tableau récurrent – dans le hall de l’Unic Hôtel, et qui a quelque chose à voir avec le Maroc, un enlèvement, un assassinat (l’affaire Ben Barka, puisque c’est apparemment l’époque)… Aghamouri, le faux étudiant attardé, l’inquiétant « Georges », et puis Paul Chastagnier, Duwelz, Gérard Marciano – ces quelques hommes que semble fréquenter et aussi fuir Dannie.

Dannie a sûrement d’autres noms, d’autres identités, mais peu importe au tout jeune homme qu’était alors Jean, le narrateur. « Elle a fait quelque chose d’assez grave… ». Quoi ? Est-ce primordial ? Comme la Nadja d’André Breton, comme, dans un autre registre, l’Odile de Raymond Queneau, elle est de ces jeunes femmes qu’entourent des mystères dans lesquels l’amour a quelque chose à voir, sans que cela soit jamais clairement proclamé ; de ces êtres qui dévoilent une facette de leur personnalité pour mieux occulter les autres, qui cachent leur histoire sans avoir l’air de le vouloir.

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre Longre

La narration, tout en zigzags et allers-retours, est une quête sans fin que symbolisent les itinéraires parisiens et nocturnes, dans le labyrinthe quasi végétal des rues, des boulevards, d’où émergent quelques lieux de rendez-vous, bouches de métro, cafés, carrefours… Quête du passé de Dannie, quête de soi, quête d’un temps révolu qui se superpose au présent : « Derrière la vitre, la chambre est vide, mais quelqu’un a laissé la chambre allumée. Il n’y a jamais eu pour moi ni présent ni passé. Tout se confond, comme dans cette chambre vide où brille une lampe, toutes les nuits. ». Quête qui doit beaucoup à l’errance et à l’attente d’on ne sait quoi : « Je plaignais ceux qui devaient inscrire sur leur agenda de multiples rendez-vous, dont certains deux mois à l’avance. Tout était réglé pour eux et ils n’attendraient jamais personne. Ils ne sauraient jamais que le temps palpite, se dilate, puis redevient étale, et peu à peu vous donne cette sensation de vacances et d’infini que d’autres cherchent dans la drogue, mais que moi je trouvais tout simplement dans l’attente. ». Paradoxalement, chez Patrick Modiano, c’est la ténuité des liens entre le temps et l’espace, entre la surface des personnages et l’insondable des êtres, entre la légèreté du réel et le poids des interrogations qui constitue la force de l’écriture romanesque.

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre Longre La collection « Quarto » de Gallimard réunit dix romans de Patrick Modiano : Villa triste, Livret de famille, Rue des boutiques obscures, Remise de peine, Chien de printemps, Dora Bruder, Accident nocturne, Un pedigree, Dans le café de la jeunesse perdue, L’horizon. 

Présentation de l’auteur : «Ces "romans" réunis pour la première fois forment un seul ouvrage et ils sont l'épine dorsale des autres, qui ne figurent pas dans ce volume. Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d'oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l'un à l'autre, comme les motifs d'une tapisserie que l'on aurait tissée dans un demi-sommeil.  Les quelques photos et documents reproduits au début de ce recueil pourraient suggérer que tous ces "romans" sont une sorte d'autobiographie, mais une autobiographie rêvée ou imaginaire. Les photos mêmes de mes parents sont devenues des photos de personnages imaginaires. Seuls mon frère, ma femme et mes filles sont réels.  Et que dire des quelques comparses et fantômes qui apparaissent sur l'album, en noir et blanc? J'utilisais leurs ombres et surtout leurs noms à cause de leur sonorité et ils n'étaient plus pour moi que des notes de musique.» 

Patrick Modiano

 

Un rappel

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longrePatrick Modiano, La petite Bijou, Gallimard, 2001, Folio, 2002.

Dans De si braves garçons, il y a plus de vingt ans, était évoquée l’histoire de la Petite Bijou ; Patrick Modiano, qui avoue lui-même avoir « l’impression depuis plus de trente ans d’écrire le même livre », l’a reprise et développée dans un roman paru en 2001, et publié à bon escient dans la collection Folio en novembre 2002.

La Petite Bijou, c’est le surnom (le « nom d’artiste ») d’une fillette qui, devenue adulte (disons, une jeune adulte de 19 ans prénommée Thérèse), se met en quête de son passé, une quête fébrile, qui lui procure les images obscures d’une mère distante, d’un oncle (resté en tout cas comme tel dans la mémoire) qui lui prodigue une affection en pointillés, d’un chien perdu, d’une grande maison vide près du Bois de Boulogne... Le déclic de cette quête, c’est une femme en manteau jaune entrevue à la station Châtelet, et en qui Thérèse croit reconnaître cette mère dont on lui a pourtant dit qu’elle est morte au Maroc. S’ensuivent des filatures en direction de  Vincennes, vers un grand immeuble désolé, des déambulations dans Paris, la rencontre d’un gentil traducteur d’émissions radiophoniques étrangères, d’une pharmacienne à l’affection toute maternelle, d’un couple étrange qui lui confie la garde de sa petite fille, - et ce couple, comme par hasard, habite une grande maison vide en bordure du Bois de Boulogne et, comme par hasard, ne se soucie guère de la fillette livrée à elle-même...

L’écriture est précise, le monde est flou. Mondes du passé et du présent qui se mêlent, se superposent en couches parallèles, se brouillent comme les voix de la radio et du téléphone ; monde urbain, parcouru en lignes brisées selon des itinéraires complexes et récurrents, parsemé de lieux-repères entre Vincennes et Neuilly (stations de métro, café du Néant, hôtel...), dans un Paris de rêve et de cauchemar, où la foule fantomatique vaque comme dans un théâtre d’ombres. Evidemment, les parcours de la Petite Bijou dans le temps et dans l’espace sont les images de son parcours intérieur, d’une recherche d’elle-même qui risque de lui être fatale, mais qui peut aussi lui permettre de renouer avec la vie.

Si certains affirment que Modiano écrit toujours le même livre, le lecteur trouve toujours son plaisir (le même et un autre) au contact de personnages qui, dans leurs zones secrètes, recèlent les mystères de tout être doué d’humanité.

Jean-Pierre Longre

 

 

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05/07/2014 | Lien permanent

« De l’autre côté du langage »

Poésie, anglophone, W. S. Graham, Anne-Sylvie Homassel, Blandine Longre, Michael Snow, Paul Stubbs, Black Herald Press, Jean-Pierre LongreW. S. Graham, Les Dialogues obscurs / The Dark Dialogues, poèmes choisis traduits de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre. Introduction de Michael Snow, postface de Paul Stubbs. Black Herald Press, 2013.

William Sydney Graham (1918-1986) est considéré comme l’un des grands poètes britanniques du XXe siècle, mais n’avait jusqu’à présent jamais été publié en français (hormis quelques textes dans des revues). Les éditions Black Herald Press font donc œuvre salutaire avec ce volume bilingue de poèmes (bien) choisis. Selon Paul Stubbs, d’ailleurs, si cette publication est d’abord destinée à faire connaître cette œuvre aux lecteurs français, elle doit aussi permettre au poète « de se libérer de certaines comparaisons littéraires des plus superflues »… Propos quelque peu polémique mais pertinent, qui insiste sur le fait que la traduction est une mutation, une réadaptation de la poésie dans une langue différente, qui lui permet de sortir de son « insularité ». C’est en cela, aussi, que la confrontation des deux versions (anglaise et française) est bien venue.

L’ouverture et l’élargissement du travail poétique sont d’ailleurs revendiqués par Graham lui-même, dans ses « Notes sur une poésie de la libération » ici reproduites. Pour lui, « le poème est plus que l’intention du poète ». « Pour chaque individu il prend une vigueur nouvelle. C’est le lecteur qui le ramène à la vie et il participe à la transformation du lecteur ».

Fort de ces considérations, et de la présentation faite par Michael Snow (ami du poète, décédé trop tôt pour voir cette parution), le lecteur peut pénétrer dans le monde de W. S. Graham, se glisser peut-être « entre moi et cet environnement qui m’envahit de toute part », et composer avec l’apparente obscurité (que le titre du recueil ne dément pas) de certains textes, qui conduisent « de l’autre côté / Du langage ». Il s’agit d’être à l’écoute (« Je laisse ceci à ton oreille pour quand tu t’éveilleras »), de savoir être « réceptif » :

                            « Ces fragments que j’envoie voyager

                            Les reçois-tu ? Hélas,

                            Je ne le sais pas, ne sais pas davantage

                            Si l’on m’entend ici. ».

Alors, comme l’espère le poète, le lecteur « ramène » le sens des mots « à la vie » :

                                      « Imagine une forêt

                                      Une vraie forêt

                            Tu y marches et elle soupire

                            Autour de toi là où tu vas dans une profonde

                            Ballade à la frontière d’un temps

                            Où il te semble avoir déjà marché. ».

Laissons déambuler le poète, et tentons de marcher sur ses traces, chacun à son rythme, chacun à son pas.

Jean-Pierre Longre

 

http://blackheraldpress.wordpress.com  

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17/09/2013 | Lien permanent

Exercices littéraires

Style.jpgStéphane Tufféry, Le style mode d’emploi, Cylibris Éditions, 2000.

 

Dans la version « maladroit » de ses Exercices de style, Raymond Queneau glisse le plus sérieusement du monde une des phrases clé de son art poétique : « C’est en écrivant qu’on devient écriveron ». C’est le travail, l’entraînement, les « exercices » qui fondent l’œuvre littéraire, une œuvre qui, conformément à l’utopie flaubertienne, pourrait ne porter « sur rien », mais dont tout l’intérêt résiderait dans la forme.

 

Dans Le style mode d’emploi, Stéphane Tufféry, écrivain mathématicien (ou mathématicien écrivain ?) comme Queneau, met en pratique sans les épuiser les « potentialités » de l’anecdote infime déjà utilisée dans Exercices de style : une petite querelle dans l’autobus suivie d’un conseil vestimentaire. Le « thème » de l’ouvrage de Tufféry reprend mot pour mot le « récit » de celui de Queneau. À partir de là, se succèdent les 99 « variations », dont l’esprit obéit sans conteste à celui de l’inventeur, qui se réclamait lui-même de L’art de la fugue transposé en littérature, « en considérant l’œuvre de Bach non plus sous l’angle contrepoint et fugue, mais édification d’une œuvre au moyen de variations proliférant presque à l’infini autour d’un thème assez mince.» Tufféry a suivi avec beaucoup de méthode, d’imagination et d’habileté les traces de son modèle, à qui il rend d’ailleurs hommage en chemin à plusieurs reprises, par exemple dans « Itinéraire d’une œuvre », où les allusions biographiques (les Éditions Gallimard, Neuilly etc.) concernent Don Evan Marquy (c’est-à-dire Raymond Queneau, dont l’une des anagrammes complètes est Don Evané Marquy), ou encore dans « Passionnément » (où l’on retrouve des extraits de « Si tu t’imagines ») et dans « Zazou dans le bus », joli démarquage de Zazie dans le métro.

 

Livre oulipien, Le style mode d’emploi ne se réfère pas au seul Queneau, mais aussi à Georges Perec (le titre rappelle celui de La vie mode d’emploi, et la variation intitulée « De même en enlève le vent » est ouvertement placée sous l’égide des Revenentes, où Perec – à l’inverse de ce qui se passe dans La disparition – n’avait en guise de voyelle utilisé que le « e »), et à beaucoup d’autres écrivains. Car Stéphane Tufféry ne se contente pas de reprendre les procédés utilisés par Queneau (jeux de mots, figures de style, tonalités diverses, points de vue, façons de parler) : il y ajoute des pastiches particulièrement savoureux, qui sont autant d’hommages à de grandes plumes : La Fontaine, Molière, Balzac, Flaubert, Hugo, Rimbaud, Rostand, Camus, Duras, Calvino et plusieurs autres. La virtuosité va jusqu’à renouveler les variations même du modèle : des titres comme « Anglicismes », « Gastronomique » ou « Logo-rallye », déjà présents chez Queneau, sont en réalité développés d’une manière fort différente par Trufféry. Et l’ouvrage offre un échantillonnage très actualisé des exercices possibles : les versions « micro-informatique », « plus bléca tu meurs », « rappeur », « une journée d’enfer » etc. offrent une vision plaisamment moderne du trajet dans l’autobus S.

 

Le style mode d’emploi n’est pas seulement un jeu, pas seulement un exercice, il est une réserve littéraire, doublée d’une mine didactique. Le glossaire nous rappelle (soyons sincère : nous apprend) ce qu’est par exemple une anacéphaléose, un bathos, un épitrochasme ou une périssologie ; il présente aussi dans un esprit très pédagogique les rapprochements et distinctions à prendre en compte entre métonymie et synecdoque, les objectifs de l’OuLiPo ou les différences entre « charge » et « pastiche »… Et la bibliographie finale atteste le sérieux de l’entreprise.

 

Tout a commencé en 1947 avec la parution d’Exercices de style (dont les premières rédactions remontent à 1942) ; tout continue ensuite avec les multiples versions, notamment théâtrales,  de cette œuvre dont l’intérêt, paradoxalement, ne repose que sur le maniement de la langue. Mais, on le voit bien avec Le style mode d’emploi, il s’agit d’une véritable mise en scène du langage humain, de l’expression humaine, langage et expression qui ne cessent de se charger des changements du monde. Rien ne se termine donc avec Stéphane Tufféry ; tout en suivant fidèlement et librement la piste, il ouvre le chemin à d’autres.

 

                                                                                              Jean-Pierre Longre

 

http://cylibris.canalblog.com

 

http://style.modedemploi.free.fr

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05/04/2010 | Lien permanent

L’inspiration et la contrainte

Bens chandelle.jpgJacques Bens, De l’Oulipo et de la Chandelle verte, poésies complètes, Gallimard, 2004.

 

Prosateur impénitent, chroniqueur et membre éminent, voire pilier de L’OuLiPo, dataire du Collège de Pataphysique, Jacques Bens refusait, en tout cas à la fin de sa vie, de se dire poète. Il a pourtant laissé un certain nombre de livres de ce qu’il appelle « prose versifiée », réunis dans ce fort volume édité et préfacé par deux de ses compagnons en invention littéraire.

 

Après lecture de ces « poésies complètes », que peut-on dire de plus que ce disent les textes eux-mêmes ? Peut-être ce qu’en écrit Jacques Roubaud dans sa préface méthodique, à savoir (pour en résumer quelques aspects) : la poésie de Jacques Bens est à la fois savante (par sa prosodie) et familière (par l’emploi du « langage cuit »), autobiographique et narrative (mais il faut distinguer le « je » de l’auteur et le « je » du personnage), douce et nostalgique, oulipienne et personnelle…

 

Une vraie technique d’artisan du vers, une belle sensibilité de poète, une inspiration née de la contrainte, conformément aux options de l’OuLiPo ; le recueil réunit travail et modestie, mélange des registres et des vers (avec une apparente prédilection pour le décasyllabe), récit de vie et verve chansonnière. « Tu mets quoi dans un poème ? […] – Des bruits, des sons, des mots, des pieds, des vers, des phrases ». Le programme est complet, et de la contrainte librement choisie par « l’écriveron » surgissent des vers que l’on retient :

                            « Mais le ciel reste bleu et l’horloge, muette 

                                                        […]

                               Mais ton œil reste bleu et ta gorge, muette ».

Variations minimales qui n’excluent pas la pensée, l’aphorisme mélancolique, à la limite du constat désespéré :

                            « Il fut un temps où l’on ne te permettait rien

                                      parce que tu n’étais personne

 

                               Voici venir le temps où tu ne pourras rien te permettre

                                      Parce que tu deviens quelqu’un. »

 

Jacques Bens est un écrivain cultivé, nourri de lectures multiples qui tracent un cheminement dans ses textes, les font résonner d’échos plus ou moins familiers. Au hasard et en vrac, nous rencontrons, croisons, frôlons Queneau (bien sûr, et à plusieurs reprises), Musset, Boileau, Apollinaire, Villon, Du Bellay, Cendrars, Hérédia, Jarry (évidemment), Prévert, Bach, Rimbaud, Homère… Et si l’on ne décèle pas tout, si l’on a le sentiment de ne jamais pouvoir arriver au bout, que l’on se rassure, c’est la même chose pour le poète :

                            « Le mot fin a posé sa goutte de sang tiède

                               Sur le sable gris de ta page inachevée. »

 

Jean-Pierre Longre

 

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16/06/2010 | Lien permanent

Avignon, voix off

Théâtre, danse, Festival Off d’Avignon, Attore Actor Acteur Catherine Alias, Scène et public, Centre Culturel de Taïwan à Paris, Compagnie Les Trois Temps, Cie Ubwigenge, Compagnie Fracasse, Jean-Pierre LongreFestival Off d’Avignon, juillet 2011

Chaque année, en juillet, Avignon résonne de voix innombrables. Celles du Festival In, l’officiel, le populaire-élitiste, suivant une évolution que Jean Vilar ne peut plus maîtriser. Celles du Off, qui depuis 1966 a pris une dimension populaire-bon enfant et dans le foisonnement duquel le public a un mal délicieux à faire son choix. Que l’on en juge pour l’année 2011 : 1143 spectacles (nous dit l’épaisse brochure), 6000 artistes, 969 compagnies et, pour les styles, tout ce qui peut se montrer sur scène, de la lecture à la danse, du cirque au drame, du boulevard à l’expérimental, du conte à la comédie musicale – avec tout de même beaucoup de théâtre, au sens générique du terme. Sans parler de la rue et de ses parades, jongleries, boniments, réclames, terrasses, foule, sacs à dos…

Alors comment choisir ? Car il y a, forcément, à prendre et à laisser. Auteurs, comédiens,  troupes, critiques, bouche-à-oreille, arguments, tous les critères comptent, mais le hasard joue aussi son rôle, bien ou mal. Quelques exemples peuvent représenter, peu ou prou, l’éclectisme du Off.

Théâtre, danse, Festival Off d’Avignon, Attore Actor Acteur Catherine Alias, Scène et public, Centre Culturel de Taïwan à Paris, Compagnie Les Trois Temps, Cie Ubwigenge, Compagnie Fracasse, Jean-Pierre LongreAu musée Vouland, belle demeure où l’on peut découvrir, avant ou après la représentation, meubles, objets et tableaux précieux, Voltaire et la Marquise du Deffand dialoguent avec la vivacité, l’esprit, l’érudition, l’intelligence que ces deux êtres ont en partage. Suivant le rythme d’une conversation brillante, Catherine Alias et Christine Bernier, disant et jouant des extraits de correspondance, nous rappellent combien Voltaire était drôle et lucide, méchant et généreux, épris de justice et sans concessions, combien sa grande amie Madame du Deffand était sensible, spirituelle, pessimiste, moderne dans sa pensée, combien tous deux savaient mêler le ton intime et les raisonnements philosophiques, les considérations sur la vie quotidienne et les concepts universels. De ce Cher Voltaire, on sort la mémoire et l’esprit rafraîchis.

Théâtre, danse, Festival Off d’Avignon, Attore Actor Acteur Catherine Alias, Scène et public, Centre Culturel de Taïwan à Paris, Compagnie Les Trois Temps, Cie Ubwigenge, Compagnie Fracasse, Jean-Pierre LongreLorsque commence L’affaire Dussaert (Théâtre Les trois soleils), on croit assister au début d’une conférence sur un peintre « contemporain » (leitmotiv du spectacle) qui aurait défrayé la chronique dans les années 1980. Jacques Mougenot, auteur et interprète unique de la pièce, sous les apparences trompeuses d’un conférencier bien ordinaire, se livre à une satire savoureuse des excès, voire des supercheries de certains artistes et de leurs promoteurs. C’est d’un réalisme convaincant qui nous confirme dans nos propres soupçons, dans nos propres interrogations, et d’une drôlerie (im)pertinente (qui gagnerait parfois à être moins insistante, plus suggestive). Sur le fond, il a raison, Jacques Mougenot. Qu’il continue, en nous faisant rire, à pointer d’un doigt ironique les abus du négoce pseudo-artistique !

Théâtre, danse, Festival Off d’Avignon, Attore Actor Acteur Catherine Alias, Scène et public, Centre Culturel de Taïwan à Paris, Compagnie Les Trois Temps, Cie Ubwigenge, Compagnie Fracasse, Jean-Pierre LongreAutre forme, autre monde : la danse (qui d’année en année prend de plus en plus de place, dans le In comme dans le Off – ce qui n’est pas pour déplaire) venue de Taïwan. Voilà six ans que le Centre culturel de Taïwan à Paris participe avec plusieurs spectacles de théâtre et de danse au rayonnement international du Off. La compagnie WCdance, créée par Lin Wen-Chung, présente cette année Small Puzzles (Condition des soies). Une heure de mouvements à l’état pur : dans un espace scénique changeant sans cesse d’architecture au gré des positionnements des pièces blanches du puzzle, cinq danseurs à la souplesse et à la vigueur étonnantes évoluent d’une manière à la fois acrobatique et sobre, au rythme du Clavier bien tempéré de Bach (choix judicieux, dans le même esprit acrobatique et sobre). Tout est harmonie, tout satisfait à la fois l’imaginaire et le sens esthétique.

Théâtre, danse, Festival Off d’Avignon, Attore Actor Acteur Catherine Alias, Scène et public, Centre Culturel de Taïwan à Paris, Compagnie Les Trois Temps, Cie Ubwigenge, Compagnie Fracasse, Jean-Pierre LongreDans Les nuages retournent à la maison (Théâtre des Béliers), le texte de Laura Forti, pleinement engagé à la fois dans des questions spécifiques à notre époque et dans des dilemmes intrinsèquement humains (assurer sa survie ou sa liberté, assumer sa solitude ou se mesurer aux autres ?...), met en scène la rencontre d’une femme de chambre occasionnelle et d’une prostituée albanaise. Les deux comédiennes, Stéphanie Colonna et Federica Martucci (qui est aussi l’auteur de la traduction parue chez Actes Sud-Papiers), dirigées par Justine Heynemann, incarnent parfaitement deux jeunes femmes si différentes et pourtant réunies par une similaire solitude, deux jeunes femmes qui, chacune selon son tempérament tourmenté, s’affrontent, s’observent, se comprennent peu à peu, se surprennent à s’aimer avec une tendresse muette, et percent finalement les secrets dramatiques que révèle leur confrontation. Émouvant et terrible.

Théâtre, danse, Festival Off d’Avignon, Attore Actor Acteur Catherine Alias, Scène et public, Centre Culturel de Taïwan à Paris, Compagnie Les Trois Temps, Cie Ubwigenge, Compagnie Fracasse, Jean-Pierre LongreLes pièces de Jean-Luc Lagarce ont notablement enrichi et renouvelé, s’il en était besoin, le langage théâtral contemporain. Son succès actuel, quinze ans après sa mort, est largement justifié, et il n’est pas étonnant que plusieurs compagnie du Off se soient courageusement attelées à ses textes. J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne (Espace Roseau) tient, du point de vue esthétique, la promesse de son titre. La belle et sobre mise en scène de Catherine Decastel, les gestes, les pas, les attitudes, les mots des cinq comédiennes (C. Decastel, Florence Wagner, Anaïs Pénélope Boissonnet, Maïlis Jeunese, Typhaine Duch), vestales évoquant la fuite, la longue absence et le retour du frère et fils (Grégory Oliver), tout concourt à servir un texte dense, ressassant, incantatoire, qui creuse profondément les sillons de la violence, du désir, de l’amour, de la haine, du désespoir, de l’appétit de vivre, et qui sème dans le cœur et l’esprit du spectateur les émotions contradictoires et durables propres au grand théâtre.

Théâtre, danse, Festival Off d’Avignon, Attore Actor Acteur Catherine Alias, Scène et public, Centre Culturel de Taïwan à Paris, Compagnie Les Trois Temps, Cie Ubwigenge, Compagnie Fracasse, Jean-Pierre LongreLe Collège de la Salle est à lui seul un vaste reflet du Festival Off : plus de 60 spectacles pour tous les goûts, tous les publics, de tous les styles, de toutes les dimensions. La papesse américaine (titre plaisant dans un établissement catholique) est de ceux qui ne peuvent laisser indifférent. Anticipation : en 2040, une papesse s’apprête à régner sur ce qu’il reste de catholiques dans le monde (22 millions). Nathalie Mann se prête à merveille au one woman show télévisé, entrecoupé de séquences publicitaires, de la « Sainte Mère ». Le texte d’Esther Vilar brasse à foison des idées dérangeantes, démolit sans vergogne nombre de préjugés (et parfois, il faut le dire, enfonce quelques portes ouvertes) ; et si ce pamphlet n’est pas d’abord écrit pour le théâtre, l’adaptation de Robert Poudérou, la mise en scène de Thierry Harcourt et le jeu pétillant de la comédienne lui font bien passer la rampe. Un spectacle iconoclaste qui dépasse les questions purement religieuses et, paradoxalement et cyniquement, replace les icônes sur leur piédestal.

De Voltaire à Lagarce, tout montre que la littérature est une composante primordiale du langage théâtral. Auraient ici leur place d’autres écrivains notoires qui assurent la dimension littéraire du Festival Off comme du Festival In (distinguons-les, puisque depuis longtemps tous deux se plaisent à se côtoyer en s’ignorant mutuellement) : Ionesco, Beckett, Brecht, Koltès, Visniec, Dario Fo, Valère Novarina et, bien sûr, Molière ou Shakespeare… Mais le langage théâtral n’est pas uniquement verbal, loin s’en faut : musique, danse, arts plastiques font du théâtre un genre complexe et complet. Au mois de juillet, à Avignon, tout nous le rappelle.

Jean-Pierre Longre

Coordonnées et liens :

Cher Voltaire : Musée Louis Vouland, 17, rue Victor Hugo, 84000 Avignon. Attore Actor Acteur Catherine Alias, BP 112 – 7bis, chemin de la Justice, 30401 Villeneuve-lez-Avignon, cie.attore.actor.acteur@wanadoo.fr

L’affaire Dussaert : Les 3 soleils, 4, rue Buffon, 84000 Avignon, www.les3soleils.fr . Spectacle SNES, www.spectacle-snes.org . Scène et public, www.scene-public.fr

Small Puzzles : Condition des soies, 13, rue de la Croix, 84000 Avignon, laconditiondessoies@live.fr , www.laconditiondessoies.com . Centre Culturel de Taïwan à Paris, www.ccacctp.org

Les nuages retournent à la maison : Théâtre des Béliers, 53, rue du Portail Magnanen, 84000 Avignon. www.theatredesbeliers.com . Compagnie Les Trois Temps et Soy Creation, www.soycreation.org

J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne : Espace Roseau, 8, rue Pétramale, 84000 Avignon, http://www.avignonalfa.org/theatres_alfa/espace_roseau.htm . Cie Ubwigenge, 27, avenus de Flandre, 75019 Paris. www.ubwigenge.com

La papesse américaine : Collège de la Salle, 1, place Pasteur, 84000 Avignon.

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02/08/2011 | Lien permanent

Mystérieuse et envoûtante

livre-la-belle-roumaine.jpgDumitru Tsepeneag, La Belle Roumaine, traduit du roumain par Alain Paruit, P.O.L., 2006

 

À lire les premières pages, on aura tendance à se placer dans un décor typiquement parisien aux allures réalistes (le bistrot et ses habitués, le métro et ses faits divers, le Bois de Boulogne…). Plus loin, mais dans une vue rétrospective, on revivra les péripéties historiques de la chute du mur de Berlin et de l’agonie des régimes communistes. A vrai dire, au fil des pages, on sent bien qu’il ne s’agit pas de s’enfermer dans les stéréotypes rassurants et les scènes déjà connues et déchiffrées, qu’il ne s’agit même pas de suivre le déroulement narratif d’une histoire solidement racontée.

 

Car au milieu des pseudo réalités urbaines et européennes, au milieu de personnages dont la présence est apparemment fonctionnelle, tributaires et faire-valoir de l’héroïne (un bistrotier communiste et rêveur, un turfiste malchanceux, un Russe inquiétant, un peintre exigeant, un duo de philosophes allemands complices en tout, même en amour…), déambule la séduisante Ana ou Hannah, mystérieuse et envoûtante, liée à un invisible Mihai, blonde ou brune selon les pays, médecin ou infirmière, prostituée ou espionne, calculatrice ou naïve, dangereuse ou apeurée, amante fougueuse ou distante… Mythomane certainement, forgeant elle-même son mythe, selon la phrase de Novalis placée en exergue et revenant dans l’espace du récit : « La vie ne doit pas être un roman qui nous a été donné, mais un roman que nous avons fait nous-mêmes ».

 

Toutefois ce roman, le maîtrisera-t-elle jusqu’au bout ? Cherchant peut-être à leurrer les autres, ne se leurre-t-elle pas elle-même ? L’auteur nous laisse le privilège de l’imagination, un auteur qui est bien là, avec des intertextes plus ou moins voilés (Thomas Mann et quelques autres), des jeux plus ou moins explicites sur Elvire Popesco ou Ionesco, le marteau et la faucille, la vodka qui coule à flot dans les gosiers et fait parler « à brûle-pourpoint », et surtout les autoréférences : la présence d’Ed, jeune employé du bistrot, nous met sur la piste d’Ed Pastenague, anagramme de D. Tsepeneag, l’un et l’autre auteurs, sous un nom ou sous un autre, de romans et récits présents dans le texte (Pont des Arts, Attente, Roman de Gare, Hôtel Europa), d’un scénario de film résumé ici même. Jusqu’à l’obsession reviennent des leitmotive présents dans toute l’œuvre (un aigle en cage, une gare désertée, un sanatorium au-delà d’une forêt, les prénoms féminins Maria, Ana, Marianne, l’attente), le tout assorti d’une autodérision décapante, par exemple sur la Roumanie, « pays de tsiganes et d’escrocs », ou sur l’œuvre elle-même (Hôtel Europa défini comme un simple « thriller »)…

 

La Belle Roumaine n’est pas un roman ; c’est une multiplicité de romans en puissance : aventures, espionnage, amour, érotisme, politique, exotisme, philosophie, histoire se superposent, ou plutôt tournent autour d’un axe que l’on peut appeler – pour utiliser le nom d’un mouvement que Tsepeneag fonda autrefois avec quelques autres en Roumanie – onirisme. Les reprises, les répétitions d’événements, les épisodes cycliques, factuels ou imaginaires, le ressassement à caractère musical, tout cela relève de la préoccupation structurelle : « Le rêve ne peut pas être narré, on doit le présenter, le reconstituer, l’écrire, le récrire, le fabriquer de a à z. Le vrai songe, le songe nocturne, n’est pour la narration onirique rien de plus qu’un modèle. Il ne fournit que les lois et la structure, non la matière, c’est-à-dire le sujet… ». Comme tous les romans de Dumitru Tsepeneag, La Belle Roumaine  n’est pas un roman ; c’est un poème.

Jean-Pierre Longre

www.pol-editeur.com  

 

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21/08/2010 | Lien permanent

« Le cœur de l’autre Europe »

L'atelier du roman.jpgL’atelier du roman n° 64, « Les Roumains et le roman », Flammarion, décembre 2010

Fidèle à ses principes, la revue et ses rédacteurs déambulent, observent et s’arrêtent là où il leur semble qu’il se passe quelque chose d’important, d’original, de séduisant. Cela donne, pour ce numéro 64, un bel ensemble à la fois varié et révélateur de la littérature roumaine, telle qu’elle s’est constituée, telle qu’elle se constitue actuellement ; en majorité dans le domaine du roman, mais aussi, de-ci de-là, dans ceux du théâtre, de l’essai, des périodiques…

C’est ainsi qu’au fil des articles nous fréquentons quelques grands du passé (Eliade, Rebreanu, Istrati, Cioran) et, selon des choix lucides, quelques grands du présent : Norman Manea, virtuose de l’humour dévastateur, Dumitru Tsepeneag, maître de l’onirisme et de l’expérimentation, entre ses deux langues, Gabriela Adameşteanu, arpenteuse des différentes dimensions du temps, Mircea Cărtărescu qui, dans sa trilogie, dépasse de loin les traditions du genre romanesque, Horia Ursu, discret perfectionniste, Alexandre Vona, auteur unique d’un unique roman, Florina Iliş, qui a droit à juste titre à deux articles, tant son dernier roman, La croisade des enfants, marque l’actualité littéraire européenne.

À côté de cela, Georges Banu écoute les échos dont résonne La lettre internationale, Radu Cosaşu fait part de deux de ses chroniques de l’hebdomadaire culturel Dilema Veche, Adrian Mihalache de ses réflexions sur la revue Observator cultural de Bucarest, et un entretien de Denis Wetterwald avec Matéi Visniec permet à celui que l’on connaît surtout comme l’un des grands dramaturges contemporains de parler du roman et de son choix de la langue française. Il manquerait évidemment quelque chose s’il n’y avait pas la création elle-même, inaugurée par un savoureux « Blog-Notes d’Outre-Tombe » de Ionesco, par A. Mihalache. Suit un choix de textes littéraires de Ion Luca Caragiale, maître de la comédie, de Razvan Petrescu, de Joël Roussiez (en visite chez Nosferatu), de H. Ursu, de M. Visniec…, le tout assez représentatif d’une tonalité roumaine, celle de la dérision et du sens de l’absurde, venue en zigzag d’ancêtres comme Urmuz ou d’avant-gardistes dont le plus célèbre est Tristan Tzara. Et la fraîcheur des dessins de Sempé n’en est finalement pas très éloignée.

Les auteurs de ce volume ont bien compris que le roman roumain est d’une facture et d’une ampleur telles qu’il ne demande qu’à dépasser ses limites génériques, que la littérature roumaine déborde largement ses frontières géographiques, politiques, linguistiques (puisque beaucoup d’écrivains ont adopté plus ou moins durablement le français, par exemple, mais pas seulement – voir Herta Müller). Ce numéro de L’atelier du roman le rappelle : il est temps que la littérature roumaine prenne toute sa place dans l’espace européen. L’ouverture le proclame : « Pourquoi la Roumanie ? Parce que là-bas, et c’est l’essentiel, bat encore, d’après des indices qui ne trompent pas, le coeur de l’autre Europe, de l’Europe que partout ailleurs nous avons enterrée. L’Europe de la folie, du doute et de l’insoumission aux modes et aux oukases de nos pontes culturels ».

Jean-Pierre Longre

http://www.editions.flammarion.com  

et pour en lire plus sur la littérature roumaine, voir ici : http://jplongre.hautetfort.com/archives/tag/roumanie.html

 et là: http://rhone.roumanie.free.fr/rhone-roumanie/index.php?op...

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22/12/2010 | Lien permanent

« Bienvenue dans mon épopée »

épopée, roman, poésie, Roumanie, Mircea Cartarescu, Nicolas Cavaillès, P.O.L., Jean-Pierre LongreMircea Cărtărescu, Le Levant, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, P.O.L., 2014 

Faut-il définir le genre de l’ouvrage ? On parlera d’épopée. Douze chants, invocations aux Muses et à d’autres entités divinisées, exploits guerriers de courageux navigateurs, intrigues amoureuses, amitiés et inimitiés viriles, héros à la fois modernes et intemporels dont le but est de libérer leur patrie de l’occupant étranger, fond historique sur lequel se détachent des événements transfigurés en mythes, lyrisme tantôt échevelé tantôt intimiste, en prose ou en vers… La tonalité épique est bien une caractéristique fondamentale du récit, dont le protagoniste, Manoïl, n’a de cesse que de renverser la tyrannie levantine qui opprime la Valachie – et qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler, ici, la sombre dictature dont était victime le peuple roumain dans les années 1980, celles durant lesquelles l’auteur écrivait son livre.

Épopée, donc, mais travestie et burlesque, parodique et humoristique, aux inventions inattendues, que ce soit dans les descriptions, les situations ou l’écriture. Chaque page est une surprise nouvelle, chaque phrase recèle une trouvaille stylistique ou verbale. L’histoire du monde devient une fable pleine de paysages étonnants, de machines complexes, de péripéties fantaisistes, d’anachronismes audacieux, de rêves merveilleux ou terribles, d’illusions politiques, de voyages infinis, de tirades grandioses. Avec ses personnages en quête (plus ou moins consciente) d’un Graal oriental ou de ce que les surréalistes appelaient le « point suprême », la narration s’envole au-delà des « limites du monde », là où « le bien et le mal, les ténèbres et la lumière s’annihilent, petit et grand, infini et limité deviennent une même chose ». Comme ce sera le cas dans les romans à venir, notamment dans la trilogie Orbitor, Cărtărescu le magicien n’hésite pas à naviguer entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, donnant par exemple à Bucarest toutes ses dimensions dans une larme, et envisageant le monde depuis une nacelle de ballon dirigeable…

À l’instar de ce qui se produit dans les romans picaresques, Mircea l’écrivain intervient à tout moment en tant que tel dans son œuvre, la contemple, l’examine, ironise, s’efforce de la modifier, s’en éloigne pour mieux la commenter, s’adresse directement à ses personnages, se regarde travailler dans sa cuisine, accueille le lecteur à l’intérieur de ses pages en lui souhaitant la bienvenue. Non seulement le lecteur, mais nombre d’écrivains sur lesquels il s’appuie, qu’il prend à témoin avec un respect non dénué de familiarité. Il y a là Homère, bien sûr, et quelques autres antiques, mais aussi Shakespeare, Byron, Borges et quantité de modernes, roumains de préférence. Cărtărescu a beaucoup lu, cultive une imagination débordante, et pratique une écriture effervescente. Le Levant est une somme grouillante, un univers foisonnant, et surtout un hymne à la vie sous tous ses aspects, la vie réelle, la vie rêvée :

                            "Je lève ce verre lourd à la sainte Liberté,

                            À la douce Poésie, et à la Rêverie ailée."

 

Jean-Pierre Longre

www.pol-editeur.com

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20/02/2015 | Lien permanent

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