02/08/2011
Avignon, voix off
Festival Off d’Avignon, juillet 2011
Chaque année, en juillet, Avignon résonne de voix innombrables. Celles du Festival In, l’officiel, le populaire-élitiste, suivant une évolution que Jean Vilar ne peut plus maîtriser. Celles du Off, qui depuis 1966 a pris une dimension populaire-bon enfant et dans le foisonnement duquel le public a un mal délicieux à faire son choix. Que l’on en juge pour l’année 2011 : 1143 spectacles (nous dit l’épaisse brochure), 6000 artistes, 969 compagnies et, pour les styles, tout ce qui peut se montrer sur scène, de la lecture à la danse, du cirque au drame, du boulevard à l’expérimental, du conte à la comédie musicale – avec tout de même beaucoup de théâtre, au sens générique du terme. Sans parler de la rue et de ses parades, jongleries, boniments, réclames, terrasses, foule, sacs à dos…
Alors comment choisir ? Car il y a, forcément, à prendre et à laisser. Auteurs, comédiens, troupes, critiques, bouche-à-oreille, arguments, tous les critères comptent, mais le hasard joue aussi son rôle, bien ou mal. Quelques exemples peuvent représenter, peu ou prou, l’éclectisme du Off.
Au musée Vouland, belle demeure où l’on peut découvrir, avant ou après la représentation, meubles, objets et tableaux précieux, Voltaire et la Marquise du Deffand dialoguent avec la vivacité, l’esprit, l’érudition, l’intelligence que ces deux êtres ont en partage. Suivant le rythme d’une conversation brillante, Catherine Alias et Christine Bernier, disant et jouant des extraits de correspondance, nous rappellent combien Voltaire était drôle et lucide, méchant et généreux, épris de justice et sans concessions, combien sa grande amie Madame du Deffand était sensible, spirituelle, pessimiste, moderne dans sa pensée, combien tous deux savaient mêler le ton intime et les raisonnements philosophiques, les considérations sur la vie quotidienne et les concepts universels. De ce Cher Voltaire, on sort la mémoire et l’esprit rafraîchis.
Lorsque commence L’affaire Dussaert (Théâtre Les trois soleils), on croit assister au début d’une conférence sur un peintre « contemporain » (leitmotiv du spectacle) qui aurait défrayé la chronique dans les années 1980. Jacques Mougenot, auteur et interprète unique de la pièce, sous les apparences trompeuses d’un conférencier bien ordinaire, se livre à une satire savoureuse des excès, voire des supercheries de certains artistes et de leurs promoteurs. C’est d’un réalisme convaincant qui nous confirme dans nos propres soupçons, dans nos propres interrogations, et d’une drôlerie (im)pertinente (qui gagnerait parfois à être moins insistante, plus suggestive). Sur le fond, il a raison, Jacques Mougenot. Qu’il continue, en nous faisant rire, à pointer d’un doigt ironique les abus du négoce pseudo-artistique !
Autre forme, autre monde : la danse (qui d’année en année prend de plus en plus de place, dans le In comme dans le Off – ce qui n’est pas pour déplaire) venue de Taïwan. Voilà six ans que le Centre culturel de Taïwan à Paris participe avec plusieurs spectacles de théâtre et de danse au rayonnement international du Off. La compagnie WCdance, créée par Lin Wen-Chung, présente cette année Small Puzzles (Condition des soies). Une heure de mouvements à l’état pur : dans un espace scénique changeant sans cesse d’architecture au gré des positionnements des pièces blanches du puzzle, cinq danseurs à la souplesse et à la vigueur étonnantes évoluent d’une manière à la fois acrobatique et sobre, au rythme du Clavier bien tempéré de Bach (choix judicieux, dans le même esprit acrobatique et sobre). Tout est harmonie, tout satisfait à la fois l’imaginaire et le sens esthétique.
Dans Les nuages retournent à la maison (Théâtre des Béliers), le texte de Laura Forti, pleinement engagé à la fois dans des questions spécifiques à notre époque et dans des dilemmes intrinsèquement humains (assurer sa survie ou sa liberté, assumer sa solitude ou se mesurer aux autres ?...), met en scène la rencontre d’une femme de chambre occasionnelle et d’une prostituée albanaise. Les deux comédiennes, Stéphanie Colonna et Federica Martucci (qui est aussi l’auteur de la traduction parue chez Actes Sud-Papiers), dirigées par Justine Heynemann, incarnent parfaitement deux jeunes femmes si différentes et pourtant réunies par une similaire solitude, deux jeunes femmes qui, chacune selon son tempérament tourmenté, s’affrontent, s’observent, se comprennent peu à peu, se surprennent à s’aimer avec une tendresse muette, et percent finalement les secrets dramatiques que révèle leur confrontation. Émouvant et terrible.
Les pièces de Jean-Luc Lagarce ont notablement enrichi et renouvelé, s’il en était besoin, le langage théâtral contemporain. Son succès actuel, quinze ans après sa mort, est largement justifié, et il n’est pas étonnant que plusieurs compagnie du Off se soient courageusement attelées à ses textes. J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne (Espace Roseau) tient, du point de vue esthétique, la promesse de son titre. La belle et sobre mise en scène de Catherine Decastel, les gestes, les pas, les attitudes, les mots des cinq comédiennes (C. Decastel, Florence Wagner, Anaïs Pénélope Boissonnet, Maïlis Jeunese, Typhaine Duch), vestales évoquant la fuite, la longue absence et le retour du frère et fils (Grégory Oliver), tout concourt à servir un texte dense, ressassant, incantatoire, qui creuse profondément les sillons de la violence, du désir, de l’amour, de la haine, du désespoir, de l’appétit de vivre, et qui sème dans le cœur et l’esprit du spectateur les émotions contradictoires et durables propres au grand théâtre.
Le Collège de la Salle est à lui seul un vaste reflet du Festival Off : plus de 60 spectacles pour tous les goûts, tous les publics, de tous les styles, de toutes les dimensions. La papesse américaine (titre plaisant dans un établissement catholique) est de ceux qui ne peuvent laisser indifférent. Anticipation : en 2040, une papesse s’apprête à régner sur ce qu’il reste de catholiques dans le monde (22 millions). Nathalie Mann se prête à merveille au one woman show télévisé, entrecoupé de séquences publicitaires, de la « Sainte Mère ». Le texte d’Esther Vilar brasse à foison des idées dérangeantes, démolit sans vergogne nombre de préjugés (et parfois, il faut le dire, enfonce quelques portes ouvertes) ; et si ce pamphlet n’est pas d’abord écrit pour le théâtre, l’adaptation de Robert Poudérou, la mise en scène de Thierry Harcourt et le jeu pétillant de la comédienne lui font bien passer la rampe. Un spectacle iconoclaste qui dépasse les questions purement religieuses et, paradoxalement et cyniquement, replace les icônes sur leur piédestal.
De Voltaire à Lagarce, tout montre que la littérature est une composante primordiale du langage théâtral. Auraient ici leur place d’autres écrivains notoires qui assurent la dimension littéraire du Festival Off comme du Festival In (distinguons-les, puisque depuis longtemps tous deux se plaisent à se côtoyer en s’ignorant mutuellement) : Ionesco, Beckett, Brecht, Koltès, Visniec, Dario Fo, Valère Novarina et, bien sûr, Molière ou Shakespeare… Mais le langage théâtral n’est pas uniquement verbal, loin s’en faut : musique, danse, arts plastiques font du théâtre un genre complexe et complet. Au mois de juillet, à Avignon, tout nous le rappelle.
Jean-Pierre Longre
Coordonnées et liens :
Cher Voltaire : Musée Louis Vouland, 17, rue Victor Hugo, 84000 Avignon. Attore Actor Acteur Catherine Alias, BP 112 – 7bis, chemin de la Justice, 30401 Villeneuve-lez-Avignon, cie.attore.actor.acteur@wanadoo.fr
L’affaire Dussaert : Les 3 soleils, 4, rue Buffon, 84000 Avignon, www.les3soleils.fr . Spectacle SNES, www.spectacle-snes.org . Scène et public, www.scene-public.fr
Small Puzzles : Condition des soies, 13, rue de la Croix, 84000 Avignon, laconditiondessoies@live.fr , www.laconditiondessoies.com . Centre Culturel de Taïwan à Paris, www.ccacctp.org
Les nuages retournent à la maison : Théâtre des Béliers, 53, rue du Portail Magnanen, 84000 Avignon. www.theatredesbeliers.com . Compagnie Les Trois Temps et Soy Creation, www.soycreation.org
J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne : Espace Roseau, 8, rue Pétramale, 84000 Avignon, http://www.avignonalfa.org/theatres_alfa/espace_roseau.htm . Cie Ubwigenge, 27, avenus de Flandre, 75019 Paris. www.ubwigenge.com
La papesse américaine : Collège de la Salle, 1, place Pasteur, 84000 Avignon. Compagnie Fracasse, 8, rue du midi 93100 - Montreuil sous Bois. fracasse@tournees.net
19:16 Publié dans Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théâtre, danse, littérature, festival off d’avignon, attore actor acteur catherine alias, scène et public, centre culturel de taïwan à paris, compagnie les trois temps, cie ubwigenge, compagnie fracasse, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
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