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Rechercher : les mots du spectacle en politique

Le labeur du lexicographe

Émile Littré, Comment j’ai fait mon dictionnaire, Les Éditions du Sonneur, 2010

 

220_____Littre_62.jpgÉmile Littré avait un « vaste appétit ». Non des nourritures du corps, mais de celles de l’esprit, produits naturels du savoir universel. C’est ainsi que ce médecin positiviste, disciple d’Auguste Comte, auteur de divers essais, tout en travaillant sur l’œuvre d’Hippocrate, conclut en 1841 avec son ami l’éditeur Hachette un « traité » concernant un Nouveau dictionnaire étymologique de la langue française dont l’impression complète sera achevée en 1872, sous le titre de Dictionnaire de la langue française.

 

Il ne pensait pas s’engager pour trente ans de labeur acharné, à « donner de la copie » à l’imprimerie. Le livre raconte comment, avec ses quelques collaborateurs, parmi lesquels sa femme et sa fille (« auxiliaires d’un genre nouveau […] constamment à côté de moi ») ce bourreau de travail composa peu à peu les volumes du fameux « Littré », avec ses définitions et, surtout, les citations qui les illustrent. Que ce soit dans son petit appartement parisien ou, de préférence, dans sa maison de campagne de Mesnil-le-Roi, l’horaire est immuable : lever à huit heures, travail jusqu’au déjeuner ; d’une heure à trois heures, rédactions pour le Journal des savants, puis reprise du dictionnaire jusqu’à trois heures du matin, voire jusqu’à l’aube… Avec cela, d’autres travaux comme un livre sur Auguste Comte, et les aléas de l’Histoire : une révolution en 1848, une guerre franco-prussienne en 1870, une révolte populaire en 1871 (la Commune contre laquelle se range le « légaliste » Littré), une élection à l’Assemblée Nationale… Sans compter le souci matériel de la fabrication et de la sauvegarde des manuscrits, dont l’avènement de l’ordinateur a fait oublier les difficultés.

 

L’exhumation de ce bref récit est une bonne idée. Pour tout un chacun, la consultation des dictionnaires est utile ; celle du « Littré » l’est davantage : elle est d’un intérêt linguistique, historique, littéraire incontestable. Et savoir comment s’est construit ce monument est passionnant. Qui plus est, l’auteur cultive ce que l’on peut appeler « le beau style » : propos clairement énoncés, phrases conduites dans la tradition de l’esthétique classique. Émile Littré est un savant, mais aussi un écrivain.

 

Jean-Pierre Longre

www.editionsdusonneur.com

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28/07/2010 | Lien permanent

Lire, relire... La tragédie et l’espérance, ou le roman d’une Rom

Zoli.jpgColum McCann, Zoli. Traduit de l’anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre, Belfond, 2007

 

Marienka Novotna, dite Zoli, restera pour toujours marquée par la tragédie inaugurale de son existence : le massacre de sa famille entière par les Hlinkas, ces fascistes qui dans les années 1930 en Slovaquie firent le lit des nazis. Seuls la petite fille de six ans et son grand-père échappèrent à la noyade sadique, et c’est ainsi que Zoli, sous la houlette du vieil homme sage et savant, commença une vie errante et exceptionnelle. Contrairement aux autres fillettes du peuple rom, elle apprit à lire et à écrire : « Très tôt, j’ai aimé tenir un crayon entre mes doigts ».

 

Après avoir survécu au nazisme, comment ne pas fêter dans les chants et la liesse la liberté apparemment revenue, Tziganes et « Gadje » au coude à coude ? Et Zoli, remarquée par le journaliste Stansky, séduite par l’idéaliste Stephen Swann venu s’installer dans la Tchécoslovaquie communiste et lui-même fasciné par la jeune femme, va devenir une idole officielle, applaudie par les foules et le régime bénissant ses poèmes qui chantent l’épopée rom :

 

« Lorsque la mort nous aura transformés en pluie,

Nous resterons au bord des nuages

Avant de continuer à pleuvoir.

Nous resterons dans l’ombre du chêne blanc

Où nous avons marché,

Pleuré, marché, au long des chemins. »

 

Mais lorsque le peuple errant, sédentarisé de force, fut parqué dans des « blocs » à la soviétique, Zoli, jugée coupable par les siens, trahie par son amour même, devenue paria chez les parias, fut de nouveau condamnée à la fuite, à la solitude, au calvaire et aux illusions. Franchir les frontières, traverser l’Europe, rêver de Paris, chercher refuge ici et là, rejetée par les siens et par les autres… Elle se fixera un jour, et elle pourra narrer à sa fille les péripéties de son existence : « C’est bien, ma fille, de pouvoir s’attendre aux surprises. […] Il est si étrange que ma vie soit arrivée si loin, mais je suis ébahie d’avoir découvert tant de beauté ».

 

Zoli, on s’en doute, n’est pas simplement un document sur la vie des Roms, ni une histoire de l’Europe ; c’est cela, et c’est bien plus : un roman, le roman d’une destinée certes représentative d’un peuple étrange, gênant et fascinant, mais d’une destinée à part, façonnée par la réalité des haines et la fluidité des rêves, par l’intransigeance de l’indépendance et la soumission aux sentiments, par l’obstination et l’ambiguïté. Un roman où, dans le va-et-vient historique, collectif et individuel entre les années 1930 et le début du XXIe siècle, la tragédie est inséparable de l’espérance : « J’ai gardé espoir jusqu’à la toute fin. L’espérance est une vieille habitude des Roms. Je ne l’ai peut-être jamais perdue ».

Jean-Pierre Longre

www.belfond.fr

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23/08/2010 | Lien permanent

« Le cœur en charpie »

Adam.jpgOlivier Adam, Des vents contraires, Éditions de l’Olivier, 2008

Grand Prix RTL-Lire 2009

Rééd. Points, 2010

                            

Sarah a disparu sans laisser de traces, abandonnant son époux et ses deux jeunes enfants à leurs éternelles questions (Où est-elle ? A-t-elle fui ? A-t-elle été enlevée ? Est-elle morte ?) et, surtout, au vide désespéré de leur cœur. Paul Anderen, scénariste et romancier en mal d’écriture, décide alors de revenir avec Clément et Manon au pays de son enfance, dans cette Bretagne où les vents et la mer accompagnent et trahissent la violence des sentiments.

 

Paul retrouve à Saint-Malo des souvenirs, le goût salé de l’océan, quelques êtres affectueux comme son frère Alex et sa belle-sœur Nadine (qui l’embauchent en douce dans leur auto-école), mais aussi la froide brutalité de la société et de ses institutions, auxquelles ses enfants et lui-même n’arrivent pas adapter leur existence. Le manque est toujours là, qu’ils tentent de pallier par l’amour inconditionnel qu’ils se vouent mutuellement. Plutôt rester tendrement blottis les uns contre les autres face au large, dans la bise glaciale, que de se heurter aux institutrices intraitables et aux parents d’élèves méfiants. Plutôt rire sans vergogne aux manèges de la fête foraine, ou aider sans arrière-pensée ceux qui ont aussi « le cœur en charpie » : un père privé de voir son enfant, une voisine attendant impatiemment son fils parti au loin depuis des mois, une vieille dame qui va mourir, un inspecteur de police que sa fille ne connaît pas… Paul est de ces originaux qui ne transigent pas avec la tendresse et la sincérité, et c’est ce qui lui vaut l’inimitié de la majorité (silencieuse ou non) ; faire face à la tempête, ne pas plier, quelles qu’en soient les conséquences ; la marginalité est son lot, mais peu importe : ce qui compte pour lui, c’est l’amour sans faille qu’il porte à ses enfants, qui le lui rendent bien, chacun à sa manière.

 

« J’ai lu un de vos bouquins hier, dit un jour l’inspecteur à Paul. Ne prenez pas cet air étonné. Franchement j’ai trouvé ça pas mal. Un peu geignard mais pas mal. » Autocritique d’Olivier Adam ? En tout cas, tout était réuni pour bâtir un scénario « geignard » : la mère disparue, le père transi d’amour pour ses deux petits un peu perdus, la tempête hivernale sur les côtes bretonnes, la brutalité collective… Mais il y a d’une part l’épaisseur et la présence des personnages : celles de Paul Anderen dont la force affective est la faiblesse, et dont la faiblesse sociale est la force ; celles des deux enfants, qui sentent tout sans forcément comprendre ; celles des êtres qui, autour d’eux, font qu’on ne désespère pas complètement de l’homme. D’autre part l’écriture, qui suit les fluctuations des corps et des cœurs – accélérations, ralentissements –, une écriture n’abusant pas des artifices, collant au réel (les ciels, la mer, les paysages, les maisons, les sensations, les gestes, les conversations…), le perçant, le remuant jusqu’à le métamorphoser en matière romanesque.

 

www.editionsdelolivier.fr

 

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08/10/2010 | Lien permanent

« Saloperie d’existence »

Martinet.jpgJean-Pierre Martinet, Ceux qui n’en mènent pas large, Le Dilettante, 2008

Sur la couverture du livre, un dessin de Tardi en noir et blanc campe non seulement l’atmosphère, mais, peut-on dire, la réalité de ce fulgurant roman désespéré : la tête entre les mains, un homme – Georges Maman, le (très) anti-héros – fait face à son imposant Frigidaire, que l’on devine aussi vide que le compte en banque de son propriétaire (il s’avérera qu’il n’est pas tout à fait vide, puisqu’il contient le dénouement du récit). Entre eux, quelques bouteilles de mauvais vin, une boîte de Canigou, le paysage déprimant d’une cuisine inutile.

Maman a pourtant connu une brève célébrité cinématographique et théâtrale, au temps où il semblait aimé de Marie Beretta, devenue vedette de papier glacé. De cette lointaine époque, il ne lui reste que la mémoire, les rêves et la présence à la fois haïe et recherchée de Dagonard, assistant à la télévision, et pour cette raison un peu moins démuni que son compagnon d’infortune. Ceux qui n’en mènent pas large raconte         ainsi des heures nocturnes de déambulations, de perte de soi, de dégringolade, de larmes, d’hallucinations… Se réfugier dans l’alcool, dans le sommeil, dans les souvenirs illustrés par le grand écran, tout cela est-il utile ? C’est en tout cas le seul sursis, le seul moyen de nager sur les flots pourris de l’existence, un moment.

Le style de Jean-Pierre Martinet est parfaitement adapté aux êtres qu’il décrit, ces humbles ratés qui n’ont pas les moyens de se sauver du naufrage ; un style sans concessions, tout en violence et en émotion, qui frappa dur à la porte de notre indifférence. Il faut donc sauter sur l’occasion des rééditions qui sortent de l’oubli cet écrivain (1944-1993) qui fut assistant rélisateur, critique, marchand de journaux : Jérôme aux éditions Finitude, L’ombre des forêts à La Table Ronde et Ceux qui n’en mènent pas large au Dilettante ; et ne pas oublier de lire, à la fin de ce volume, « Au fond de la cour à droite », bel hommage de Martinet à Henri Calet, à « sa noirceur, sa dignité » ; Henri Calet, qui a dit l’essentiel : « Saloperie d’existence ».

Jean-Pierre Longre

www.ledilettante.com

 

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04/08/2010 | Lien permanent

L’inquiétante silhouette de Géraldine Bouvier

Villemain.jpgMarc Villemain, Et que morts s’ensuivent, Éditions du Seuil, 2009
Grand Prix de la SGDL 2009

C’est à la fois morbide et drôle, satirique et tendre, terrifiant et attachant. Onze nouvelles, onze héros (ou anti-héros) condamnés à toutes sortes de morts, selon des progressions différentes mais implacables, jusqu’à l’« Exposition des corps », sorte d’appendice pseudo réaliste résumant la biographie de chacun. Parmi eux, soit dit en passant, un certain Matthieu Vilmin, dont la minutieuse description de la souffrance ne peut résulter que de l’expérience personnelle d’un certain Marc Villemain ; une certaine M.D., aussi, écrivain de son état, dont les histoires « se finissent toujours mal ». Le double de l’auteur n’est jamais loin…

La diversité des noms, des situations, des conditions sociales est contrebalancée non seulement par l’unité des destinées ultimes, mais encore par la présence constante, notoire ou discrète, d’une dame Géraldine Bouvier, témoin impavide ou actrice décisive, dont la silhouette se glisse dans les récits comme celle d’Hitchcock dans ses films. Fil conducteur comme l’est la mort, bourreau involontaire ou juge sans indulgence, Géraldine Bouvier ne laisse pas d’intriguer voire d’apeurer, par sa présence à la fois unique et multiple.

Et que morts s’ensuivent se lit délicieusement au second degré, et c’est bien ainsi. Chaque détail biographique, chaque remarque ironique ou sarcastique, chaque procédé narratif est pesé au gramme près pour le plaisir masochiste, la délectation mortifère du lecteur. Le Grand Prix de la nouvelle, attribué  récemment par Société des Gens de Lettres à l’auteur pour son recueil, est mérité.

Jean-Pierre Longre

http://www.seuil.com

www.marc-villemain.net

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04/08/2010 | Lien permanent

« Comment effacer la vitre »

Gerber.jpgAlain Gerber, Frankie, Le sultan des pâmoisons, Fayard, 2008

 

On connaît l’érudition musicale d’Alain Gerber. On connaît les grands romans qu’il a consacrés au jazz et à certains de ses héros (Louis Armstrong, Chet Baker, Charlie Parker, Billie Holiday, Paul Desmond, Miles Davis…). Erudition et récit romanesque font encore bon ménage dans Frankie, dont l’auteur précise bien qu’il ne s’agit pas d’une biographie.

 

Effectivement. Le récit se fait portrait ; ou plutôt, les récits se font portraits : celui de Frank Sinatra, bien sûr, mais aussi – puisque, selon un type de composition maintenant bien ancré dans l’écriture de l’auteur, celui-ci donne la parole aux proches du héros – ceux des proches en question, triés sur le volet : Dolly, la mère aimante et décidée, Bernard « Buddy » Rich le batteur, Ava Gardner, pour qui il quitta la mère de ses enfants, Sam Giancana le mafieux. Autour de la vision que chacun offre de Sinatra, se dévoile en contrepoint plus ou moins délibéré la personnalité de chaque narrateur ; c’est ainsi que se dessine une rosace complexe et colorée, dans les courbes de laquelle on apprend beaucoup sur Frank (Frankie, Franco, The Voice, Z’yeux bleus, Le P’tit…), en particulier sur son opiniâtreté à croire au succès. Prêt à tout pour faire entendre sa voix dans les salles de concert et les studios d’enregistrement, il s’impose sans peur et sans regret, la violence (mafieuse ou non, à soi-même et aux autres, « directe ou par personne interposée ») faisant partie de son éducation et de son monde : « On a le droit de se battre, à condition d’avoir la garantie de l’emporter. Pour cela, il convient d’être le plus fort, par n’importe quel moyen. Un garçon qui respecte son orgueil ne lui laisse courir aucun risque ».

 

On en apprend beaucoup sur Frank et sur les autres, mais aussi sur l’histoire des USA ; car avec lui on est au centre des relations, par exemple, de la mafia avec J. F. Kennedy, dont on perçoit la vie dissolue ; ou bien l’on s’interroge sur la mort de Marilyn Monroe…

 

Mais le plus important est-il ce que l’on apprend, ou la manière dont on l’apprend ? Alain Gerber, comme de coutume, nous montre sans imposer, en son style impeccable dans l’allusif, plein d’échos mystérieux dans la clarté, audacieux dans le paradoxe : « Les gens font semblant d’être dupes. Francis Albert ne mange pas de ce pain-là : il s’est toujours montré sincère dans ses impostures. C’est pourquoi le remords n’a jamais eu raison de lui. C’est pourquoi il n’a jamais regretté ses regrets – l’une des formes subtiles de la trahison de soi-même ». Ces phrases qui privilégient la forme nous en apprennent plus sur le fond que n’importe quelle information « biographique » ; on pourrait en dire autant des images telles que celle, récurrente, de l’enfant derrière la vitre, contemplant le monde extérieur, espérant toujours que ce monde viendra à lui. La forme, toujours : celle d’expressions figées sans cesse renouvelées, comme pour signifier que le personnage ici fignolé ne serait rien, si, dans son exception même, il n’était pas représentatif de toute une gamme humaine : « Frank voulait mettre toutes les chances de son côté et ne craignait pas de mouiller sa chemise. Il était toujours sur la brèche. Il faisait feu de tout bois. Sautait sur les bonnes occasions ».

 

Frankie aurait pu s’appeler « Frank Sinatra et les autres » (reconnaissons-le toutefois : « Le sultan des pâmoisons », c’est beaucoup plus prometteur) ; comment être vu, entendu, reconnu, respecté, aimé par les autres : l’adulte comme l’enfant n’aura eu de cesse que de trouver « comment effacer la vitre » qui le sépare du monde.

 

Jean-Pierre Longre

 

www.editions-fayard.fr

 

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04/08/2010 | Lien permanent

L’Eau et le Feu

Chauviré.jpgJacques Chauviré, La Terre et la Guerre, Le temps qu’il fait, 2008

 

Certains romanciers assaisonnés à la sauce médiatique actuelle devraient lire le discret docteur Jacques Chauviré (1915-2005), et particulièrement La Terre et La Guerre. Ils y verraient peut-être, s’ils en sont capables, comment un récit de fiction peut à la fois traduire et transfigurer la réalité, comment l’écriture peut investir événements et personnages, comment un vrai roman doit être une somme susceptible de planter dans l’esprit du lecteur les bouleversements du monde et des individus, et ainsi de bouleverser le lecteur lui-même.

 

La famille Calvière vit dans les Dombes, près de la Saône que l’auteur a bien connue et si bien évoquée dans d’autres livres. Du début à la fin de la guerre de 14-18, Jérôme et sa femme Lucie, leurs enfants Laurence, Jean et Amélie vont connaître et subir ce qu’ont connu et subi bien des familles françaises durant cette période : départs pour la guerre, blessures morales et physiques, deuils, changements imperceptibles ou éclatants dans la manière d’appréhender la vie. Chacun d’entre eux, chacun de ceux qui gravitent autour d’eux réagit à sa façon au désastre, et le couple Lucie – Jérôme est emblématique de ces écarts : la piété contre l’anticléricalisme, la rigidité morale contre l’humanisme, l’émotivité nerveuse contre le rationalisme… Chez d’autres, c’est la révolte (Amélie), la résignation (Laurence), la foi en l’avenir (Jean), le patriotisme exalté, la lâcheté inavouée, la ruse, l’égoïsme, la générosité, la peur, la honte, l’opportunisme, l’aveuglement, la lucidité, le repli sur soi ; et au fil des pages, nous recevons comme parties intégrantes du roman les discussions passionnées, les grands débats d’idées et les changements culturels décisifs (découverte de Freud et du rôle de l’inconscient, premiers pas de l’art moderne, progrès technologiques, popularisation du cinéma et de l’automobile…).

 

Voilà donc l’histoire de quatre années qui ont radicalement transformé la France et l’Europe, qui ont inauguré dans le sang l’ère contemporaine. Mais La Terre et le Guerre, même si l’on y suit les étapes de la grande boucherie, n’est pas un roman historique : on s’attache aux personnages et à leurs sentiments, à leurs haines, à leurs amours, on se prend à les aimer tels qu’ils sont, quels que soient leurs défauts. Cet attachement, que visiblement nous partageons avec l’auteur, est le fruit de son écriture : descriptions, dialogues, narration sont d’une précision incisive, un peu comme chez Maupassant ou Mauriac ; mais ils n’excluent ni l’ironie légère (contre les aberrations de la morale et de la société) ni le lyrisme – celui qui clame la souffrance et la mort des hommes, les éblouissements mortels de la guerre, celui qui chante la nature, la lumière humide des marais, le feu de bois dans la cheminée, la terre gorgée d’eau. Tout cela rappelle, si l’en était besoin, que Jacques Chauviré est un grand écrivain, et laisse espérer que l’on n’a pas fini de le (re)découvrir.

Jean-Pierre Longre

www.letempsquilfait.com

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04/08/2010 | Lien permanent

”Le maillon rompu”

9782260018094.jpgLionel Duroy, Le chagrin, Julliard, 2010. Rééd. J'ai lu, 2011.

Pour Michel Leiris publiant L’âge d’homme, l’ombre de la « corne de taureau » qui guette le torero représente le danger qu’encourt l’autobiographe lorsqu’il se donne pour règle de dire « la vérité, rien que la vérité ». L’écriture est alors un « acte » qui pèse lourdement sur les relations de l’auteur avec son entourage, et donc sur le destin de cet auteur. Là s’arrête l’analogie entre l’ouvrage de Leiris et celui de Lionel Duroy : la construction, le style, l’intention même sont différents. Mais dans les deux cas, l’expression la plus fidèle, la plus sincère possible des souvenirs est un risque délibérément encouru, voulu par la nécessité de la libération personnelle.

De 1944 au début des années 2000, des origines parentales à la création d’une nouvelle famille, les souvenirs de William Dunoyer de Pranassac (alias Lionel Duroy) se succèdent au rythme de ce qui a marqué, voire bouleversé son existence, à commencer par les traumatismes de l’enfance, entre un père en permanente cessation de paiement, une mère dont les rêves mondains déçus provoquent chez elle des dépressions périodiques et une ribambelle de frères et sœurs élevés au gré des circonstances. Une enfance chaotique, marquée par les disputes des parents, une scolarité lacunaire, des bonheurs fugitifs sans lendemains. Puis viennent les voyages, les amours, les ratages, la paternité, le journalisme, l’écriture…

Cette écriture, qui n’est pas simplement narration – histoire de raconter sa vie pour se satisfaire et satisfaire la curiosité des lecteurs – retrace une évolution personnelle qui, certes, ne manque pas d’intérêt : des complexes enfantins à une certaine assurance, de l’extrême droite familiale à la gauche bon teint, de la soumission à la révolte.  Il y a aussi la quête minutieuse du vrai, les documents et les photos palliant les défaillances de la mémoire, le doute et les questions, loin d’être occultés, se faisant même moteur de la recherche. Mais l’écriture est au premier chef, et en dernier lieu, le moyen de survivre. Lorsqu’en 1990 paraît Priez pour nous, c’est la rupture avec toute la famille, parents, frères et sœurs, neveux et nièces : l’auteur s’est livré à la « corne de taureau » en allant jusqu’au bout du règlement de comptes avec sa mère, et c’est au prix de cette brouille qu’il peut poursuivre son chemin.

Le chagrin est en quelque sorte le roman d’un regard sur soi, le roman d’une autobiographie sans concessions : Lionel Duroy raconte comment il en est arrivé à composer une œuvre de révolte, comment il est devenu « le maillon rompu, celui sur lequel s’est cassée la chaîne ». Récit violent et tendre à la fois, plein d’une émotion à peine bridée par l’écriture.

Jean-Pierre Longre

www.laffont.fr/julliard

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04/05/2011 | Lien permanent

Suite et convergence

F. francophones.jpgElena-Brânduşa Steiciuc, Fragments francophones, éditions Junimea, Iaşi, 2010. Préface de Michel Beniamino.

La francophonie implique des va-et-vient, des « déplacements » permettant « la rencontre des cultures, l’émergence d’un universalisme concret et d’un nouveau cosmopolitisme », comme l’écrit Michel Beniamino dans sa préface. Et c’est bien dans cet esprit qu’Elena-Brânduşa Steiciuc, poursuivant sa quête littéraire, a composé son nouvel ouvrage.

Par-delà la diversité des voix, des auteurs, des pays, des points de vue, Fragments francophones est un ensemble convergent. Entre deux développements sur les aspects universitaires et didactiques débouchant sur la combinaison identité / universalité, la littérature de langue française est envisagée selon de grands espaces géographiques, de l’est à l’ouest, du nord au sud : la Grèce avec Vassilis Alexakis, la Roumanie avec Oana Orlea, Lena Constante, Marthe Bibesco, Paul Miclău, Irina Mavrodin, Felicia Mihaili, cette dernière formant transition avec le Québec et Réjean Ducharme, puis la France avec Patrick Modiano et J.-M.-G. Le Clézio, le Maghreb avec Boualem Sansal, Tahar Ben Jelloun et Ahmed Beroho.

Diversité apparente des auteurs, et aussi des genres (souvenirs, dénonciation de l’univers concentrationnaire, roman individuel ou collectif, poésie, jeux de langage…), mais unité de fait autour de l’axe essentiel : la réflexion sur la francophonie littéraire, un concept « ambigu », selon Tahar Ben Jelloun, mais riche d’un passé, d’un présent et (espérons-le) d’un avenir universels ; un concept, en tout cas, que l’auteur, qui lui a déjà consacré plusieurs ouvrages, continue à explorer avec perspicacité.

Jean-Pierre Longre

 

www.editurajunimea.ro

http://www.sitartmag.com/francophonieauf%E9minin.htm

 

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15/06/2010 | Lien permanent

Promesses tenues

COUV_UNE_APO_7.jpgApollinaire n° 7, éditions Calliopées, 2010

À propos du premier numéro, paru en 2007, j’écrivais : « On pourrait dire que ce numéro 1 met les choses en place ; mais pas seulement : par sa tenue et sa teneur, il offre d’emblée aux lecteurs d’Apollinaire (présents et futurs, spécialistes et amateurs, étudiants et chercheurs) des points de vue à  la fois nouveaux et ouverts sur les textes et leurs commentaires, et en appelle d’autres à foison. De quoi entretenir le "beau navire" de la mémoire et entonner sans cesse des "chants d’universelle ivrognerie" ».

Depuis trois ans, le « beau navire » poursuit son périple. Sept numéros ont été publiés avec régularité, opiniâtreté, et la qualité des articles y est toujours excellente. Cette dernière livraison, par exemple, continue l’exploration (entamée dans les numéros précédents) de « l’année allemande » qui, inaugurée par un dossier biographique sur le « touriste » Apollinaire par Michel Décaudin (il reste décidément, même à titre posthume, la référence), fait la matière principale du volume : études de Gerhard Dörr, Louis Brunet, Pierre Caizergues, Kurt Roessler, avant une analyse du Bestiaire ou Cortège d’Orphée par Anna Saint-Léger Lucas, puis les comptes rendus et informations bibliographiques ou événementielles.

Le monde et l’œuvre d’Apollinaire, matière poétique inépuisable… Cette belle « revue d’études apollinariennes », d’une qualité scientifique indiscutable et désormais reconnue, a toujours de l’avenir.

Jean-Pierre Longre

www.calliopees.fr  

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15/06/2010 | Lien permanent

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