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Rechercher : les mots du spectacle en politique

Des nouvelles sur la Table

Sylvia Plath, Mary Ventura & le neuvième royaume, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anouk Neuhoff. Emma Cline, Los Angeles, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch. La Table Ronde, « La nonpareille », 2019.

Nouvelle, anglophone Sylvia Plath, Anouk Neuhoff, Emma Cline Jean Esch, La Table Ronde, La nonpareille, Jean-Pierre LongrePour leur récente collection de petits ouvrages contenant chacun une seule nouvelle, les éditions La Table Ronde ont choisi le nom de l’un des plus petits corps typographiques, ce qui sied tout à fait à la dimension et aux caractéristiques des textes ainsi publiés : concision, concentration.

Prenons pour exemples deux des nouvelles dernièrement parues. Mary Ventura & le neuvième royaume, de Sylvia Plath, raconte un drôle de voyage en train que Mary fait malgré elle. « Tu n’as aucune raison de t’inquiéter, susurra la mère de Mary, absolument aucune raison ». L’insistance de ses parents est pourtant bien inquiétante, comme le reste : destination inconnue, « vers le nord », avec des rencontres étranges, des stations bizarres dans des « royaumes » numérotés… et une arrivée dans un monde inattendu. Bonheur ou malheur ?

Nouvelle, anglophone Sylvia Plath, Anouk Neuhoff, Emma Cline Jean Esch, La Table Ronde, La nonpareille, Jean-Pierre LongreLos Angeles, d’Emma Cline, a toutes les apparences du réalisme. Alice a été embauchée comme vendeuse de vêtements féminins de marque, et se laisse séduire par les activités marginales et illégales d’une jeune collègue, avec une facilité déconcertante mais des conséquences risquées : « Alice était à ce moment de la vie où, quand il se produit un événement triste, bizarre ou sordide, on peut se consoler avec cette promesse indulgente : ça va passer. Vu sous cet angle, le pétrin dans lequel elle se trouvait semblait déjà entériné ». Et le récit reste en suspens sur le danger…

Deux récits précieux dont la brièveté formelle suscite des prolongements et abandonne le lecteur à ses supputations et à ses songes.

Jean-Pierre Longre

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29/05/2020 | Lien permanent

Les amours et les livres

Roman, anglophone, Graham Swift, Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreGraham Swift, Le dimanche des mères, traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, 2017, Folio, 2019

Jane et Paul sont amants. Amants cachés, car elle est une petite servante, et lui un jeune aristocrate destiné à épouser Emma, de même classe sociale que lui. Jane et Paul « avaient fait des tas de choses ensemble, dans des tas de lieux secrets. ». Mais ce 30 mars 1924, leurs ébats sont exceptionnels : c’est le « dimanche des mères », jour de l’année où les domestiques sont en congé pour la journée. Jane n’ayant pas de mère à voir, puisqu’elle a été abandonnée toute petite, les deux jeunes gens ont une matinée entière pour se voir, sans doute pour la dernière fois : Paul doit se marier deux semaines après. Elle le sait, et tous deux vont en profiter le plus intensément possible. Après quoi Paul va partir retrouver sa fiancée, laissant Jane seule dans la grande demeure familiale, qu’elle va explorer minutieusement dans le plus simple appareil, comme pour y laisser la trace indélébile de son corps.

Roman, anglophone, Graham Swift, Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreDes événements imprévus et dramatiques vont marquer ce dimanche, discrètement annoncés au détour de certaines phrases. Le destin de Jane, devenue naturellement servante après avoir été élevée à l’orphelinat, et qui a découvert les livres dans la bibliothèque de ses maîtres, va changer à partir de là. La lecture des grands auteurs (Joseph Conrad en particulier) et l’écriture littéraire vont être son avenir, jusqu’à un âge avancé. « Née en 1901 – l’année, au moins, devait être exacte –, elle grandirait pour devenir domestique, ce que le premier venu aurait pu prédire. Mais qu’elle devînt écrivain, cela, personne ne l’aurait prédit. Y compris les membres bienveillants de la direction de l’orphelinat qui l’avaient fait naître un premier mai sous le nom de Jane Fairchild. Et sa mère encore moins que quiconque. ».

Graham Swift a l’art de décrire des événements apparemment simples en allant au fond des choses, en posant les questions justes et en esquissant des réponses laissées à la réflexion des lecteurs : sur l’amour, la mort, la société, la littérature, sur les rapports entre réalité et fiction… Et Le dimanche des mères est certes un roman, mais un roman qui, comme dans le théâtre classique, obéit à la règle des trois unités : unités de temps (un seul jour), de lieu (entre deux maisons de maîtres, Beechwood et Upleigh), d’action (le basculement du destin de Jane). Surtout, cette journée unique dans la vie de la petite servante lui a fait franchir des barrières et lui a ouvert un bel avenir.

Jean-Pierre Longre

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15/08/2019 | Lien permanent

Le goût des amitiés tourmentées

Roman, francophone, Olivier Bourdeaut, Finitude, Jean-Pierre LongreLire, relire... Olivier Bourdeaut, Pactum salis, Finitude, 2017, Folio, 2019

« Amicitia pactum salis, dit un proverbe médiéval. “L’amitié est un pacte de sel”, c’est-à-dire que l’amitié est durable, voire éternelle, comme le sel. ». Le titre et l’intrigue du livre d’Olivier Bourdeaut sont une illustration et une extension romanesques de ce proverbe. N’oublions pas, en outre, que le sel, à trop forte dose, peut être nocif. L’amitié entre Jean, devenu paludier à Guérande pour fuir les contraintes de Paris et les excès de la modernité, et Michel, agent immobilier aux dents longues et roulant en Porsche, est à la fois imprévisible et tourmentée. Après une rencontre musclée sur fond d’ébriété, de sans-gêne, de fureur et de vengeance, tous deux scellent le fameux pacte, l’un influant sur l’autre et vice-versa : Michel le nouveau riche sans scrupules se met à travailler pour Jean et pour un salaire de misère, et Jean l’ascète solitaire se met à fréquenter avec son compère les lieux branchés et à draguer sur la plage.

roman,francophone,olivier bourdeaut,finitude,jean-pierre longreLes péripéties que connaît cette amitié s’assortissent d’une énigme policière, sont jalonnées de suspense, de souvenirs significatifs et de séquences quasiment théâtrales à caractère tragi-comique, voire grand-guignolesque. Le sang et les larmes coulent à flots, provoqués par les rivalités, les coups, l’alcool, le sel et le soleil. L’auteur se plaît aussi à dresser des portraits ironiques et pris sur le vif. Ceux des deux protagonistes, certes, ceux des jeunes filles auxquelles ils s’intéressent, et celui, entre autres, d’Henri, anarchiste de droite, anti-bobo, dandy provocateur sorti tout droit du XIXème siècle, que Jean a naguère assidûment fréquenté.

Inutile de faire la comparaison avec le premier roman à succès d’Olivier Bourdeaut. Celui-là est bien différent. On sent qu’en racontant cette histoire pleine de remords et de passion, l’auteur s’est amusé (ce qui n’exclut nullement le travail et le talent). Et le lecteur, lui aussi, est pris entre l’amusement et les tourments. La marque d’un bon roman.

Jean-Pierre Longre

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29/04/2019 | Lien permanent

Comment garder les couleurs du temps ?

Roman, francophone, Lionel-Édouard Martin, éditions le Réalgar, Jean-Pierre LongreLionel-Édouard Martin, Tout était devenu trop blanc, le Réalgar, 2019

Dans le village de M***, le narrateur, qui lorsqu’il était étudiant en lettres avait trouvé un petit emploi de guide au musée municipal, avait par la même occasion appris que les peintres locaux ne manquèrent pas à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Et c’est à partir de l’évocation de l’un d’entre eux, Charles Desmassoures, et du récit de Marceline, vieille employée de cuisine née en 1890, que nous connaissons la vie de Charles du Puy du Pin de la Chambue, surnommé Popotame à cause de sa forte corpulence, et dont, sans qu’on le sache à M***, les toiles « s’arrachaient à Drouot, à Sotheby’s, chez Christie’s, pour des centaines de milliers de francs, de livres, de dollars ».

Fils hors normes d’une famille de hobereaux poitevins, dont les particules ne cachent pas complètement l’ascendance paysanne, Charles se révèle très jeune singulièrement doué pour la création artistique, sorte de « Mozart de la peinture ». Sur les conseils de mademoiselle Romanoz, la préceptrice familiale, Desmassoures, marchand de liqueurs et peintre du dimanche déjà cité, par ailleurs assez bien introduit dans les milieux de la bohème artistique parisienne, commence à lui enseigner les rudiments, et voilà notre Popotame parti quotidiennement dans la campagne avec son matériel. « Dès avril prenant la poudre d’escampette, traînant par les prairies tout son barda, chargé comme un baudet, tout sur le dos. La silhouette de profil, c’est la silhouette de l’écureuil debout sur ses pattes, trottinant roux, maladroit, bossu, vers la noisette ; et la noisette, c’est le bout de paysage exploré de l’œil bleu, vaguement expert, l’arbre incliné, pensif, vers le ruisseau, la mare triturée par les grenouilles, le talus gras clouté de ficaires, violettes, pervenches. Il s’arrête, ayant trouvé l’endroit. ». Avec cela, passionné par le Douanier Rousseau, dont il garde toujours avec lui, comme un « nain-nain » de bébé, la reproduction d’une gouache.

Ainsi passe le temps avec ses péripéties et ses bouleversements, le début du siècle, la guerre de 14-18, les années folles, sans que Charles quitte le domaine et son chevalet, vivant « des jours paisibles à la Chambue, sans rien qui rompît la monotonie d’une existence vouée sans partage à la peinture. » Jusqu’à ce qu’une paire de jumeaux dont Charles souffrait mal le voisinage se mettent en tête d’exploiter le sable dont regorge la campagne, dont ils couvrent ainsi les couleurs d’un blanc uniforme et poudreux… Que faire contre le blanc industriel et le noir des corbeaux (les « grolles ») qui infestent les environs et que l’on retrouvera « attablés » dans les entrailles du cadavre de Charles ?

Touchante et terrible, cette histoire de Popotame et de sa famille, que nous propose Lionel-Édouard Martin dans le style à la fois rustique et chantourné qu’il prête à la cuisinière Marceline, à qui le narrateur laisse souvent la parole. Dans un mélange d’élaboration quasiment savante et de simplicité populaire, l’auteur nous offre sa syntaxe bousculée par une poésie tour à tour rocailleuse et fleurie, verdoyante et accidentée, mettant carrément sous nos yeux les toiles de Charles du Puy du Pin de la Chambue et les fragiles couleurs de la campagne.

Jean-Pierre Longre

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24/09/2019 | Lien permanent

Le triomphe de la volonté, la charge de la mémoire

Autobiographie, anglophone (États-Unis), Ben Lesser, Blandine Longre, Notes de Nuit, Jean-Pierre LongreBen Lesser, Le sens d’une vie. Du cauchemar nazi au rêve américain. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre, Notes de Nuit, 2019

Ben Lesser a vécu les atrocités les plus sombres et les bonheurs les plus limpides, les gouffres du désespoir et les ascensions vers la réussite. Comment ne pas admirer la vie, le tempérament, la volonté d’un homme qui a connu les pires cruautés nazies, la perte de la plupart des siens, et qui a malgré tout laissé éclater l’optimisme et l’esprit constructif ? Voici ce qu’il écrit en prélude au récit de son « rêve américain », qu’il réalisa par étapes à partir de 1947 : « Je me trouvais donc aux États-Unis. J’étais un rescapé de la Shoah, un réfugié, un blanc-bec inexpérimenté. Je n’avais ni diplôme, ni métier, ni revenu. J’étais incapable de lire ou de prononcer un seul mot d’anglais. En résumé, j’étais le candidat idéal pour poursuivre le rêve américain ! Et j’étais tellement impatient. Après tout ce que j’avais traversé, et en dépit des nombreux défis qui m’attendaient, comment n’aurais-je pu être optimiste ? J’étais aux États-Unis ! J’étais jeune, libre et en bonne santé, et j’avais toute la vie devant moi. ».

Récit de soi et ouverture sur le monde et les autres, Le sens d’une vie combine la clarté des faits et le poids des sentiments. En un mouvement symétrique qui enveloppe la narration, l’auteur commence par une adresse aux lecteurs, puis à ses parents disparus, et finit inversement avec deux lettres : l’une à ses parents disparus, rédigée depuis le cimetière polonais revu en 2010, l’autre « à mes lecteurs », se terminant par la phrase qui a donné son titre au livre : « On peut choisir de mener une vie qui ait du sens. ».

Car tout est là : le jeune « Baynish », Juif polonais qui, après une enfance heureuse entre Pologne et Hongrie, a connu les camps d’extermination, et est devenu ce Ben Lesser entreprenant habité de projets, a su non seulement saisir les chances qui se présentaient à lui, transformer les déceptions en espoirs, combattre le malheur et trouver le bonheur grâce à ses rencontres, sa femme, ses enfants et petits-enfants, son entourage, mais a surtout donné à sa vie une structure et un « sens » qui lui ont permis, grâce à l’intérêt de sa famille et des jeunes générations, de témoigner de la Shoah, de transmettre la mémoire d’un passé que l’on voudrait révolu. Et le « rêve américain » qu’il a su accomplir n’est pas tant celui de l’enrichissement matériel que celui de la paix et de la liberté : « Je voulais que mes enfants soient de vrais Américains – libres, en bonne santé, nourrissant des rêves qu’ils pourraient concrétiser à leur gré plutôt que des cauchemars qui les emprisonneraient. ».

Le Sens d’une vie est à lire pour ce qu’il relate d’une Histoire récente et pour ce qu’il transmet d’une existence exceptionnelle, dans un récit plein d’anecdotes tragiques ou prometteuses, d’aventures dramatiques mais parfois drôles (voir par exemple la ruée vers l’uranium). Un récit chargé d’émotion, et qui est une leçon d’humanité.

Jean-Pierre Longre

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28/08/2019 | Lien permanent

L’entêtement et le rêve

essai, francophone, pascal quignard, grasset, Jean-Pierre LongrePascal Quignard, L’enfant d’Ingolstadt, Grasset, 2018, Folio, 2020

« Un enfant entêté ne faisait rien de ce que sa mère voulait. Dieu lui envoya une maladie. Il mourut. On l’enterra. À peine eut-on tassé la terre, son petit bras sortit brusquement de terre, tendu vers le ciel. Un homme s’accroupit, allongea le bras de l’enfant sous la terre, l’y maintint ; on remit sur lui de la terre neuve ; on la tassa de nouveau. Mais le bras ressortit. On mit des cailloux. Mais le bras ressortait toujours. On fit appel à la mère. La mère vint, constata et retourna chez elle. Elle prit la vieille baguette de jonc. Elle revint à la tombe et frappa de toutes ses forces avec la baguette le petit bras. Alors le bras se retira et l’enfant se reposa sous la terre. ». Tel est, résumé par Pascal Quignard, le conte des frères Grimm intitulé L’enfant entêté, conte lui-même emprunté à une ballade du XVIème siècle, Le Garçon mort d’Ingolstadt. Ainsi, selon l’auteur, une « force », une « pulsion » nous pousse, une obstination plus forte que la mort. Et « l’en-têtement, chez les humains, nomme le rêve. ».

essai,francophone,pascal quignard,grasset,jean-pierre longreLe rêve et le réel, la mort et la vie, le désir sexuel et la fécondation, tout cela est au cœur de ce tome X de Dernier Royaume. Car l’histoire de l’enfant au bras dressé n’est qu’un bref épisode des 260 pages du volume. Comme souvent avec Pascal Quignard, l’écriture, la pensée et la lecture avancent par touches successives, tantôt étoffées, tantôt brèves, à la manière de Montaigne – qu’il cite volontiers. Alors éclosent les anecdotes érudites souvent puisées dans l’Antiquité, les déconstructions étymologiques du lexique, les considérations originales sur l’art (surtout la peinture, mais bien sûr aussi la musique)… Se rapprochent mutuellement, par exemple, « mosaïque » et « musique », appelant « muses » et « musée ». Se développent les distinctions linguistiques et culturelles entre le propre et le sale, l’ordonné et le désordonné, le vrai et le faux (à propos du roman), l’absence et la mort. Se révèle le travail de Jean Rustin, peintre ami de l’auteur, lorsque celui-ci se rendait dans son atelier et qu’ils jouaient tous deux du violon et du violoncelle.

Comment lire ? L’enfant d’Ingolstadt n’est ni un roman, ni un traité de philosophie, de linguistique ou d’esthétique. C’est une sorte de puzzle littéraire que le lecteur peut tenter de reconstituer en prenant tout son temps, avec « entêtement », comme on tente de reconstituer un rêve, et dans cette perspective on peut considérer le livre comme un vaste poème composé de stances irrégulières. D’ailleurs « toute vraie lecture est solitaire ». C’est ainsi qu’on « entend au loin la neige qui fond peut-être », qu’on « entend, à peine, l’aile de l’aigle qui se pose sur l’air, y tourne et y repose et plane. », et qu’on entre dans le secret de la naissance et du monde.

Jean-Pierre Longre

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www.folio-lesite.fr

En lire plus sur Pascal Quignard :

http://jplongre.hautetfort.com/apps/search/?s=Quignard

Quignard et la peinture :Le regard et le silence. Terrasse à Rome de Pascal Quignard. .pdf

Quignard et la musique :Les oreilles n'ont pas de paupières... La haine de la musique de P.Q..pdf

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18/08/2020 | Lien permanent

Les rôles et les quêtes de Jamal

Roman, francophone, Christian Cogné, Kyklos Éditions, Jean-Pierre LongreChristian Cogné, Vaisseau Humanité 2.0, Kyklos Éditions, 2020

« Nour doit être une belle jeune fille à présent, songeait-il, ma douce, ma tendre, ma petite branche en fleurs d’amandier… ». Jamal, metteur en scène renommé, engagé dans les manifestations de l’opposition syrienne, a été emprisonné et torturé dans les geôles du pouvoir, puis libéré par l’Armée syrienne libre. Il va alors parcourir la Syrie en quête de sa fille disparue, peut-être réfugiée à l’étranger, et faire diverses rencontres au milieu des ruines du pays.

Parmi ces rencontres, il y a Tala, reporter pour The Guardian, qui va l’encourager et tenter de l’aider dans sa recherche. Il y a son frère Tarek, qui l’entraîne dans des missions anti-sniper et qui considère la quête de Jamal avec étonnement. Il y a Majd, ancien codétenu, astrophysicien et professeur à l’Université, dont la silhouette bizarre apparaît périodiquement dans le récit, dont on disait aussi qu’il avait été « enlevé à bord d’un vaisseau spatial », et qui passe son temps à lancer en l’air des boîtes métalliques… Il y a beaucoup d’autres rencontres de personnages plus ou moins honorables, plus ou moins scrupuleux, plus ou moins violents, dont la guerre et la misère révèlent le vrai visage, les vraies valeurs et les vraies bassesses.

La personnalité et la culture de Jamal permettent à l’auteur et au lecteur de dépasser le seul récit de guerre, de destruction et de quête familiale, et d’évoquer les leçons du théâtre shakespearien, entre autres : « Et s’il avait rejoint lui aussi le monde nocturne des personnages de Shakespeare ? Le songe d’une nuit d’été suggérait aux spectateurs syriens qu’il y a quelque chose de merveilleux dans le réel, que l’homme n’est pas sauvé par une religion abrutissante mais par l’émerveillement d’être simplement au monde. Sans Dieu, avec seulement l’amour de l’Autre dans son cœur. Cette leçon-là, il la devait principalement à sa mère ». Et si le livre nous éclaire sur l’enfer syrien, sur un pays et une population pris dans les brutalités de la dictature et de ses alliés, minés par les cruautés de Daech et les destructions des cultures anciennes, il nous donne à voir la complexité de la destinée humaine grâce à un protagoniste, homme de théâtre qui se cherche lui-même à travers les rôles qu’il a l’impression de jouer : « À cet instant il ne sut à quoi il pouvait ressembler. À un Syrien égaré ? Un fugitif ? Un metteur en scène au chômage ? Un intellectuel, un artiste incapable de comprendre le peuple […] ? Un type qui avait perdu la mémoire et peut-être l’esprit ? Ou encore un « enlevé » selon la définition de Majd ? Aucun moyen de le savoir. Aucun moyen de connaître ce que les gens assis dans le bus pouvaient penser de lui. ». Dans le bus, et dans le « Vaisseau Humanité ».

Jean-Pierre Longre

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Précision: Les droits d'auteur seront versés au bénéfice d'une association de secours au peuple syrien. 

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11/08/2020 | Lien permanent

Avec les « corps errants »

Roman, francophone, Jean-Pierre Martin, Éditions de l’Olivier, Jean-Pierre LongreJean-Pierre Martin, Mes fous, Éditions de l’Olivier, 2020

La famille de Sandor, vue de loin, ne sort pas des normes sociales actuelles. Une femme dont il est séparé mais avec laquelle les relations restent solidairement stables, quatre enfants harmonieusement échelonnés. Sauf que… Sa fille Constance souffre d’une folie qui le ronge perpétuellement ; quant à ses fils, l’un est addict aux écrans, un autre s’est mis en tête de « sauver la planète », et le dernier « est tellement adapté au monde qu’il s’est préservé de la profondeur comme de l’angoisse. » Bref, « nos enfants se sont mis sérieusement à dérailler les uns après les autres autour de la vingtaine, enfin au moins trois des quatre. » Quant à Sandor lui-même, qui a sans doute hérité de la mélancolie de son père, il est comme un aimant pour les fous, qui l’abordent dans les lieux publics comme s’il était l’un des leurs, et pour qui il ressent une sincère affection (« Mes fous », clame le titre).

Son récit est rythmé par ces rencontres dans les rues de Lyon, par les conversations parfois déroutantes qu’il a avec ceux qu’il appelle les « corps errants », et par l’épreuve que représentent pour lui l’état et les délires de Constance. Une « étrange coïncidence » lui permet de revoir avec plaisir Rachel, qui avait été étudiante avec lui, et dont le frère est lui aussi plongé dans la folie. « Avec Rachel, on s’est dit d’un commun accord : il y a deux catégories de personnes, celles qui ont eu affaire à la folie de près, et les autres. Je me suis trouvé une sœur de détresse. »

La folie est-elle un sujet de littérature ? Sans doute. Sandor assiste à un colloque universitaire intitulé « Littérature et folie » (l’occasion de légères pointes humoristiques) ; et les pages de son récit sont pleines d’allusions et de références à des personnages et à des écrivains qui ont eu à voir avec « le désordre mental ». Les surréalistes bien sûr (avec Nadja de Breton au premier plan), et aussi Artaud, Hölderlin, Flaubert, Balzac, Romain Gary etc. Il y a aussi la musique (il écoute et joue du Schumann, « rien que du Schumann », comme par hasard). On pourrait penser que, de même que Queneau a farci son roman Les enfants du limon d’extraits substantiels de son étude sur les « fous littéraires », de même Jean-Pierre Martin (fin connaisseur et adepte lucide du dit Queneau) a bâti une belle fiction qui lui permet de s’exprimer ouvertement sur la folie, en évitant les circonvolutions langagières de la philosophie et de la psychiatrie. Et il n’y a pas que cela. Il y a la vie, dont le retrait du monde (retrait mental ou physique) permet d’appréhender la vraie substance. « Notre vie est à la fois précaire et infinie. Il y a quelque chose d’enivrant dans cette histoire de fin du monde. C’est une occasion à saisir pour les âmes blessées. Pendant tous ces mois, j’ai de fait survécu. Je vais continuer à survivre, mais dans un autre sens. Je ne me soucie plus seulement de mes proches, de la folie dévastatrice ou des humains en général. Mon empathie s’étend à l’univers. ».

Jean-Pierre Longre

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25/08/2020 | Lien permanent

« Qu’étions-nous en train de vivre ? »

Roman, francophone, Roumanie, Lionel Duroy, Julliard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Lionel Duroy, Eugenia, Julliard, 2018, J'ai lu, 2019

Jeune fille vivant à Jassy (Iaşi en roumain) dans les années 1930, Eugenia a été élevée dans une famille apparemment sans histoires. Mais alors que l’un de ses frères, Stefan, adhère aux idées et aux actions de la Garde de fer, elle découvre grâce à l’un de ses professeurs l’écrivain juif Mihail Sebastian, qu’elle va contribuer à sauver des brutalités d’une bande de jeunes fascistes. Ainsi, au fil du temps et des rencontres, va se nouer avec lui une liaison amoureuse épisodique dans la Bucarest de l’époque, où les épisodes dramatiques n’empêchent pas les récits de festivités mondaines et culturelles.

Autour des relations sentimentales et intellectuelles entre la personne réelle de l’écrivain qui, après avoir échappé aux crimes antisémites, mourra accidentellement en 1945, et le personnage fictif d’une jeune femme qui, devenue journaliste et assistant à la montée du fascisme et du nazisme, va s’impliquer de plus en plus dans la lutte et la Résistance, se déroule l’histoire de la Roumanie entre 1935 et 1945 : les atermoiements du roi Carol II devant les exactions du fascisme dans son pays et l’extension du nazisme en Europe, la prise du pouvoir par Antonescu, l’antisémitisme récurrent, la guerre aux côtés de l’Allemagne contre l’URSS, le retournement des alliances par le jeune roi Michel et les partis antinazis, le sommet de cette rétrospective étant le pogrom de Jassy, auquel Eugenia assiste épouvantée : « Je n’avais plus ma tête en quittant la questure, j’étais abasourdie et chancelante. Qu’étions-nous en train de vivre ? Était-cela qu’on appelait un pogrom ? J’avais beaucoup lu sur celui de Chişinau, en 1903, sans imaginer qu’un tel déchaînement puisse se renouveler un jour. Puisque la chose avait eu lieu, qu’elle avait horrifié le monde entier, elle ne se reproduirait plus. Ainsi pensons-nous, nous figurant que l’expérience d’une atrocité nous prémunit contre sa répétition. ». Avec, comme un refrain désespéré, la question plusieurs fois posée de savoir comment on pouvait « appeler la moitié de la population à tuer l’autre moitié » « dans le pays d’Eminescu, de Creangă et d’Istrati. ».

roman,francophone,roumanie,lionel duroy,julliard,jean-pierre longreCar si Eugenia est un roman historique particulièrement documenté (on sent que Lionel Duroy s’est renseigné aux bonnes sources, qu’il a scrupuleusement enquêté sur place), il s’agit aussi d’un roman psychologique, dans lequel les sentiments, les réactions et les résolutions d’une jeune femme évoluent et mûrissent. Face à l’aberration meurtrière, Eugenia passe de l’indignation naturellement spontanée à la réflexion, à l’engagement et à la stratégie, en essayant par exemple, sous l’influence ambiguë de Malaparte (encore une figure d’écrivain connu que l’on croise à plusieurs reprises), de se mettre dans la peau et dans la tête des bourreaux pour mieux percevoir d’où vient le mal et pour mieux le combattre. Et comme souvent, mais d’une manière particulièrement vive ici, l’Histoire met en garde contre ses redondances, notamment, en filigrane, contre la montée actuelle des nationalismes et le rejet de l’étranger devenu bouc émissaire. Les qualités littéraires d’Eugenia n’occultent en rien, servent même les leçons historiques et humaines que sous-tend l’intrigue.

Jean-Pierre Longre

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01/10/2020 | Lien permanent

Entre Seine et Danube

French Kiss COPERTA mic.jpgRadu Bata, French Kiss, « L’amour est une guerre douce », édition bilingue français-roumain, Libris Editorial, Braşov, 2020

Que peut le lecteur, sinon continuer à lire, à relire, à contempler ? Et inciter ses semblables à lire, relire, contempler, écrivais-je à propos de Survivre malgré le bonheur, publié par Jacques André en 2018 (voir ici). Radu Bata, dont les poésettes font maintenant partie du paysage poétique français, roumain, européen (laissons donc là guillemets et autres italiques), apporte sa contribution décisive à l’exaucement de ces vœux, en offrant un nouveau recueil à l’appétit du lecteur en question. Si certains des textes du précédent recueil y sont repris, tantôt tels quels, tantôt modifiés, la majeure partie du livre comporte des nouveautés, grâce auxquelles le baiser d’amour se prolonge d’un bout à l’autre de l’Europe. Il s’agit donc de la France et de la Roumanie (l’anglais du titre est-il une manière de délicatesse ? Ne pas choisir, ne pas faire de préférences ?). En tout cas :

« défiant la logique

les vents et la géographie

la seine et le danube

ont fait l’amour

sur la table de brâncusi

dans le lit de cioran

sur les chaises de ionesco

 

et la seine a accouché

des colonnes sans fin

pour décorer

le magasin

de l’au-delà ».

Autre nouveauté, non des moindres : le recueil est bilingue. D’un côté le roumain, de l’autre le français. Une poésie mise à la portée de tous : c’est bien ce qu’à juste titre veut l’auteur, qui se voit, que nous voyons volontiers

                                      « comme un fantôme qui rêve

                                      de sauver le monde

                                      avec une accolade

                                      entre deux méridiens ».

Lecteurs de Roumanie, de France et d’ailleurs, enfants de tous pays, lisez les poésettes de Radu Bata, vous saisirez « la logique de l’amour ».

Jean-Pierre Longre

www.facebook.com/libriseditorial.ro

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02/07/2020 | Lien permanent

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