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Rechercher : les mots du spectacle en politique

« Le lieu de l’exil »

Roman, francophone, Gaëlle Josse, Notabilia, Les Éditions Noir sur Blanc, Jean-Pierre LongreGaëlle Josse, Le dernier gardien d’Ellis Island, Notabilia / Les Éditions Noir sur Blanc, 2014 

Entre 1978 et 1980, Robert Bober et Georges Perec réalisèrent un film issu de la visite du site où transitèrent les aspirants à l’immigration américaine : Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir. En 1994 et 1995, en fut tiré Ellis Island (P.O.L.), le texte de Georges Perec, pour qui ce lieu « est le lieu même de l’exil, / c’est-à-dire / le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. ».

Est-ce à dire que le livre de Gaëlle Josse fait double emploi ? Certes, comme pour Perec, il fait suite à une visite de l’île, « aujourd’hui transformée en musée de l’Immigration, à quelques brasses de la statue de la Liberté. », et il est une tentative de réponse à la question qui s’est immédiatement posée à elle : « Comment expliquer la fulgurante émotion dont j’ai été saisie dans ce lieu chargé du souvenir de tous les exils ? ». Mais en dehors de cette communauté de réactions humaines, Le dernier gardien d’Ellis Island adopte un point de vue radicalement différent de celui de Perec, puisqu’il s’agit là des souvenirs, sous forme de journal, d’un personnage fictif mais représentatif d’une vérité, John Mitchell, directeur du centre d’immigration, qui sera le dernier à quitter « cet environnement à la fois lugubre et familier », comme un capitaine est le dernier à quitter son navire en péril. Car en 1954, le centre ferme, et John doit rejoindre la terre ferme, la cité, le monde qu’il évitait le plus possible.

Si Ellis Island est « le lieu de l’exil », c’est bien sûr pour ces étrangers venus du monde entier, fuyant la misère et l’oppression (il y a dans les premières pages un émouvant rappel du psaume de l’exil « Sur les bords des fleuves de Babylone ») ; mais ce lieu est celui de l’exil aussi pour cet homme qui raconte en quelques journées un long passé tourmenté. Tourmenté par son travail, par le tri des êtres humains fondé sur vingt-neuf questions auxquelles ils doivent répondre avant d’être admis dans ce qu’ils imaginaient comme une terre promise, ou rejetés. Tourmenté aussi par son propre destin – son mariage et la mort prématurée de la femme aimée, la passion irrépressible et dramatique éprouvée pour une jeune italienne et la crise de conscience qui a suivi, la transgression de son devoir, les relations difficiles entretenues avec certains de ses subordonnés…

Plus que l’histoire d’Ellis Island, cette « Porte d’or rêvée », c’est donc celle de son « dernier gardien » que relate Gaëlle Josse, l’histoire d’un homme solitaire, dont la sensibilité et la générosité naturelles se sont heurtées à la nature humaine et aux lois collectives du devoir. « Seuls quelques visages émergent, fugitivement, comme sortis d’une brume, avant de retourner s’y fondre. Les visages de ceux dont j’aurais peut-être, dans une autre vie, aimé devenir l’ami, ou du moins échanger avec eux sans crainte de jugement, et sans position hiérarchique à tenir. ». Un « dernier gardien » d’une grande humanité.

Jean-Pierre Longre

www.leseditionsnoirsurblanc.fr  

http://gaellejosse.kazeo.com

http://derniergardienellis.tumblr.com

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01/12/2014 | Lien permanent

Énigmes et secrets d’un carnet d’adresses

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire: Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Gallimard, 2014, Folio, février 2016

Jean Daragane, écrivain vieillissant et solitaire, est un jour bizarrement contacté par un certain Ottolini à propos d’un mystérieux Guy Torstel, dont le nom figure dans le carnet d’adresses naguère perdu par l’écrivain lors d’un voyage en train. « Comme une piqûre d’insecte », ce coup de téléphone va déclencher les mécanismes de souvenirs revenant par bribes, au cours d’une enquête que Daragane va mener pour ainsi dire malgré lui, poussé par l’insistance d’Ottolini, de quelques autres personnages et circonstances qui le pressent de toutes parts – dont la lointaine parution de son premier roman, Le Noir de l’été, qu’il a oublié et qu’il n’a pas envie de relire. À partir de là, son occupation principale consistera à « remonter le cours du temps » sur les traces de ce Torstel, mais aussi des personnages louches qu’il fréquentait, et que lui-même avait sans doute connus enfant – surtout cette Annie Astrand qui l’hébergeait, qui s’occupait de lui comme une mère de substitution, qui l’avait un jour emmené dans le midi, et dont le bruit court qu’elle a fait de la prison.

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longrePour que tu ne te perdes pas dans le quartier, dont la narration se construit sur l’avalanche instable des noms propres et le glissement cahoteux des tranches de souvenirs, n’est pas le récit d’une simple enquête littéraire ou pseudo-policière, mais le roman d’une quête personnelle, avec mise en abîme narrative : Patrick Modiano, écrivain, met en scène le personnage de Jean Daragane, écrivain, qui tente de retrouver quelques épisodes d’une enfance tourmentée, ballottée entre Saint-Leu-la-Forêt et divers logements parisiens. À quoi se raccrocher dans ce magma ? Les souvenirs sont fluctuants, les silhouettes fuyantes, les documents tronqués et désordonnées, et, comme par un désir de rupture avec tout cela, Le Noir de l’été, ce premier roman qui malgré son titre aurait pu éclairer le passé, avait été amputé par son auteur de ses deux premiers chapitres, « Retour à Saint-Leu-la-Forêt » et « Place Blanche ». « Et pourtant, les seuls souvenirs qu’il gardait de ce premier roman, c’étaient les deux chapitres supprimés qui avaient servi de pilotis à tout le reste, ou plutôt d’échafaudages que l’on enlève, une fois le livre terminé. ». Au cœur du roman, les mystères de la mémoire et et le travail de l’écrivain sont intimement liés.

Parmi les incertitudes et les peurs, quelques points d’ancrage fixes et rassurants, tel le papier plié en quatre que lorsqu’il était enfant Annie lui laissait avec l’adresse de l’appartement accompagnée de la petite phrase « Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier »,  tel aussi l’arbre vu par la fenêtre du bureau : « Il jeta un regard au charme dont le feuillage était immobile, et cela le rassura. Cet arbre était une sentinelle, la seule personne qui veillât sur lui. ». Importants, ces points d’ancrage, pour ne pas se perdre complètement au cours de cette navigation à vue d’îlot en îlot qui, parfois, se dérobent lorsqu’on s’en approche (même les noms de famille peuvent être changeants). L’écriture est alors le fil à la fois souple et solide qui relie les lieux de mémoire les uns aux autres – cafés, carrefours, voitures, maisons, chambres –, cette écriture fluide et limpide qui seule demeure une fois qu’on a tout oublié.

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

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28/06/2016 | Lien permanent

Troubles en Transylvanie

Roman, francophone, Roumanie, Mathias Menegoz, P.O.L., Jean-Pierre LongreMathias Menegoz, Karpathia, P.O.L., 2014, Folio, janvier 2016

Prix Interallié 2014

Pour un jeune noble hongrois vivant à Vienne dans les années 1830 (comme pour beaucoup de nos contemporains), le nom même de Transylvanie recèle sa part de légendes, d’exotisme et de mystère. C’est pourtant là-bas, aux confins de l’empire austro-hongrois, que le comte Alexander Korvanyi, tout juste réchappé d’un duel meurtrier et fraîchement marié avec une jeune fille de bonne famille autrichienne, Charlotte (dite Cara) von Amprecht, décide d’aller s’installer avec son épouse, afin de reprendre en main le domaine familial, dont l’histoire tourmentée est liée à celle du pays entier.

Parvenu sur place, installé dans son château, le couple découvre une contrée aux aspects à la fois sauvages et inattendus, vastes pâturages, lac paisible, sombres forêts, villages modestes ou miséreux… Dans cette vallée de la Korvanya et sur les terres voisines se côtoient sans se mélanger les différentes communautés qui peuplent la Transylvanie, et dont la présence plus antagoniste qu’harmonieuse résulte des événements des siècles passés. Magyars (Hongrois), Széklers (Sicules), Saxons (Allemands), Valaques (Roumains), Tsiganes – chacun occupe sa place, dans son rôle social (seigneurs, militaires, domestiques, serfs, ouvriers itinérants, bergers, forestiers, contrebandiers...). Le fougueux Alexander décide de mettre sans ménagement tout ce monde au pas de ses décisions, se disant que les révoltes passées doivent être définitivement oubliées. Mais quelques événements étranges (des disparitions d’enfants tsiganes ou valaques, le viol d’une jeune hongroise, des attaques de loups – ou d’hommes ? – contre des troupeaux), s’ajoutant à l’intransigeance du jeune comte et à l’animosité d’une bande de contrebandiers, mettent le feu aux poudres, et ce qui était prévu comme un rassemblement de chasseurs tourne à l’explosion de violence et au massacre.

roman,francophone,roumanie,mathias menegoz,p.o.l.,jean-pierre longreKarpathia raconte des aventures mouvementées, laissant une part non négligeable à l’imaginaire, mais c’est aussi un roman historique, social et psychologique. Les espaces temporel et géographique y sont précisément délimités ; les noms hongrois des localités (mis à part celui de la fictive Korvanya), la cohabitation inamicale des communautés nationales et linguistiques, le pittoresque des paysages – tout correspond à une réalité vérifiable, fruit d’une sérieuse documentation. Les personnages, bien campés dans leurs individualités parfois complexes, dans leurs réactions contrastées, dans leur orgueil sans concessions, dans leurs passions, leurs ambitions ou leurs révoltes, avec leurs forces et leurs faiblesses, sont plus que des types humains : des êtres en proie à leurs doutes et à leurs convictions, à leurs superstitions et à leurs calculs, à leur sensibilité et à leur violence. La prose de Mathias Menegoz, à la fois élaborée et enlevée, classique et audacieuse, combinant le souci du détail et la rapidité de la narration, l’arrêt sur image et la vivacité de l’action, est celle d’un vrai romancier – traditionnel ? Sans doute, mais en l’occurrence ce n’est pas un défaut, au contraire. En tout cas, pour le lecteur, un plaisir auquel le tourment prend une belle part.

Jean-Pierre Longre

www.pol-editeur.com  

www.folio-lesite.fr

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21/01/2016 | Lien permanent

À l’Est quoi de nouveau ?

Roman, francophone, Anne-Sylvie Salzman, Dystopia, Jean-Pierre LongreAnne-Sylvie Salzman, Dernières nouvelles d’Œsthrénie, Dystopia, 2014 

Dans une Europe orientale qui a vu passer au fil des siècles des occupants de tous horizons (Turcs, Russes, Autrichiens, Allemands…), il est de petits pays, royaumes, principautés, duchés, nés de l’imagination de quelques auteurs bien inspirés, qui regroupent et condensent les réelles caractéristiques de cette région fluctuante et troublée. L’Œsthrénie en fait partie. Comme dans la Syldavie et la Bordurie d’Hergé, comme dans la Marsovie de Frédéric Verger, on y trouve des montagnes escarpées au profil carpatique, des forêts peuplées de bêtes sauvages et semées d’étangs mystérieux, des rivières apaisantes, des villages heureux ou miséreux, des châteaux seigneuriaux, un bord de mer séduisant, une capitale peu engageante…

En six chapitres (ou « nouvelles » – prenons le terme dans ses deux acceptions principales) logés sous une couverture délicieusement baroque et rudement incitative (Laurent Rivelaygue), Anne-Sylvie Salzman conte l’histoire de ce royaume devenu dictature. Par la voix de six protagonistes différents mais ayant tous quelque chose à voir entre eux – liens familiaux, historiques ou narratifs – nous assistons aux péripéties qui vont entraîner  la ruine du pays. Sa prospérité relative, minée par la mégalomanie d’un despote paranoïaque faisant construire un immense palais à la manière de Ceauşescu, mais aussi par les complots et les velléités de soulèvement, par les persécutions et la soumission, par l’expansionnisme des peuples voisins, sera mortellement menacée.

Dernières nouvelles d’Œsthrénie relève à la fois du réalisme historique et du fantastique suggéré. Un réalisme qui ne colle pas aux événements relatés dans les manuels scolaires et dans les encyclopédies, mais qui, par le truchement d’un microcosme précisément décrit,  forme une synthèse romanesque de l’histoire de toute une partie de l’Europe ; et un fantastique qui ne fait pas basculer dans des mondes éloignés, mais qui, par touches discrètes, s’appuie sur les mythes et légendes populaires. Surtout, l’auteure, adaptant subtilement son écriture aux situations et aux tempéraments des protagonistes narrateurs, campe des êtres qui, au-delà des circonstances particulières au récit et aux dialogues, au-delà de leurs vies respectives, représentent une humanité en proie à ses peurs, à ses espoirs, à ses interrogations, à ses contradictions, à ses admirations, à ses violences, en proie à la mort. 

Jean-Pierre Longre

www.dystopia.fr   

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29/12/2014 | Lien permanent

« J’espère en ton jardin »

Jacques Chauviré, Fils et mère, Le temps qu’il fait, 2014Récit, autobiographie, francophone, Jacques Chauviré, Le temps qu’il fait, Jean-Pierre Longre

Jacques Chauviré, né en 1915, mort en 2005, a connu ce qu’ont connu beaucoup d’enfants de sa génération : le père tué, la mère, devenue veuve de guerre, obligée d’élever seule ses enfants – en l’occurrence, comme souvent, avec l’aide des grands-parents. En 1985, celui qui est devenu depuis longtemps médecin et écrivain sollicite sa mémoire toujours vive, rédigeant un vaste portrait, original et passionné, de celle qui le considérait comme « la chair de sa chair », résurgence presque sensuelle de son époux, allant jusqu’à donner à l’enfant le prénom du défunt, Ivan, brouillant inconsciemment les identités.

Ce récit rétrospectif d’un fils à la fois aimant et lucide a la forme d’une lettre (de plus de cent pages) adressée à celle qui a été marquée, dans son cœur et dans son corps, par la mort et l’absence, qui en a marqué son dernier fils, et qui a lutté avec obstination et simplicité contre le vide. « Le jardin témoigne de l’ordre que tu souhaites sur la terre. Dans son ordonnance, il s’est opposé aux fureurs de la guerre, maintenant il t’apporte une certaine paix. ». Rien n’est figé : l’adoration filiale quasiment charnelle, au fil des ans, devient amour, dévouement, révolte parfois (notamment devant la jalousie exacerbée d’une mère trop possessive) – rapports tourmentés de deux êtres à qui il arrive de vivre des « drames de la passion », successions de scènes violentes et de réconciliations.

Plusieurs années après la disparition de Jacques Chauviré, c’est un plaisir toujours neuf de retrouver la prose à la fois limpide et poétique d’un écrivain qui sait comme personne chanter les paysages humides des bords de Saône, les saisons brumeuses et les arbres penchés des campagnes lyonnaises, mais aussi les rues et les couloirs sombres de la ville et de ses maisons. D’un écrivain qui sait comme personne évoquer l’espoir et l’apaisement de l’âme au contact de la nature, sans toutefois hésiter à écrire sans vergogne, par exemple : « La mort de grand-mère, en plein juillet, me fut une fête ». Les bienfaits et les scandales de la vie, tout uniment, et les doutes qui en résultent. « Ma mère, toi seule me relie à l’au-delà. C’est dans l’espoir de te retrouver que vacille une faible lueur. Tout, sans toi, me porte au doute. ».

Jean-Pierre Longre

 www.letempsquilfait.com    

Pour retrouver Jacques Chauviré:

Jacques Chauviré, quelques livres.pdf

et ici

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21/12/2014 | Lien permanent

Le propre de l’homme

Humour, fanatisme, image, littérature, liberté, Charlie Hebdo

 

« Une ignorance profonde, une crédulité sans bornes, une tête très faible, une imagination emportée: voilà les matériaux avec lesquels se font les dévots, les zélés, les fanatiques et les saints ».

Jean Meslier, prêtre (1664-1729)

 

« Le fanatisme est un monstre qui ose se dire le fils de la religion ».

Voltaire

 

« La liberté commence où l’ignorance finit ».

Victor Hugo

 

« Il m'arrive d'éprouver une sorte de stupeur à l'idée qu'il ait pu exister des "fous de Dieu", qui lui ont tout sacrifié, à commencer par leur raison. Souvent il me semble entrevoir comment on peut se détruire pour lui dans un élan morbide, dans une désagrégation de l'âme et du corps. D'où l'aspiration immatérielle à la mort. Il y a quelque chose de pourri dans l'idée de Dieu ! »

Cioran

 

« Est fanatique celui qui est sûr de posséder la vérité. Il est définitivement enfermé dans cette certitude; il ne peut donc plus participer aux échanges; il perd l'essentiel de sa personne. Il n'est plus qu'un objet prêt à être manipulé. C'est là le péché fondamental des religions : faire des adeptes qui ne posent plus de questions ».

         Albert Jacquard

 

 « J'aime les gens qui doutent
Et voudraient qu'on leur foute
La paix de temps en temps »

 

Anne Sylvestre

 

 

« Mieulx est de ris que de larmes escripre,
Pour ce que rire est le propre de l'homme. »

François Rabelais

 

humour,fanatisme,image,littérature,liberté,charlie hebdo

Lyon, le 11 janvier 2015 

 

2015.01.10 diaporama Je suis Charlie.pps 

 

http://youtu.be/FEaiN_ThjXU (Cabu, avril 2012)

 

www.charliehebdo.fr

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12/01/2015 | Lien permanent

Inséparables

Roman, Russie, Ukraine, Mikhaïl Elizarov, Stéphane A. Dudoignon, Serge Safran éditeur, Jean-Pierre LongreMikhaïl Elizarov, Les ongles, traduit du russe par Stéphane A. Dudoignon, Serge Safran éditeur, 2014 

À l’époque de la transition entre la chute de l’empire soviétique et l’avènement du capitalisme débridé, abandonnés ou orphelins, handicapés de surcroît, deux garçons au sort similaire se sont pris d’une amitié indéfectible. Difficile, voire impossible pour eux de rester séparés plus d’une journée, et l’on peut supposer que quand l’un des deux mourra, l’autre le suivra de près. Élevés (pour ainsi dire) dans les mêmes institutions, où le mépris, la maltraitance et la mort sont monnaies courantes, ils suivent des itinéraires parallèles, compte tenu de leurs tares et de leurs dons respectifs.

Gloucester (un surnom qui n’a rien de russe, mais qui le suivra constamment), le narrateur, paraît posséder dans sa bosse, pour le meilleur et pour le pire, deux atouts qui lui sauvent la vie et qui vont faire ses éphémères fortune et célébrité : une force herculéenne et un génie mozartien de la musique. Bakatov (surnom sonnant bien russe mais lui aussi fruit du hasard) a visiblement un pouvoir occulte qui se manifeste lorsqu’il se ronge les ongles, à intervalles réguliers – et, par ailleurs, il devient un habile plombier. Devenus jeunes adultes émancipés, livrés à eux-mêmes, Gloucester et Bakatov vont devoir se débrouiller dans la grande ville, jungle inconnue, dévorante, où ils sont pris en main par des hommes qui apparemment leur veulent du bien, mais dont on peut mettre en doute la sincérité et la probité. L’essentiel, pour les deux garçons, est leur lumineuse intimité réciproque. « La vie suivait son cours. Nous n’étions jamais séparés plus de vingt-quatre heures de suite. J’allais lui rendre visite et il venait me voir. Je lui racontais mes événements musicaux, il m’initiait aux mystères percés par lui des lavabos finnois. Pour une raison que j’ignore, cela me rappelait tout de suite les contes d’Andersen ou le Nord scandinave cristallin et glacé et Bakatov m’apparaissait comme le Finnois de Pouchkine, en mage d’opéra. ».

Né en Ukraine en 1973, Mikhaïl Ezarov (dont Les Ongles est le deuxième ouvrage traduit en français) a l’art des descriptions grouillantes, de la narration aux péripéties surprenantes. Son roman, dans lequel le réalisme du quotidien sordide et le sens aigu de la psychologie voisinent avec le fantastique, l’humour noir et l’onirisme, se situe à la fois dans une certaine tradition russe et dans la lignée de certains récits poétiques contemporains.

Jean-Pierre Longre

www.sergesafranediteur.fr

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19/01/2015 | Lien permanent

Explorations oniriques

Poésie, narration, dessin, Guy Cabanel, Jean Terrossian, Ab irato, Jean-Pierre LongreGuy Cabanel, Jean Terrossian, Journal intime, 1943-1953, Ab irato, 2015 

Le récit de rêve fut l’un des genres de prédilection des surréalistes. Guy Cabanel, né en 1926, ne déroge pas à cette prédilection en publiant ce Journal intime de jeunesse (1943-1953), qui annonce les activités surréalistes auxquelles il participera à partir de 1958.

Vingt textes, vingt poèmes narratifs qui, abordant tous les thèmes, toutes les situations oniriques, réservent des surprises telles que seul le sommeil peut en fournir. Campagne, mer, montagne, ville, mais surtout grottes, souterrains, couloirs mystérieux sont le théâtre d’événements que la vie éveillée ne pourrait ni provoquer ni supporter. Il peut s’agir de couper sans sourciller trois de ses doigts et de les prêter à des hommes en canoë, de se dédoubler sans presque s’en apercevoir, de passer de Quimper à Dresde en un clin d’œil ; et, comme souvent dans les rêves, l’homme fait preuve d’une impuissance désespérante et assiste à des drames secrets qu’il ne peut que relater, sans rien y pouvoir. Mais le rêve, parfois, n’est pas sans malice verbale ; comment, par exemple, ne pas faire le rapprochement (sans même parler de Magritte) entre une « pipe en forme de tête de mort » qui se casse et la préfiguration certaine et mystérieuse de la mort de « Guy » – qui, se mettant lui-même en scène, atteste la véritable intimité de ce journal ? Et parfois, sans qu’on y prenne vraiment garde, comme un fil tendu entre les œuvres, passe la silhouette de l’amiral Leblanc, dont il a été question ailleurs…

N’oublions pas que ce livre a deux auteurs, ce qui n’est pas banal pour un Journal intime : l’écrivain, et le dessinateur Jean Terrossian, lui aussi surréaliste. Plus que des illustrations, plus que des ponctuations ou des récréations visuelles, ses dessins semi-figuratifs, qui combinent hardiment angles et courbes, ombres et clartés, artifices mécaniques et nature animale, réservent eux aussi de belles surprises semées de réminiscences artistiques et de mystères, dans une recherche de ce que Breton appelait la beauté « explosante-fixe ». Voilà un livre complet, à lire et à voir, qui comme toute œuvre surréaliste qui se respecte explore et sollicite les secrets de l’imagination et les méandres de l’inconscient.

Jean-Pierre Longre

https://abiratoeditions.wordpress.com  

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17/05/2015 | Lien permanent

Cruels itinéraires

roman, anglophone, ilustration, Iain Banks, Anne-Sylvie Homassel, Frédéric Coché, L’œil d’or, Jean-Pierre LongreIain Banks, Un chant de pierre, traduit de l’anglais par Anne Sylvie Homassel, gravures de Frédéric Coché, L’œil d’or, 2016  

L’œuvre de l’écrivain écossais Iain Banks (1954-2013) relève de plusieurs genres : la science-fiction (sous la signature de Iain M. Banks), l’essai, la fiction. Un chant de pierre appartient à cette dernière catégorie – sous de fausses allures de réalisme historique mêlé de merveilleux sanglant et d’onirisme poétique.

Abel, le narrateur et protagoniste, aristocrate en butte à une guerre dévastant le pays et jetant la population sur les routes, fuit le domaine familial avec sa sœur-amante (à qui le récit s’adresse), avant d’être arrêté par une Lieutenant qui les ramène de force à leur point de départ, investit le château avec ses sbires et ne lâchera plus le couple, le séduisant et le séparant, provoquant un mélange d’attirance et de répulsion, de séduction et de cruauté. Une cruauté qui n’épargne personne, ni le peuple venu se réfugier sous les murailles, ni les soldats, ni les pillards, ni les domestiques, ni les maîtres ; la torture, la souffrance, la mort menacent chacun dans un conflit dont on ne perçoit ni les tenants ni les aboutissants, et auquel on participe à faible hauteur d’homme, comme Fabrice del Dongo à Waterloo. Un conflit à la fois moderne (il y a des jeeps, des pistolets, des grenades) et d’apparence médiévale (il y a des épées, des armures, des potences), dans lequel la nature végétale ou minérale et les constructions humaines (les pierres…) jouent des rôles importants, un conflit, surtout, à l’absurdité intemporelle : « Je ne comprends pas leur guerre, ne sais plus maintenant qui combat contre qui, ni pour quelle raison. Nous pourrions être à n’importe quelle époque, n’importe quel endroit ; n’importe quelle cause produirait les mêmes résultats, les mêmes fins, incertaines ou définitives, gagnées ou perdues. ». Un conflit qui donne des occasions de retours sur le passé, sur soi, sur la destinée : « Chacun d’entre nous contient l’univers dans son être, l’existence dans sa totalité contenue par tout ce dont il nous faut tirer du sens […]. Peut-être inventons-nous nos propres destins, de sorte qu’en un sens nous méritons ce qui nous arrive, n’ayant pas eu assez d’esprit pour nous figurer mieux. ».

Roman inclassable, entre fable (im)morale et conte fantastique, Un chant de pierre tient aussi du récit d’aventures, de la fantaisie morbide, du roman d’analyse, de l’érotisme sadien et de la parodie ducassienne, comme en témoignent certaines évocations qui mènent le lecteur sur des chemins inattendus : « Le matin arrive, radieux ; l’aube aux doigts de sang de sa lueur zélée incendie des océans célestes et courbe vers la terre un autre commencement factice. Mes yeux s’ouvrent comme des bleuets, se collent, encroûtés de leur propre rosée rance puis absorbent cette lumière. ». Roman poétique, pourrait-on dire, d’une poésie sans concessions, violente, oppressante, déroutante, fascinante.

Jean-Pierre Longre

www.loeildor.com

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12/04/2016 | Lien permanent

Le poids du génie

Récit, biographie, Musique, Nicolas Cavaillès, Les éditions du Sonneur, Jean-Pierre LongreNicolas Cavaillès, Les huit enfants Schumann, Les éditions du Sonneur, 2016  

Tout commence avec « la mort du père », compositeur de génie et « malheureux musicien », passionné, exalté, mort fou dans un asile, écarté des siens – après avoir aimé, avoir rêvé, aussi, d’un calme bonheur familial. Puis le livre égrène les morts successives, dans un ordre rigoureusement chronologique. Celles des « huit enfants », dont certains furent vite effacés, d’autres vécurent assez longtemps pour conserver la mémoire familiale et artistique : Émile, Julie, Félix (jeune poète disparu trop tôt), Ferdinand, Ludwig, Élise (elle-même pianiste de talent), Marie (qui « se dévoua tout entière » à sa mère), Eugénie (qui contribua à la pérennité de la mémoire familiale et paternelle par les livres qu’elle écrivit).

Au centre des huit chapitres consacrés aux enfants, il y a « La mort de la mère », Clara la fameuse pianiste, elle-même compositrice, qui poursuivit sa carrière tout en enchaînant les grossesses et les accouchements et en supportant durant un certain nombre d’années le génie exalté de son mari tant aimé. « Mère exigeante et défaitiste à la fois, peu généreuse mais énergique et tenace, mettant la sourdine à la sensibilité brillante dont elle fit montre sur scène, tendancieusement autoritaire mais avant tout soucieuse d’inculquer à ses garçons comme à ses filles le devoir d’indépendance morale et matérielle, Clara sembla, consciemment ou non, classer sa progéniture en deux catégories, la forte et la faible ». Et il y a Brahms, arrivé jeune homme dans le foyer, à qui Schumann avait « symboliquement » légué « sa très haute mission artistique – et avec elle, sans le dire explicitement, son épouse et ses enfants. », et qui fut pour la famille un ami, un conseiller, un frère, un oncle, un père de substitution…

De ce récit familial, de ces « drames redondants » parmi lesquels les petits bonheurs s’insinuent malgré tout, de ces « anecdotes », de ces « visages figés » par le temps, Nicolas Cavaillès tire, avec une tranquille économie de moyens rhétoriques, avec une justesse définitive et dans une prose nourrie de poésie, des réflexions sur la mort, la « reproduction » et l’aspiration au néant, sur la filiation et l’enfance, sur la « musique spirituelle » et les « angoisses latentes » qu’elle exprimait chez Schumann (comme chez d’autres), par opposition à celle « qui beugle aujourd’hui […] ses mélodies débiles au service du système consumériste » (oh la belle page de colère !). Sous les apparences d’une composition claire et sans ambiguïtés, Les huit enfants Schumann met en relief les mystères de l’enfance, de la vie et de la mort, ainsi que les exigences et les impératifs du génie musical, qui a investi l’existence entière de la famille Schumann. Dans ce beau livre, dont le thème principal et grave est la mort, le protagoniste est la musique, qui donne (d'une manière souvent sous-jacente, en tout cas discrète) à chaque chapitre/mouvement une tonalité différente. 

Jean-Pierre Longre

www.editionsdusonneur.com

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06/05/2016 | Lien permanent

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