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Rechercher : les mots du spectacle en politique

Van Gogh l’alchimiste

poésie, peinture, francophone, jos roy, Van Gogh, blandine longre, paul stubbs, black herald press, jean-pierre longreJos Roy, & dedans quantité de soleils; & inside, a great many suns, édition bilingue, traduction anglaise de Blandine Longre et Paul Stubbs, Black Herald Press, 2021

Souvent, la mise en mots de la peinture tourne court, ou tourne mal : description purement et simplement technique des formes et des couleurs, tendance au rapport biographique, ou suite absconse de phrases indéchiffrables. Rien de tout cela avec Jos Roy. La difficulté de dire la peinture est en partie levée par la pratique d’une autre forme artistique, la poésie. Au lieu de mettre des mots sur la peinture, l’écriture se fait peinture, et en l’occurrence la vérité de Van Gogh se fait jour. Certes, « nous ne pouvons faire parler que nos tableaux », mais « la tâche / est de dire / le vrai / croquer le discours d’ocre&debleu ».

Dans ce long poème en vers plus ou moins réguliers, en strophes plus ou moins décalées, où l’esperluette, nœud musical et figuratif, se fait liant pictural et verbal, tout ce qui peut être dit de l’œuvre est révélé ou suggéré : formes, couleurs, matière, lumière, sens cachés, le chant aussi qui s’échappe de la toile, et même quelques rappels à propos du créateur : « je suis roux maigre à ma bouche il manque des dents qu’un parisien d’un autre temps rafistola ». Mouvements et sensations sont inséparables des gestes et des instruments : « dans les coulées d’ocre tendre / pas de limite entre le corps les tubes les brosses / faits de la même matière qui fait celle-ci ».

Et si les mots tentent de redire les paysages, eau, nuages, terre, village où domine « la haute note jaune », l’ocre puissant que rappelle le Chant de blé qui occupe la belle couverture du livre, c’est à la transformation du réel qu’oeuvrent de concert le matériau pictural et le matériau verbal : « toujours à galoper dans le réel pour saisir l’instant des / métamorphoses ». Transformation par « la jouissance des torsions » et par l’alchimie des couleurs : « depuis la fenêtre je suis dans le jardin de l’asile / de toutes mes chairs. je m’applique à fondre des couleurs / à la manière de l’or. ». « peinture réelle & peintre abstrait / quelle extraordinaire rencontre ! », disent les vers de Jos Roy. Cette extraordinaire rencontre, c’est aussi celle des secrets de la peinture et des mystères de la poésie.

Jean-Pierre Longre

www.blackheraldpress.com

www.josroy.com

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14/12/2021 | Lien permanent

Pas à pas vers l’espérance

Poésie, francophone, dessin, photographie, peinture, Denis Clavel, éditions Esope, Jean-Pierre LongreDenis Clavel, Monologue du silence, éditions Esope, 2022

Monologue du silence est ce qu’on peut appeler un livre précieux. Précieux par sa forme : mise en page d’une sobre perfection, mise en regard esthétique des mots et des images ; précieux par son contenu : la poésie que révèle l’épaisseur des vers dans une substantielle économie verbale, le mystère que recèlent les illustrations. Celles-ci exploitent les ressources du dessin, de la peinture, de la photographie : paysages, objets et êtres de la nature, lignes suggestives, profondeurs colorées, évocations d’un infini vertical et horizontal. Cela pour chaque page de droite.

À gauche, des textes. Poèmes brefs, lapidaires, aphoristiques. Mais une brièveté qui en dit long. Car dans l’omniprésence visuelle et auditive du silence annoncé par le titre, la polysémie du langage joue un rôle majeur : comment saisir le mot « sens » lui-même (« direction / ou / signification ») ? Sans compter une troisième acception qui parcourt le livre : les sensations mêlées, ouïe, vue, odorat, grâce auxquelles on tente de percer les énigmes de la nature, de chercher par exemple « à comprendre / ce que dit la rivière », ou à contempler « l’extase d’un oiseau » (et ne pas se contenter de « jeter [son] regard »).

On voudrait tout citer, tant la densité du recueil, qui utilise si peu de mots pour dire l’essentiel, qui fait résonner le silence d’harmoniques profondes, qui donne à entrevoir la beauté de l’existence (l’être au-delà du paraître), tant cette densité, donc, nous permet de dépasser le pessimisme de l’absence, la « misérable mort », pour parvenir vers par vers, pas à pas, à l’espérance finale. Un vaste parcours artistique et méditatif ouvert par la promesse qu’esquisse la phrase initiale : « J’écoute l’invisible ».

Jean-Pierre Longre

www.esope.info  

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Récidive poétique

:  poésie, roumanie, radu bata, iulia Şchiopu, Éric Poindron, Éditions unicité, Jean-Pierre LongreLe Blues roumain, Vol. 2, « anthologie désirée de poésies », sélection et traduction de Radu Bata, préface d’Éric Poindron, illustrations de Iulia Şchiopu, Éditions Unicité, 2021

On l’attendait fébrilement ou tranquillement, le second Blues roumain, et le voilà : Radu Bata a récidivé, sans pour autant reproduire à l’identique les gestes et les intentions du premier. Celui-ci était une anthologie « imprévue », composée de traductions « inopinées », celui-là est une anthologie « désirée », composée de traductions « hypocoristiques ». Comme si, la première fois, tout était venu sans crier gare, d’une manière quasiment inconsciente (voire…), alors que maintenant l’affaire est à la fois préméditée, mûrie et soutenue par une affection consciente. À vrai dire, ce n’est pas aussi simple, aussi schématique. Dans les deux cas, nous pouvons suivre sans nous poser de questions compliquées le « labyrinthe enchanté » construit par celui qui est à la fois faiseur de poésies et découvreur de poètes, inventeur et traducteur, créateur et adaptateur. Et dans le deuxième cas, même s’il est toujours aussi accessible, le chemin est encore plus long, les ramifications plus nombreuses, le regard se fait encore plus éberlué devant les ressources inépuisables de la poésie roumaine.

Certes, à la sortie du labyrinthe, Octavian Soviany semble vouloir mettre un point final à la poésie : « pourquoi on n’euthanasierait pas les vieux poètes ». Mais ce serait plutôt l’occasion d’un rajeunissement radical. Voyons ce que nous dit Ana Blandiana dès l’entrée : « nous devrions naître vieux […] ensuite devenir plus jeunes et encore plus jeunes / arriver mûrs et puissants à la porte de la création ». Ou en cours de route Dragoş Popescu : « les poètes sont si beaux / qu’ils ne vieillissent jamais ». Et alors défilent sous nos yeux les turbulences d’une poésie toujours nouvelle quel que soit son âge, toujours vivante quelles que soient les conditions de sa naissance, toujours bouillonnante quelles que soient ses préoccupations. Une poésie qui chante les sensations et la sensualité, l’amour et la mort, la vie quotidienne des humains et des objets, les souvenirs et le présent, la révolte et la violence, bref tout ce qui fait que les mots bien choisis, bien choyés donnent à l’existence la puissance d’une symphonie, que ce soit sous les plumes notoires de Mihai Eminescu, Ilarie Voronca, Ana Blandiana, Mircea Cărtărescu, Nichita Stănescu, Paul Vinicius, Radu Bata lui-même, ou sous des plumes de nouvelle génération, moins célèbres, mais ô combien fécondes dans leur diversité.

Les mots ? Parlons-en, par exemple avec Petronela Rotar : « touche ces mots s’il te plaît / sens leur chair tendre s’étendre entre tes doigts / et fais le vœu de rester en poésie ». On devine tout au long des pages la prédilection de Radu Bata pour le maniement (ludique, expressif, musical, chaleureux) du matériau verbal. Il aurait pu écrire, comme Iulian Tănase : « j’ai été un joueur de mots / passionné / addictif ». Ce qu’il faut remarquer, c’est que la littérature née en Roumanie, en vers ou en prose, est un terreau particulièrement riche en manipulations lexicales, en mouvements syntaxiques, en registres thématiques, du lyrisme à l’absurde, du dramatique au comique, du réalisme au fantastique. Nous sommes au pays d’auteurs aussi différents que Blaga et Tzara, Eminescu et Urmuz… La Roumanie, c’est un monde poétique complexe, et cette nouvelle anthologie nous mène aux plus attirantes de ses profondeurs, aux plus exaltants de ses sommets, aux plus lumineux de ses horizons.

Jean-Pierre Longre

 

Les auteurs : Andreea Apostu, Ana Blandiana, Irina Alexandrescu, Luminița Amarie, George Bacovia, Maria Banuș, Ana Barton, Radu Bata, Ramona Boldizsar, Dorina Brândușa-Landen, Emil Brumaru, Artema Burn, Ion Calotă, Mircea Cărtărescu, Ruxandra Cesereanu, Toni Chira, Mariana Codruț, Denisa Comănescu, Ben Corlaciu, Traian T. Coșovei, Delk Danwe, Corina Dașoveanu, Mina Decu, Adrian Diniș, Carmen Dominte, Marius Dumitrescu, Adela Efrim, Mihai Eminescu, Vasile Petre Fati, Raluca Feher, Alida Gabriela, Diana Geacăr, Mugur Grosu, Cristina Hermeziu, Ligia Keşişian, Claudiu Komartin, Paula Lavric, Alexandra-Mălina Lipară, Ana Manon, Aurelian Mareș, Ioan Mateiciuc, Maria Merope, Antonia Mihăilescu, Ion Minulescu, Ion Mureșan, Tiberiu Neacșu, Dana Nicolaescu, Felix Nicolau, Ovidiu Nimigean, Dana Novac, Eva Precub, Ioan Es. Pop, Augustin Pop, Savu Popa, Dragoș Popescu, Radmila Popovici, Ioana Maria Stăncescu, Nichita Stănescu, Roxana Sicoe-Tirea, Ana Pop Sirbu, Sorina Rîndașu, Florentin Sorescu, Magda Sorescu, Călin Sorin, Octavian Soviany, Petre Stoica, Ion Stratan, Andrada Strugaru, Robert Şerban, Cristina Şoptelea, Radu Ştefănescu, Petronela Rotar, Mircea Teculescu, Iulian Tănase, Tatiana Țîbuleac, Mircea Țuglea, Radu Vancu, George Vasilievici, Gabriela Vieru, Paul Vinicius, Ilarie Voronca, Vitalie Vovc.

www.editions-unicite.fr

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29/04/2021 | Lien permanent

De la mort à l’amour

Roman, francophone, Marc Villemain, éditions Joëlle Losfeld, Jean-Pierre LongreMarc Villemain, Il faut croire au printemps, Éditions Joëlle Losfeld, 2023

Il y a l’intrigue, et il y a tout le reste. En ce qui concerne l’intrigue, pas de véritable suspense : les premières pages racontent comment le protagoniste, musicien de jazz, jette le cadavre de sa compagne du haut d’une falaise d’Étretat, leur bébé blotti dans son couffin sur la banquette arrière de la voiture. Et l’on connaîtra peu à peu les circonstances du drame : l’amour pour cette femme qui venait l’écouter jouer tous les soirs, la dégradation progressive, celle de la femme et celle du couple, les disputes, jusqu’à la plus violente de part et d’autre et ses conséquences. Voilà le point de départ, la cause de « tout le reste » qui fait l’objet du roman.

Dix ans ont passé, accompagnés du sentiment de culpabilité et du mensonge constant, puisque tout le monde croit à la disparition, non à la mort. Quelqu’un ayant cru voir sa compagne en Bavière, il joue le jeu de la vérité fictive et va voir sur place, accompagné de son fils ; là-bas, il va rencontrer Mado, serveuse dans l’hôtel où ils sont descendus, Mado qui, avec sa simplicité et son sourire de belle jeune femme, fait la conquête du père et du fils. Mais ceux-ci doivent repartir, car on leur a signalé que leur compagne et mère serait allée en Irlande, dans le comté de Cork. Nouveau départ, donc, nouveaux paysages, nouvelles rencontres, dont celle de Marie, avocate séduisante, qui s’occupe dans la région d’une affaire médiatique de meurtre (transposition romanesque d’une affaire réelle qui, en 1996, a défrayé la chronique). Marie, compréhensive et déterminée, fait à son tour la conquête du père et du fils…

Ainsi l’intrigue meurtrière est-elle devenue périple européen, quête itinérante d’un fantôme plus qu’improbable. Et finalement, c’est encore tout le reste qui compte le plus : la musique, amie de tous les instants, sombres ou lumineux, plus indispensable encore que les mots : « Les mots, ça engage trop, et après tout la musique peut bien servir à cela – à s’en jouer, des mots : la musique comme trompe-l’œil, comme camouflage, comme un présent à ceux auxquels précisément les mots font peur, pour les autoriser à se déclarer, à déclarer leurs flammes, leurs peines, leurs remords ou leurs espoirs, sans qu’ils aient à rougir, ni à souffrir l’affreuse sensation de mise à nu. » Et aussi la relation complexe, riche de tendresse et de compréhension, entre le père et son fils de 10 ans : « Entre eux il s’étonnait toujours de correspondances naturelles, pour ainsi dire magiques. Étrangement, il aimait chez lui ce contre quoi il luttait en lui-même : une disposition à la réclusion, au mutisme et à la rêverie. Il aimait que son fils ne souffrît pas des fascinations ordinaires de ceux de son âge et ne fût pas dupe de l’écume des choses. À quoi d’ailleurs il n’était pour rien : l’enfant était né ainsi. Il n’emmagasinait pas seulement le monde alentour, il s’y ouvrait et le laissait jeter en lui ses racines. » Et enfin l’amour, qui se dit ou ne se dit pas, pétri de pudeur ou hérissé de sensualité.

Au-delà de quelques détails malicieux, qui nous font par exemple retrouver quelques noms rencontrés dans des romans antérieurs (Géraldine Bouvier, Mado, Marc Villemain lui-même), Il faut croire au printemps est un roman au style délicat et précis (qui au passage ne rechigne pas devant l’emploi du subjonctif imparfait, et c’est justice), un roman plein de sensibilité, de confiance dans le genre humain (une confiance qui ferait presque oublier le mensonge initial), un roman qui traque et saisit les émotions irrépressibles d’un homme à qui le destin a apporté, inséparables de la vie, le cauchemar et l’espoir, le malheur et le bonheur.

Jean-Pierre Longre

www.joellelosfeld.fr

www.marcvillemain.com

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17/09/2023 | Lien permanent

L’enfant et l’homme-oiseau

Roman, francophone, Roumanie, Sylvie Germain, Albin Michel, Jean-Pierre LongreLire, relire... Sylvie Germain, Le vent reprend ses tours, Albin Michel, 2019, Le livre de poche, 2021

Nathan, enfant inattendu, venu au monde comme un intrus, un « fantôme », a été élevé non sans soins, mais sans véritable amour, par sa mère Elda. En grandissant, il se met à fuir les autres, pris d’une sorte de bégaiement qui le laisse « bouche entrouverte, les yeux embués, l’air ahuri », et qui en fait la risée de ses congénères. Or au cours de sa dixième année, sa mère remarque que son « trouble » disparaît. « L’enfant timoré et bredouillant est même devenu plus ouvert, presque bavard et enjoué par moments, utilisant des mots insolites, des tournures biscornues ou inhabituelles, citant des vers dont elle n’était pas sûre qu’il en saisît toujours le sens. ». L’explication de cette renaissance ? Il a rencontré Gavril, « saltimbanque monté sur des échasses », débiteur de syllabes incongrues, tripatouilleur de mots et de poèmes qu’il murmure à travers une espèce de tube qu’il nomme « poèmophone », homme-orchestre, joueur d’ « olifantastique » et autres instruments étranges…

roman,francophone,roumanie,sylvie germain,albin michel,jean-pierre longreUne amitié complice naît entre eux, et alors commencent pour Nathan les « années Gavril », homme au passé tourmenté, qui a connu les dictatures, la violence, l’exil, et qui vivote de boulots précaires tout en versant du côté de la joie de vivre et de la fantaisie avec ses spectacles de rue. Sa fréquentation assidue bien qu’irrégulière a permis au garçon d’échapper « à l’ennui, à la routine, et surtout à la solitude et à l’inquiétude », et de développer son imagination, de « dynamiser ses pensées, ses rêves ».

De nombreuses années plus tard, en 2015, alors que la morne vie de Nathan ne s’est pas remise de ce qu’il croyait être la mort de son « homme-oiseau » dans un accident de moto dont il se juge responsable, il apprend que Gavril, qui était resté en vie, vient de disparaître de l’hôpital où il végétait, et qu’il est mort noyé dans la Seine. Taraudé par le remords de n’avoir rien su, à cause d’un mensonge, pense-t-il, de sa mère, il entame une longue enquête rétrospective sur son vieil ami, grâce notamment aux enregistrements effectués par l’assistante sociale qui l’avait pris sous son aile. Son ascendance mi allemande mi tsigane, sa vie en Roumanie, l’oppression, le pénitencier, la fuite en France… Et voilà Nathan parti sur les traces de Gavril dans son pays d’origine : Timişoara et les villages du Banat, Bucarest, l’ « enfer carcéral » de Jilava, le Bărăgan, le delta du Danube… Autant de découvertes qui entrent en résonance avec ce que les deux amis avaient vécu ensemble.

La mémoire des événements rapportés ou vécus libère celle des mots et de la poésie. Car c’est elle, la poésie, qui, transcendant les joies et les souffrances de la vie, est le vrai fil conducteur du roman de Sylvie Germain. Depuis le bégaiement involontaire de l’enfant jusqu’au bégaiement « volubile » du poète roumano-français Ghérasim Luca (lui aussi mort, comme son ami Paul Celan, noyé dans la Seine), depuis les désarticulations verbales que Gavril opérait sur les textes de Rimbaud, Apollinaire, Ronsard, Queneau, Prévert, Mallarmé, Hugo (on en passe) jusqu’au souvenir de Benjamin Fondane et aux vers d’Ana Blandiana, c’est, par « les voix des poètes morts », le fond véritable de la vie humaine qui passe à travers la respiration du langage, et c’est « l’espoir oublié » qui renaît.

Jean-Pierre Longre

www.albin-michel.fr

www.livredepoche.com 

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25/09/2021 | Lien permanent

Contes du monde comme il va

nouvelle, conte, récit, francophone, manuel anceau, ab irato, jean-pierre longreManuel Anceau, Lormain, Ab irato, 2019

Comme c’était le cas avec son recueil précédent, Livaine (dont Lormain, nous dit-on à juste titre, est le pendant masculin), Manuel Anceau donne à ses nouvelles des allures de contes – et pas seulement des allures. En effet, si les récits sont au départ enracinés dans le réel (un village avec ses rumeurs et ses secrets, le monde de l’entreprise et ses pratiques implacables, la famille et ses non-dits, la campagne investie par les promoteurs, la vie scolaire et ses brutalités, les transports en commun, l’angoissante disparition d’une fillette – on en passe), ce réel se transforme, par le jeu des mots et des phrases (et aussi par celui des noms propres), en imaginaire, à la limite du merveilleux ou du fantastique, sans vraiment franchir la frontière.

Il y a ici des portraits et des situations de toutes sortes, qui se succèdent et se superposent hardiment, étrangement, inexorablement. Les personnages attachants sont souvent les proies d’êtres rebutants, qui leur ressemblent pourtant un peu, ou qui les gangrènent petit à petit. Et l’inverse peut se produire. Les situations confortables ou rassurantes ne le restent pas longtemps, en général ; et ce n’est pas toujours de la faute des gens ; ce peut être à cause du monde comme il va (à la réflexion, c’est presque toujours le cas). Car la plupart des gens, même ceux qui n’inspirent pas confiance, sont des victimes : de la souffrance, du deuil, du malheur, de l’incompréhension, de la solitude, des mystères de la vie et de la mort, du destin…

Au-delà des intrigues, de leurs ombres portées et de leurs prolongements, ce qui est remarquable dans ces nouvelles (ces contes), c’est leur style. Un style qui n’a pas son pareil pour faire d’une histoire qui ailleurs revêtirait les oripeaux de la banalité quotidienne une plongée dans les profondeurs de l’âme et dans les tourbillons de la société. Les hommes ont tous leurs mystères (les animaux aussi, ainsi que les arbres et les plantes, le ciel, le jour et la nuit), et les phrases de Manuel Anceau les explorent, ces mystères, en suivant les chemins détournés et méconnus d’une syntaxe pleine de sauts, de pauses et de rebonds, de détours et de contours. Un seul exemple : « Et c’est ainsi que, ce lundi matin, marchant très tôt déjà dans les rues : je le vis venir vers moi ; vers moi, par accident pensai-je aussitôt : étant ce matin-là le seul bonhomme à marcher sur ce trottoir, il fallait bien que son impatience à dire ce qu’il avait vu, ou cru voir, trouvât un déversoir – et ce déversoir ce furent mes oreilles ; vers moi, seul à marcher sur ce trottoir ; étais-je pour autant le premier être humain à qui ce matin-là il aura parlé ? ». À nous, lecteurs, de recevoir les mots comme si nous étions les premiers à les lire.

Jean-Pierre Longre

https://abiratoeditions.wordpress.com

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10/11/2019 | Lien permanent

Être ou ne pas être poète

Poésie, francophone, Jean-Jacques Nuel, éditions Gros Textes, Jean-Pierre LongreJean-Jacques Nuel, Mémoire cash, éditions Gros Textes, 2020

« Certains lecteurs disent / que tu es un poète / d’autres disent que tu n’es pas / un poète ». Question de mots. Pendant de nombreuses années, Jean-Jacques Nuel s’est voulu uniquement prosateur – récits, textes brefs –, mais la poésie se niche aussi dans ces formes. Et maintenant qu’il s’est remis aux vers (et installé à la campagne…), on se dit que ces vers ne sont pas éloignés de la narration, voire de la relation autobiographique : date et lieu de naissance, fonctions officielles à la préfecture du Rhône, parcours lyonnais (rue Vaubecour, parc de la Tête d’Or, librairies de la place Bellecour…), ou vie actuelle dans un village bourguignon.

Si ce n’était que cela, on se demanderait où la dénicher, la poésie. Rassurons-nous, elle est bien là, dans ce lien mystérieux et souvent contradictoire qui se tisse entre la mémoire et le réel, entre le passé et le présent, dans cette confrontation qui se joue entre les images mentales et la vie quotidienne, celle du bureau de poste, de la boulangerie, des trajets en bus, des voyages en train, des modes d’écriture (moyens matériels ou agencement des mots). Ce lien, cette confrontation débouchent souvent sur un trait final qui se fait prolongement propice à la méditation. « Les 2 bords de la plaie / du temps / s’étaient refermés / un quart de siècle après / tout est à peine / une poussière / d’éternité ».

N'oublions pas non plus que poésie et humour peuvent faire bon ménage, ce qui donne à l’auteur l’occasion de ne pas prendre les poètes trop au sérieux : « Les 2 stands les plus fréquentés / statistiquement / du marché de la poésie / restent la buvette / et les toilettes ». Que dire aussi de l’ouverture d’un sachet de raisins secs qui mène au désespoir existentiel, dans une formule à saisir à des degrés différents (« et ce besoin tardif / de réparation / quand la situation est devenue / irréparable ») ? Et de cette question taraudante : « Lorsque j’écris des choses banales / pourquoi restent-elles / banales / alors que Bukowski tapant / sur sa machine bruyante des choses pareillement / banales est touché / par la grâce » ? Il est vrai que « la création reste inexplicable / et le mystère entier ». Gardons cet aphorisme à l’esprit, nous apprécierons d’autant mieux la lecture de Mémoire cash.

Jean-Pierre Longre

https://grostextes.fr

www.jeanjacquesnuel.com  

http://retour.hautetfort.com

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13/12/2020 | Lien permanent

Le défi de la langue

Lire, relire... Agota Kristof, L’analphabète, récit autobiographique. Éditions Zoé, 2004, rééd. 2021

 

autobiograhie,francophone,agota kristof,Éditions zoé,jean-pierre longreDans Le grand cahier, premier volume de sa trilogie romanesque composée aussi de La preuve et Le troisième mensonge, Agota Kristof fait écrire aux deux jumeaux, narrateurs et protagonistes se donnant à eux-mêmes des leçons de « composition » : « Pour décider si c’est "Bien" ou "Pas bien", nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons ». Et quelques lignes plus loin : « Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues, il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c’est-à-dire à la description fidèle des faits ».

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Dans L’analphabète, Agota Kristof semble appliquer à son écriture autobiographique les règles qu’elle a imposées à ses personnages fictifs : tout y est « vrai », c’est-à-dire, à coup sûr, conforme à la réalité telle que la mémoire peut la restituer, mais aussi indemne de toutes les déformations que l’expression de la sensibilité personnelle et de l’autoanalyse provoquent généralement dans le jeu des souvenirs. Suivant la structure adoptée dans ses romans – une marqueterie de courts chapitres reproduisant de petites scènes significatives – , l’auteur raconte sans fioritures, sans états d’âme apparents (ce qui n’exclut nullement, au contraire, les non-dits intimes du scripteur et l’émotion secrète du lecteur), les étapes importantes de sa vie, surtout de sa vie en littérature : la découverte de la lecture, de la parole, de l’écriture par la petite fille écoutant les leçons données aux plus grands par son père instituteur, les premiers poèmes, la fuite et l’exil en Suisse, le travail en usine, la maternité, la rivalité des héros (Staline contre Thomas Bernhard), la rivalité des langues (le hongrois contre les « langues ennemies », singulièrement le français – finalement adopté pour la création littéraire), les débuts d’une « carrière » d’écrivain…

Un écrivain « analphabète » ? Le titre paradoxal annonce la fin même du récit, où se pose la question taraudant sans doute tous ceux qui écrivent dans une langue non « maternelle ». Les dernières lignes, avec les mots de l’évidence, l’énoncent clairement :

 « Je sais que je n’écrirai jamais le français comme l’écrivent les écrivains français de naissance, mais je l’écrirai comme je le peux, du mieux que je le peux. […]

   Écrire en français, j’y suis obligée. C’est un défi.

   Le défi d’une analphabète. »

Agota Kristof, avec sa lucidité modeste et l’économie de ses moyens, dans son style implacable, est de ces écrivains venus d’ailleurs, rongés par le doute littéraire, qui donnent inlassablement force et nouveauté à la littérature de langue française.

 

Jean-Pierre Longre

 

http://www.editionszoe.ch

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26/06/2021 | Lien permanent

« Chaque mot est une histoire »

Théâtre, francophone, Roumanie, Matéi Visniec, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreMatéi Visniec, Le cabaret des mots, illustrations de Andra Badulesco-Visniec, éditions Non Lieu, 2014 

Rien de tel, pour considérer les mots à la fois comme des êtres vivants et des objets poétiques, et en même temps pour les prendre au pied de la lettre, que de les mettre en scène avec le recul du spectateur. En l’occurrence, le spectateur est aussi écrivain, un écrivain dont le français est langue d’adoption, donc matière à observation attentive et originale.

Le résultat ? Chaque mot choisi, considéré dans sa forme et son contenu, devient personnage : à lui la parole, à lui son histoire particulière, à lui son poids de significations, son autonomie, son rapport au monde, aux hommes et aux autres mots. Certains se répondent mutuellement, comme « oui » et « non », certains se révoltent (les vulgaires, les mal vus, ceux qu’il ne faut pas apprendre aux enfants et que l’écrivain reconnaît ne pas pouvoir « ennoblir »), d’autres cherchent une vérité au tréfonds du monde et des hommes, tel le « miroir », d’autres marchent ensemble, saluant leurs semblables d’une manière « infatigable, inoxydable », comme « Liberté, égalité, fraternité », d’autres encore reviennent périodiquement saluer le public, en donnant chaque fois de nouvelles informations, tels « Dieu » ou « Bonheur »…

Théâtre, francophone, Roumanie, Matéi Visniec, éditions Non Lieu, Jean-Pierre LongreOn le voit chez Francis Ponge, ou d’une autre manière chez Raymond Queneau, les mots acquièrent toute leur valeur lorsqu’on les considère sous leurs différentes dimensions. C’est le cas aussi, dans un autre genre, chez Matéi Visniec : ils prennent tous leurs sens, et ils donnent sens à ce qui les entoure. Et si l’auteur laisse entière liberté au metteur en scène pour théâtraliser les mots, comme le font les illustrations tout en mouvements d’Andra Badulesco-Visniec, on sent aussi, à travers certains choix de l’auteur en question, pointer certains des thèmes qui paraissent lui tenir à cœur. Au chapitre « Ambiguïté », figurent des mots comme « Peut-être, ailleurs, brume, hésitation, flou… » ; « Les mots ambigus – amortisseurs de langage. Les mots ambigus – filtres de n’importe quelle agression sémantique. Cordons sanitaires qui protègent de l’assaut des mots sans marche arrière, comme compétition, ambition résultat. ». Prédilection, aussi, pour le mot « retour », toujours impatiemment attendu (« Tout simplement je ne peux pas vivre sans retour. »), qui ne va pas sans en appeler d’autres, comme « racines » : « Toute ma vie, j’ai cherché mes racines, et personne, personne ne m’a dit que mes racines étaient enfouies dans du sable mouvant… ». D’où la présence nécessaire, avec les racines, des « ailes »… Et sous le titre « raconter », Visniec dévoile ce qui n’est pas vraiment un secret, mais une vérité qui, dans l’usage quotidien, nous échappe : à savoir que les mots, comme les gens, contiennent indéfiniment en eux des histoires toujours renouvelées. « Si chaque mot est une histoire, et si chaque rencontre entre deux mots devient une nouvelle histoire, alors toute rencontre entre deux mots est une rencontre de trois histoires. ». CQFD.

Jean-Pierre Longre

www.editionsnonlieu.fr

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25/01/2015 | Lien permanent

Un labyrinthe enchanté

poésie, Roumanie, Radu Bata, Iulia Şchiopu, Horaţiu Weiker, Jean-Pierre Longre, Éditions UnicitéLe Blues roumain, « anthologie imprévue de poésies roumaines », Traduction et sélection de Radu Bata, préface de Jean-Pierre Longre, illustrations de Iulia Şchiopu et Horaţiu Weiker, Éditions Unicité, 2020

Cette anthologie a été « imprévue » par un poète, qui plus est, un poète bilingue, qui passe le plus aisément du monde de sa langue maternelle à sa langue d’adoption, et inversement. Nous pouvons donc aller en toute confiance sur ses traces, nous promener parmi ses traductions et « adaptations » (oui, l’artiste se permet tout) de textes qui n’ont jamais dit leur dernier mot, et qui, s’ils ne prétendent pas représenter toute la poésie roumaine, y font de larges et profondes incursions.

Qu’on ne s’attende pas à trouver ici quelque folklore, quelque exotisme que ce soit, même si le passé, la tradition, se rappellent à nous avec, par exemple, un quatrain d’Eminescu – qui n’a rien de folklorique. Et si le sous-titre, « Le blues roumain », fait allusion, en particulier, à la fameuse « blouse roumaine » immortalisée par Matisse, il peut renvoyer aussi au sentiment d’indéfinissable nostalgie que les Roumains condensent en un petit mot, le « dor », et à bien d’autres domaines poétiques et musicaux qui passent largement les frontières, voire les océans. Donc, pas de folklore, mais, véritablement, de la poésie d’aujourd’hui (et un peu d’hier), parfois complexe, plus souvent d’une simplicité toute suggestive, déclinée sur tous les tons, révélant toutes les sensibilités, s’adonnant à toutes les formes de vers et de prose, avec cependant, pour ainsi dire, un programme commun dévoilé dès le début par Nichita Stănescu : le poète « est touché par la grâce / et le souci des autres ».

Des gestes quotidiens aux visions fantastiques, de l’attente à la résignation, de la résignation au pessimisme, du silence éloquent à la parole légère, les textes choisis par Radu Bata ouvrent des passages étroits et infinis, jamais obscurs, toujours à taille humaine. Au choix, les chemins mènent, au-delà des paradoxes du désespoir et des cimes de la solitude, vers des tableaux insolites, étranges, voire surréalistes (au vrai sens du terme), parfois impressionnistes (toujours au vrai sens), d’où ne sont pas exclus les sourires de l’humour et les éclats de la vie heureuse. Et la nature est là, qui apaise et qui rassure, qui meuble les vides de l’existence humaine et humanise la violence du réel, qui « tire les rideaux rouges du froid », semant des « flocons d’espoir », de la « douceur » et de l’harmonie. Par-dessus tout, l’amour, ses couleurs, ses lumières et ses surprises, ses déceptions quand même, les battements du cœur rythmant les pensées et les phrases, les beautés de l’ici et les plaisirs du maintenant.

Jean-Pierre Longre

(extraits de la préface)

Les auteurs : Iuliana Alexa, Dan Alexe, Luminiţa Amarie, George Bacovia, Ana Barton, Ana Blandiana, Max Blecher, Dorina Brândușa Landén, Emil Brumaru, Artema Burn, Nina Cassian, Mircea Cărtărescu, Mariana Codruţ, Mihaela Colin, Traian T. Coșovei, Silviu Dancu, Carmen Dominte, Rodian Drăgoi, Adela Efrim, Mihai Eminescu, Raluca Feher, Anastasia Gavrilovici, Horia Ghibuțiu, Matei Ghigiu, Silvia Goteanschii, Mugur Grosu, Cristina Hermeziu, Nora Iuga, Vintilă Ivănceanu, Claudiu Komartin, Ion Minulescu, Ramona Müller, Ion Mureșan, Iv cel Naiv, Felix Nicolau, Florin Partene, Elis Podnar, Mircea Poeană, Ioan Es Pop, Alice Popescu, Eva Precub, Petronela Rotar, Ana Pop Sirbu, Radmila Popovici, Octavian Soviany, Nichita Stănescu, Petre Stoica, Ramona Strugariu, Robert Şerban, Mihai Şora, Iulian Tănase, Mihai Ursachi, Paul Vinicius, Gelu Vlașin, Vitalie Vovc, Anca Zaharia

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19/03/2020 | Lien permanent

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