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18/08/2023

Avant-garde et singularité

Art, Poésie, essai, francophone, Roumanie, Paul Paon, Paul Păun, Librairie Métamorphoses, Jean-Pierre LongrePaul Paon / Paul Păun, Chimères, Métamorphoses, 2023

Dans la première moitié du XXe siècle, la Roumanie fut le théâtre d’une grande effervescence culturelle, d’une intense activité avant-gardiste qui passa largement les frontières et apporta un souffle nouveau au monde de l’art. Légèrement après la génération de Tristan Tzara ou Benjamin Fondane, à côté de figures notoires comme celles de Ghérasim Luca ou Gellu Naum, Paul Păun (1915-1994) joua un rôle déterminant dans le renouveau artistique et intellectuel de cette période, dans son pays natal jusque dans les années 1950, puis en exil à l’étranger (Italie, Israël, avec des incursions en France, le pays dont il avait adopté la langue.)

Art, Poésie, essai, francophone, Roumanie, Paul Paon, Paul Păun, Librairie Métamorphoses, Jean-Pierre Longre« Dessinateur, poète, écrivain, polémiste (mais aussi médecin et chirurgien) », devenu Paul Paon ou Paul Paon Zaharia après son départ de Roumanie, il fut l’un des membres fondateurs du groupe surréaliste de Bucarest (avec Ghérasim Luca, Gellu Naum, Trost, Virgil Teodorescu), et son œuvre écrite et graphique est marquée à la fois par cette appartenance et par une sensible singularité, d’où peut-être la discrétion avec laquelle elle s’est épanouie. Une exposition rétrospective, donnant une vision globale et néanmoins précise du travail de l’artiste, était donc salutaire – et la librairie Métamorphose s’est chargée de cette présentation, dont a été tiré un très beau catalogue intitulé Chimères, et dont la consultation donne des ouvertures infinies.

Art, Poésie, essai, francophone, Roumanie, Paul Paon, Paul Păun, Librairie Métamorphoses, Jean-Pierre LongreAprès une préface de Denis Moscovici et un parcours biographique de Monique Yaari mêlé de souvenirs (il était son oncle), et avant un bien utile tableau chronologique, quatre grandes sections composent l’ouvrage : la première et la plus importante (en longueur et en beauté), une vue significative et chronologique des dessins commentée par Radu Stern, spécialiste des avant-gardes ; puis une transcription du Carnet écrit par l’artiste entre 1984 et 1991, suivie de reproductions de livres, tracts, lettres et manuscrits donnant une idée fidèle de ses publications individuelles et collectives ; en troisième lieu, le rappel, documents à l’appui, d’expositions et de catalogues antérieurs (de Bucarest à Londres en passant par Tel-Aviv, Jaffa, Paris, Marseille etc.) ; enfin, des dessins, photographies et documents évoquant des souvenirs amoureux (avec des portraits de « Réni », sa femme) et amicaux (Ghérasim Luca et plusieurs autres).

Chimères suscitera la curiosité, le désir, l’intérêt tant des spécialistes que du grand public, à propos d’un artiste que cachèrent partiellement et involontairement les statures de certains de ses compagnons plus célèbres. La succession de dessins, de documents et d’écrits présente le cheminement d’un novateur qui, tout en restant fidèle à l’esprit de l’avant-garde surréaliste, a créé une œuvre originale : Radu Stern analyse finement la manière dont Paul Păun, « entièrement autodidacte en arts visuels », est passé de la « plastique » à ce que Trost appelle « l’aplastique », plus simplement d’images « reconnaissables » à des « images méconnaissables », dessins en mouvements, en traces et ombres entremêlées (selon un itinéraire, toutes précautions prises, à celui de Christian Dotremont avec ses logogrammes). Remarquable par sa densité et son esthétique, ce livre, plus qu’un catalogue, revêt toutes les dimensions d’une monographie artistique complète.

Jean-Pierre Longre

https://librairiemetamorphoses.com

14/08/2023

L’envers des Lumières

Roman, francophone, Nicolas Cavaillès, éditions Corti, Jean-Pierre LongreNicolas Cavaillès, Les ombres opposées, éditions Corti, 2023

Ils ont beau être « opposés », les hommes que Nicolas Cavaillès a choisis comme protagonistes de son roman ont des points communs : tous deux ont bel et bien existé, fruits du Siècle des Lumières qui recèle tant de personnages méconnus, de passions disparates et de contradictions fructueuses ; tous deux sont originaires de Pont-de-Veyle, bourgade située non loin de Mâcon, côté Bresse, et traversée par la grande et la petite Veyle. Là s’arrêtent les similitudes. Car « l’un ne se mêla de rien, l’autre refit le monde ».

Le premier, Antoine de Ferriol, comte de Pont-de-Veyle, naquit avec à son chevet les privilèges de la noblesse, et n’en fit pas grand-chose – sans ambition sociale, aimant les loisirs, le théâtre, profitant de l’amitié de Voltaire et de madame du Deffand, de son lien familial avec madame de Tencin, de modestes dons pour la chanson et l’écriture comique, justifiant son existence sociale par quelques charges sans contraintes qui lui furent octroyées et lui permirent de préserver son indépendance, enfouissant son ennui dans le divertissement et son inutilité dans les fréquentations mondaines. Le second, Jean-Louis Carra, « jamais ne s’ennuya, lui. » Il mena une vie aventureuse, parcourut l’Europe de l’Angleterre à la Russie, de la Pologne à la Roumanie, participa activement à la Révolution, vota la mort du roi et, objet (selon lui) de calomnies, accusé de trahison, fut condamné à mort et guillotiné. Disciple de Rousseau, confrère de Chamfort, idéaliste sans doute, vantard et hâbleur à coup sûr, il mourut en se proclamant victime de la corruption, de « l’atmosphère empestée » de son époque.

La mise en regard de ces deux personnalités si différentes – différence accentuée par le traitement stylistique des deux biographies, puisque la première est narrée par une instance externe d’apparence objective, la seconde sous la forme d’un discours à la première personne –, cette mise en regard, donc, est pleine d’enseignements sur l’Histoire, les mouvements de la société (passée et présente) et la condition humaine. Nicolas Cavaillès, qui sait tirer de destins historiques méconnus l’essence romanesque, morale et philosophique de la vie, l’écrit magistralement : « Ainsi de Jean-Louis Carra et d’Antoine Ferriol, dit Pont-de-Veyle, derniers fruits acides et stériles de l’Ancien Régime, deux ombres opposées dans lesquelles les Lumières françaises se résorbèrent avec ironie. » Les « Lumières françaises » n’ont pas fini de laisser leurs ombres s’allonger sur l’humanité.

Jean-Pierre Longre

www.jose-corti.fr

06/08/2023

Insaisissable bestiaire

Poésie, francophone, Philippe Jaffeux, Atelier de l’agneau, éditions Paraules, Jean-Pierre Longre Philippe Jaffeux, De l’abeille au zèbre, Atelier de l’agneau, 2023

Ils sont 499, les animaux que Philippe Jaffeux recense à sa manière. Des animaux connus (tels les abeilles et le zèbre qui ouvrent et ferment le défilé) ou inattendus (connaissez-vous l’anhinga, le binturong, le kétoupa, le nilgaut ou le saïmiri ? J’en passe quelques dizaines). La dédicace au prolifique poète franco-picard Ivar Ch’Vavar n’est d’ailleurs pas sans rappeler que la langue (les langues) offre(nt) d’infinies possibilités lexicales.

Et aussi des possibilités sémantiques, sur l’ambiguïté desquelles l’auteur joue sans scrupules : chaque animal est, dans son évocation, l’objet d’une trituration entre caractéristiques concrètes et abstraites. Prenons par exemple la girafe : elle « étire sa conscience pour mesurer la hauteur d’une contemplation » ; parfois s’y ajoute un jeu de mots : « Une fissure cimente la morsure d’un lézard qui ensoleille la paresse d’un mur ». Nous ne sommes pas loin de ce que les savants en matière de stylistique nomment zeugma sémantique.

Mais si leur apparence didactique n’est pas contestable, il n’y a rien de monotone dans ces pages. Les animaux, leurs gestes, leurs attitudes, leurs aspects sont sources de poésie – poésie des sens conjugués comme avec le bouvreuil qui « déploie son chant avec ses couleurs pour envelopper son envol », poésie de l’espace comme avec le canard qui « surmonte une fresque suspendue à l’élévation d’un pharaon solaire », ou du temps comme avec le papillon dont la métamorphose « attrape un instant avec la légèreté d’une idée », ou des deux à la fois (« Un saumon affronte des courants pour remonter le temps renversé »). Une poésie qui, comme chez René Char, repose aussi sur le contexte : « Le destin d’un ver luisant se synchronise avec la substance d’une nuit éblouie ». Une poésie qui, en outre, n’est pas exempte d’humour, dont l’objet peut être l’animal (« Une bécasse déplumée par un peintre sauve la nature de l’art avec son cul »), l’auteur lui-même jouant sur son prénom (« Philippe bride son étymologie avec un dada dompté par un cheval »), l’étymologie, justement (« Un furet caché derrière son étymologie vole l’origine de sa domestication ») ou l’homonymie (« Un bouddhiste se réincarne dans un lama qui rumine une homonymie sacrée »). Présente aussi, la dénonciation des cruautés (« Un poussin broyé par une machine hante la consommation d’un cauchemar ») ou du colonialisme capitaliste (« Une colonie de fourmis ouvrières libère une terre occupée par des exploiteurs »).

Bestiaire qu’il faudrait pouvoir saisir dans toutes ses dimensions, De l’abeille au zèbre est un vaste poème à lire à sa guise : dans sa continuité (favorisée par l’absence de ponctuation) ou par minuscules séquences. L’initiative est laissée au lecteur. C’est le propre des bons livres.

Jean-Pierre Longre

Poésie, francophone, Philippe Jaffeux, Atelier de l’agneau, éditions Paraules, Jean-Pierre Longre Dans le registre expérimental, Philippe Jaffeux a publié aux éditions Paraules un ouvrage intitulé Livres,  qui « tente d’évoquer la présentation de deux livres en un seul. » Chaque page est complétée par la page située en regard. Là encore, le lecteur joue un rôle important, et c’est tant mieux.

 

 

www.philippejaffeux.com

https://atelierdelagneau.com/fr

https://editions-paraules.com