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26/10/2023

Un « habitus clivé »

Roman, francophone, Fabrice Caro, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreFabrice Caro, Samouraï, Gallimard, 2022, Folio, 2023

Après le départ de Lisa, qui l’a quitté pour un universitaire fort sérieux, Alan a deux tâches principales à accomplir : surveiller la piscine des voisins partis en vacances, et écrire un « roman sérieux », sur les injonctions de ladite Lisa, ce qui pourrait « susciter chez elle une admiration qui, durant ces longs mois, lui a fait défaut, et tant pis si c’est trop tard. » Sa première grande idée, tout de suite soumise à son éditrice : « un livre somme, un livre fleuve » racontant, d’une manière romancée, l’épopée de ses grands-parents espagnols arrivés en France pour fuir le régime de Franco ; il se voit, dès la parution, invité dans de prestigieuses émissions littéraires, jouant le grand écrivain…

Hélas, rien ne marche ; la page reste blanche, tandis que la piscine des voisins devient verte, de plus en plus, une piscine « horriblement verte » à la surface de laquelle apparaissent de drôles de bestioles qui ont tendance à se multiplier. Une autre idée de roman ? La disparition, dans les environs, d’une jeune femme sur laquelle il imagine un récit-enquête. Évidemment, la première page restera blanche.

Il faut dire qu’Alan n’est pas fait pour la réussite. Ni en amour (les jeunes femmes que lui présentent avec insistance ses amis pour remplacer Lisa, même s’il les trouve bien sous tous rapports, n’ont pas l’air d’emporter son adhésion sentimentale), ni en littérature (son roman précédent n’a eu aucun succès, et l’actuel est mal parti), ni en société (par rapport à laquelle il se sent toujours en décalage), ni en bricolage (il faut voir son absolu complexe d’infériorité face au vendeur de Bricorama, qui ne cache pas son mépris)…

Tout cela donne un récit à l’humour parfois corrosif, parfois doux, courant en filigrane sous la prose ou explosant franchement en formules éclatantes. Une amie diagnostique par exemple un « habitus clivé » pour notre narrateur désemparé chez qui on perçoit « un déséquilibre permanent entre son soi social d’origine et son soi social d’adoption ». Dans Samouraï comme ailleurs, l’humour de Fabrice Caro est impayable mais non gratuit.

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

www.folio-lesite.fr  

19/10/2023

Observateurs observés

Essai, art, photographie, sciences sociales, chanson, Gilles Bonnet, Éditions Universitaires de Dijon, Presses Universitaires de Provence, Jean-Pierre LongreGilles Bonnet, La photophonie au musée, Éditions Universitaires de Dijon, 2023

Pendant longtemps, il fut interdit de photographier les œuvres exposées dans les musées. Grand contraste avec ce qui se passe actuellement, le téléphone mobile, dans sa version photo (d’où le mot « photophonie » remplaçant celui de « photographie ») étant devenu, chez beaucoup de visiteurs, une sorte de prolongement, voire de suppléant du regard. Gilles Bonnet, qui pour l’occasion a dépassé les frontières de ses recherches littéraires, s’est fait savant et lucide observateur de « visiteurs-photographes, aux pratiques photophoniques aussi diverses que massives » – se faisant lui-même photographe de ces pratiques et de ces pratiquants. En cinquante textes, tous accompagnés d’un cliché, il analyse chaque type d’approche.

Ce qui ressort de ces commentaires illustrés, détaillés, érudits, richement documentés (voir l’abondante bibliographie finale), c’est principalement la double idée d’appropriation à caractère autobiographique et de partage social : « La photophonie, au musée comme ailleurs, on le sait bien, instaure une séquence de gestes successifs, dont le principal est probablement le partage. Le cliché est souvent pris et pensé, dès le départ, comme devant être envoyé aux « amis » des applis et à leur communauté. » Ce cliché, qui plus est, peut être retouché, recadré, transformé : « Transgression tactile : pouvoir manipuler ce qui, parce qu’œuvre, est devenu irrémédiablement intouchable. »

Les analyses ne reculent pas devant la complexité des processus enclenchés par l’usage muséal du smartphone, instrument de communication et de fixation, instrument à la fois personnel et collectif, « qui nous donne à voir, littéralement et dans tous les sens, selon que le pronom « nous » se fait COI ou COD : accès à l’infini des connaissances comme à la diversité des communautés en même temps qu’aspirateur à données personnelles capable de tracer la moindre de nos activités. » L’auteur se fait volontiers sociologue, au plus près des individus et des groupes qu’il donne à voir, eux-mêmes en train de voir. Il y a un « consensus social » dans cette activité qui réunit bourgeoisie et classes populaires via l’instrument utilisé. Et ce constat d’apparente « symétrie des classes » n’entraîne aucune critique, au contraire, de l’attirance « touristique » pour les « tableaux-stars » que, malgré la « reconnaissance du déjà vu », chacun veut et peut s’approprier. Un peu d’humour, dans ce contexte, se glisse entre clichés et textes, par exemple lorsque des mains que l’on croirait sculptées par Rodin se referment sur un smartphone, ou lorsqu’on voir un corps se plier à de drôles de mouvements voulus par la prise d’une vidéo…

Étude esthétique, psycho-sociologique, d’où les considérations techniques ne sont pas exclues, La photophonie au musée est un essai indispensable pour qui s’intéresse aux mœurs d’aujourd’hui.

Jean-Pierre Longre

Essai, art, photographie, sciences sociales, chanson, Gilles Bonnet, Éditions Universitaires de Dijon, Presses Universitaires de Provence, Jean-Pierre LongrePour rappel : Gilles Bonnet, qui n’hésite pas à fréquenter les marges littéraires et artistiques, a publié en 2021 un ouvrage sur les œuvres littéraires écrites par des chanteurs du début du XXe siècle : Auteur-Compositeur-Interprète-Écrivain, L’âge de l’ACIÉ (2000-2020), aux Presses Universitaires de Provence. Ne pas oublier ce livre-carrefour qui n’exclut aucune zone culturelle.

 

http://eud.u-bourgogne.fr

https://presses-universitaires.univ-amu.fr

12/10/2023

Une jeune Lyonnaise dans le Yunnan

Récit, journal, correspondance, Histoire, Guillemette Laferrère, La Route de la Soie-Éditions, Jean-Pierre LongreGuillemette Laferrère, Derrière la muraille de briques, « Journal d’une Chine encore maoïste », La Route de la Soie-Éditions, 2023

Août 1981 : Guillemettre Laferrère, 25 ans, diplômée de l’INALCO, débarque à Kunming, dans la pointe sud-ouest de la Chine, en tant qu’ « experte » : elle va enseigner le français à des adultes (enseignants, étudiants en ingénierie, futurs interprètes…). Par la même occasion, elle ira passer le CAPES de Chinois à Hong-Kong, et elle pourra « assouvir sa soif d’aventures ». Ayant tout récemment retrouvé le pays, et mesurant les « changements radicaux » qu’il a subis en quarante ans, elle a décidé d'attiser ses souvenirs grâce au journal qu’elle a tenu à l’époque et aux courriers envoyés à ses proches.

Cela donne un fort volume empli d’anecdotes émouvantes ou drôles, de descriptions pittoresques, de remarques personnelles ou générales, de réflexions sur la société, la politique, la culture, de tableaux pris sur le vif, de portraits attachants ou incisifs, de récits variés… Le lecteur suit avec un intérêt toujours renouvelé le cheminement quotidien de cette jeune femme en découvrant avec elle les us et coutumes du pays, les types de relations entre et avec les autochtones, les paysages urbains et ruraux, montagnards ou désertiques (au cours de ses escapades et de ses voyages).

Comment choisir ? Il y a les usages auxquels il faut se plier (par exemple, pour les femmes, ne pas être en nu-pieds, ne pas s’étonner devant la manière d’aspirer la nourriture, ne pas se scandaliser devant la mauvaise volonté des employés de commerce ou d’administration, se sortir indemne des bousculades et des coups reçus dans les côtes, n’entraînant pas la moindre excuse…), et ceux auxquels elle décide de s’opposer (demander aux étudiants de ne pas cracher par terre pendant les cours). Il y a le sentiment (fondé) d’être sans cesse espionné, dans le travail, la vie quotidienne, les trajets, et d’être dans un pays fermé : « D’après un étudiant, le seul service efficace en Chine est le service de sécurité. » Un pays fermé par la « muraille de briques », symbolisée par « le mur de briques qui s’élève autour de la maison » où résident les « experts » étrangers. Il y a les aléas du climat (montagnard et tropical), les difficultés de la vie quotidienne, avec son manque d’hygiène, la pollution, l’exiguïté des logements, la pauvreté, le nationalisme politique, mais il y a aussi l’amitié inoubliable de certaines personnes, les découvertes telles que la chirurgie sous acupuncture, les marchés grouillant de nourriture et d’odeurs, les séances de cinéma, les discussions, les visites familiales, les vastes paysages admirés au cours de randonnées, d’ascensions ou de longs voyages en train relatés dans la deuxième partie de l’ouvrage…

Voilà un document foisonnant de détails sur la vie en Chine dans les années 1980, à partir d’une expérience et d’une plongée personnelles au plus profond de cette vie. Mais ce n’est pas tout : la narration, fort bien menée, débouche sur une vision d’ensemble, une mise en perspective qui, malgré la modestie revendiquée du propos, pousse à la réflexion, à l’appui du texte et des photos très parlantes qui occupent les dernières pages : l’évolution technologique du pays, l’élévation du niveau de vie, mais aussi la dictature, la répression (celle des Ouïghours notamment), et plus généralement la question de savoir si les Chinois endurent toutes les vicissitudes de leur vie par passivité ou par endurance. Une interrogation qui dépasse d’ailleurs le cas particulier, et qui est laissée à la méditation de tous.

Jean-Pierre Longre

www.laroutedelasoie-editions.com

08/10/2023

Le labyrinthe du passé

Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre Longre

Lire, relire... Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard, 2021, Folio, 2023

S’il fallait schématiser globalement l’œuvre de Patrick Modiano (entreprise hasardeuse, voire impossible), c’est l’image de la spirale qui pourrait venir à l’esprit : des retours incessants à un passé réel, rêvé ou fantasmé, un passé qui n’est jamais vraiment le même, et des passages périodiques en des lieux toujours nommés qui ne sont pourtant pas toujours identiques, avec des personnages parfois récurrents. L’impression de tourner en rond, mais en découvrant chaque fois, d’étape en étape, de livre en livre, quelque chose de nouveau, ajoutant une couche supplémentaire à la matière romanesque.

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longreChevreuse n’échappe pas à cet embryon d’analyse. Entraîné par une certaine Camille « Tête de mort », puis par une autre femme, Martine Hayward, le protagoniste, Jean Bosmans, va circuler dans un espace compris entre Chevreuse, Auteuil et Paris (avec tout de même une parenthèse dans le sud de la France) et entre trois périodes, l’enfance, la jeunesse et un passé tout récent. Il va croiser quelques personnages louches (Guy Vincent, Michel de Gama – ou Degamat –, René-Marco Heriford, Philippe Hayward) qui ont l’air de vouloir s’en prendre à lui, parce qu’autrefois il aurait assisté à une scène qu’il n’aurait pas dû voir dans une « maison de la rue du Docteur-Kuzenne » à Jouy-en-Josas ; il va se rendre à plusieurs reprises dans un appartement d’Auteuil où le reçoit une jeune femme, Kim, à la fois accueillante et réservée, qui garde un enfant – un appartement où, la nuit, il se passe de drôles de rencontres… Des mystères, donc, entretenus par le silence de Camille (« Dès leur première rencontre, il avait remarqué chez Camille une grande aptitude au silence. Il avait vite compris qu’elle garderait toujours le silence sur son passé, ses relations, son emploi du temps, et peut-être aussi ses activités de comptable. Il ne lui en voulait pas de cela. On aime les gens tels qu’ils sont. »), des mystères qu’il tente de percer en sondant le passé, et même en esquissant des tableaux récapitulatifs, « comme pour se guider dans un labyrinthe. »

Bien sûr, on suit des fils qui se débobinent, mais qui finissent par s’entremêler, pour le lecteur comme pour Bosmans, « qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler », et qui tente de creuser « en profondeur », afin de découvrir « un réseau autour de [lui] qui se développe à l’infini. » Vie vécue, oui, mais désormais dans les pages que Bosmans-Modiano écrit, dans le livre que compose le personnage, vie qui ne se maintient que par la grâce de l’écriture : « Il n’était plus le même, désormais. Pendant qu’il rédigeait son livre et que les pages se succédaient, une période de sa vie fondait, ou plutôt se résorbait dans ces pages comme dans du papier buvard. » Comme ceux de Raymond Queneau et de quelques autres, les personnages de Modiano s’animent et disparaissent au gré du temps, et surtout au gré de l’existence littéraire que leur confère l’auteur : « Les rues de Paris de ces mois-là resteraient pour lui grises et noires elles aussi, à cause de son livre, dans lequel il s’était inspiré de ces personnes. Il leur avait volé leurs vies, et même leurs noms, et elles n’existeraient plus qu’entre les pages de ce livre. » Seuls quelques écrivains, dont Patrick Modiano, parviennent à accomplir ce genre de miracle littéraire.

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

www.folio-lesite.fr 

roman,francophone,patrick modiano,gallimard,Folio,jean-pierre longre

Et bientôt une chronique sur La danseuse, dernière parution de Patrick Modiano...