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Rechercher : les mots du spectacle en politique

Réparer les plaies

Roman, Islande, Auđur Ava Ólafsdóttir, Catherine Eyjólfsson, Zulma, Jean-Pierre LongreLire, relire...Auđur Ava Ólafsdóttir, Ör, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2017, Zulma Poche, 2020

« Je fais tout ce que les trois Guđrun de ma vie me demandent. Je fixe les étagères et les miroirs, je déplace les meubles là où on me dit. […] Je ne suis […] pas un homme qui démolit, plutôt du genre qui arrange et répare ce qui ne fonctionne pas. Si on me demande pourquoi je fais tout ça, je réponds que c’est une femme qui me l’a demandé. ». Jónas Ebeneser, héros et narrateur du nouveau roman d’Auđur Ava Ólafsdóttir, est un habile bricoleur, on l’aura compris. Et bien qu’il n’ait plus de vie sexuelle depuis plusieurs années, il privilégie ses rapports avec les femmes, à commencer par ses « trois Guđrun » : son ex-femme, sa mère (ancienne professeur de mathématiques qui n’a plus toute sa tête mais sait encore calculer) et sa fille (Guđrun Nymphéa), « spécialiste en biologie marine ». À part cela, il se sent bien seul.

roman,islande,auđur ava Ólafsdóttir,catherine eyjólfsson,zulma,jean-pierre longreL’histoire que Jónas raconte de lui-même devrait être celle de la fin de sa vie. L’idée du suicide le taraude, et il décide de partir, armé de sa perceuse et de sa caisse à outils, pour un pays en ruines – une contrée anonyme qui synthétise tous les pays détruits par la guerre. Dans la ville où il atterrit, seuls demeurent presque intacts de rares bâtiments, dont l’Hôtel Silence où il s’installe. Il s’y prend d’amitié pour May et Fifi, le frère et la sœur qui gèrent tant bien que mal cet établissement aux rares clients, ainsi que pour le petit garçon de May, Adam, fortement marqué par la guerre, et se met à s’occuper de la plomberie, de l’électricité, bref de toutes les défectuosités qu’un long abandon a entraînées. Et sa renommée de bricoleur va s’étendre…

Reprenant goût aux choses, aux plaisirs du cœur et du corps, il ne peut évidemment pas réparer les blessures profondes, les tragédies personnelles et familiales, les cicatrices de la vie, mais il voudrait s’y employer. « Ör » signifie « cicatrices », écrit l’auteur, et Jónas « en a sept ». Le titre de l’un des chapitres (les titres son ici, parfois, tout un programme narratif, voire un poème dense et bref) dit ceci : « Les plaies se referment plus ou moins vite et les cicatrices se forment par couches, certaines plus profondes que d’autres ».

Roman poétique et vrai, dramatique et souriant, jonché de signes à déchiffrer, Ör ménage des surprises, en toute simplicité apparente. Une simplicité qui recèle une profonde humanité, comme le reconnaît à demi-mot Jónas : « Je ne peux pas dire à cette jeune femme, qui ne possède rien d’autre que la vie, que je suis perdu ? Ou que la vie a pris un tour différent auquel je ne m’attendais pas ? Mais si je disais : Je suis comme tout le monde, j’aime, je pleure et je souffre, il est probable qu’elle me comprendrait et qu’elle réponde : Je vois ce que vous voulez dire. ».

Jean-Pierre Longre

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18/11/2020 | Lien permanent

Les murs du silence

Roman, francophone, Santiago H. Amigorena, P.O.L., 2019, Folio, Jean-Pierre LongreSantiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur, P.O.L., 2019, Folio, 2021

Dans un entretien accordé à Thierry Guichard (Le Matricule des Anges n° 2016, septembre 2019), Santiago H. Amigorena disait : « Enfance laconique, jeunesse aphone, adolescence taciturne, maturité coite, vieillesse discrète… le silence fait partie de ma vie comme de mon écriture, et je savais, depuis de longues années, qu’il me faudrait un jour écrire sur le silence de Vicente Rosenberg, mon grand-père maternel. Mais ce n’est qu’il y a deux ans, en lisant les lettres que mon arrière-grand-mère lui avait écrites depuis le ghetto de Varsovie et Los Abuelos, un livre écrit par mon cousin, Martin Caparrós, que l’ai compris la forme et le ton que pourrait prendre Le ghetto intérieur. »

C’est en effet l’histoire de ce grand-père qui est ici racontée. Juif polonais arrivé en Argentine en 1928, Vicente Rosenberg se marie avec Rosita, issue d’une famille juive ukrainienne, a des enfants, une belle-famille accueillante, des amis, un magasin de meubles… Bref, la vie semble lui sourire, « mais quelque chose de pire que tout ce qu’il avait imaginé était en train d’arriver – et il ne pouvait rien faire. » L’occupation de la Pologne, Varsovie aux mains des nazis, sa famille restée là-bas, sa mère enfermée dans le ghetto, les lettres de plus en plus déchirantes qui mettent des mois à arriver… Alors Vicente, rongé par la culpabilité de n’avoir pas assez fait pour sauver sa mère, pour la faire sortir du pays, s’enferme lui aussi entre des murs, ceux du silence et de l’absence apparente de toute réaction à l’amour de sa femme et de ses enfants, à la compagnie de ses amis, aux exigences de son travail. Ce sont les fuites nocturnes du domicile familial, le jeu jusqu’à l’aube, acharné à perdre « tout ce que le magasin rapportait », les cauchemars au cours desquels il se voit enserré entre des murailles de plus en plus oppressantes…

L’écriture de Santiago H. Amigorena pénètre jusqu’au fond des choses : les ressassements intérieurs d’un homme qui semble vouloir rester sourd non seulement aux autres, mais à lui-même, à la vérité de l’horreur, à ses propres vérités, sont relatés avec l’émotion et l’empathie d’un écrivain que l’on sent intimement concerné. Et les questions existentielles, les considérations historiques sur le nazisme, sur l’industrie de la mort, sur l’aveuglement des démocraties, sur la Shoah viennent à l’appui des préoccupations personnelles de Vicente et de Santiago, qui a lui aussi quitté son pays, l’Argentine, pour fuir la dictature, et « pour retourner en Europe. » Mais lui, pour tenter d’exorciser la souffrance, a recours aux mots.

Jean-Pierre Longre

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16/04/2021 | Lien permanent

Les jeux du bref

aphorisme, humour, francophone, Jean-Philippe Querton, cactus inébranlable éditions, jean-pierre longreJean-Philippe Querton, Délit d’initiales, Cactus Inébranlable éditions, 2020

« - Et comment faites-vous, Monsieur l’éditeur, pour vous détendre de ce travail si harassant ?

- J’écris des livres. »

Jean-Philippe Querton étant éditeur, on peut donc penser que ce petit livre si dense est pour lui une manière d’amusement. C’est un fait : l’humour, les jeux (de mots et d’idées) forment l’ossature principale de ces 90 pages, qui sous le prétexte de la « détente » sont soupçonnables d’être le fruit mûr d’un travail de longue haleine. Certes, il y a de nombreux jeux du genre : « Si tu prêtes à confusion, tu ne risques pas d’être remboursé de sitôt », « Bénévole à l’étalage » ou, dans un registre un peu différent : « L’honneur ? Vous m’en mettrez juste un doigt. » Mais pas que cela.

En préambule, l’auteur pose une « question d’organisation » : ranger les aphorismes dans un ordre précis, par rubriques, ou les laisser aller en un « joyeux bordel » ? Entre l’ordonnancement à la Perec et « le foutraque » à la Scutenaire, il choisit (on pouvait d’y attendre) le Belge, d’ailleurs plusieurs fois évoqué dans le recueil. C’est donc au lecteur de s’y laisser perdre, ou de s’y retrouver en repérant quelques motifs récurrents. Accompagnant le ludisme et l’humour, il y a une petite dose de morale teintée d’ironie (« Elle était fort généreuse dans sa manière de mettre en scène sa générosité », ou « La réalité, c’est qu’on n’a pas tous la même »), et une bonne dose de poésie : sous forme de haïkus (ici nommés « haïkouilles », par pudeur sans doute), de métaphores bucoliques (« Seul l’oiseau saisit le sens des phrases lancées en l’air ») ou de variation musicales sur des « Impressions de salon (du livre »).

Justement, la vie littéraire figure ici en bonne place, dans une sorte de « pessimisme rigolo » (oui, Jean-Philippe Querton cultive volontiers l'oxymore et le paradoxe). La « vie d’éditeur » (titre de plusieurs aphorismes), celle du livre lui-même, qui « demeure imperturbable dans une armoire, un grenier ou mieux encore la bibliothèque, […] s’accommode de nombreux déménagements, […] ne se formalise pas des pages écornées, des notes dans les marges ni même des gros surlignages multicolores… » Et aussi la vie de l’auteur de ces lignes et de ses semblables : « Fuyez, fuyez les critiques littéraires autoproclamés ! » Qu’on se le dise, et qu’on aille directement lire Délits d’initiales !

Jean-Pierre Longre

https://cactusinebranlableeditions.com

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29/01/2021 | Lien permanent

Les vibrations du destin

Roman, musique, francophone, Japon, Akira Mizubayashi, Gallimard, Jean-Pierre LongreLire, relire... Akira Mizubayashi, Âme brisée, Gallimard, 2019, Folio, 2021

Ils sont quatre musiciens amateurs jouant sous la houlette de Yu Mizusawa, unis par l’art malgré la guerre entre la Chine et le Japon. Car nous sommes en 1938 à Tokyo, Yu est japonais et les trois autres sont des étudiants chinois. Mais la brutalité guerrière de l’expansionnisme japonais va avoir le dessus : lors d’une répétition ils sont brusquement interrompus par l’arrivée de soldats qui vont emmener les quatre musiciens, non sans avoir brisé le violon de Yu, dont le fils Rei, alors petit garçon, a assisté à la scène caché dans une armoire. Par bonheur, un lieutenant nommé Kurokami, homme cultivé et délicat malgré ses fonctions, recueille le violon et le confie à l’enfant.

roman,musique,francophone,japon,akira mizubayashi,gallimard,folio,an-pierre longreLe destin de Rei se construit à partir de ce drame fondateur. Recueilli et adopté par un ami français de son père, il deviendra Jacques Maillard, choisira de faire un apprentissage de luthier à Mirecourt, haut lieu de la lutherie française, puis plus longuement à Crémone. En exerçant son métier, il passera des années à reconstruire le violon démembré de son père, qui de ce fait deviendra un nouvel instrument – qui lui aussi connaîtra un destin exceptionnel, renaissant sous les doigts virtuoses de Midori, la petite-fille du lieutenant qui jadis sauva le petit garçon et le violon. En outre, au cours de ses études, Rei / Jacques rencontre Hélène, archetière, qui deviendra sa compagne.

Le récit d’Akira Mizubayashi est profondément touchant. Au-delà du jeu sur le mot « âme » (celle du violon, élément vital pour les vibrations et la sonorité, celle des humains, qui la perdent parfois dans la haine et la violence, qui la retrouvent dans l’harmonie), la littérature et la musique s’y épanouissent dans une langue à la fois fraîche et précise. L’auteur, qui ne l’oublions pas a délibérément choisi d’écrire en français, navigue comme son héros entre deux cultures : « Se sentant aimé et protégé par ses parents français, domptant vaille que vaille la peur dissimulée, inavouée, refoulée qu’il portait au fond du cœur, Jacques fit des progrès fulgurants en français à tel point qu’il figura en quelques années parmi les meilleurs élèves de la classe. Et c’est alors que lui revint petit à petit le désir de garder près de lui la langue de son père disparu. ».

Les quatre mouvements du roman (Allegro ma non troppo, Andante, Menuetto : Allegretto, Allegro moderato) sont ceux d’une sonate ou d’une symphonie, et les mots, souvent, tentent de restituer la musique en descriptions analytiques et poétiques, que cette musique soit celle, notamment, de la Gavotte en rondeau de la Troisième partita pour violon seul de Jean-Sébastien Bach ou du premier mouvement du quatuor de Schubert Rosamunde, que l’on entend littéralement à plusieurs reprises aux moments décisifs de la narration. « Après les deux premières mesures qui sonnaient comme d’obscurs clapotements d’eau stagnante, le violon de Midori, qui réunissait autour de son âme trois autres âmes au moins – celle de Yu Misuzawa, celle du lieutenant Kurokami et celle aussi de Rei Misuzawa –, entrait délicatement, en pianissimo, dans l’ample et profonde mélancolie schubertienne. ». Retour à l’âme polyphonique, qui par le verbe et les sons restitue les vibrations du destin et répand le souffle vital.

Jean-Pierre Longre

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10/05/2021 | Lien permanent

Amour-haine en pays abandonné

roman,francophone,clotilde escalle,pierre jourde,quidam éditeur,jean-pierre longreClotilde Escalle, Toute seule, préface de Pierre Jourde, Quidam éditeur, 2021

Elle a beaucoup vécu, Françoise, souvent méprisée par les hommes, rejetée d’un peu partout. « Et puis le lézard est arrivé. Cheminot et peintre, s’il vous plaît. Il était arrivé en roulotte tirée par un cheval. Il s’arrêtait dans les bourgs et les villages. Bonjour, je m’appelle Paul Ladier. » Elle s’est laissé séduire, mais les désillusions sont vite venues. La différence d’âge, lui devenu un vieux traîne-savate, elle tâchant sans grand succès de trouver de l’argent en vendant quelques toiles, tous deux installés dans l’ancienne boucherie d’un « bourg sacrifié »… Bref, la misère sociale, amoureuse et psychologique, les angoisses et la haine mutuelle : elle voudrait bien se débarrasser du vieux, mais ne peut se passer de lui, se surprenant parfois à encore partager sa couche.

Pour conjurer ses contradictions et ses peurs (peur pour elle, peur pour le « lézard »), elle marche, marche obstinément dans le bourg et dans la campagne, entendant à peine « les paquets de phrases jetées exprès en vrac sur son passage ». Au cours de ses cheminements, elle rencontre l’écrivain local, qui propose ses livres à la vente et se met à lui parler avec le sourire de Flaubert, de Beckett, de ses conférences, à elle qui ne lit guère que La ménagère française. « Il avait une pointe de mépris dans le regard, mêlé à une certaine indulgence. » Lorsque le vieux sera parti, envoyé par l’assistante sociale à l’hospice, elle reverra l’écrivain, qui lui sortira des mots comme « déterminisme » ou « ontologie », et la poussera à écrire « au lieu de ressasser » : « Tu te débats, tu respires l’ailleurs. Tu as envie de hurler. Alors écris… » Non, elle n’écrira pas. « Ça n’a pas de sens […] Ce n’est pas pour moi. » Et si le mot « ontologie » la travaille à tort et à travers, elle est plutôt rongée par ce que Raymond Queneau appelait l’« ontalgie ». L’existence est pour elle une souffrance sans solution.

Dans sa préface, Pierre Jourde qualifie le roman d’œuvre « sociale », mettant en scène des « sans-dents » (au sens littéral), des « laissés-pour-compte ». Il a raison, et il a raison aussi d’aller plus loin. Les personnages, surtout les deux protagonistes, ont l’épaisseur de ceux qui ne peuvent laisser le lecteur indifférent. Clotilde Escalle a l’art de nous les faire connaître peu à peu, de mieux en mieux, de l’intérieur et de l’extérieur, dans leur complexité, avec leurs paradoxes et leur violence, leur amour-haine. Le style, la structure du récit font de Toute seul un roman qui nous concerne intimement, qui requiert notre émotion profonde. « Qui est-elle, pour qu’on s’y intéresse ? » Ultime question, qui laisse Françoise « toute seule », et qui nous laisse seuls avec elle.

Jean-Pierre Longre

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14/12/2021 | Lien permanent

Une journée de retrouvailles

Roman, francophone, Lionel Duroy, Julliard, Jean-Pierre LongreLire, relire...Lionel Duroy, Nous étions nés pour être heureux, Julliard, 2019, J'ai lu, 2021

« On arrive avec trente ans de retard, c’est certain, ça te paraît même peut-être complètement ridicule, mais crois-moi : nous sommes tous désireux de réparer ce qui peut l’être. ». Voilà ce que disent deux des frères de Paul à Claire, l’une de ses filles. Que réparer ? Beaucoup de choses. D’abord l’impéritie et la folie des parents, qui ont fait le malheur de leurs neuf enfants en leur faisant vivre la déchéance matérielle et morale ; ensuite les livres dénonciateurs dans lesquels Paul relate les désastres familiaux ; enfin la brouille de toute la famille avec l’écrivain : « À partir du jour où mon livre a été publié vous ne m’avez plus adressé aucun signe. Ni un mot ni un coup de téléphone. Vous n’avez plus jamais invité mes enfants. ».

roman,francophone,lionel duroy,julliard,jean-pierre longreComment réparer ? Paul a décidé de réunir tout le monde, ses enfants et petits-enfants, ses frères et sœurs, ses deux ex-femmes, pour une journée particulière dans sa maison provençale, au pied du Mont Gardel. À une exception près, chacun se rend à l’invitation, et le livre raconte, en dialogues animés, ces retrouvailles semées de souvenirs, d’aveux sincères et parfois honteux, de bienveillance, de jeux et de mots d’enfants. Retrouvailles émouvantes, qui reconstituent en quelques heures des vies pleines d’embûches, de drames, de hontes, des vies qui se sont plus ou moins bien reconstruites. Et l’on revient sur cette brouille qui, pour beaucoup, est issue de malentendus, d’incompréhensions, à commencer par celle de l’écriture, sans laquelle Paul n’aurait pu survivre : « Comment peut-on exister sans écrire ? songe-t-il. Sans consigner inlassablement le mouvement de la vie ? Écrire est au contraire la plus sûre façon de ne rien rater de la vie, d’en débusquer les ressorts secrets invisibles à l’œil nu, de s’y ancrer ». Certains, comme son frère Nicolas, dont il fut très proche, reviennent sur les pouvoirs de nuisance de la famille : « Au nom de “l’esprit de famille”, cette valeur de merde, je me suis laissé entraîner, et je n’ai plus vu Paul. Notre qualité de frères l’a emporté sur notre amitié, alors que ç’aurait dû être le contraire. Je n’aurais jamais dû lâcher Paul, sous aucun prétexte, et surtout pas au nom d’une quelconque solidarité familiale. Il est là, le vrai scandale ! ».

Nous étions nés pour être heureux est, si l’on veut, un roman à clés, mais là n’est pas le plus important. Si on reconnaît Lionel Duroy dans le personnage de Paul, si tous les personnages correspondent à des personnes réelles, si les lieux (la région du Ventoux) sont reconnaissables et si les faits évoqués ont bien eu lieu, la condensation fictionnelle et quasiment théâtrale de l’action et des sentiments confère au roman une tension, une authenticité que le pur récit autobiographique ne pourrait pas apporter.

Jean-Pierre Longre

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25/03/2021 | Lien permanent

« Deux histoires sur une plage sans fin »

Roman, francophone, Algérie, Kamel Daoud, Albert Camus, Actes Sud, Jean-Pierre LongreLire, relire... Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014, Babel/Poche, 2016, Folio, 2023

Prix Goncourt du premier roman

La première phrase claque comme une réplique cinglante à celle qui ouvre L’étranger : « Aujourd’hui, M’ma est toujours vivante. ». Le vieil homme qui, sur toute la longueur du livre (exactement la même que celle du roman de Camus), va se confier de soir en soir, de verre en verre, à un jeune universitaire français, se présente comme le frère de l’Arabe anonyme tué par Meursault sur « une plage vibrante de soleil », cet Arabe qui « n’a eu droit à aucun mot dans cette histoire », et qui mériterait la justice des « équilibres ». « L’absurde, c’est mon frère et moi qui le portons sur le dos ou dans le ventre de nos terres, pas l’autre. ».

roman,francophone,algérie,kamel daoud,albert camus,actes sud,jean-pierre longreUn règlement de comptes ? Non. Il s’agit de l’autre histoire, celle de l’inconnu, ou, comme l’indique le titre, d’une « contre-enquête » dans laquelle la langue, la culture, la littérature ont beaucoup à voir. La confession du vieil homme (qui rappelle par sa forme celle de Jean-Baptiste Clamence dans La chute) est un long retour sur lui-même, ce personnage narrateur émouvant auquel on s’attache intimement, un retour sur ce frère qu’il appelle Moussa (mêmes consonances que Meursault), sur leur mère (« Chez nous, la mère est la moitié du monde »), sur la Révolution et l’Indépendance de l’Algérie, sur l’absence de Dieu, sur la présence de la langue « autre » qu’il lui a fallu apprendre. « Les livres et la langue de ton héros me donnèrent progressivement la possibilité de nommer autrement les choses et d’ordonner le monde avec mes propres mots. ». Dans tous les détails du monologue, dans tous les recoins de sa prose, Kamel Daoud explore la complexité de l’âme, de la mémoire et de l’imagination humaines. Au-delà des circonstances (l’histoire de l’Algérie, les aberrations de la colonisation et les ambiguïtés de l’indépendance), c’est de l’identité et de la condition humaines qu’il s’agit, ainsi que de la révolte contre l’absurde de cette condition.

roman,francophone,algérie,kamel daoud,albert camus,actes sud,jean-pierre longreComme chez Camus, dira-t-on. Mais différemment aussi, selon une trame narrative et des points de vue autres, à la manière d’un écho qui prolonge le son et qui, en même temps, crée d’autres harmoniques. À la fois retour critique et hommage au « chef-d’œuvre » reconnu comme tel, rempli de citations plus ou moins reformulées, plus ou moins voilées, Meursault, contre-enquête ne doit rien à personne, sinon à son auteur, qui s’inscrit avec ce premier roman dans la lignée des grands écrivains de langue française – et pour qui le Prix Goncourt eût été largement mérité.

Jean-Pierre Longre

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09/07/2023 | Lien permanent

Les massacres et les silences

Roman, Histoire, francophone, Roumanie, Lionel Duroy, Miallet-Barrault, Jean-Pierre LongreLionel Duroy, Mes pas dans leurs ombres, Mialet-Barrault, 2023

Son nom de famille est Codreanu, et pourtant Adèle, dont les parents ont émigré en France à l’époque de Ceauşescu, ne s’est jamais vraiment intéressée à la Roumanie. C’est à l’occasion d’un reportage à Bucarest, où l’envoie son rédacteur en chef, que la journaliste va découvrir l’histoire de son pays d’origine, ainsi que le passé trouble de son ascendance : son grand-père, qui fut un haut responsable communiste, n’a-t-il pas été auparavant un militant de l’extrême-droite antisémite sous le général Antonescu ? C’est en tout cas ce que vont lui révéler des habitants de Iaşi, la ville de sa famille.

Prise de passion pour ses recherches sur les massacres de Juifs, dans les années 1940, entre la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine, confortée par la lecture des livres d’Aharon Appelfeld et d’Edgar Hilsenrath, elle va parcourir les lieux de ces massacres et se poser des questions sur leur oubli : « Découvrant au même moment ce qu’avait été l’existence des Roumains sous le communisme (dont je n’avais rien voulu savoir de la part de mes parents) et le massacre des Juifs par ces mêmes Roumains, je confondais les époques, passais de l’une à l’autre comme si elles étaient liées. J’ai cherché à comprendre pourquoi mon cerveau établissait ce lien et je suis parvenue à me le formuler : des Juifs avaient été tués sous le régime fasciste du général Antonescu (combien ? je n’en savais rien) et ils l’avaient été une deuxième fois sous le régime communiste par l’interdiction de se souvenir d’eux, par l’effacement de leurs noms des mémoires et des livres d’histoire. »

Périple historique (le livre donne beaucoup de précisions sur les lieux et les dates), il s’agit aussi d’un périple individuel et initiatique : les découvertes faites par Adèle bousculent sa vie sentimentale (elle se sépare de son mari, trouve un nouvel amour en Moldavie), sexuelle (sa frénésie d’exploration du passé rejaillit en quelque sorte sur ses désirs charnels), familiale, puisqu’elle dévoile à son père le passé de son grand-père, probablement complice de massacres de Juifs (« En plus d’être un menteur, ton père était probablement un salaud, peut-être même un assassin […]. Je me demande même si, au fond, tu le savais mais préférais que cela reste enfoui ») et citoyenne, puisque la Moldavie et la Roumanie, malgré le passé tu, malgré tout, semblent devenir son propre pays. Lionel Duroy, qui avec Eugenia avait déjà fait des pogroms (celui de Iaşi en particulier) un thème dramatique, historique et romanesque, élargit ici le champ de vision, en passant toujours par les yeux et les mots d’une héroïne à fleur de peau.

Jean-Pierre Longre

www.mialetbarrault.fr  

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01/10/2023 | Lien permanent

Un père et ses fils

Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit, La Manufacture de livres, 2020, Le Livre de Poche, 2022

Roman, francophone, Laurent Petitmangin, La Manufacture de livres, Le Livre de Poche, Jean-Pierre LongreDepuis que « la moman » a succombé à la maladie qui la rongeait, ils restent tous les trois, le père avec Fus et Gillou, ses fils, tous deux de bons garçons, chacun à sa manière. Solidaires dans les difficultés, dans la douleur de l’absence, dans les tentatives faites pour retrouver le bonheur de vivre. « Il y avait déjà trois mois que la moman était partie, j’avais évacué la peur de ne pas y arriver, de ne pas faire face à tout ce qu’il y avait à organiser, à gérer. Tout ce que j’avais déjà entrevu depuis trois ans. » Il faut dire aussi que, pour aider, il y a le foot, les entraînements, les matchs de l’équipe de Metz…

Les fils grandissent, leurs personnalités s’affirment. Alors que le jeune Gillou se destine à de brillantes études, encouragé par son père et par son frère, celui-ci, de son côté, se met à fréquenter de drôles de gars qui penchent nettement du côté de l’extrême-droite – à la grande honte de son père qui participait régulièrement aux réunions de sa cellule communiste. Il faut dire que dans ce coin de Lorraine, entre Nancy et le Luxembourg, sévit un chômage désespérant. Alors, Gillou parti étudier à Paris, Fus et son père cohabitent en réduisant les conversations au strict nécessaire. « Désormais, on allait devoir vivre avec ça, c’était ce qui me gênait le plus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, c’était fait ; mon fils avait fricoté avec des fachos. » Et un jour, survient ce qu’il aurait fallu éviter à tout prix : la violence. Le jeune homme rentre à la maison salement amoché, « le visage démonté », attaqué par des « antifas ». L’engrenage de la violence s’enclenche, avec ses conséquences dramatiques, l’impuissance, l’impression d’être dépassé par les événements – et, paradoxalement, l’amour retrouvé entre père et fils.

S’il se fonde sur des réalités sociales, Ce qu’il faut de nuit est un beau roman, littérairement et affectivement parlant. Les relations humaines, amicales, familiales sont soutenues par la langue même des personnages, la narration étant assurée avec pudeur et sincérité par le père et ses propres mots, ses propres phrases. Une vraie émotion émane du récit, qui se mue parfois en poésie apaisante : « Août, c’est le meilleur mois dans notre coin. La saison des mirabelles. La lumière vers les cinq heures de l’après-midi est la plus belle qu’on peut voir de toute l’année. Dorée, puissante, sucrée et pourtant pleine de fraîcheur. Déjà pénétrée de l’automne, traversée de zestes de vert et de bleu. Cette lumière, c’est nous. » Récit social, récit tragique, récit familial, récit poétique, tout se tient dans ce poignant roman.

Jean-Pierre Longre

www.livredepoche.com

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17/01/2023 | Lien permanent

Une enfance bulgare

Roman, autobiographie, Allemagne, Bulgarie, Rumjana Zacharieva, Diane Meur, Jean-Pierre LongreRumjana Zacharieva, Sept kilos de camomille, traduit de l’allemand (Bulgarie) par Diane Meur, Belfond, 2023

Née Bulgare en 1950, Rumjana Zacharieva est devenue écrivaine dans la langue du pays où elle vit depuis 1970, l’Allemagne. Mais elle n’a pas oublié le pays de son enfance. Sept kilos de camomille est le roman de cette enfance des années 1960, plus particulièrement de l’été des 12 ans de la fillette passé chez ses grands-parents, qu’elle appelle Maminka et Diado. Une enfance comme beaucoup, avec ses joies et ses chagrins, ses aventures et ses frayeurs, ses élans et ses doutes. Mais une enfance bridée par les particularités du régime qui sévissait en Bulgarie comme dans toute l’Europe orientale : un communisme nourri (à côté des « privilèges » réservés à quelques-uns) des contraintes qui pesaient sur la population.

C’est notamment l’obligation, pour les enfants, de cueillir sept kilos de camomille pendant l’été s’ils veulent obtenir leurs livres scolaires à la rentrée ; c’est l’absence des parents enseignants tenus d’occuper leurs vacances à encadrer des camps de « pionniers » ; c’est la propagande incessante diffusée par les haut-parleurs dans les rues du village, avec cette menace difficile à comprendre de la « guerre froide » – et comme résultat le rêve de devenir une grande patriote, une héroïne, voire une martyre de la résistance contre le fascisme et le capitalisme (quelques doutes tout de même : que sont allés faire en Amérique certains oncles ou autres membres de la famille ?).

À côté de tout cela, il y a la vie villageoise, les petites péripéties et transgressions de l’enfance, les histoires d’autrefois racontées par les parents et les grands-parents, les découvertes des secrets du corps et de la sexualité, les questions sur le bien et le mal, les mots nouveaux appris et soigneusement notés, y compris leurs fausses interprétations, comme en témoigne la liste savoureuse et pleine d’humour qui clôt le livre. Et le récit est l’occasion, pour l’autrice, de se poser des questions essentielles sur les rapports entre le passé et le présent, sur ce qu’il reste à raconter après des dizaines d’années : « La plupart des gens ont cessé de traverser sans effort les frontières entre aujourd’hui et autrefois, aussi exigent-ils une cohérence dans la perspective narrative : le narrateur dans l’ « aujourd’hui », l’enfant dans l’ « autrefois » ; mais le langage ne sera jamais à la mesure du temps. […] Je serai mon actuelle table de travail, je serai ma mère, je serai Maminka et le village, le parfum de camomille et tous ces sept kilos d’été, la guerre froide et l’envie de mourir pour la liberté. » L’autobiographie est certes une construction littéraire complexe, mais le roman de Rumjana Zacharieva, tout en finesse et en sincérité, nous fait vivre la simplicité de l’enfance.

Jean-Pierre Longre

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02/07/2023 | Lien permanent

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