28/12/2012
La voix de la nature et le sens de la vie
N. D. Cocea, Le vin de longue vie, traduit du roumain par Jean de Palacio, Cambourakis, 2012
Dans le district de Cotnar, où la vigne produit un vin particulièrement fameux, vient d’être nommé un jeune juge auxiliaire qui observe la vie quotidienne du lieu, d’abord avec un certain recul humoristique, et entend avec intérêt les conversations des notables. Celles-ci tournent souvent autour d’un certain Maître Manole, propriétaire du « manoir » et de sa vigne, âgé d’environ quatre-vingt-dix ans, et sur lequel courent des bruits mystérieux relevant autant de la légende que de l’histoire locale.
Notre jeune magistrat, de rencontre en rencontre, va faire la connaissance du vieux boyard qui a conservé une étonnante santé pour son âge, et avec qui les promenades dans la campagne environnante prennent l’allure de déambulations philosophiques. Maître Manole dévoile peu à peu sa sagesse, sa culture, son goût pour la nature, pour les livres, pour la beauté, pour l’intelligence, pour la vie ; et finalement il révèle les secrets de sa jeunesse et l’histoire tragique de son amour passé pour une jeune Tzigane.
Le vin de longue vie, dont la première publication date de 1931, fait partie de ces romans épiques et intemporels qui mêlent le réalisme et l’étrange, l’humour et le tragique, le mystère et la vérité, la simplicité de la vie et la complexité de l’existence, la force et la fragilité des êtres, la satire et la morale, l’amour et la mort… « C’est folie et vaine ambition littéraire, que de décrire la beauté ». Et pourtant le style narratif de N. D. Cocea, à la fois alerte et poétique, recèle une inimitable beauté, celle que suggèrent la nature et la vie.
Jean-Pierre Longre
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12/12/2012
Secrets de naissance
Hélène Grémillon, Le confident, Plon – JC Lattès, 2010, Folio, 2012
Après le décès de sa mère, Camille reçoit les traditionnelles lettres de condoléances, pleines de compliments pour la défunte et de compassion pour ceux qui restent. Au milieu, une enveloppe intrigante, contenant une longue missive sans signature, qui inaugure toute une série d’envois de plus en plus étranges, dans lesquels un certain Louis évoque une certaine Annie – prénoms l’un et l’autre étrangers à Camille, qui se laisse prendre de plus en plus passionnément au suspense entretenu par cette mystérieuse correspondance.
Toutes sortes de soupçons lui viennent à l’esprit, y compris celui du stratagème d’un auteur cherchant à tout prix à se faire publier – puisque Camille est éditrice. Les soupçons, et aussi la peur. Camille est enceinte, et « n’importe quelle femme enceinte aurait été troublée à la lecture de ces lettres ». Au fur et à mesure, l’enfantement et la mort se mêlent étroitement dans le récit morcelé qui s’impose à la destinataire. « Une naissance appelle une mort ».
Le lecteur, dans un mouvement parallèle, se laisse saisir par les révélations successives dont il ne doute pas, au bout d’un moment, qu’elles impliquent la naissance et l’existence mêmes de Camille, à travers les mystères de ses origines. Les récits épistolaires s’emboîtent les uns dans les autres, selon une structure narrative diversifiant les points de vue et reconstruisant habilement le passé ; un passé familial qui, s’inscrivant sur celui de la guerre de 39-45, prend une dimension à la fois personnelle et historique ; un passé d’autant plus angoissant que les sentiments et les événements intimes fondent leur drame dans le drame collectif.
Voilà un roman captivant, au sens premier du terme : captif de l’intrigue, le lecteur, comme l’héroïne, doit aller jusqu’au bout, jusqu’aux tout derniers mots, s’il veut s’en libérer.
Jean-Pierre Longre
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Les masques de la vie
Tabish Khair , À propos d’un thug. Traduit de l'anglais (Inde) par Blandine Longre, Les éditions du sonneur, 2012
« M. Ali, j’ai parfois l’impression que ce que nous sommes, ce que nous paraissons être, ce que nous prétendons être et ce que nous sommes aux yeux des autres sont quatre choses bien distinctes. Telle est la nature de l’existence, l’une de ses nombreuses imperfections, pourriez-vous ajouter » : le capitaine William Meadows, revenu d’Inde en 1837 avec Amir Ali, semble avoir compris ce qui fait la diversité de l’existence et de ses énigmes, des récits que l’on en fait, aux autres et à soi ; ils sont au cœur du roman de Tabish Khair.
Le protagoniste, donc, s’est installé dans le Londres victorien, sous la protection du capitaine Meadows, qui lui demande de raconter sa vie d’adepte du « thugisme », secte réunissant jadis des musulmans et des hindous pratiquant rituellement le vol et le meurtre. En parallèle, Amir confie à Jenny, la jeune servante qu’il aime, dans des lettres dont il sait qu’elle ne pourra les lire, les vraies vicissitudes de sa vie en Inde et ses doutes actuels, dans la grisaille anglaise.
Une autre intrigue met en scène le fameux phrénologue lord Batterstone, dont la volonté est de montrer à tout prix le bien-fondé de ses théories raciales, et son employé John May qui, à force de chercher pour son patron des crânes difformes dans les tombes, sombrera dans l’acharnement du meurtre, entraînant ses complices avec lui. Le récit tourne au roman noir, avec double enquête, officielle et journalistique d’une part, nourrissant le fantasme du « cannibale décapiteur », officieuse et populaire d’autre part, assurée par quelques représentants efficaces et solidaires de la populace des bas-quartiers.
Tabish Khair, dont l’art des récits alternés se manifestait déjà dans Apaiser la poussière, sait que la vie humaine n’est pas une, et que l’existence n’est pas vouée à la certitude ; surtout, il sait l’écrire, par le truchement d’histoires qui se situent aux confins du réel, aux limites de la possibilité, aux frontières du doute. Et il sait le confier à la plume fictive de ses personnages : « Qu’il est étrange de devenir ce qu’on n’est pas. Quelques histoires, quelques mots suffisent-ils ? Notre emprise sur la réalité est-elle si faible, si précaire ? Les histoires – racontées par nous ou par d’autres – peuvent-elles nous transformer ainsi ? Et pour quelle raison avons-nous besoin de nous en revêtir – quelle que soit notre manière d’avoir prise sur la réalité, et quelle que soit cette réalité ? Est-ce donc ce à quoi nous nous résumons ? Des histoires, des mots, un souffle ? ».
Jean-Pierre Longre
http://blongre.hautetfort.com/archive/2012/04/29/a-propos-d-un-thug.html
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