22/04/2025
Un voyage insolite et nécessaire
Gaëlle Josse, De nos blessures un royaume, Buchet-Chastel, 2025
Après la dernière représentation, Agnès a décidé de « s’effacer », de quitter ses danseurs qu’elle a menés jusqu’au succès public, ses danseurs qu’elle appelle « mes estropiés, mes esquintés magnifiques, mes abîmés ». Elle qui a perdu Guillaume, son grand amour emporté par la maladie, elle part sur les traces des itinéraires qu’ils ont suivis ou voulu suivre ensemble, des villes visitées ou espérées. De Nice à Milan, de Milan à Trieste, de Trieste à Zagreb, un périple au gré des transports en bus et des hébergements hasardeux, avec « l’essentiel » dans son sac, le Livre : « En dépit de ses quelques centaines de grammes, à peine, il est lourd à porter. Trop lourd. Je le connais par cœur, page après page, il fait partie de moi, que je le veuille ou non. »
Car ce livre, le dernier que Guillaume a lu et s’est fait lire par Agnès, elle voudrait en faire une ultime preuve d’amour en le déposant dans un lieu dédié qui se trouve à Zagreb. Intitulé Quelques Éden, lettres à ma fille, ce vrai-faux roman est composé des lettres que Julien Lancelle adresse à sa fille Emma, née « différente », et qui ne connaît le bonheur que dehors, devant les fleurs et les arbres. Alors le récit qu’Agnès fait de son voyage et de ses souvenirs alterne avec les pages pleines d’amour et de délicatesse du père d’Emma.
Ne nous méprenons pas : ce double roman est entièrement de Gaëlle Josse, qui sait comme personne saisir en mots mûrement choisis et en phrases soigneusement composées les méandres de la sensibilité, la légèreté des instants heureux et le poids des moments désespérés. Sa narration s’adresse autant à Agnès et à son amour disparu qu’à la jeune Emma. Les mouvements de sa prose suivent de près ceux des corps et des cœurs fragiles, leur redonnent le goût de vivre, et il n’est pas indifférent que sa protagoniste-narratrice soit elle-même danseuse. En témoigne l’ultime scène, aussi fascinante pour les lecteurs que pour les passants qui y assistent, une scène tout en mouvements, en rythmes et en sonorités : « Elle danse les larmes et les caresses, les nuits d’insomnie et les jours heureux, elle a dansé les printemps qui reviennent, les nuages qui filent, les neiges dans le cœur des femmes et des hommes, elle danse la terre martyrisée et les cœurs épuisés, elle danse l’espérance et la chute, les voix qui se sont tues et celles qui vont chanter, elle danse ce qu’elle attend et qu’elle ignore. » Un roman ? Certes. Mais aussi un hymne à l’amour, à l’art, aux livres, à la danse… Comme un long poème à l’insolite beauté.
Jean-Pierre Longre
23:11 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, gaëlle josse, buchet-chastel, jean-pierre longre | Facebook | |
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15/04/2025
"Le maillon rompu"
Lire, relire... Lionel Duroy, Le chagrin, Julliard, 2010. Rééd. J'ai lu, 2011. Nouvelle réédition, J'ai lu, 2025
Pour Michel Leiris publiant L’âge d’homme, l’ombre de la « corne de taureau » qui guette le torero représente le danger qu’encourt l’autobiographe lorsqu’il se donne pour règle de dire « la vérité, rien que la vérité ». L’écriture est alors un « acte » qui pèse lourdement sur les relations de l’auteur avec son entourage, et donc sur le destin de cet auteur. Là s’arrête l’analogie entre l’ouvrage de Leiris et celui de Lionel Duroy : la construction, le style, l’intention même sont différents. Mais dans les deux cas, l’expression la plus fidèle, la plus sincère possible des souvenirs est un risque délibérément encouru, voulu par la nécessité de la libération personnelle.
De 1944 au début des années 2000, des origines parentales à la création d’une nouvelle famille, les souvenirs de William Dunoyer de Pranassac (alias Lionel Duroy) se succèdent au rythme de ce qui a marqué, voire bouleversé son existence, à commencer par les traumatismes de l’enfance, entre un père en permanente cessation de paiement, une mère dont les rêves mondains déçus provoquent chez elle des dépressions périodiques et une ribambelle de frères et sœurs élevés au gré des circonstances. Une enfance chaotique, marquée par les disputes des parents, une scolarité lacunaire, des bonheurs fugitifs sans lendemains. Puis viennent les voyages, les amours, les ratages, la paternité, le journalisme, l’écriture…
Cette écriture, qui n’est pas simplement narration – histoire de raconter sa vie pour se satisfaire et satisfaire la curiosité des lecteurs – retrace une évolution personnelle qui, certes, ne manque pas d’intérêt : des complexes enfantins à une certaine assurance, de l’extrême droite familiale à la gauche bon teint, de la soumission à la révolte. Il y a aussi la quête minutieuse du vrai, les documents et les photos palliant les défaillances de la mémoire, le doute et les questions, loin d’être occultés, se faisant même moteur de la recherche. Mais l’écriture est au premier chef, et en dernier lieu, le moyen de survivre. Lorsqu’en 1990 paraît Priez pour nous, c’est la rupture avec toute la famille, parents, frères et sœurs, neveux et nièces : l’auteur s’est livré à la « corne de taureau » en allant jusqu’au bout du règlement de comptes avec sa mère, et c’est au prix de cette brouille qu’il peut poursuivre son chemin.
Le chagrin est en quelque sorte le roman d’un regard sur soi, le roman d’une autobiographie sans concessions : Lionel Duroy raconte comment il en est arrivé à composer une œuvre de révolte, comment il est devenu « le maillon rompu, celui sur lequel s’est cassée la chaîne ». Récit violent et tendre à la fois, plein d’une émotion à peine bridée par l’écriture.
Jean-Pierre Longre
www.jailu.com
http://jplongre.hautetfort.com/tag/lionel+duroy
17:56 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, autobiographie, francophone, lionel duroy, julliard, jean-pierre longre | Facebook | |
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08/04/2025
Chute et jubilation
Jean Échenoz, Bristol, Les éditions de minuit, 2025
Souvenez-vous : dans Vie de Gérard Fulmard, on assistait à la chute de Mike Brant depuis le sixième étage de son immeuble. Voyez maintenant la première phrase du nouveau roman de Jean Échenoz : « Bristol vient de sortir de son immeuble quand le corps d’un homme nu, tombé de haut, s’écrase à huit mètres de lui. » En fait, on ne saura que très tard qui est cet homme, et en vérité ce n’est pas le plus important. Mais une chute initiale dans un roman n’est pas anodine, et on peut se dire qu’elle en préfigure d’autres, surtout lorsqu’on connaît un peu les ruses romanesques de l’auteur. Bristol ? Un réalisateur dont les films n’ont jamais connu un grand succès ; un simple « Clap de bronze » pour l’un d’entre eux, et pour son dernier film, celui dont il est question dans le livre et au tournage africain duquel on assiste, un ratage à peu près complet. La chute de Bristol, en quelque sorte.
Cela dit, le récit ne suit pas un fil continu, loin de là. Méandres, digressions, sauts inattendus d’un épisode à un autre ou d’un personnage à un autre, scènes imprévues comme sait en improviser Bristol au cours du tournage de son film, disparitions et enlèvements… Échenoz promène sans vergogne le lecteur dans la jungle des péripéties, et le lecteur, même si cela lui donne du travail et parfois le tournis, le lecteur, donc, est tout réjoui des surprises que lui réservent la prose de l’auteur et les personnages qu’il a créés. Il y a là, outre le protagoniste, différentes figures qui vont, viennent, disparaissent, réapparaissent : des actrices et acteurs comme Nadia Saint-Clair et Jacky Pasternac, un chauffeur aux divers métiers nommé Brubec, une assistante assez délurée, Marjorie Des Marais, écrivaine à succès qui impose sa protégée Céleste comme actrice dans le film de Bristol, un certain Julien Claveau, drôle de lieutenant de police, un éléphant bien dans son rôle, un commandant Milton Parker à la tête d’une milice armée jusqu’aux dents… Liste non exhaustive, mais visant à donner une idée de l’art de la dénomination (qui va de pair avec l’invention des titres de films), et surtout du bouillonnement narratif (qui va de pair avec la subtilité parodique).
Le bouillonnement narratif en question n’est pas sans s’organiser en mouvements cinématographiques (zooms, gros plans, travellings, panoramiques, plongées ou contreplongées, points de vue variés), avec passages sans transition d’une séquence à l’autre ou, parfois, comme une silhouette fugace en fondu enchaîné, une légère intervention du narrateur (fin d’un chapitre : « Ce qui ne nous arrange pas » ; début du chapitre suivant : « Cela ne fait pas du tout notre affaire… »). Mais le bouillonnement est aussi celui du langage, avec lequel l’auteur joue malicieusement, l’air de rien (« En dépit de toutes les recherches, l’affaire de l’inconnu tombé d’un dernier étage demeure pendante »). Sans parler des aspects ironiques, voire satiriques, de la tonalité. Bref, comme Jean Échenoz nous y a habitués, jamais on ne s’ennuie à la lecture de Bristol. Au contraire, on jubile. À chaque chapitre, à chaque page.
Jean-Pierre Longre
20:36 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jean Échenoz, les éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | |
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02/04/2025
« Mettre des mots sur le vertige »
Yves Wellens, D’outre-Belgique, Le Grand Miroir (Groupe Luc Pire), Bruxelles, 2007, édition revue et augmentée, Edern éditions, 2024
À pas mesurés, Yves Wellens traverse les zones frontalières de l’actualité immédiate, les banlieues des cités humaines pleines de mystères et d’évidences.
Dans son dernier ouvrage, on reconnaît le style, la manière et parfois la matière de livres précédents : Le cas de figure (Didier Devillez, 1995, réédition Espace Nord, 2014), Contes des jours d’imagination (Didier Devillez, 1996), Incisions locales (Luce Wilquin, 2002), Zones classées (Ker éditions, 2018) : récits plus ou moins brefs, plus ou moins autonomes, unité thématique de chaque volume, ton volontairement impersonnel et détaché permettant d’aller le plus loin possible dans l’exploration des situations, des faits, des esprits. Il y a bien une « écriture » propre à Yves Wellens, une écriture dont la musique, à la fois discrète et implacable, résonne longtemps dans la tête du lecteur.
D’outre-Belgique rassemble plusieurs récits dont le « motif littéraire » commun, d’une actualité brûlante, est la fin de la Belgique, envisagée sous des angles divers. La coloration de ces récits est tantôt politique (par exemple les dangers de l’extrême droite), tantôt artistique (picturale ou photographique), tantôt humaine (des personnages représentatifs, au sens quasiment physique, de l’état, voire de l’histoire et de la géographie du pays)… Mais toujours, et comme toujours avec Yves Wellens, c’est la littérature qui prime. Il est d’ailleurs remarquable de voir combien la littérature est capable d’anticiper le réel, dans ses aspects les plus cruciaux : rédigé en 2005, renouvelé en 2014, le livre s’appuie sur une situation qui se développe constamment…
En vérité, et c’est peut-être là l’une des explications, les éléments circonstanciels ne sont que des moyens d’accéder à la construction esthétique. Simplement, dans ce quatrième livre, l’auteur paraît jouer davantage avec le réel référentiel, aussi dramatique soit-il. Lui-même (l’auteur) s’y dévoile sous sa propre identité ; Bruxelles et la Belgique y sont présents en tant que tels, avec leur passé, leur présent et leur avenir improbable ; et le lecteur y est profondément sollicité dans ses opinions et ses convictions. C’est bien ici la subtilité du livre : combiner le réel et le fictif, le politique et le poétique, en une constante dualité qui, finalement, assure l’unité de l’ensemble. L’incertitude vertigineuse du devenir de la Belgique sous-tend les variations de l’écriture. « Mettre des mots sur le vertige », tel est l’axe central du recueil, le point de convergence des huit textes. Le dernier récit, relatant la déambulation urbaine d’un groupe d’amis liés par la jeunesse et par la mort, en est la synthèse, le sommet, l’ouverture, le point de suspension…
Jean-Pierre Longre
18:58 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, francophone, belgique, yves wellens, le grand miroir (groupe luc pire) | Facebook | |
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