27/03/2025
Dix ans après…
Chimamanda Ngozi Adichie, L'inventaire des rêves, traduit de l'anglais (Nigeria) par Blandine Longre, Gallimard / Du monde entier
Présentation :
L’inventaire des rêves, c’est avant tout la naissance de quatre grandes héroïnes, quatre femmes puissantes venues d’Afrique de l’Ouest dont les destins et les rêves se croisent. Chiamaka est une rebelle qui a déçu sa famille huppée du Nigeria, car au mariage avec enfants elle préfère vivre de sa plume, sans attaches. Mais est-ce vraiment son rêve ? Sa meilleure amie Zikora, qui a toujours voulu être mère, réussit à trouver le parfait alter ego, mais sera-t-il à la hauteur ? Quant à Omelogor, cousine de la première, femme d’affaires brillante, elle rêve de combattre les injustices faites aux femmes et plaque tout pour reprendre des études aux États-Unis. Et puis il y a Kadiatou, domestique adorée de Chiamaka, fine cuisinière et tresseuse hors pair. Son rêve américain se réalise quand un hôtel de luxe l’embauche comme femme de chambre, pour le meilleur et surtout pour le pire. Les rêves des femmes seraient-ils plus difficiles à atteindre ?
Dix ans après le succès planétaire d’Americanah, la grande Adichie signe un magnifique nouveau roman, ample et saisissant. En mêlant avec brio sujets profonds et frivolité, drames et douceur, L’inventaire des rêves bouleverse autant qu’il amuse. Car si ces quatre héroïnes inoubliables aiment rêver d’amour, papoter pendant des heures, partager plats savoureux et plaisanteries, elles sont aussi et avant tout des femmes noires qui, chacune à sa manière, doivent questionner l’impact qu’a leur couleur de peau sur leur parcours, et sur le regard des autres.
Chronique à venir…
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24/03/2025
Face à la bestialité
Michaël Mention, Qu’un sang impur, Belfond, 2025
Dans un petit immeuble de banlieue, vivent en bons termes quelques personnes assez représentatives de la société actuelle : un couple genre bobo écolo avec un petit garçon de 4 ans ; une étudiante qu’on ne verra pas ; un écrivain célibataire plutôt de droite ; deux octogénaires, lui aux petits soins pour sa femme atteinte de la maladie d’Alzheimer ; un couple de musulmans avec leurs deux enfants de 5 à 7 ans ; une retraitée assidue à Internet, limite complotiste. Nous sommes visiblement dans un avenir proche, dans une société marquée par les caractéristiques que l’on connaît ou que l’on a connues (Covid, dérèglement climatique, attentats, guerres en Ukraine et ailleurs, injustices sociales…). Dès le début du récit nous suivons Matt sortant de la banque où il travaille et s’apprêtant à rejoindre sa femme et son fils dans le loft qu’ils occupent au troisième étage de l’immeuble, lorsqu’il est soudain témoin comme tout le monde d’une catastrophe inattendue provoquant la plus affolante des paniques.
C’est l’horreur qui survient, d’une violence inouïe : des individus normaux les secondes précédentes deviennent tout à coup des monstres inhumains aux forces décuplées s’attaquant à leurs semblables pour les déchiqueter et les dévorer. Un virus libérant « l’hormone de l’agressivité » ? Une réaction à l’hostilité du monde ? Les « communicants », comme d’habitude, vont de disputer et palabrer, les gouvernants faire des recommandations et tenter de rassurer, la police réprimer et se faire déborder, jusqu’à ce que l’on trouve la cause planétaire de cette fureur anthropophagique. En attendant, les occupants du petit immeuble, confinés, calfeutrés comme tout un chacun, tentent désespérément de faire face aux attaques de bandes cannibales, au manque de nourriture, à la canicule accentuée par l’enfermement, aux questions des enfants, aux variations d’humeur et aux rivalités entrainées par une cohabitation forcée, et n’échappent pas aux conséquences mortelles du fléau.
Dans un style tour à tour percutant et sensible, coloré de satire politico-sociale, avec un remarquable sens de la formule, Michaël Mention a l’art de passer, en résonance et en un instant, de la fresque aux larges dimensions à la description microcosmique. Par exemple : « Ce matin plus qu’hier, ça sent la fin. Endeuillée, terrifiée, sclérosée d’affrontements entre immunisés, la vieille Europe semble vivre ses derniers jours. De la BBC à la Rai en passant par BFM, les spécialistes sont formels : la guerre civile n’est pas loin, et la fin de la civilisation non plus. Survivalistes, néonazis, islamistes, anarchistes… les plus radicaux se tiennent prêts, le chaos dans les crocs. » Même page, quelques lignes plus loin : « Chantal, Yazid et Clem, mutiques dans la cuisine. Écœuré, l’ami du petit déjeuner. Tous nauséeux, à l’idée d’être confrontés les uns aux autres aujourd’hui encore, ils se renvoient en silence leur responsabilité respective dans la mort de Joël. Elle est loin la Fête des voisins. » L’art, aussi, de montrer comment se mêlent, dans la nature humaine, l’incroyable fureur et l’émotion bienveillante, l’égoïsme et l’altruisme, la peur et la lucidité, la lâcheté et le courage. Au-delà de la dimension romanesque, voilà le fond signifiant de la dystopie : une métaphore de la violence des rapports humains. « L’homme est un loup pour l’homme », affirmait Thomas Hobbes au XVIIe siècle. Le XXIe n’échappe pas à cette affirmation, et Michaël Mention en fait une haletante démonstration.
Jean-Pierre Longre
Michaël Mention sera présent au festival « Quais du polar » du 4 au 6 avril 2025. Voir https://quaisdupolar.com/programme-2025/
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20/03/2025
Les risques de la franglophonie
Académie française, N’ayons pas peur de parler français, « Le rapport qui alerte », Plon, 2024
Ce livre bref mais dense veut donner l’alerte face « à la violence d’un phénomène », celui de l’extension « vertigineuse » de « l’utilisation non seulement abusive, mais invasive de termes anglo-américains. » C’est ce qu’écrit Dominique Bona dans la préface, tout en admettant que la langue française « n’a jamais cessé d’évoluer » grâce aux apports d’autres langues. Il s’agit donc, dans ce « rapport », de montrer en quoi la langue française subit « une évolution préoccupante » : « Jusqu’au XXe siècle, l’implantation de vocables étrangers se faisait à travers un processus d’assimilation, de francisation progressive. Actuellement, au contraire, l’entrée quasi immédiate dans la vie publique de mots anglais ou supposés tels, via les moyens de diffusion de masse, sans adaptation aux caractéristiques morphologiques et syntaxiques du français, conduit à une saturation. »
Les exemples ne manquent pas, dans les domaines publics et privés. Ce qui est préoccupant, ce n’est pas que certains mots ou certaines tournures venus du monde anglo-américain s’intègrent dans le français, mais que ces mots ou tournures soient incompréhensibles pour le commun des mortels (« la climatisation bi-split », « OpenClassrooms MOOC », le « crowdsourcing affluence voyageurs » etc.) ; et aussi que l’arrivée de nombreux termes soient injustifiée parce qu’ils existent déjà. « Exemples : concorder, correspondre/matcher ; déployer, répartir/dispatcher ; emballage/packaging ; faux, forgé, mensonge/fake ; foyer/cluster ; mélange/mix ; message/post ; mettre en place, processus/process ; réaliser/implémenter ; réseau/network ; sûr, sécurisé/secure. »
On ne reprendra pas ici les nombreux exemples donnés au fil des pages, une liste qui pourrait s’allonger de jour en jour, par un phénomène expansif de mode, de snobisme (pour utiliser un mot d’origine anglaise mais bien ancré dans le français), ainsi que dans une perspective d'élitisme technocratique, excluant de fait celles et ceux qui n'ont pas accès à ce type de lexique; le langage comme facteur d'exclusion, ce n'est pas nouveau, mais en l'occurrence cela s'avère de façon cruciale. L’ouvrage se clôt sur quelques préconisations destinées à aller « vers une communication claire et efficace ». Sans « s’opposer à l’évolution du français, à son enrichissement au contact d’autres idiomes », les académiciens proposent un triple but à atteindre : « Tenir compte du public dans son ensemble, contribuer au maintien du français et lui permettre de participer à une mondialisation réussie. » Espérons…
Jean-Pierre Longre
Pour donner suite…
Si l’on veut profiter d’une vraie relation harmonieuse entre les langues anglaise et française, rien ne vaut la lecture de belles traductions et de publications bilingues. Voir : https://www.blackheraldpress.com
Et voici quelques rappels
Il y a plus de 60 ans : Étiemble, Parlez-vous franglais ? Première parution en 1964. Nouvelle édition sous-titrée Fol en France Mad in France - La Belle France Label France et augmentée d'un avant-propos de l'auteur en 1991, Folio, 1991
Présentation :
Les Français passent pour cocardiers ; je ne les crois pas indignes de leur légende. Comment alors se fait-il qu'en moins de vingt ans (1945-1963) ils aient saboté avec entêtement et soient aujourd'hui sur le point de ruiner ce qui reste leur meilleur titre à la prétention qu'ils affichent : le français. Hier encore langue universelle de l'homme blanc cultivé, le français de nos concitoyens n'est plus qu'un sabir, honteux de son illustre passé. Pourquoi parlons-nous franglais ? Tout le monde est coupable : la presse et les Marie-Chantal, la radio et l'armée, le gouvernement et la publicité, la grande politique et les intérêts les plus vils. Pouvons-nous guérir de cette épidémie ? Si le ridicule tuait encore, je dirais oui. Mais il faudra d'autres recours, d'autres secours. Faute de quoi, nos cocardiers auront belle mine : mine de coquardiers, l'œil au beurre noir, tuméfiés, groggy, comme disent nos franglaisants, K.O. Alors, moi, je refuse de dire O.K.
Étiemble
En contrepoint (et contrepied) : Bernard Cerquiglini, La langue anglaise n'existe pas. C'est du français mal prononcé, Folio, 2024
Présentation :
Langue officielle et commune de l’Angleterre médiévale durant plusieurs siècles, le français a pourvu l’anglais d’un vocabulaire immense et surtout crucial. Traversant la Manche avec Guillaume le Conquérant, il lui a offert le lexique de sa modernité. C’est grâce aux mots français du commerce et du droit, de la culture et de la pensée que l’anglais, cette langue insulaire, est devenu un idiome international. Les « anglicismes » que notre langue emprunte en témoignent. De challenge à vintage, de rave à glamour, après patch, tennis ou standard, de vieux mots français, qui ont équipé l’anglais, reviennent dans un emploi nouveau ; il serait de mise de se les réapproprier, pour le moins en les prononçant à la française. Avec érudition et humour, Bernard Cerquiglini inscrit la langue anglaise au patrimoine universel de la francophonie.
Un article ancien : Jean-Pierre Longre, « Franglophones, encore un effort ! », Revue Lettre(s) (Asselaf) n° 43, décembre 2006 - janvier 2007 p. 14-16.
La défense de la langue française passe par son illustration ; le programme ne date pas d’aujourd’hui, et ce que Du Bellay accomplit en son temps, nous pouvons et devons le perpétuer. La richesse, la diversité et l’expressivité du français, admettons-le, sont dues au moins en partie à sa perméabilité aux langues étrangères, et singulièrement à l’anglais – cela non plus ne date pas d’aujourd’hui.
Rappelons-nous que si le français vient globalement du latin (du latin populaire, lui-même bien mêlé), une forte minorité de mots sont d’origine germanique, italienne, arabe, anglaise… De la langue anglaise viennent des termes aussi courants que (au hasard et dans le désordre) chèque, vitamine, autocar, bébé, firme, bifteck, sinécure, station service, bol, paquebot, visualiser, redingote, snob… Et n’oublions pas les va-et-vient entre les deux langues, dont certains sont bien connus : tunnel (qui, venant des tonneau / tonnelle français, est passé par l’anglais pour revenir au français) ; tennis (mot anglais issu de l’impératif français tenez) ; ajourner (de l’anglais d’origine française to adjourn) ; rosbif (de bœuf rôti – rosté en ancien français) ; flirter (flirt venant de fleurette, celle que l’on conte) ; management (issu de l’ancien français), et, évidemment, e-mail (mail venant de la malle-poste)…
Laissons de côté ces aspects historiques, que les connaisseurs complèteront aisément et abondamment, pour reconnaître que les écrivains contribuent à un enrichissement, à une diversification que la notion moderne de francophonie ne peut que confirmer et renforcer. Peut-on encore défendre la langue française ? N’en doutons pas. Mais cela ne se fera pas en piquant des colères aussi néfastes (pour la santé) que vaines (pour ladite défense) contre les méchants Anglo-Américains qui veulent nous imposer leur loi, ou contre les vilains Franco-Francophones qui dépassent les normes strictes de l’idiome académique. Chacun sachant que de nos jours la vie des pays anciens ne peut se passer de la vigueur de l’immigration, intéressons-nous au concept de « naturalisation » ou de « francisation » des mots anglais, que Baudelaire ne s’est même pas donné la peine de mettre en pratique, tant le « spleen » doit correspondre tel quel à un état d’esprit international. N’y cédons pas, et considérons l’inventivité, par exemple, d’un Marcel Aymé qui n’a pas hésité à intituler un de ses romans Travelingue, ou d’un Raymond Queneau qui, en éminent angliciste, s’en est donné à cœur joie avec ses coqutèle, ouisqui, bouledoseur, cloune, niqueurzes, bicause, nokaoute, quidnappeurs (ou guidenappeurs), bloudjinnzes, apibeursdè touillou, gueurle, claqueson, coboille, glasse, cornède bif, bâille-naïte… Et ce petit dialogue des Fleurs bleues, n’est-ce pas du français ?
Il y avait un campeur mâle et un campeur femelle.
- Esquiouze euss, dit le campeur mâle, mà wie sind lost.
- Bon début, réplique Cidrolin.
- Capito ? Egarrirtes… lostes.
- Triste sort.
- Campigne ? Lontano ? Euss… smarriti…
- Il cause bien, murmura Cidrolin, mais parle-t-il l’européen vernaculaire ou le néo-babélien ?
Du français international, sans doute, mais compréhensible tout de même, et si pittoresque… Et peut-on résister à la tentation de reproduire ici celui des Exercices de style qui s’intitule « Anglicismes » ?
Un dai vers middai, je tèque le beusse et je sie un jeugne manne avec un grète nèque et un hatte avec une quainnde de lèsse tressés. Soudainement ce jeugne manne bi-queumze crézé et acquiouse un respectable seur de lui trider sur les tosses. Puis il reunna vers un site eunoccupé.
A une lète aoure je le sie égaine ; il vouoquait eupe et daoune devant la Ceinte Lazare stécheunne. Un beau lui guivait un advice à propos de beutone.
Évidemment, ces triturations sont celles d’un écrivain, qui conçoit la langue comme un instrument de créations aussi poétiques que ludiques ; c’est ce que font, moins systématiquement mais tout aussi sérieusement, dans une pure tradition célino-quenienne, des écrivains (parmi un grand nombre) aussi différents que Daniel Pennac et Pierre Autin-Grenier (qui n’hésite pas à envoyer des « émiles » aussi facilement qu’on pourrait envoyer des « himêles » ou des « y-mêle(s) »). Alors, pourquoi ne pas s’inspirer de ces triturations pour « naturaliser », « assimiler », « intégrer » des mots qui, dans ces conditions, ne seraient pas considérés comme des intrus ou des envahisseurs, mais comme des amis venus nous prêter main-forte ? Une immigration maîtrisée, en quelque sorte. Si les Anglo-américains veulent nous envoyer leurs enfants, accueillons-les, adoptons-les, faisons-en de bons petits francophones.
Dans le même ordre d’idées, on peut se référer à Gaston Miron, que l’on ne risque pas de soupçonner de vouloir saboter la langue française. Pour lui, la langue « n’évolue pas par son propre dynamisme interne » ; se plaçant dans la situation du bilinguisme propre au Québec (mais cette situation, tout bien réfléchi, est celle de la plupart des francophones, y compris, par les temps qui courent, des hexagonaux), voici ce qu’il écrivait dans Décoloniser la langue (1972) :
Il serait étonnant que la langue ne subisse pas d’influences déformantes. Mais, dans l’ouvert et le fermé d’une langue, les facteurs de résistance, de rejet, d’assimilation ne sont pas négligeables. Celui qui dit : « Mon dome light est locké » ou « Y a eu un storm hier » ou « Le dispatcher m’a donné ma slip pour aller gaser » parle québécois, la phrase demeure fidèle au système de la langue, on ne constate qu’une insuffisance de vocabulaire qui s’explique sociologiquement. Ce genre de frottement, de contact avec l’autre langue, est assez superficiel. Ça ne va pas plus loin que l’emprunt lexical, souvent l’emprunt est transitoire ou assimilé. Ce qui est plus grave c’est une influence qui crée un type de symbiose subtile et pénétrante, et qui attaque le système syntaxique. Exemples : Ne dépassez pas quand arrêté, Saveur sans aucun doute, Pharmacie à prix coupés. Ce n’est pas, comme certains le prétendent, une langue nouvelle, ça. C’est la communication de l’autre dans nos signes ; la langue de l’autre informe notre langue de ses calques. Les chasseurs d’anglicismes lexicaux ne trouveront pas un traître mot d’anglais là-dedans ; pourtant c’est de l’anglais en français. La communication de notre langue dé-fonctionne là-dedans sous l’effet du code de l’autre. Ça produit du non-sens, ou un sens autre que le sens que ça devrait produire.
Puisque nous parlons tous le franglais (et aussi le frallemand, le fritalien, le frarabe, le frespagnol etc…), évitons de tirer hostilement la langue aux autres (une langue bien chargée, dont la pureté est illusoire) ; nourrissons-la, en revanche, d’apports lexicaux nouveaux, laissons-la respirer au vent des horizons lointains, en faisant en sorte de préserver ses fonctions vitales. C’est à ce prix qu’elle vivra.
https://www.asselaf.fr/numeros/Lettres43.pdf
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16/03/2025
Puissance de la légèreté
Lire, relire... Patrick Modiano, La danseuse, Gallimard, 2023, Folio, 2025
Elle est à peu près la seule à ne pas avoir de nom, mais aussi « la seule dont on pourrait retrouver des photos », et dont il reste au narrateur (qui lui non plus n’a pas de nom) des bribes de souvenirs précis, dans un désordre chronologique dont il voudrait reconstituer le puzzle. À côté du personnage de « la danseuse », il y a son fils, le petit Pierre, dont le père a dû disparaître ; il y a Hovine, que le narrateur, alors jeune homme, relaie pour garder Pierre ; il y a Boris Kniaseff, le professeur de danse ; il y a Verzini, qui a rendu bien des services et sait bien des choses sur le passé, l’éditeur Maurice Girodias, Pola Hubersen, femme au séduisant mystère, d’autres encore qui remontent à la surface de la mémoire et qui parfois suscitent la frayeur, comme cette sorte de « revenant » qui attend la danseuse sur son chemin.
Livre poids plume (95 pages) mais d’une incontestable densité, due à la concentration des souvenirs et à la condensation du temps (« Et soudain, ce 8 janvier 2023, il me sembla que cela n’avait plus aucune importance. Ni la danseuse ni Pierre n’appartenaient au passé mais à un présent éternel. »), La danseuse est un hymne à la légèreté, surtout celle du personnage principal qui pourrait bien « s’envoler, traverser les murs et les plafonds et déboucher à l’air libre, sur le boulevard. »
Cette légèreté est contagieuse ; du moins la recherche de cette légèreté, dans l’écriture même. Patrick Modiano semble livrer ici une sorte de testament littéraire calqué sur les conseils de Kniaseff, le professeur de danse : « Il fallait d’abord que le corps s’épuise pour atteindre à la légèreté et à la fluidité des mouvements des jambes et des bras. […] Alors on éprouvait un soulagement, celui d’être libéré des lois de la pesanteur, comme dans les rêves où votre corps flotte dans l’air ou dans le vide. » Appliquez cela à l’écriture, et vous aurez le bref roman, ou plutôt le long poème d’un auteur qui tente d’épuiser toutes les ressources de l’esprit et, malgré les apparences, ne laisse rien au hasard.
Jean-Pierre Longre
10:46 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, patrick modiano, gallimard, jean-pierre longre | Facebook | |
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10/03/2025
Maître de la nouvelle
Ryūnosuke Akutagawa, Les Grenouilles, traduit du japonais par Catherine Ancelot et Silvain Chupin, Cambourakis, 2024
Parmi les nouvelles que présente ce recueil, entre réalisme et fantastique, entre comique et dramatique, on a le choix. Histoires malicieuses, mystérieuses, pathétiques, poétiques, soliloques ou dialogues, souvenirs d’enfance ou d’amour, la gamme des registres et des thèmes développée au fil des ces huit textes est suffisamment variée pour qu’on ne s’ennuie jamais.
Écrits entre 1915 et 1923, ils s’inscrivent d’une part dans une tradition liée aux légendes, aux coutumes et à la spiritualité japonaises, d’autre part dans une modernité faisant appel à l’absurde, au paradoxe, à l’étrange et à la philosophie. C’est tout l’art de Ryūnosuke Akutagawa qui, né en 1892 et mort par suicide en 1927, est considéré comme « le plus grand nouvelliste du Japon ». Il faut dire que ses récits sont composés avec un art consommé du détail significatif, de la progression habilement menée jusqu’au dénouement discret ou inattendu, poétique ou tragique, parfois tout cela à la fois.
C’est par exemple une femme s’apprêtant à mourir : « Kesa souffle la lampe. Bientôt, un léger bruit dans la pénombre alors que le volet rabattu sous la galerie se soulève. Dans le même temps, un pâle rayon de lune vient éclairer la scène. » Rien de plus, rien d’inutile. Ou un personnage parti explorer le fond d’une mare : « Le voilà, ce monde mystérieux auquel j’aspirais. Tout en nourrissant ces réflexions, mon cadavre resta longtemps à contempler le nénuphar, comme un joyau au-dessus de moi. » La mort et la poésie ne se contredisent pas. Et encore : « Si les serpents ne mangeaient pas les grenouilles, elles se multiplieraient. De sorte que l’étang – le monde – deviendrait à terme trop petit. C’est pourquoi les serpents viennent nous manger. Dis-toi que la grenouille qui s’est fait manger a été sacrifiée pour le bonheur de la majorité. Parfaitement. Même les serpents sont là pour nous, les grenouilles. Toutes les choses de ce monde, de la première à la dernière, existent pour les grenouilles. Que Dieu soit loué ! » Voilà la réponse que j’ai entendue dans la bouche d’une grenouille, une ancienne à ce qu’il me semble. » Une terrible leçon pour l’humanité, qui justifie le titre du livre.
Jean-Pierre Longre
19:07 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, japon, ryūnosuke akutagawa, catherine ancelot et silvain chupin, cambourakis, jean-pierre longre | Facebook | |
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05/03/2025
Scènes de la vie d’aujourd’hui
Yasmina Reza, Récits de certains faits, Flammarion, 2024
On passe sans transition du tribunal correctionnel de Paris à une fin de journée vénitienne, du souvenir d’amis disparus à la garde mouvementée de la petite-fille, de l’évocation d’une employée de maison qu’on appelait Mademoiselle à la Cour d’assises de Nantes… Quels sont les rapports, se demande-t-on, entre ces « faits » relatés sur le ton de l'objectivité ? Comment et pourquoi Yasmina Reza les a-t-elle choisis ? On pourrait être décontenancé devant ce puzzle, et pourtant il y a plaisir et satisfaction à en découvrir les différents éléments.
On s’y retrouve, car ces « faits » sont tous puisés dans la réalité personnelle ou publique, fidèles reflets de la vie courante. Il y a les rencontres de hasard, telle celle de cette petite footballeuse qui triche en jouant avec son père sur la plage du lido ou celle de cet « ascète », « un homme encore jeune de type oriental, d’une grande beauté, qui vit dans la rue » ; il y a les personnes aimées, les membres de la famille, les morts aussi (« Chez les morts, j’ai pas mal d’amis »)… Et il y a, sorte de fil conducteur, les scènes puisées dans la fréquentation des tribunaux, où on assiste avec l’autrice à des jugements d’anonymes – par exemple pour des violences conjugales, de l’escroquerie, voire des meurtres –, ou de personnages publics comme Nicolas Sarkozy, l’animateur Jean-Marc Morandini (pour « corruption de mineurs »), le gangster britannique Robert Dawes (qui nie tout, se prétendant « blanc comme neige »), le prédicateur islamiste Tariq Ramadan (« pour viol et violence sexuelle »), ou encore Jonathan Daval (pour le meurtre de sa femme, dont les parents ont étalé « leurs doléances et revendications hors tout cadre et toutes règles »)…
Le titre choisi par Yasmina Reza annonce des « faits », et c’est bien ce qu’il en est. Ces « faits », elle n’hésite pas à en parler à la première personne, témoin ou même actrice, dans une sorte de confrontation entre « je » et « eux ». Les « récits » se succèdent comme les brèves scènes d’une longue pièce de théâtre, au rythme de la vie, sans commentaires superflus. Ces « récits de certains faits » peuvent se lire comme des scènes de la vie individuelle, sorte de « Theatrum Mundi » d’ici et de maintenant. Yasmina Reza a l’habitude du théâtre, et elle en donne la preuve dans cet ouvrage, brillamment.
Jean-Pierre Longre
06:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nouvelle, francophone, yasmina reza, flammarion, jean-pierre longre | Facebook | |
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