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25/07/2025

« Poésie et vérité »

Nouvelle, Japon, Ryūnosuke Akutagawa, Edwige de Chavanes, Folio, Jean-Pierre LongreRyūnosuke Akutagawa, La vie d’un idiot, précédé d’Engrenage, traduit du japonais par Edwige de Chavanes, Folio, 2024

« Rassemblant ses dernières forces, il voulut rédiger son autobiographie. Mais cela fut plus difficile qu’il ne l’avait imaginé : il restait encore trop susceptible, trop sceptique et calculateur aussi. Il ne pouvait s’empêcher de se mépriser. Sans pouvoir par ailleurs s’empêcher de penser : « Que l’on gratte un peu la peau : dessous, nous sommes tous les mêmes. » Poésie et vérité : le titre à son sens de toute autobiographie. » Ces quelques lignes, avec la double référence à des titres de Goethe et d’Éluard, semblent bien dévoiler l’objet de La vie d’un idiot. Une nouvelle qui, composée de 51 textes brefs, est assimilable à un long poème composé d’autant de strophes. Les textes évoquent, sous des formes déroutantes et séduisantes (une caractéristique entraînant l’autre, et vice-versa), l’art (la peinture de Van Gogh, la musique de Mozart…), la littérature (par exemple Voltaire plutôt que Rousseau), la nature (pas toujours réjouissante), mais aussi, en filigrane ou en clair, le moi en proie à la violence, à la maladie et à la mort.

Car cette nouvelle posthume, publiée en 1927, laisse prévoir le suicide de l’auteur, comme celle qui s’intitule Engrenage et qui la précède dans ce recueil. Celle-ci, en six chapitres, raconte à la première personne les trajets et errances d’un homme, au cours desquels il croise une sorte de fantôme « en manteau de pluie », et voit parfois d’étranges engrenages. La mort et la folie le guettent lors de ses étapes et pérégrinations. « Je ne pouvais m’empêcher de sentir que ma vie était […] arrivée à échéance. Et je ne pouvais non plus me défendre du sentiment que ce n’était pas le hasard qui, au bout de dix ans, avait conduit mes pas jusqu’ici. » Et ailleurs, sereinement et fatalement : « Je me sentis comme sauvé et décidai d’attendre l’aube patiemment ; comme un vieillard qui, après avoir survécu aux souffrances d’une longue maladie, attendrait doucement la mort… »

L’image de l’engrenage illustre singulièrement l’art consommé de la narration dont fait preuve Ryūnosuke Akutagawa dans ces deux textes comme dans les précédents. Mystérieusement, progressivement, subrepticement, poétiquement, ses mots et ses phrases nous mènent, à pas comptés, vers l’issue fatale dont il veut nous livrer le secret, en toute vérité.

Jean-Pierre Longre

www.folio-lesite.fr

10/07/2025

Virgil Tanase (1945-2025)

tanase.pngVirgil Tanase, écrivain, homme de théâtre, traducteur, né en 1945, exilé en France en 1977, est décédé en juin 2025.

Virgil Tanase fait des études de lettres avant d’être admis dans la classe de mise en scène de l’Institut de théâtre de Bucarest.
A la suite de la publication à Paris de son premier roman : Portait d’homme à la faux dans un paysage marin (Flammarion, 1976), interdit en Roumanie, et d’un entretien virulent dans « Les Nouvelles littéraires », il est obligé de quitter son pays.
A Paris, il continue une carrière littéraire couronnée par le Prix de littérature de l’Union latine et le Prix de dramaturgie de l’Académie roumaine. Ses romans, rédigés dorénavant en français, mettent en œuvre une nouvelle forme de construction littéraire : la « métaphore narrative » qui associe des récits disparates dont le voisinage projette une signification qu’aucun ne peut imposer par lui-même.
Après une thèse de doctorat sous la direction de Romand Barthes consacrée à la « sémiologie de la mise en scène », Virgil Tanase reprend son activité de metteur en scène et réalise une trentaine de spectacles en France et en Roumanie. .
Professeur occasionnel dans différentes écoles de théâtre, Virgil Tanase enseigne aujourd’hui l’histoire des spectacles à l’Institut international de l’image et du son.

Source : www.m-e-l.fr

Ci-dessous, deux rappels de son activité littéraire…

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2013/07/20/l-honneur-et-la-litterature-5125620.html

http://jplongre.hautetfort.com/archive/2025/07/09/le-poids-de-l-histoire-et-la-seduction-du-roman-6553401.html

 

09/07/2025

L’honneur et la littérature

Biographie, essai, francophone, Antoine de Saint-Exupéry, Virgil Tanase, Gallimard, Folio, Jean-Pierre LongreVirgil Tanase, Saint-Exupéry, Gallimard, Folio-biographies, 2013

Certes, le livre de Virgil Tanase, conforme à l’intitulé de la collection dans laquelle il est publié, est une biographie d’Antoine de Saint-Exupéry, au sens strict du terme. C’est-à-dire que, depuis sa naissance en 1900 (et même depuis l’ascendance lointaine de sa noble famille) jusqu’à sa disparition en mission le 31 juillet 1944, il raconte la vie mouvementée de l’aviateur, amateur de fêtes et de tours de cartes, ami fidèle, amoureux dispersé, inguérissable distrait, dépensier insoucieux, hypocondriaque soucieux, fumeur invétéré, retardataire régulier, écrivain scrupuleux, orgueilleux, modeste et lucide… Aucun épisode important et significatif de la vie de l’auteur de Terre des hommes  et du Petit Prince n’est passé sous silence, et l’ensemble est le fruit d’une documentation sans faille et d’une recherche approfondie de la vérité, dégagée du mythe.

Une vraie biographie, donc, de la part de quelqu’un qui s’y connaît, mais qui ne s’en tient pas seulement aux faits. Cette recherche de la vérité, c’est celle de l’homme Saint-Exupéry, et par la même occasion de l’Homme universel, tel que l’écrivain aurait voulu qu’il fût, en quête de ce fameux essentiel qui reste invisible. Virgil Tanase, tout en évoquant l’indispensable contexte historique et l’atmosphère d’une époque tourmentée, analyse finement l’idéal de l’écrivain qui cherche à se libérer de l’emprise matérialiste, qu’elle soit de gauche ou de droite, communiste ou capitaliste, mettant en avant « la civilisation  qui permet aux individus de s’épanouir par l’esprit plutôt que de satisfaire des appétits vulgaires », notamment l’enrichissement à tout prix ou ce qu’il appelle « la civilisation du téléphone » (ô combien actuelle !). Ce qui est rapporté ici, c’est la vie extérieure et intérieure d’un homme de paix qui doit s’engager dans la guerre contre le nazisme, d’un artiste tous azimuts qui doit maîtriser son art, d’un homme absolument désintéressé qui doit subvenir à ses besoins et à ceux d’une épouse aussi volage que lui, d’un technicien qui doit jouer les intellectuels, bref d’un homme de « devoir », pour qui l’honneur n’est pas un vain mot. Et comment ne pas deviner, comme en une accointance secrète, ce que ressent Virgil Tanase lorsqu’il écrit, par exemple :

« Il se bat quand même.

Par solidarité, par devoir, persuadé que la vie ne vaut que par le sacrifice qu’on en fait au nom d’un devoir absolu, d’une évidence indiscutable, envers les autres, quels qu’ils soient. » ?

Jean-Pierre Longre 

 

www.folio-lesite.fr   

Le poids de l’Histoire et la séduction du Roman

Roman, francophone, Roumanie, Virgil Tanase, Non Lieu, Jean-Pierre LongreVirgil Tanase, Zoïa, éditions Non Lieu, 2009

On pourrait aborder Zoïa comme un roman historique. Tout y serait, sur le plan événementiel, des années 1930 à nos jours, de l’Est à l’Ouest de l’Europe (et même, épisodiquement, jusqu’à Montevideo). Virgil Tanase rappelle, par le truchement de ses personnages, des épisodes de la guerre sur le front de l’Est, de la lutte des résistants en France, de l’avènement du communisme en Roumanie, dans un mélange et une succession d’idéalisme, d’opportunisme, de peur et d’ambition, mai 1968 au Quartier Latin, l’accession de la gauche au pouvoir en France, les bouleversements de 1989-1990 dans les pays d’Europe Centrale et Orientale, particulièrement en Roumanie, le capitalisme sans vergogne et le culte de l’argent prenant le pas sur le collectivisme imposé et l’uniformisation sociale…

Bref, une sorte de bilan historique suscitant – autre plan de lecture possible – réflexions et discussions sur les contradictions des systèmes politiques et économiques, sur les liens plus ou moins patents entre le fascisme et le communisme, sur la place de l’individu dans la collectivité, sur le complexe d’infériorité d’une petite nation et de ses ressortissants exilés, sur la faculté d’adaptation des Roumains aux cultures, aux langages, aux régimes qui les traversent, sur les désillusions des militants : « Je ne suis pas un déçu du communisme. J’y crois toujours ! Non, ce que je ne puis supporter, c’est de vivre sur une terre qui n’est profitable qu’aux vers et aux fauves. Les hommes sont indignes du monde que nous avons rêvé ». Les grands débats, les brassages d’idées dans des dialogues sans fin ne font pas peur à un auteur qui connaît bien tout cela, et dont on sait la prédilection pour le théâtre.

Surtout, Zoïa est une œuvre littéraire, un roman, qui fait de l’Histoire un matériau malléable. « Notre vocation, à nous, romanciers, n’est pas de délivrer un message, ni d’indiquer un sens, mais de proposer au lecteur une épreuve, lui donner l’occasion d’assumer des situations et des conflits qu’il n’a jamais vécus », dit l’un des personnages, écrivain de son état. La chronologie est bouleversée, le rêve se mêle à la réalité, l’illusion et l’action se complètent… Au centre du tourbillon, apparaissant et disparaissant sans crier gare, Zoïa, à qui ses parents, Mircea et Ana, ont donné ce prénom russe par admiration pour l’URSS, Zoïa, belle et flétrie, tendre et cruelle, riant et pleurant, présente et absente, « jetant tour à tour le chaud et le froid », adorant « les situations glauques lui permettant d’exercer une sorte de terrorisme psychologique », Zoïa qui, dans toute son ambiguïté, dans tout son mystère, revêt la séduction des véritables personnages romanesques. 

Jean-Pierre Longre

www.editionsnonlieu.fr

03/07/2025

L’aventure et l’amitié

Nouvelle, Autobiographie, francophone, Roumanie, Panaït Istrati, Golo, Christian Delrue, éditions Plein Chant, Jean-Pierre LongrePanaït Istrati, Isaac le tresseur de fil de fer suivi de En Égypte, illustrations de Golo, postface de Christian Delrue, coll. Voix d’en bas, éditions Plein Chant, 2025

« Les enthousiastes, qu’ils soient ou non juifs, sont toujours des hommes encombrants sur cette terre. » « La destinée du vagabond est totalement contraire à celle que la création octroie au commun des mortels. » Au cas où on ne l’ait déjà fait, on mesure ici combien Panaït Istrati avait le sens de la formule, qu’il s’agisse de relater des aventures vécues par lui-même ou par ses héros. Lui-même ou ses héros : oui, car ce que vivent ceux-ci est souvent tiré de l’expérience de celui-là. La preuve en est donnée ici, grâce à la réunion bienvenue de deux récits relatifs à l’Égypte : Isaac le tresseur de fil de fer (qui sera repris dans La Famille Perlmutter) et En Égypte (précédemment intitulé Entre l’amitié et un bureau de tabac), c’est-à-dire une fiction et une narration autobiographique.

Qu’on ne s’y trompe pas : si les contextes sont similaires, les récits sont différents, dans leur contenu et dans leur style. Christian Delrue le constate dans sa postface : « D’une tonalité plus profonde et d’une progression dans l’intensité favorisée par la dimension restreinte d’une nouvelle, Isaac dégage une force interne et une qualité littéraire peu commune comparables à celles qui se déploient dans le roman Les Chardons du Baragan. » En revanche, même si l’auteur y déploie joyeusement son sens du pittoresque, En Égypte s’en tient à des souvenirs avérés. Revenons à la fiction: Isaac, jeune Juif roumain, a déserté, quitté sa famille et s’est réfugié en Égypte par amour. Situation d’emblée dramatique : un amour perdu, un geste désespéré, un refuge illusoire ; car si en Égypte il trouve de l’amitié – celle du cabaretier Binder, originaire de Galatz, et celle de Youssouf, vieux Juif arabe marchand de loteries –, ces deux amitiés provoquent chez le jeune garçon un incessant tiraillement entre la joie de vivre et la piété intransigeante ; alors, le drame se mue en tragédie, en une progression que seul un véritable écrivain sait ménager. Dans En Égypte, Istrati relate des faits vécus, en mettant en avant son amitié avec Mikhaïl et les aléas du vagabondage avec les peurs qu’il provoque, cela dès le début : « Mon cœur se réduisit aux dimensions d’une puce, au moment où je me sentis livré à ce premier grand hasard de mon existence : oser affronter le monde, sans argent, sans papier, sans même avoir payé sa place. » ; mais aussi, de ce même vagabondage, les bonheurs : « Une vie pleinement vécue, si par vie on veut bien entendre le culte de nos désirs. »

Si, comme l’écrit encore Christian Delrue, ces deux textes « appartiennent au versant oriental de l’œuvre de Panaït Istrati qui a contribué à son succès au moins autant que ses récits roumains », ils sont aussi une bonne initiation à la lecture de ses livres pour un public qui ne les connaîtrait pas. Car, dans leurs différences, ces deux récits sont singulièrement représentatifs de l’art complet de l’auteur, narrateur hors pair, aussi bien dans la fiction que dans l’autobiographie. Et les illustrations de Golo, grouillantes de vie et d’une expressivité inoubliable, donnent un piment artistique supplémentaire à l’écriture littéraire.

Jean-Pierre Longre

www.pleinchant.fr

https://lesamisdepanaitistrati.weebly.com