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Manuel de rébellion littéraire
Maxime Decout, Éloge du mauvais lecteur, Les éditions de minuit, 2021
Le titre, paradoxal, pourrait sonner comme une provocation de la part d’un universitaire censé enseigner la « bonne lecture ». Mais justement : si l’adjectif « mauvais » « signale un écart par rapport à une norme intellectuelle », il annonce aussi et surtout une activité productrice de sens et esthétiquement créatrice. De manière réjouissante et familière, dans le style enlevé qu’on lui connaît et qui n’empêche pas la rigueur intellectuelle et le sens de la pédagogie, Maxime Decout s’adresse directement à nous (bons ou mauvais lecteurs ?) pour faire un tour exhaustif des types de « mauvaise lecture ».
On connaît les « dangers de l’identification » symbolisés fictivement par Don Quichotte, Emma Bovary et quelques autres, ou réellement, entre autres, par les suicides qui ont suivi le succès des Souffrances du jeune Werther de Goethe. En rester là serait stérile, et ne permettrait de garder des théories de la lecture que ce qu’Umberto Eco appelle « Lecteur Modèle ». Heureusement, l’ouvrage fait renaître (ou naître) le vrai « mauvais lecteur », qui est en réalité multiple, puisque l’on va de l’identification positive à la réécriture littéraire, en passant par maintes étapes précises au long des quatre larges chapitres du livre. Comment « redevenir un mauvais lecteur » ? En s’adonnant à l’interprétation, entre « immersion » et « intellection », comme cela se passe par exemple avec le roman policier et certaines œuvres de Georges Perec, ou à la « lecture contrefactuelle », c’est-à-dire en lisant un texte « en dépit de ses paramètres visibles », voire en allant jusqu’à la « lecture aberrante ». La « mauvaise lecture » peut pencher du côté du fétichisme, de la monomanie, jusqu’à l’envie pressante d’écrire en imitant telle œuvre ou tel auteur idolâtrés. Tout est fertile, rien n’est interdit : ni la « lecture haineuse », ni la « lecture névrotique », ni les fantasmes qu’elle peut induire. Le dernier chapitre répertorie « les pratiques du mauvais lecteur », qui ressortissent à deux attitudes principales : « lire le nez en l’air » (se promener dans un livre, par exemple, en sautant des passages ou en pensant à autre chose) et « lire en tous sens » (lecture puzzle ou labyrinthe, notamment). Déconstruire, donc, mais pour reconstruire, recomposer, réécrire…
La rébellion plus ou moins consciente que représente la « mauvaise lecture » aboutit donc à la création. Ce que nous dit ici Maxime Decout, et que grâce à lui nous prenons conscience de pratiquer régulièrement, passe par de nombreux exemples, des références variées (des grands classiques aux contemporains, des œuvres méconnues à la littérature policière). Un ensemble à la fois précis, documenté, richement illustré, d’où l’humour n’est pas exclu, loin de là. Voyez : quelle est « la plus grande marque de respect qu’un auteur peut recevoir » ? Eh bien : « Être kidnappé ou assassiné par son propre lecteur ». Et pour celui-ci, en tout cas, le livre de Maxime Decout est un bel encouragement à la lecture libre et fructueuse.
Jean-Pierre Longre
28/03/2021 | Lien permanent
L’écriture contre l’effacement
Maxime Decout, Faire trace, les écritures de la Shoah, éditions Corti, 2023
Le projet du « Reichsführer-SS » Heinrich Himmler, exécuteur des basses œuvres de Hitler, était non seulement d’exterminer les Juifs, de « faire disparaître ce peuple de la terre », mais aussi d’éliminer toute trace de cette extermination, d’emporter le secret « dans la tombe ». « L’entreprise nazie […] relève d’une triple destruction : destruction d’un peuple, destruction de sa mémoire, destruction des traces de son anéantissement. » Maxime Decout, dans son livre, propose de montrer comment la littérature lutte contre l’effacement, et il le fait avec une précision particulièrement documentée, issue de recherches concernant des textes de toutes sortes.
Il s’agit d’abord de « cerner la part occultée de l’extermination » à partir d’« œuvres survivantes » telles que les écrits d’André Schwartz-Bart et de Tadeuz Borowski, ou les images de Claude Lanzmann dans Shoah ; ce sont aussi les œuvres parvenues « par-delà la mort de leur auteur » (la plus célèbre étant le journal d’Anne Frank), et qui « ouvrent un espace de résistance essentiel dans lequel l’écriture s’est dressée contre une extermination si généralisée qu’elle la mettrait elle-même en péril. » Dans un deuxième temps, l’auteur étudie ce qu’il appelle « un puissant mal d’archive », posant entre autres la question du rapport entre fiction et « authenticité du témoignage », ainsi que celle des sources. Car le document se transformant en œuvre littéraire devient plus visible, plus intense, tentant ainsi de dire l’indicible. L’exemple de Charlotte Delbo qui, plus tard que Rousset et Antelme, livre son témoignage sous forme de constat morcelé, en « paragraphes disloqués » confinant à la poésie, est particulièrement significatif. Une importante section consacrée à Perec et à son autobiographie W ou le souvenir d’enfance pose la question du rôle de la construction littéraire dans la « réhabilitation » des faits. De même Modiano, qui aborde le problème tour à tour par le biais de la fiction (Voyage de noces) et par celui du récit de quête (Dora Bruder). La quête, en outre, peut suive « la trame générale d’une histoire collective et les destins singuliers des individus sur lesquels elle porte. »
Au fil de l’ouvrage, particulièrement riche en références d’œuvres et d’auteurs, Maxime Decout insiste ouvertement ou en filigrane sur le rôle du lecteur, qui doit endosser une double mission : « relayer à son tour l’éradication des faits par le génocide et faire survivre le texte. » Mieux que le « tourisme mémoriel » consécutif à « l’industrie de la mémoire », c’est dans l’art et la littérature que nous trouverons la capacité d’affronter « le monstre de la mémoire et l’effacement des traces. »
Jean-Pierre Longre
08/12/2023 | Lien permanent
De moderne en classique
Maxime Decout, Qui a peur de l’imitation ?, Les éditions de minuit, 2017
Maxime Decout a l’art de soulever les paradoxes auxquels la littérature confronte auteurs et lecteurs. En toute mauvaise foi (2015) avait déjà exploré ce qui se passe sous la surface de l’écriture, et l’auteur récidive avec Qui a peur de l’imitation ?, toujours publié dans la collection clairement nommée « Paradoxes » des éditions de Minuit. Récidive, sans toutefois se répéter. Car l’exploration concerne ici un phénomène inhérent à toute écriture et à toute pensée, et dont les nombreuses catégories peuvent se décliner à l’envi : « Le pastiche, la parodie, le travestissement burlesque, l’allusion, le plagiat », on en passe, sans compter ce qui relève de l’inconscient et des phénomènes « associés » tels que l’influence.
Paradoxes, disions-nous. Cela ne date pas d’aujourd’hui : « J’ai, avant tous les autres, porté de libres pas dans un domaine encore vacant. Mon pied n’a point foulé les traces d’autrui. […] Le premier, j’ai fait connaître au Latium les ïambes de Paros, imitant les rythmes et la vivacité d’Archiloque. ». Voilà ce qu’écrivait Horace dans ses Épîtres, et qui « commande une série de compromis incertains. », provoquant si l’on pousse loin la réflexion (ce qui est le cas) une sorte de vertige, en tout cas une instabilité constante. Tous les écrivains (et Maxime Decout s’appuie sur de multiples exemples, de l’Antiquité à nos jours, en passant bien sûr par Montaigne, La Fontaine, Chateaubriand, Flaubert, Proust, Gide, Joyce, Sartre…) « ont été amenés à confronter leur spontanéité mimétique au démon de l’originalité et aux démangeaisons de l’authenticité. ». Ils ont aussi mis en jeu les origines mêmes de l’acte littéraire ainsi que leur identité propre. « Car imiter, c’est s’engouffrer dans une zone de turbulence qui laboure les notions d’œuvre et d’auteur, puisque ce sont elles qu’on place facilement sous l’égide tyrannique de l’identité, de la singularité et de l’origine. ».
Pour ou contre l’imitation ? La question ne se pose pas vraiment, puisque tout écrivain, quelque original qu’il veuille être, est aussi un lecteur. Mais l’essai de Maxime Decout ne se contente pas du constat, ni de l’analyse des variations sur la question en fonction des périodes, des courants et des mouvements. En deux grandes parties (« Malaises dans l’imitation », « De l’imitation comme défi à l’imitation »), dans un style qui mêle avec bonheur didactisme, précision, objectivité, considérations personnelles, illustration abondante et complicité malicieuse (voir par exemple les titres de l’introduction et de la conclusion), l’auteur trace des itinéraires qui nous permettent de toucher, sur le chemin et au-delà du concept central d’imitation, des notions apparemment secondaires et en réalité importantes telles que celles de « supercherie littéraire », d’altérité (« Je est un autre »), de « plagiat par anticipation », d’« imitation réformatrice », de « communautarisme littéraire » ou encore celle, d’un intérêt majeur, de « mutualisme imitateur », qui, « pensé dans la durée, pourrait bien être aussi à l’origine de la cohésion stylistique et intellectuelle des mouvements littéraires ». Bref, n’ayons pas peur de l’imitation ; elle est là, constamment présente, et loin d’être négative ou honteuse, elle est constructive et constitutive de la chaîne créatrice : l’écrivain imite et est à son tour imité. Quoi de plus enviable pour lui de devenir à son tour un modèle ? C’est ainsi, finalement, que la littérature avance, faisant « d’un texte moderne un classique ».
Jean-Pierre Longre
09/03/2017 | Lien permanent
Au cœur de l’enquête littéraire
Maxime Decout, Pouvoirs de l’imposture, Les éditions de minuit, 2018
Et voilà la troisième partie de ce que l’on peut appeler une trilogie (provisoirement ? L’exploration n’est sans doute pas achevée). Après la mauvaise foi (En toute mauvaise foi, 2015) et l’imitation (Qui a peur de l’imitation ?, 2017), chez le même éditeur, Maxime Decout poursuit son enquête. En l’occurrence, une enquête avouée, revendiquée, quasiment policière, que l’essayiste partage avec le lecteur, dans son style alerte, narratif, imagé. Une fois n’est pas coutume, commençons par quelques lignes de l’épilogue : « S’il veut faire les choses dans les règles, le détective est tenu, pour achever le livre et couronner son intrigue, de nous réunir tous, suspects, coupables, témoins, adjuvants et lecteurs. Il doit revêtir un air grave, avec quand même une once de malice qui pétille dans le coin de l’œil, et parler d’une voix posée. Tous sont invités à se rassembler dans le petit salon, la bibliothèque ou toute autre pièce de taille convenable, et à s’installer sur des chaises, voire, pour plus de confort puisque la scène peut être passablement longue, sur des fauteuils. ». Les familiers d’Agatha Christie et consorts s’y retrouvent à l’aise, et attendent le fin mot de l’énigme.
Auparavant, Maxime Decout se sera livré avec suspicion aux investigations les plus fouillées sur les différents aspects de la littérature. Après avoir rappelé l’existence de héros imposteurs (le premier et l’un des plus notoires étant Ulysse, alias « personne ») et réuni quelques « larrons » qui « jouent » un rôle, il déroule en quelques chapitres bien ciblés enquêtes et contre-enquêtes, risque un rapprochement circonspect entre littérature et psychanalyse, au détriment de celle-ci (« son caractère réducteur ») : « Si la littérature triomphe de la psychanalyse, c’est que son maître mot est l’imposture inspirée et créatrice. ». Il faut dire que les trois instances romanesques traditionnelles (personnage, narrateur, auteur) se livrent à qui mieux mieux à cette imposture créatrice, car elles n’existent que par les mots, eux-mêmes porteurs d’un « langage falsifié et falsificateur » – et le roman policier en est le modèle le plus patent. Mais pas le seul. Une grande quantité d’écrivains sont ici convoqués, avec certains favoris : les plus suspects, ceux qui prêtent le plus souvent, le plus nettement le flanc aux « épineux problèmes » posés : Borges, Perec, Robbe-Grillet, Nabokov, Calvino, Queneau, Roubaud, Échenoz (sans parler de leurs ancêtres Sterne, Diderot, Poe…, ni de Nathalie Sarraute, mère du « soupçon »). La liste reste ouverte.
Qui est coupable ? L’auteur ? Le narrateur ? Le personnage ? La littérature elle-même ? Ou alors le lecteur, qui consent à « l’illusion romanesque », qui prend plaisir à se laisser tromper ? Eh bien, trahissons allègrement et sans scrupules – car ce qui compte dans l’histoire, ce n’est pas tant la solution que la démarche, le cheminement, pas à pas, de l’enquête. « Face à l’imposture, toute lecture est non seulement une enquête, mais aussi, virtuellement, ce qui désire l’imposture, ce qui se fait complice de ses astuces ou, pire, s’y adonne ».
Jean-Pierre Longre
15/02/2019 | Lien permanent
Impasses de la littérature ?
Maxime Decout, En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, Les éditions de Minuit, 2015
« La mauvaise foi est la chose du monde la mieux partagée. Elle se range de prime abord à côté des mensonges, haines, hontes, colères ou autres sentiments violents qui constituent la matière même de l’humain. ». Autrement dit, elle est « inscrite dans la structure même de l’être. ». D’emblée le lecteur est mis en condition, prévenu : les cinq chapitres du livre vont montrer que la littérature, l’une des formes esthétiques les plus fréquentées, l’un des modes d’expression les plus répandus, est une incessante manifestation de mauvaise foi.
Il ne faut pas, comme on le fait souvent, confondre mauvaise foi et mensonge. « La littérature ment », certes – la fiction et la poésie le font naturellement –, mais il s’agit ici de développer l’idée que quelles que soient les postures de ses acteurs, y compris celles des autobiographes, voire des « sincéromanes exaltés », le discours littéraire respire la mauvaise foi dans son fonctionnement, même lorsque celle-ci est reconnue, avouée. Il suffit d’« ouvrir le ventre du texte, [d’] ausculter sa circulation et sa respiration » pour le constater.
Maxime Decout ne s’en prive pas. Son essai n’a rien d’un pensum théorique : tous les constats, toute l'argumentation s’appuient sur les œuvres d’auteurs choisis, dont certains ont leur place naturellement désignée par le sujet (Montaigne, Rousseau, Stendhal, Dostoïevski, Leiris, Sartre, Blanchot, Sarraute, Perec…), mais dont d’autres sont sollicités d’une manière moins attendue, cependant pleinement convaincante (Madame de Lafayette, Molière, Zola, Mauriac, Queneau, la liste complète serait trop longue), et le recours au roman policier n’est pas négligé. Cela va, par exemple, jusqu’à une « querelle de la mauvaise foi » qui se joue en trois actes entre certains pratiquants et/ou théoriciens. Et en guise d’épilogue, une « petite histoire de (la) mauvaise foi » (remarquer la subtile et plaisante équivoque de la présence ou de l’absence d’article), qui nous mène du XVIIème siècle à nos jours, comme un vrai manuel littéraire.
Un essai ? Un traité ? Une histoire littéraire ? Oui à toutes les questions, mais aussi un dialogue avec le lecteur, dans lequel l’auteur n’hésite pas à se mettre en scène, jouant avec les références, les vrais-faux aveux (« Prenez donc garde, lecteur, de ne pas vous fier au texte que vous avez entre les mains »), les vraies-fausses questions (« Est-il possible d’envisager un personnage sans mauvaise foi ? Vous avez envie de répondre oui. Moi aussi ». Espoir ruiné dans les lignes qui suivent, bien sûr…). Et si les impasses sont implacablement constatées (par l’auteur, par le lecteur), l’étude du « paradoxe littéraire » ici déployée est une fine analyse, en général, de ce qu’est la littérature et, en particulier, de la « fécondité sans pareille qui innerve une multitude de trajets d’écriture. ».
Jean-Pierre Longre
29/12/2015 | Lien permanent
Perec, la réapparition
Georges Perec, Œuvres I et II, sous la direction de Christelle Reggiani, Bibliothèque de la Pléiade, NRF/Gallimard, 2017.
Claude Burgelin, Album Georges Perec, Bibliothèque de la Pléiade, NRF/Gallimard, 2017.
Une parution en Pléiade, c’est à la fois un moment et un monument. À plus forte raison en ce qui concerne Georges Perec – et Christelle Reggiani commence son introduction, « Un peintre de la vie moderne », en insistant sur la combinaison entre « l’éternel et l’éphémère » qui apparaît, par exemple, dans Les Revenentes, mais aussi un peu partout. L’écrivain lui-même voyait dans son oeuvre « quatre champs différents, quatre modes d’interrogation » : les interrogations « sociologique », « autobiographique », « ludique » et « romanesque ». Ce qui réfère par exemple, pour évoquer les œuvres les plus connues, aux Choses, à W ou le souvenir d’enfance, à La disparition et à l’Oulipo, à La vie mode d’emploi. On pourrait ajouter que toute l’œuvre est traversée par le « rapport à l’histoire » et par « la mise sous contrainte de l’écriture », dont les liens sont étroits. Cela dit, Christelle Reggiani complète ces quatre « champs » par « deux pôles contraires » dans l’écriture : celui de la « blancheur » ou de la « platitude » et celui de « l’hermétisme affiché de la poésie hypercontrainte ».
Voici qui découle de tout cela : l’œuvre de Perec est « profondément moderne », comme le furent celles de Rabelais ou Proust, et elle est devenue « classique », échappant au « flux temporel ». Justification, s’il en fallait une, des deux volumes de la Pléiade qui viennent de paraître, sous la direction, donc, de Christelle Reggiani, avec la collaboration de Dominique Bertelli, Claude Burgelin, Florence de Chalonge, Maxime Decout, Maryline Heck, Jean-Luc Joly et Yannick Séité. Depuis Les choses jusqu’à L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation, le lecteur a tout loisir de tenter d’épuiser les espaces et les lieux d’une œuvre dont le mode d’emploi relève du mystère et de l’infini, de l’artisanat et du labyrinthe, du jeu d’échec et du puzzle ; tout loisir de tenter de s’en souvenir et de jouer avec les éléments de construction qui la soutiennent. Avec cela tous les ingrédients d’une telle édition sont présents : textes scrupuleusement établis, notices et notes précises pour chaque ouvrage, appendices et « marges », chronologie, bibliographies…
Et pour parfaire l’ensemble, Claude Burgelin, qui a bien connu l’écrivain, signe un très bel Album Georges Perec. Selon le modèle du genre, la biographie de l’auteur est parsemée de photos, de documents qui ne peuvent laisser indifférent, car ils mettent en avant une autre sorte de dualité de l’homme et de son œuvre, résumée dans ce paragraphe : « Perec a fait s’écrouler de rire des milliers de lecteurs ou d’auditeurs. Sa verve, sa drôlerie, sa façon de rendre sublime l’art du calembour sont étincelantes. En même temps son œuvre est issue d’une des pires barbaries de l’Histoire. Perec ne l’a jamais laissé oublier. Il n’a cessé de réfléchir à ce que fut le crime nazi et aux catastrophes qu’il a provoquées. Sa manière de faire tournoyer la force du comique, de l’ironie, et la violence de la tragédie met en place un ressort d’une rare puissance. ». C’est ainsi que l’écriture absolument maîtrisée de Perec est aussi une écriture de l’émotion absolue.
Jean-Pierre Longre
En complément, une réédition récente :
Pierre Lusson, Georges Perec, Jacques Roubaud, Petit traité invitant à la découverte de l’art subtil du Go, Christian Bourgois éditeur, 1969, 2003, rééd. 2017
Un rival de la littérature
Né en Chine, introduit au Japon en l’an 735, le jeu de Go est à la fois « esthétique, polémique et cérébral ». Rival de l’art et de la littérature, il demande un bon entraînement et des facultés intellectuelles avérées, et a parfois remplacé, nous dit-on, la guerre elle-même. En tout cas, il paraît que l’attaque de Pearl Harbor et l’occupation du Pacifique par les Japonais relèvent de ce jeu. Duel mené à coups de pièces noires et blanches sur une sorte de damier (le Go Ban), le Go pourrait faire penser aux Dames ou aux Échecs ; non, nous disent les auteurs, c’est un jeu beaucoup plus subtil, consistant non pas à détruire les adversaires, mais à occuper le plus de terrain possible avec le minimum de pièces (ou pierres).
Évidemment, ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail des règles, du déroulement d’une partie, des tactiques possibles. Il suffit de renvoyer au livre lui-même, dont on pourrait croire à première vue que, pour un non initié, la lecture est ardue. Eh bien il n’en est rien... Ce « petit traité », réédition d’un ouvrage paru en 1969, est bien une « invitation à la découverte » : il se lit facilement, à condition qu’on se laisse entraîner peu à peu, en toute innocence, dans « l’art subtil du Go », et qu’on ne prétende pas à cette lecture seule devenir un expert ou un champion. En quatre chapitres, « Célébrations » (sorte d’historique facultatif mais plus qu’intéressant), « La règle » (où commencent les choses sérieuses), « Le jeu ; tactiques et stratégies élémentaires » (où l’élémentaire commence à être affaire de spécialistes), « Saturation » (où s’esquissent des comparaisons et considérations périphériques), Pierre Lusson, Georges Perec et Jacques Roubaud font pénétrer le jeu de Go dans nos esprits bornés par les échecs et dans un pays (la France) où il ne connaît pas le succès mérité. Et même si l’on n’entre pas dans tous les détails, on a l’impression de comprendre, et même, parfois, de devenir intelligent...
Évidemment encore, l’ouvrage n’est pas exempt de cet esprit oulipien qui guide les auteurs, dans leur perspective à la fois sérieuse et récréative. Aux définitions, aux éléments de tactique, au traitement des problèmes stratégiques, aux conseils décisifs se mêlent des intermèdes narratifs, des jeux verbaux, des imitations (un beau pastiche de Kipling), des allusions littéraires etc. Voilà qui contribue grandement au plaisir que nous éprouvons à lire ce livre, quel que soit notre passé, notre présent et notre avenir dans la pratique du jeu de Go. Et si celui-ci rivalise avec la littérature, n’hésitons pas à affirmer que ledit livre est autant une œuvre littéraire qu’un « petit traité ».
Jean-Pierre Longre
www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-de-la-P...
http://associationgeorgesperec.fr
17/07/2017 | Lien permanent
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