17/09/2013
« De l’autre côté du langage »
W. S. Graham, Les Dialogues obscurs / The Dark Dialogues, poèmes choisis traduits de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre. Introduction de Michael Snow, postface de Paul Stubbs. Black Herald Press, 2013.
William Sydney Graham (1918-1986) est considéré comme l’un des grands poètes britanniques du XXe siècle, mais n’avait jusqu’à présent jamais été publié en français (hormis quelques textes dans des revues). Les éditions Black Herald Press font donc œuvre salutaire avec ce volume bilingue de poèmes (bien) choisis. Selon Paul Stubbs, d’ailleurs, si cette publication est d’abord destinée à faire connaître cette œuvre aux lecteurs français, elle doit aussi permettre au poète « de se libérer de certaines comparaisons littéraires des plus superflues »… Propos quelque peu polémique mais pertinent, qui insiste sur le fait que la traduction est une mutation, une réadaptation de la poésie dans une langue différente, qui lui permet de sortir de son « insularité ». C’est en cela, aussi, que la confrontation des deux versions (anglaise et française) est bien venue.
L’ouverture et l’élargissement du travail poétique sont d’ailleurs revendiqués par Graham lui-même, dans ses « Notes sur une poésie de la libération » ici reproduites. Pour lui, « le poème est plus que l’intention du poète ». « Pour chaque individu il prend une vigueur nouvelle. C’est le lecteur qui le ramène à la vie et il participe à la transformation du lecteur ».
Fort de ces considérations, et de la présentation faite par Michael Snow (ami du poète, décédé trop tôt pour voir cette parution), le lecteur peut pénétrer dans le monde de W. S. Graham, se glisser peut-être « entre moi et cet environnement qui m’envahit de toute part », et composer avec l’apparente obscurité (que le titre du recueil ne dément pas) de certains textes, qui conduisent « de l’autre côté / Du langage ». Il s’agit d’être à l’écoute (« Je laisse ceci à ton oreille pour quand tu t’éveilleras »), de savoir être « réceptif » :
« Ces fragments que j’envoie voyager
Les reçois-tu ? Hélas,
Je ne le sais pas, ne sais pas davantage
Si l’on m’entend ici. ».
Alors, comme l’espère le poète, le lecteur « ramène » le sens des mots « à la vie » :
« Imagine une forêt
Une vraie forêt
Tu y marches et elle soupire
Autour de toi là où tu vas dans une profonde
Ballade à la frontière d’un temps
Où il te semble avoir déjà marché. ».
Laissons déambuler le poète, et tentons de marcher sur ses traces, chacun à son rythme, chacun à son pas.
Jean-Pierre Longre
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14/09/2013
La souffrance et l’espoir
Judith Martin, Chauve, La Taillanderie / Léandre, 2013
Judith Martin, originaire de Cluj, en Roumanie, a publié aux éditions Noir sur Blanc deux livres dont l’élaboration littéraire n’occulte pas la sensibilité (au contraire), et dont les protagonistes sont le père (Pli urgent, 2001) et la mère (Elle va parler, 2005). Avec Chauve, que son mari a mis tout son soin et toute son énergie à faire éditer, c’est le « Je » qui est au centre du récit, un « Je » dont l’espérance, qui donne sa « violence » aux dernières lignes (et au dernier chapitre, intitulé « L’Espoir »), n’a pu enrayer la force destructrice du cancer.
Le titre se réfère clairement à la chute des cheveux, symbole central de la maladie, de la souffrance et de la perte de soi : « Je devrais me dire que les cheveux ne sont qu’une parure extérieure à mon être. Non ! cela fait partie de moi-même. Leur perte constitue une blessure narcissique ! ». Ainsi, plusieurs épisodes tournent autour de cette préoccupation lancinante : la coiffure, la chevelure, la perruque, le chapeau – comme s’il y allait de la santé perdue ou retrouvée.
La santé, la douleur, le cancer… On aurait pu s’attendre à un récit morbide, mortifère, désespérant. Il n’en est rien. Comme le dit René Martin dans la préface, l’écriture permet à l’auteure de se prémunir, de « tenir [la maladie] à distance », de s’éloigner des « turpitudes du traitement et de l’angoisse du mal ». Il y a le travail narratif et descriptif, l’émotion des souvenirs, de l’affection, de l’amitié, de l’amour, il y a l’humour même, qui traverse et écorne sans vergogne la souffrance morale et physique, et la poésie : celle qui résulte du choix des mots, des phrases, celle qui émane des images évoquées, celle qui emplit la mémoire de la narratrice et les pages du livre : les comptines de l’enfance en Transylvanie, les vers d’Ana Blandiana, de Mihai Eminescu ou d’Attila József, ceux de Judith Martin elle-même, dont le fameux « Racines », qui évoque sa triple origine (roumaine, hongroise, juive) et sa foi en l’Europe – et qui clôt avec bonheur ce beau livre émouvant et courageux.
Jean-Pierre Longre
16:09 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : autobiographie, poésie, francophone, judith martin, éditions la taillanderie léandre, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |