28/06/2018
Récits venus du froid
Lire, relire... Véronique Bizot, Un avenir, Actes sud, 2011. Prix du style 2011. Rééd. Babel, 2018
Trois protagonistes en un seul se superposent : Paul le narrateur, Paul qui, à la demande de son frère jumeau, parcourt des centaines de kilomètres pour aller vérifier un robinet dans la grande maison familiale déserte, Paul qui se laisse aller, au cours de ce séjour solitaire et glacé, à des souvenirs aussi variés que surprenants. Avec lui, dans sa mémoire en alerte, ses cinq frères et sœurs aux prénoms scandinaves, héritages de leur mère : Odd l’artiste sans carrière, Harald l’aîné, avocat confirmé, Alina et Dorthéa, qui ont épousé sur le tard des hommes avec carrière et qui habitent un triplex monégasque, Margrete, qui ne doit pas être livrée à elle-même.
La trame est minimale : Paul, coincé par les chutes de neige dans la vaste maison, se chauffe et se nourrit tant bien que mal, se réfugiant le plus souvent dans le canapé paternel. Germent alors dans son esprit et sous la plume irrépressible et malicieuse de l’auteur des histoires qui nous mènent, avec lui, dans un passé proche ou lointain, dans des contrées familières ou inconnues. Il y a, par exemple, les lubies d’un Écossais tournant à l’accident de téléphérique, la jungle malaise se refermant sur le voyageur imprudent, les difficiles relations familiales… Il y a aussi l’aventure immédiate, un tracteur menant Paul au village où un enterrement l’accapare et où il redécouvre des bâtiments sans chaleur (piscine, prison, asile…), autres lieux d’enfermement et de malaise.
Sous le titre apparemment paradoxal, dont on ne saisit la portée qu’aux derniers mots, se succèdent sur un rythme implacable des phrases qui glissent comme naturellement les unes à la suite des autres, en des méandres enfiévrés. Contrepoints, harmoniques, variations sur des thèmes divers, prose rythmée… Chaque chapitre se déroule en mouvement symphonique, et chaque mouvement se relie au précédent et au suivant en un déroulé verbal que seule la comparaison musicale peut laisser entendre. Le style de Véronique Bizot, comme les impressions et souvenirs qu’il suscite, est un antidote au froid d’où émergent les récits.
Jean-Pierre Longre
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19/06/2018
Le toucher d’Échenoz
Jean Échenoz, Au piano, Les Éditions de Minuit, 2003, Poche « Double », 2018.
L’enfer, c’est la disparition des autres. Serait-ce une leçon possible de ce roman ? Et d’abord, y a-t-il une leçon ? Au bout du compte, non.
Commençons par le commencement. Un jour, du côté du Parc Monceau, deux silhouettes d’hommes, un grand et un petit, s’avancent en s’entretenant du chapeau que porte l’un deux (tiens, on dirait du Flaubert – Bouvard et Pécuchet – ou du Queneau, entre Le chiendent et Exercices de style)... L’un des deux hommes est le fameux Max Delmarc, dont nous, lecteurs, savons rapidement qu’il va bientôt mourir, ce dont il ne se doute pas lui-même : avantage donné au lecteur sur le personnage, et octroyé par un auteur omnipotent qui se joue des conventions romanesques et autres pactes de lecture. Ainsi pouvons-nous observer à loisir, avec un détachement qui n’exclut pas l’attachement, la vie et la mort du protagoniste.
Car là encore les lois du roman sont mises à mal : nous n’assistons pas à une « tranche de vie », mais à une tranche de vie et de mort. Max Delmarc connaît les affres du trac (qu’il tente de noyer dans l’alcool) et les triomphes de la virtuosité. Cela ne l’empêche pas de vivre une petite vie ordinaire, entre son impresario, son garde du corps / surveillant Bernie, une sœur présente mais peu visible, et son travail quotidien d’entraînement artistique. Petite vie pianissimo, qui recèle pourtant sa chimère, sa petite fleur bleue à la Novalis – en l’occurrence une certaine Rose, ancien amour de jeunesse jamais déclaré mais toujours présent, dont il poursuit la silhouette improbable et fugitive au cours d’irraisonnables trajets en métro. Nous le savons – et lui n’en avait qu’un inconscient avant-goût, en jouant par exemple deux mouvements de Janácek, « Pressentiment » suivi de « Mort » – cette vie sans exaltation va brusquement s’interrompre, et Max va se retrouver dans un « Centre » dirigé par un certain Béliard (diable bien présentable qui a un homonyme dans Les grandes blondes, où l’on rencontrait aussi Paul Salvador, nouveau nom imposé à Max Delmarc...) ; centre-purgatoire où se côtoient Doris Day (une belle grande blonde plus accessible que Rose) et Dean Martin, et où Max séjourne une semaine avant d’être dirigé vers l’une des deux éternités possibles (« zone parc » ou « zone urbaine » – les tickets de métro ont une importance particulière dans le roman).
Une « divine comédie », avec purgatoire et descente aux Enfers ? Plutôt une « humaine comédie ». La vie avant, la vie après, finalement c’est tout comme ; la mort ne change pas grand-chose, et Max / Paul en fait l’expérience ni amère ni heureuse ; travail, amours, séparations, désillusions, les choses se répètent, sans véritable désespoir ni enthousiasme excessif.
Le relief d’Au piano se bâtit sur l’occupation principale du protagoniste, la musique, à laquelle malgré tout et sans en avoir l’air il tient par-dessus tout, et sur la manière dont est narrée sa vie quotidienne. Le toucher particulier, incisif, percutant, étonnant parfois d’Échenoz est bien là, avec le vagabondage (urbain) dans la syntaxe, les surprises de dernière minute, la distance à la fois ironique et familière, les clins d’œil au lecteur qu’il n’hésite pas à prendre à partie : « Vous, je vous connais, par contre, je vous vois d’ici ». Et nous, pouvons-nous vraiment connaître Jean Échenoz ? Je veux dire ses livres. Nous les lisons, nous les analysons, avec délectation, avec aussi la petite irritation de celui qui sent qu’il y a bien des choses là-dedans, qu’il n’arrive pas à saisir complètement et qu’il doit laisser pour la prochaine fois. C’est le propre de la littérature.
Jean-Pierre Longre
08:30 Publié dans Littérature, Littérature et musique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, jean Échenoz, les Éditions de minuit, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
11/06/2018
Lyon contestataire
Vincent Porhel et Jean-Luc de Ochandiano (sous la direction de), Lyon 68. Deux décennies contestataires, Lieux Dits Éditions, 2017
Lorsqu’on évoque les révoltes lyonnaises, on pense d’abord à celles des canuts qui, même si elles appartiennent à un passé relativement lointain, ont marqué durablement l’histoire de la ville. L’ouvrage dirigé par Vincent Porhel et Jean-Luc de Ochandiano remet en mémoire un passé plus proche, avec l’intention de « retisser la toile de la mobilisation sociale dans une moyenne durée (1958-1979), autour de l’explosion de mai-juin 1968 ». Ce n’est pas un simple rappel, mais une véritable reconstitution, photos et autres documents en grand nombre à l’appui, de la période indiquée. Car les « événements » de mai n’ont pas éclaté par hasard, sur terrain vierge. Dans un ordre clairement chronologique, les auteurs et leurs collaborateurs tracent les grandes étapes qui ont jalonné les deux décennies : la mise en place, le développement, le dynamisme des forces politiques et sociales dans les années 1950-1960 ; les prémices et l’éclatement des événements, jusqu’aux élections de juin ; l’atmosphère conflictuelle, la politisation, les luttes sociales, la désindustrialisation, le « maintien d’une combativité ouvrière » dans les années 1970…
Les grandes étapes, certes, mais en entrant dans tous les détails significatifs, qui ne sont pas considérés comme des parenthèses anecdotiques, mais dans la perspective globale du récit historique. Par exemple l’immigration massive due, dans les années 1950, à la croissance industrielle et au besoin de main-d’œuvre, les effets locaux de la guerre d’Algérie, les changements successifs dans l’action syndicale, l’émergence de l’extrême-gauche (trotskistes, maoïstes, anarchistes) et du PSU, les combats sociétaux (féminisme, mouvements homosexuels, légalisation de l’avortement…), la réorganisation de l’Université etc. ; autre exemple plus ponctuel mais tout aussi significatif, la légende et la vérité concernant la mort du commissaire Lacroix, le 24 mai sur le Pont Lafayette. Et, amis lyonnais et les autres, savez-vous ce que furent « le groupe Eckart » ou « la communauté de Moulinsart » ? Ce qu’est et ce que fut « la Maison des Passages » ? Vous souvenez-vous de la grève des PTT à l’automne 1974, de l’occupation de l’église Saint-Nizier par les prostituées en 1975, des méfaits terroristes de la « branche lyonnaise » d’Action directe, du « conflit Teppaz » ?
Tout cela, et bien d’autres choses encore, contribue à bâtir une œuvre narrative, descriptive, historique parfaitement documentée, illustrée d’une manière abondante et vivante, une œuvre qui non seulement remet les faits en mémoire, mais les contextualise, les explore, leur donne vie, et explique clairement l’évolution de la société, avec ses répercussions sur notre époque, dans notre région et dans la ville de Lyon. « Lyon, la belle endormie, jalouse de son isolement, s’est découverte densément connectée à un contexte national et international mouvant et tourmenté, que ce soit lors des répliques de l’agitation parisienne ou par la conscience, de la part de sa jeunesse, d’un destin commun, qui, à Lyon comme ailleurs, a pris les traits de l’aspiration révolutionnaire. ». Nous avons affaire à un véritable travail de recherche historique approfondie mis à la disposition du grand public ; pas seulement de ceux qui ont participé ou assisté à ces événements, mais aussi (et surtout ?) des jeunes générations. Et, nec plus ultra, Lyon 68 est un (très) beau livre, à conserver précieusement.
Jean-Pierre Longre
Avec les contributions de Lilian Mathieu, Sophie Béroud, Jean-François Cullafroz, Gilles Boyer, Arthur Grosjean, Jacqueline Ponsot, Josiane Vincensini.
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02/06/2018
« Quarante ans d’explorations et de débats »
Philippe Lecarme, Pour la passion d’écrire, un espace de liberté. Les ateliers d’écriture, L’Harmattan, 2017
Qu’est-ce qu’un atelier ? Un lieu où l’on travaille, seul ou à plusieurs, d’une manière artisanale (l’atelier du menuisier) ou artistique (l’atelier du peintre). Le terme s’est étendu à bien des domaines, incluant au passage, outre une construction grammaticale directe (atelier pâtisserie, atelier aquarelle etc.), le volontariat et le plaisir. Effet de mode ? Si c’est le cas pour certains, l’atelier d’écriture a la vie dure, et c’est tant mieux. Philippe Lecarme en témoigne magistralement, après au moins « quarante ans d’explorations et de débats », au cours desquels il a beaucoup lu et beaucoup pratiqué, comme participant et animateur.
Son livre est fondé à la fois sur la recherche et l’expérience, et se veut « utile aux enseignants » et « aux animateurs d’ateliers », « puisque, écrit-il, je n’ai cessé de faire le va-et-vient entre ces deux domaines de pratiques ». Livre foisonnant, qui fait le tour de la question, l’analyse, la synthétise, l’illustre abondamment, le tout sur un ton qui n’exclut ni la critique ni les options personnelles (parfois « à rebrousse-poil »), ni même les petits plaisirs de l’humour légèrement corrosif. Des exemples ? « Dans bien des cercles et clubs de poètes, se rassemblent des dames sensibles quoique opulentes et des messieurs à crinières ; on y écoute poliment les ébauches d’autrui avant de confier au groupe ses propres merveilles. Qui dit poésie dit fleur bleue et petits ruisseaux, émotions tendres et délicates. Je veux bien. Mais il y a tout de même Lautréamont, Aubigné, Artaud, Michaux et quelques autres sires bien peu affables. ». Ou encore : « Rien ne semble plus facile que de “raconter sa vie”. Eh bien, essayez donc ! » ; et de bondir sur cette formule : « Écrire de soi ne va pas de soi ».
Cela dit, c’est du sérieux, du très sérieux même. L’ouvrage dépasse sans doute les autres ouvrages sur les ateliers d’écriture, parce qu’il tient compte de tous, et est le fruit d’une pratique de longue haleine. Je ne me risquerai pas à le résumer ; simplement à dire que la pratique s’appuie sur une réflexion théorique et sur des références multiples, ainsi que sur les travaux des participants (« écrivants », « scripteurs » ?), qui sont les appuis les plus sûrs et les plus divers (collégiens, lycéens, étudiants, adultes consentants et volontaires, publics spécialisés – ou spéciaux). Dans la jungle des références et des expériences, l’auteur tente de frayer, pour lui et pour nous, des chemins larges et rassurants, et il y parvient. Il questionne l’écriture à contraintes, les rapports entre écritures personnelle et collective, entre création, émotions et thérapies, et tient des propos décisifs sur les écritures autobiographiques (à lire absolument : la section intitulée « Quatre-vingt-quinze propositions, regroupées par thèmes », qui réunissent le concret, le pédagogique et le mode d’emploi, à partir de la page 296), sur la nouvelle (à lire tout aussi absolument : les « fiches » sur ce genre et les exemples donnés, à partir de la page 337), sur la poésie et les tentatives fluctuantes pour la caractériser. Bref, en parlant des ateliers, Philippe Lecarme parle de la littérature, d’une littérature pour tous, éloignée de l’élitisme des « coteries » (qu’il dénonce dans un juste aparté sur le mépris dans lequel d’aucuns tiennent le « Off » d’Avignon, ne rendant compte que du festival officiel). Pour lui, « la délimitation entre œuvres légitimes et productions mineures n’a cessé d’être instable et polémique », et les ateliers – en tout cas pour les personnes qui désirent s’y adonner et qui y prennent plaisir – permettent de ressentir, en toute simplicité, « l’infinie complexité » de l’écriture littéraire.
Jean-Pierre Longre
15:48 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, francophone, philippe lecarme, l’harmattan, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |