2669

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/10/2019

Haletant

Roman, Allemagne, Max Annas, Belfond, Jean-Pierre LongreMax Annas, Enfer blanc, traduit de l’allemand par Mathilde Sobottke, Belfond, 2019

C’est un banal incident de la vie quotidienne. Moses, jeune étudiant qui vient d’aider son professeur à trier ses livres, s’apprête à rejoindre sa petite amie quand il tombe en panne de voiture. Batterie de téléphone déchargée. Il ne lui reste plus qu’à aller chercher de l’aide derrière de hauts murs qui bordent la route. Il arrive à se faufiler par le portail d’entrée, et commence à parcourir la résidence dans laquelle il se trouve. Mais voilà… Nous sommes en Afrique du Sud, et Moses est noir. Certes, l’apartheid est officiellement aboli depuis de nombreuses années, mais le racisme est toujours présent dans l’esprit et les réactions de certains blancs plus enclins à manier la matraque qu’à utiliser les ressources de la réflexion et de l’empathie. Pour corser le tout, un couple de cambrioleurs a pénétré dans la même résidence et a commencé à visiter des maisons et à y voler des objets précieux.

Tout s’enclenche. Des espèces de miliciens locaux ont repéré Moses, des habitants ont constaté le vol de leurs bijoux – et une folle poursuite commence pour le jeune homme, qui utilise toutes ses ressources physiques et mentales pour échapper à une troupe de plus en plus nombreuse, puis à la police, tandis que les cambrioleurs, qui ont fait une découverte macabre, tentent de se cacher de dangereux malfrats et de la police… Bref, le récit, de plus en plus oppressant, met en scène victimes, bourreaux, coupables, innocents, habitants, employés de maison, dans le contexte d’un quartier réservé à une certaine classe sociale et ultrasécurisé – pas tant que cela tout compte fait, puisqu’au prix d’une grande habileté et d’efforts désespérés on peut s’y cacher… « Moses fonça à travers la haie, l’épaule la première. Son tee-shirt se déchira sur le côté. Il marcha à quatre pattes jusqu’à l’ombre de la maison suivante. Pas le temps de regarder plus attentivement. Derrière la maison, une autre rue. Maintenant, ils allaient patrouiller partout, il ne pourrait plus rester longtemps à découvert. Il se dirigea à l’arrière de la maison. Il ne comptait plus le nombre de maisons derrière lesquelles il s’était faufilé en catimini. ».

Tout cela se passe en quelques heures – unité de temps –, dans un périmètre très circonscrit – unité de lieu –, et l’action progresse vers un tragique sanglant dont on ne dévoilera pas ici le dénouement. Une progression quasiment théâtrale, ou cinématographique, qui fait alterner les focalisations (Moses, les cambrioleurs, les poursuivants…) en brefs chapitres au souffle aussi court que celui du fuyard ; et la noirceur du propos est renforcée par le contexte d’un pays que l’auteur connait bien, dans lequel les relations humaines sont loin d’être apaisées, et où la haine absurde et la violence raciste sont encore monnaie courante. Un roman haletant, à tous points de vue.

Jean-Pierre Longre

www.belfond.fr

08/10/2019

Retrouver les traces de l'essentiel

Patrick Modiano, Nos débuts dans la vie, Gallimard, 2017

Lire, relire... Souvenirs dormants, Gallimard, 2017, Folio 2019

Malgré les errances urbaines qui sillonnent ses livres, malgré la fugacité des personnages et des événements, Patrick Modiano ne laisse pas au pur hasard le soin de bâtir ses récits en forme de puzzles à trous. « Je tente de mettre de l’ordre dans mes souvenirs. Chacun d’eux est une pièce de puzzle, mais il en manque beaucoup, de sorte que la plupart restent isolées. Parfois, je parviens à en rassembler trois ou quatre, mais pas plus. Alors, je note des bribes qui me reviennent dans le désordre, listes de noms ou de phrases très brèves. Je souhaite que ces noms comme des aimants en attirent de nouveaux à la surface et que ces bouts de phrases finissent par former des paragraphes et des chapitres qui s’enchaînent », écrit-il dans Souvenirs dormants.

Théâtre, Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongreMarque de cette volonté de guider la construction littéraire : la parution simultanée d’une pièce de théâtre, Nos débuts dans la vie, et d’un récit, Souvenirs dormants, qui se complètent mutuellement et se répondent l’un l’autre. Le même protagoniste, Jean, dont les bribes de vies relatées dans les deux ouvrages ressemblent à ce que l’on sait de l’auteur, avec ses « débuts » dans la littérature, des épisodes biographiques qui en rappellent d’autres, le réveil de « souvenirs » qui ont quelque chose à voir avec un passé plus ou moins connu.

Nos débuts dans la vie est un livre tout entier occupé par le théâtre : dans sa forme bien sûr, mais aussi dans l’art de mettre le genre en abyme : Jean, écrivain débutant, dialogue avec Dominique, qui joue dans La Mouette de Tchekhov (et dont la présence justifie le « nous » du titre) ; de la loge de Dominique, on peut entendre ce qui se passe sur la scène. Dans le théâtre voisin, la mère de Jean joue une pièce de boulevard. Rivalités, jalousie, surveillance et menaces de l’amant de la mère… On pourrait être en plein mélodrame à suspense. Mais il y a la mémoire, les jeux de lumière, la poésie des dialogues, et ce mélange de rêve et de réalité particulier à la prose de Modiano, et qui ici nous fait sortir du cadre du théâtre pour nous mener vers un « hors-scène » onirique : vers la pièce de Tchekhov (et aussi L’inconnue d’Arras d’Armand Salacrou), et vers des lieux parisiens : « Nous marchons tous les deux dans différents endroits de Paris… Nous ne parlons pas, mais je sais qu’elle m’a reconnu… Nous longeons les lacs du bois de Boulogne, et même nous prenons la barque jusqu’au Chalet des Îles… Nous ne disons pas un mot et, dans mon rêve, cela me semble naturel… ».

théâtre,roman,francophone,patrick modiano,gallimard,jean-pierre longre

Théâtre, Roman, francophone, Patrick Modiano, Gallimard, Jean-Pierre LongreCes mots pourraient figurer dans Souvenirs dormants, qui relate une série de rencontres féminines que le narrateur, Jean, toujours lui, a faites dans sa jeunesse, et dont il retrouve les traces souvent fugaces dans sa mémoire et dans ses carnets. Rencontres rassurantes, presque maternelles, sur lesquelles plane l’ombre occulte du guide spirituel Gurdjieff, ou rencontres inquiétantes et mystérieuses mêlant Jean à un meurtre. Rencontres récurrentes aussi, réveillant des souvenirs qui, effectivement, dormaient. Tout cela permet quelques constats sur soi-même, frisant l’auto-analyse : « Au cours de cette période de ma vie, et depuis l’âge de onze ans, les fugues ont joué un grand rôle. Fugues des pensionnats, fuite de Paris par un train de nuit le jour où je devais me présenter à la caserne de Reuilly pour mon service militaire, rendez-vous auxquels je ne me rendais pas, ou phrases rituelles pour m’esquiver […]. Aujourd’hui, j’en éprouve du remords. Bien que je ne sois pas très doué pour l’introspection, je voudrais comprendre pourquoi la fugue était, en quelque sorte, mon mode de vie. Et cela a duré assez longtemps, je dirais jusqu’à vingt-deux ans. ». Là encore, aux souvenirs se mêlent les rêves, dont certains sont précisément rapportés.

Souvenirs réels, souvenirs rêvés… Patrick Modiano continue à fouiller méthodiquement le passé afin de retrouver les traces de l’essentiel.

Jean-Pierre Longre

www.gallimard.fr

www.folio-lesite.fr

01/10/2019

Une année particulière

Roman, francophone, Roumanie, Irina Teodorescu, Flammarion, Jean-Pierre LongreIrina Teodorescu, Ni poète ni animal, Flammarion, 2019

Carmen I., la narratrice, est née en 1979, comme Irina Teodorescu. Comme elle, elle avait dix ans lors de la fameuse « révolution » qui a chassé et liquidé le couple de tyrans qui verrouillait le pays. Maintenant avocate à Paris, Carmen apprend la mort de celui qu’elle appelait le « Grand Poète », ou « Ma Terre », qui l’appelait « Ma Fugue » et jouait un grand rôle non seulement dans sa vie à elle, mais aussi dans celle de la Roumanie, puisque, journaliste et dissident politique, il tenait une place non négligeable dans le pays nouvellement débarrassé des Ceauşescu (surtout de cette « présidente qui avait fait de son mari un homme dépendant. »).

Alors elle se souvient de l’époque où elle était la « Petite Xénoppe » de sa mère, et son récit déroule les événements qui vont de mars 1989 à février 1990, en prenant appui sur trois générations de femmes : Dani, la grand-mère, que l’on connaît par les « notes informatives » de l’hôpital psychiatrique où elle est périodiquement suivie et interrogée ; Ema, ou Em, la mère, qui se confie régulièrement à des K7 qu’elle enregistre à l’intention d’une amie exilée en Amérique ; et Carmen, donc, qui à dix ans vivait la vie d’une écolière roumaine, séjournait parfois à la montagne, et même écrivait des poèmes dans l’esprit politique du temps, dont l’un à la gloire du Parti, qui « avait remplacé Dieu et était, on nous l’avait assez martelé, notre père à tous » - poème qui lui valut les félicitations de « la camarade maîtresse ». Mais on le sait, la fin de l’année 1989 fut d’une tout autre teneur, avec les événements sanglants que connut le pays – coup d’État ou Révolution, ou moitié-moitié ? Les discussions s’animent entre Carmen et le Grand Poète. « Je lui expliquais alors que les événements de 1989 avaient été à la fois une révolution et un coup d’État, que je le savais grâce à mon point de vue distancié ; que les gens comme lui, j’entendais originaires du même pays, ne pouvaient accepter, tant d’années après, que la révolution avait été en même temps un coup d’État, que les gens comme lui – et comme ma mère, ajoutais-je pour le rassurer – se sentaient dépossédés de leur histoire dès qu’on évoquait cette hypothèse double. ».

Ni poète ni animal n’est pas un récit historique ou autobiographique. Ces deux aspects y sont certes contenus. Mais c’est avant tout un roman poétique, ou, disons, qui poétise le passé personnel et collectif, sans recourir à l’illusoire linéarité que l’on attribue aux souvenirs. Construction élaborée qui tient compte de la complexité de la mémoire, de ses allées et venues, de la distance qu’elle entretient avec les événements – distance qui n’occulte pas le tragique, mais qui n’exclut pas l’humour, même morbide. Il faut lire par exemple le récit de cette journée de Noël 1989, où le cochon familial fut tué, « nettoyé et découpé », tandis qu’étaient fusillés « la dictatrice et son mari »… D’où la résolution de la fillette : « Avant de m’endormir, je me promis de manger le plus de cochon possible. ». Les bêtes, d’ailleurs, cochon, renard, éléphant et beaucoup d’autres, tiennent une place prépondérante dans le mécanisme de la narration. Et Carmen/Irina, dans le style plein de surprises qui n’appartient qu’à elles deux, de conclure en évoquant « Ma Terre » qui l’incitait à se « repoétiser » : « Je choisis mon camp : ni poète ni animal, mais les deux réunis. ».

Jean-Pierre Longre

https://editions.flammarion.com