18/11/2013
« Ce que l’homme fait, l’homme le détruit »
Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome, Actes Sud, 2012, Babel, 2013.
Prix Goncourt 2012
C’est au rythme de messages spirituels délivrés par Saint-Augustin que Jérôme Ferrari relate l’histoire d’une famille, entre la naissance et la mort de Marcel Antonetti, le grand-père, qui non seulement ouvre et clôt le roman, mais lui donne une empreinte photographique indélébile. Ascension et décadence, va-et-vient dans le temps (de 1918 à nos jours) et dans l’espace (la Corse, le continent, l’Afrique), le petit groupe représente l’entière humanité qui, croyant à la bénédiction durable, se voit condamnée par la malédiction à laquelle sont vouées les constructions terrestres, selon le sermon de l’évêque d’Hippone.
Cela dit, si la philosophie sous-tend la narration, celle-ci ne se prend ni pour une dissertation, ni pour une leçon de morale, ni pour un traité spirituel. Elle tourne autour de plusieurs pôles, dont le principal est le café d’un village corse repris par deux amis étudiants en philosophie, Matthieu, petit-fils de Marcel, et son ami Libero ; ils veulent faire du bistrot à l’abandon un lieu de bonheur, une espèce d’abbaye de Thélème – et il le sera pendant quelque temps, avant de sombrer dans la tragédie, violence et débauche conjuguées. Les autres membres de la famille et leurs satellites ont eux aussi leurs histoires plus ou moins autonomes, comme Aurélie, sœur de Matthieu, qui, justement, prend part en Algérie aux fouilles visant à retrouver la cathédrale d’Augustin.
Tout avance, tout se bâtit, tout se délite dans une prose qui elle-même avance, se bâtit, se délite sur un vide porteur, comme si les phrases elles-mêmes, cahoteuses et escarpées, ne reposaient que sur une force stylistique illusoire, vouée à la chute. Un balayage verbal dont la dynamique mime la bourrasque qui balaie l’univers humain. « La terre est secouée avec tous ses habitants », dit le psaume de l’office des ténèbres du Jeudi saint, dans l’église du village comme partout dans le monde.
Jean-Pierre Longre
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23/08/2011
Brisures et vérités
Nancy Huston, Lignes de faille, Actes Sud / Leméac, « Un endroit où aller », 2006. J'ai lu, 2011. Prix Fémina 2006.
Quatre récits, quatre enfants de six ans différents et réunis par une ligne dont les brisures s’ouvrent peu à peu aux yeux du lecteur. Avec Sol (« Solly, Solomon »), petit garçon américain à part entière, rêvant sur Internet de puissance et d’éternité, imaginant qu’il « contrôle et possède chaque parcelle du monde », commence le parcours généalogique ascendant d’une famille reliée par quelques points d’ancrage – un grain de beauté, une poupée que se disputent violemment deux femmes âgées redevenues petites, un « vieux nounours tout râpé »…
L’exploration se poursuit avec Randall, le père de Sol, que l’on retrouve à six ans entre un père dramaturge au creux de son inspiration et une mère obsédée par ses recherches sur le Mal et les « fontaines de vie », lieux où les nazis concentraient pour les « germaniser » des enfants volés dans les pays occupés. Celle-ci, Sadie, est passée à l’âge de six ans du « parfum de tristesse » quotidien ressenti entre ses grands-parents à l’agitation réjouissante et désordonnée de la vie d’artiste menée par sa jeune mère. Finalement, c’est cette dernière, Erra (ou Kristina ou AGM), héroïne du quatrième récit, qui imprime sa marque sur tous les épisodes, en pointillés incisifs puis par la découverte de ses propres origines, donc de celles de la famille entière.
Itinéraire temporel sur plus d’un demi-siècle de bouleversements et de conflits entre 2004 et 1944, Lignes de faille est aussi un itinéraire spatial entre l’Amérique moderne et l’ancienne Europe, en passant par Israël. A travers des récits de vie individuels et familiaux, c’est la destinée du monde d’aujourd’hui qui est le véritable enjeu de la narration. C’est l’Histoire vécue de l’intérieur, dans la tension d’un mouvement chronologique inversé, à la recherche d’une authenticité dont seuls les enfants, dans leur lucide naïveté, semblent capables : « En les écoutant je repense à cette idée de théâtre et me demande si au fond le gens ne passent pas leur temps à jouer des rôles, non seulement lors des mariages mais tout au long de leur existence : peut-être qu’en conseillant ses fous grand-papa joue le rôle d’un psychiatre et en me frappant avec la règle Mlle Kelly joue le rôle d’une méchante prof de piano ; peut-être qu’au fond d’eux-mêmes ils sont tous quelqu’un d’autre mais, ayant appris leurs répliques et décroché leurs diplômes, ils traversent la vie en jouant ces rôles et il s’y habituent tellement qu’ils ne peuvent plus s’arrêter ».
Ce que se dit la petite Sadie, c’est souvent ce qu’on se dit non seulement à la lecture d’un roman, mais aussi à l’observation de la société des hommes. Lignes de faille est un roman qui, au-delà de l’habileté de la construction, de l’expressivité des soliloques enfantins, de la cruauté de certains passages, de la tendresse de certains autres, tente de mettre au jour les vérités nichées au plus profond des âmes et des corps.
Jean-Pierre Longre
16:25 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, nancy huston, actes-sud, leméac, j'ai lu | Facebook | | Imprimer |