14/04/2024
L’art, l’amour, les échecs
Antoine Choplin, Partie italienne, Buchet/Chastel , 2022, Points, 2023
Gaspar, artiste en vogue amateur d’échecs (le jeu) et d’anagrammes (autre jeu), a quitté Paris, ses contraintes, ses mondanités et ses sollicitations (notamment celles, toujours pressantes, de son agente Amandine), pour se réfugier à Rome, où il passe beaucoup de son temps Campo de’ Fiori, au pied de la statue de Giordano Bruno, à affronter pacifiquement ceux qui veulent bien jouer une partie d’échecs avec lui.
Ceux, et celles. Un jour s’assoit face à lui une jeune femme qui s’avère être une redoutable adversaire, avec laquelle les rencontres vont se renouveler au-delà du jeu, se transformant peu à peu en rencontres amoureuses. Si Gaspar est venu à Rome pour se changer les idées, elle, Marya, est venue de son pays, la Hongrie, pour le vin (elle est œnologue), et surtout pour retrouver les traces de « feuilles de parties » d’échecs jouées par son grand-père, Simon Papp, mort à Auschwitz après y avoir été obligé de disputer des parties avec l’un de ses geôliers, Achill Flantzer. « Ces feuilles de parties, reprend Marya, sont le seul écho qui puisse nous parvenir de ses derniers mois au camp. De ses dernières semaines. Jours même, qui sait. Les coups qu’il a joués à ce moment-là, comme des paroles ultimes. Des messages dans une bouteille jetée à la mer juste avant le naufrage. »
La recherche dans laquelle elle entraîne Gaspar, et qui passe par le Vatican, les mène chez un ermite des Abruzzes et va aboutir à une ultime partie disputée en pleine nuit, à la lueur des bougies, au pied de la statue de Giordano Bruno, avant la séparation du couple. Mais Gaspar n’en a pas fini avec le philosophe victime de l’inquisition, qui va faire l’objet d’une performance artistique spectaculaire en plein Paris figurant « l’émerveillement, la révolte ». Ajoutons à cela l’amour, puisqu’il est, avec l’art et les échecs, au cœur de ce roman à la fois ludique et grave, multiple et singulier.
Jean-Pierre Longre
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16/04/2017
Les leurres et la vérité de Terezin
Antoine Choplin, Une forêt d’arbres creux, La fosse aux ours, 2015, Points, 2017
Terezin, trop fameuse localité, dont les nazis firent un ghetto, un camp de concentration, un lieu de transit vers l’extermination. Parmi beaucoup d’autres, y fut détenu Bedrich Fritta, dessinateur et caricaturiste tchèque, ainsi que sa femme et son petit garçon. Les geôliers, connaissant ses talents, le chargèrent, avec une quinzaine d’autres prisonniers, de dessiner les plans du futur crématorium et d’autres éléments de prétendue amélioration du lieu, donc de faire en quelque sorte leur métier malgré eux, ce qui leur valut « une joie presque, secrète et immobile, surplombant les parois du ghetto, réduisant à néant, le temps d’une seconde, les tragédies. ».
De ce dilemme monstrueux, de cette très relative liberté de façade, Antoine Choplin rend compte avec une fine délicatesse et une cruelle vérité. Le récit commence et finit avec des arbres (d’où le titre), des arbres à la fois bien présents et symboliques de la souffrance, des « corps décharnés », de l’enfermement (juste derrière les ormes évoqués au début passe « la clôture de fils de fer barbelés ») et de l’illusion. Car l’apparente douceur que recèlent les quelques instants fugitifs de lumière et de liberté est un leurre, comme ce qui se fabrique dans le ghetto à l’annonce d’une visite de la Croix-Rouge : façades, couleurs, décorations cachant l’angoisse et l’atrocité de la vie quotidienne, la faim, la douleur, les convois, l’épuisement, la mort.
Or Bedrich et ses compagnons ne veulent pas être uniquement les instruments des bourreaux nazis. Ils comptent témoigner. C’est pourquoi la nuit ils réinvestissent l’atelier où, la journée, ils obéissent aux commandes. En cachette, ils se consacrent à « la représentation de la réalité, sensible et nue. ». Chacun à sa manière dessine « la vérité de Terezin », pour qu’à l’extérieur on sache ce qui s’y passe vraiment.
C’est sur cette vérité que s’appuie l’auteur pour construire son récit. Tout y est conforme à la réalité, dans un style qui fait de cette réalité à la fois une narration romanesque et un questionnement existentiel et artistique, conforme aux réflexions de Bedrich : « Le talent du peintre réside-t-il dans la force et la justesse de sa contribution personnelle, ou, à l’inverse, dans une capacité de retrait afin de mieux se consacrer à la vérité, ses détours, ses irisations ? ». Malgré le drame, et au-delà des mensonges et des souffrances, au-delà de la mort même, subsistent ces « irisations » de la vérité.
Jean-Pierre Longre
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14/01/2016
Des lettres pour comprendre
Antoine Choplin, Hubert Mingarelli, L’incendie, La fosse aux ours, 2015
Après la guerre qui a ensanglanté l’ex-Yougoslavie, l’un est resté à Belgrade, l’autre s’est exilé en Argentine. Celui-ci est revenu quelque temps dans son pays pour enterrer son père, et ils se sont revus à cette occasion, ont évoqué des souvenirs, dont celui de Branimir, le troisième compagnon qui, va-t-on apprendre, est mort.
Mais leur conversation n’est pas allée très loin. Jovan, de Belgrade, et Pavle, de Puerto Madryn, finissent par s’écrire, et ce sont leurs lettres qui reconstruisent le passé, celui de la guerre contre la Croatie, et plus particulièrement celui d’un épisode dramatique dont ils ont été les acteurs. Dramatique, noir, maudit – et c’est cette malédiction qui fait obstacle à la parole et à la mémoire. C’est donc par l’écrit, un écrit dans lequel le non-dit va peu à peu laisser transparaître les aveux, dans lequel la limpidité va éclore dans l’obscurité, dans lequel le pathétique va prendre l’ascendant sur le tragique, que la vérité va se faire.
Durant le conflit, les trois jeunes hommes se sont vu confier par leur chef la mission d’aller fouiller une maison – qui est finalement devenue le lieu du drame que Jovan et Pavle ont en vain tenté d’oublier, tant la noirceur des hommes peut être aveuglante. Cependant de leurs aveux épistolaires vont naître non seulement la honteuse vérité, mais aussi une lueur d’espoir en l’âme humaine, dans sa complexité. Et de cette complexité, Antoine Choplin et Hubert Mingarelli font un récit dont la progression à la fois simple et minutieusement dosée, lettre par lettre, structure l’attente du lecteur, qui petit à petit apprend à connaître le passé des deux amis. Dans une prose simple et harmonieuse, rythmée par les scrupules, les réticences et les questions qui n’en sont pas vraiment (l’absence de points d’interrogation est significative), une prose collant aux préoccupations et aux sentiments des protagonistes, L’incendie est un récit qui, exempté des grands effets de style et de la rhétorique superflue que l’on trouve parfois dans les ouvrages relatifs à ce genre d'événement, suscite l’émotion et donne à méditer sur les conséquences bouleversantes de la guerre.
Jean-Pierre Longre
18:40 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, récit, épistolaire, francophone, antoine choplin, hubert mingarelli, la fosse aux ours, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |