14/04/2024
L’art, l’amour, les échecs
Antoine Choplin, Partie italienne, Buchet/Chastel , 2022, Points, 2023
Gaspar, artiste en vogue amateur d’échecs (le jeu) et d’anagrammes (autre jeu), a quitté Paris, ses contraintes, ses mondanités et ses sollicitations (notamment celles, toujours pressantes, de son agente Amandine), pour se réfugier à Rome, où il passe beaucoup de son temps Campo de’ Fiori, au pied de la statue de Giordano Bruno, à affronter pacifiquement ceux qui veulent bien jouer une partie d’échecs avec lui.
Ceux, et celles. Un jour s’assoit face à lui une jeune femme qui s’avère être une redoutable adversaire, avec laquelle les rencontres vont se renouveler au-delà du jeu, se transformant peu à peu en rencontres amoureuses. Si Gaspar est venu à Rome pour se changer les idées, elle, Marya, est venue de son pays, la Hongrie, pour le vin (elle est œnologue), et surtout pour retrouver les traces de « feuilles de parties » d’échecs jouées par son grand-père, Simon Papp, mort à Auschwitz après y avoir été obligé de disputer des parties avec l’un de ses geôliers, Achill Flantzer. « Ces feuilles de parties, reprend Marya, sont le seul écho qui puisse nous parvenir de ses derniers mois au camp. De ses dernières semaines. Jours même, qui sait. Les coups qu’il a joués à ce moment-là, comme des paroles ultimes. Des messages dans une bouteille jetée à la mer juste avant le naufrage. »
La recherche dans laquelle elle entraîne Gaspar, et qui passe par le Vatican, les mène chez un ermite des Abruzzes et va aboutir à une ultime partie disputée en pleine nuit, à la lueur des bougies, au pied de la statue de Giordano Bruno, avant la séparation du couple. Mais Gaspar n’en a pas fini avec le philosophe victime de l’inquisition, qui va faire l’objet d’une performance artistique spectaculaire en plein Paris figurant « l’émerveillement, la révolte ». Ajoutons à cela l’amour, puisqu’il est, avec l’art et les échecs, au cœur de ce roman à la fois ludique et grave, multiple et singulier.
Jean-Pierre Longre
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26/03/2023
Des icônes trop humaines ?
Metin Arditi, L’homme qui peignait les âmes, Grasset, 2021, Points, 2022
Avner, 14 ans, aurait pu poursuivre sans anicroches sa vie de jeune pêcheur juif dans la ville d’Acre, entre ses parents et sa cousine Myriam avec laquelle il découvre la sensualité amoureuse. Ce ne sera pas le cas. Au hasard de ses livraisons de poissons, il fait la connaissance d’Anastase, moine orthodoxe et peintre d’icônes, et ainsi naît la vocation d’Avner : il va devenir un « écrivain d’icônes » (puisque c’est ainsi qu’il faut dire, selon le dogme) ; pour cela, en cachette de sa famille, il va se convertir au christianisme, même s’il n’a pas la foi, tout en croyant « en la beauté, en celle des icônes, en la consolation qu’elles offraient. »
Nous sommes au XIème siècle, en un pays et à une époque où cohabitent Juifs, Chrétiens et Musulmans. Avner se situe au point de jonction des trois religions. Juif d’origine, peinte d’icônes orthodoxes, il se met à parcourir le pays avec Mansour, marchand musulman plein de sagesse, et va se rendre compte qu’au-delà des rites et des règles, c’est la foi en l’humain qui prime. Pourtant ce n’est pas ce que son maître Anastase lui a enseigné, et c’est ce qui lui est reproché : « Tu as peint des êtres humains, alors que tu aurais dû écrire la pensée du Christ. Tu es dans le blasphème. »
Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, l’exceptionnel talent d’Avner lui vaut une célébrité qui fait converger vers son atelier nombre de pèlerins dont il « écrit » le portrait en icônes dépassant, surpassant les canons religieux. Il va même jusqu’à faire le double portrait, face positive, face négative, d’un croisé venu de Bourgogne, le dissuadant ainsi de poursuivre sa conquête sanguinaire. Jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il en soit violemment empêché, et bien que privé de moyens, il poursuit la mission qu’il s’est donnée. « D’un trait de pinceau, Avner captait une âme, et de ses icônes épurées émanait une spiritualité jamais atteinte jusque-là. » Et Metin Arditi, en menant ce conte à la fois historique, séduisant et pittoresque, décrit la manière dont le bonheur peut se révéler à travers la peinture des âmes.
Jean-Pierre Longre
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11/03/2023
Violences familiales et sombre passé
Lire, relire... Arnaldur Indridason, Le mur des silences, traduit de l’islandais par Éric Boury, Métailié, 2022, Points 2023
Konrad, ancien inspecteur opiniâtre et tourmenté, va mener une double enquête qui le plongera dans un sombre passé. Certes, il n’est pas officiellement habilité à faire ces investigations, qui vont lui attirer la méfiance des éventuels témoins, et même l’hostilité de ses anciens collègues, mais il va passer outre les contrariétés, voire la légalité.
La première affaire concerne la découverte d’un squelette emmuré dans la cave d’une maison où plusieurs occupantes antérieures se sentaient mal à l’aise, avec parfois le sentiment d’étouffer – ce qui n’étonne pas Eyglo, amie de Konrad un peu médium, un peu magnétiseuse. Ce qui s’est passé entre les membres d’une famille ayant naguère habité cette maison va peu à peu se dévoiler, d’une manière de plus en plus terrible. La seconde affaire tient plus à cœur à Konrad : il s’agit du meurtre de son père, il y a bien longtemps, devant une entreprise de fumoirs à viande. L’assassin n’avait pas été retrouvé, et plus personne ne se posait de questions ; mais comme Konrad, qui avait menti lorsque, enfant, il avait été interrogé par la police, en est venu à être soupçonné, ainsi que sa mère, il décide de reprendre l’enquête, au moins pour se disculper. Il faut dire que le père, délinquant et alcoolique, particulièrement violent avec les siens, avait fait subir des sévices inavouables à sa fille, et que la police pense à une vengeance familiale.
Alors qu’il pourrait profiter un peu de sa retraite, Konrad, tenace et obstiné, va passer son temps entre ces deux meurtres lointains, interrogeant le plus de monde possible, poussant les témoins ou leurs enfants dans leurs retranchements, se fâchant avec certains d’entre eux, et même avec son propre fils, plongeant dans les turpitudes humaines, les relations malsaines et les atmosphères glauques, ce qui n’est pas fait pour le libérer de ses obsessions. Arnaldur Indridason, comme toujours, sait entretenir le suspense, faisant monter tour à tour l’angoisse et l’espoir en ménageant une savante alternance entre le passé et le présent, entre les actes et les pensées, entre la cruauté et la sensibilité humaines, et entre les deux affaires qui, étrangement parallèles, ont peut-être quelque chose à voir l’une avec l’autre. Un grand art du polar, avec un protagoniste qui, défauts et qualités mêlés, pris par ses mensonges et dévoré par sa recherche de la vérité, a tout pour rester très humain.
Jean-Pierre Longre
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26/07/2022
Mystérieux champion
Paul Fournel, Anquetil tout seul, Le Seuil, 2012, éditions Points, 2013, rééd. Points 2021, puis 2022.
Le jeune Paul a eu beau, tout au long de son enfance et des routes parcourues sur deux roues, se prendre pour son champion préféré (souvenons-nous, il y avait deux clans bien marqués, celui, plus populaire, des Poulidor et celui, plus élitiste, des Anquetil), jamais il n’a réussi jusqu’à présent à percer les mystères de celui pour qui « l’essentiel se joue dans la solitude ».
« Petit cycliste, j’avais des idées claires sur ce que devait être un champion. Elles étaient si claires que je les consignais dans un cahier d’écolier parmi les photos que je découpais dans les journaux et collais dans un ordre qui n’appartenait qu’à moi. Ce cahier était à la fois mon Panthéon et mes Commandements ». Devenu grand, Paul doit pourtant se poser les questions essentielles, résumées par le titre du chapitre central, « À quoi marche Anquetil ? » : à l’exploit, à l’amour du vélo, à l’argent, à la douleur, à la drogue, à la générosité ? À tout cela sans doute, ce qui le rend d’autant plus « énervant » qu’il reste très secret.
Paul Fournel, qui s’y connaît en vélo, sportivement, pratiquement, théoriquement et littérairement (voir Besoin de vélo, Méli-vélo etc.), livre dans Anquetil tout seul des réflexions qui ne doivent rien à l’hagiographie (même si Anquetil est devenu, comme d’autres et plus que d’autres, une légende, celle-ci n’occulte en rien les défauts humains qui ne lui ont pas été épargnés), rien à la complaisance, rien au moralisme, beaucoup tout de même à l’admiration inséparable de l’autobiographie. Des réflexions, et des variations : ce livre est la partition d’une cantate qui suit les rythmes variés d’une combinaison instrumentale élégante et indicible : l’homme et la bicyclette.
Jean-Pierre Longre
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18/04/2022
Rouge et noir
François Médéline, L’ange rouge, La manufacture de livres, 2020, Points, 2022
Le cadavre défiguré, tailladé, émasculé, crucifié, orné d’une orchidée, descendant la Saône sur un radeau éclairé par des torches, n’est que la première manifestation d’une série de meurtres qui ont toutes les apparences d’un rituel. Vengeances ? Règlements de comptes ? Coups de folie ? Ouvrages méticuleusement préparés par un tueur en série ? Le commandant Alain Dubak, enquêteur borgne et narrateur scrupuleux, va mener avec son équipe une enquête difficile, sanglante, mouvementée, avec un souci d’efficacité dont l’urgence repousse parfois les limites de la légalité.
Une équipe à la fois éclectique, dévouée et pittoresque, la plus originale du lot étant sans conteste celle que l’on surnomme « Mamy », amatrice boulimique de sucreries, pseudo-voyante à ses heures, dont l’apparente apathie cache une lucidité hors pair ; il y a là, aussi, Joseph, Laurent, Abdel, Thierry, Franky, Véronique la confidente de Dubak, Monique Chabert la psychologue – un attachant échantillon du genre humain. Tout ce monde se disperse sur les traces piégées du tueur et se retrouve régulièrement pour faire le point à « Fort-Apache », le siège de la PJ lyonnaise. Remontées dans le passé, arrestations erronées, arrivisme forcené du commissaire Giroux, prêt à fausser l’enquête pour satisfaire ses ambitions, incursions dans le monde de l’anarchisme radical et de l’extrême-droite fasciste, dans l’univers des artistes, sans oublier la pression médiatique… Les obstacles et fausses pistes ne manquent pas. Tout se passe à Lyon et dans les environs (mis à part quelques hors-scène du côté d’un terrible passé américain), une ville des années 1990 que l’on explore dans la diversité de ses quartiers, dans ses moindres recoins – jusque dans les traboules et même les « arêtes de poisson », réseau d’obscurs souterrains jadis creusés avec régularité par on ne sait qui dans la colline de la Croix-Rousse.
L’ange rouge est un roman très noir, d’une noirceur sanglante soulignée par l’écriture particulière de François Médéline. Un style percutant, voire brutal, d’une violence mimant en quelque sorte celle que vivent les personnages – victimes, enquêteurs, suspects. À aucun moment on ne risque de s’ennuyer, mais il faut s’accrocher pour ne pas succomber à la frayeur, à l’horreur même. Un thriller haletant à souhait.
Jean-Pierre Longre
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13/03/2022
Roman noir dans l’hiver blanc
Ragnar Jónasson, La dernière tempête, traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün, Éditions de La Martinière, 2021, Points, 2022
Ce roman est à la fois le dernier et le premier de la trilogie La dame de Reykjavík, puisque l’auteur avait commencé par la dernière enquête de Hulda Hermansdóttir (La dame de Reykjavík), poursuivi avec L’Île au secret, dont l’action se déroule quinze ans auparavant, c’est-à-dire en 1997 ; et nous voici encore dix ans en arrière (1987-1988) avec La dernière tempête… Nous retrouvons donc Hulda, en proie à ses problèmes familiaux et à ses scrupules de policière, et renouons avec l’art du suspense savamment entretenu par Ragnar Jónasson.
Noël 1987. Dans une ferme complètement isolée du lointain Est islandais, en pleine tempête de neige bloquant tout accès au village le plus proche, un couple reçoit la visite inopinée et inquiétante d’un homme au comportement étrange. Électricité et téléphone coupés, Erla et Einar, qui se demandent comment l’homme a pu parvenir jusque-là (il prétend s’être perdu au cours d’une partie de chasse entreprise avec des amis, ce qui leur paraît invraisemblable), vont vivre une tragédie dont les tenants et aboutissants ne seront révélés qu’à la fin de l’histoire. Sans compter qu’une autre question se pose : où est Anna, leur fille, dont ils attendaient la visite pour le réveillon ?
Février 1988. Hulda, confrontée à un drame familial dont il a été question dans le premier volume de la trilogie, et qui a enquêté tant bien que mal et sans résultat probant sur la récente disparition d’une jeune fille, est envoyée sur les lieux de la tragédie du couple Erla-Einar. Dans la ferme, on a découvert les cadavres du mari et de la femme, visiblement assassinés il y a plusieurs semaines, au moment de Noël (puisque les préparatifs de la fête sont restés en place), et on se met à chercher, dans le gel et la neige, des traces du meurtrier. D’autres surprises macabres attendent les enquêteurs, et des rapprochements vont s’opérer.
La structure du roman est révélatrice de l’habileté narrative de Ragnar Jónasson. L’alternance des récits, des points de vue, des lieux, des périodes est propice à un suspense auquel le lecteur ne peut pas échapper. Il y a, certes, l’intrigue – ou plutôt les intrigues, prenantes et angoissantes à souhait –, mais il y a aussi la manière de mener ces intrigues, une manière qui relève davantage du roman noir que du roman policier classique. L’auteur a prouvé, par la diversité de ses œuvres, qu’il est un maître dans les deux domaines. Avec, ici, comme pour mettre en relief la noirceur du roman, le blanc pénétrant de l’hiver tourmenté.
Jean-Pierre Longre
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27/01/2022
Du poison et des cadavres
Sophie Chabanel, L’emprise du chat, Le Seuil, 2020, Points, 2021
Léa Bernard, 23 ans, est découverte morte empoisonnée à son domicile. Visiblement, la jeune femme, dépressive, vivait seule et dans une absolue discrétion, consacrant scrupuleusement son temps à son travail intérimaire d’hôtesse d’accueil et à des ouvrages de broderie. Étonnant pour la commissaire Romano, son adjoint Tellier et accessoirement l’adjudant Clément, qui découvrent, renseignements pris, que Léa était « la jeune miraculée du vol AFI 587 », seule rescapée d’une catastrophe aérienne survenue au-dessus de l’Atlantique. Y aurait-il un lien entre ce crash et l’assassinat ? Les suppositions vont bon train, jusqu’au moment où l’on apprend que la victime a passé du temps à Genève comme hôtesse d’accueil d’une exposition prétendument pédagogique de cadavres plastinés.
La commissaire et son acolyte se rendent donc sur place, et découvrent peu à peu, outre les agréments de Genève et de son lac en été, un certain nombre d’éléments suspects concernant l’origine des cadavres exposés. Léa Bérard aurait-elle fait des découvertes dans le « marché du cadavre » qui se trame entre Chine, Russie, Europe (spécialement Genève et Annecy) ? L’enquête prend des dimensions insoupçonnées auparavant. « D’un côté, une demande qui explose, de l’autre, une offre qui stagne : c’est comme ça que naissent les circuits d’approvisionnement clandestins. ».
Malgré le côté macabre de l’intrigue (un autre assassinat va d’ailleurs avoir lieu), c’est avec un grand plaisir que nous retrouvons les personnages de Sophie Chabanel : Romano, qui, tout en étant harcelée par sa sœur en instance de divorce, ne vit que pour son travail mais ne dédaigne pas quelques plaisirs passagers, et qui est affublée d’un chat supplémentaire tout aussi destructeur que son comparse ; Tellier, ses scrupules, ses enfants et son moralisme rigide qui n’empêche pas son efficacité ; le divisionnaire Bertin, dont Romano moque volontiers le carriérisme forcené… L’emprise du chat est un polar au suspense prenant, à l’humour lucide, tantôt léger tantôt sans concession, aux allusions politiques claires et à l’engagement moral percutant. Une bonne lecture pour les frissons de l’âme, la détente de l’esprit et la moralisation de la conscience.
Jean-Pierre Longre
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28/12/2021
Pâques mortelles en pays froid
Ragnar Jónasson, Sigló, traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün, Éditions de La Martinière, 2020, Points, 2021
Dans la tranquille bourgade de Siglufjördur (pour simplifier : Sigló), à l’extrême nord de l’Islande, l’inspecteur Ari Thór doit enquêter sur la mort suspecte (suicide ? accident ? meurtre ?) d’une toute jeune fille, Unnur, visiblement tombée d’un balcon. Nous sommes à la veille du week-end de Pâques, et Ari doit justement accueillir sa femme et son petit garçon venus de Suède pour ces quelques jours de congé – et voilà que les retrouvailles vont être gâchées… Les péripéties de l’enquête vont se mêler aux difficultés familiales.
L’enquête, justement : « Tout portait à croire que la jeune fille s’était jetée dans le vide. Tout portait à croire que son seul objectif avait été de quitter ce monde. Pour lui, c’était la conclusion la plus simple. Mais compte tenu des dires de la mère, une enquête approfondie s’imposait. » Ari, avec l’aide plus ou moins empressée de son second, Ögmundur, et grâce aux conseils de son ancien mentor, suit plusieurs pistes ouvertes par ses soupçons et par quelques personnages qui l’alertent : la mère de la victime, qui justement ne veut pas croire au suicide, un couple âgé et un jeune historien occupants de l’immeuble au pied duquel le corps a été retrouvé, un vieux pensionnaire de maison de retraite et les propriétaires de celle-ci, des camarades de classe de la jeune fille… Dans cette localité dont presque tous les habitants se connaissent, et où les touristes affluent pour les sports d’hiver, les investigations de l’inspecteur ne sont pas simples, les indices minimes, les hypothèses nombreuses.
Il est vrai que le lieu et l’atmosphère sont propices aux mystères : le froid, la neige, les coupures d’électricité, la tempête rebuteraient n’importe qui. Mais Ari supporte stoïquement tout cela, même si ses problèmes conjugaux viennent périodiquement le perturber. Il évolue presque à l’aise entre les écueils et mène scrupuleusement ses recherches, écoutant en particulier avec attention Salvör, la mère d’Unnur, et ne se contentant pas des apparences. « Tandis qu’il affrontait le vent saisissant du nord et les flocons qui tourbillonnaient autour de lui, Ari se demanda si l’enquête avait vraiment été résolue, comme il le croyait. Avait-il commis une erreur ? Tiré de mauvaises conclusions ? Que voulait lui dire Salvör, qu’est-ce qui pouvait bien être aussi urgent ? Tout s’était passé si rapidement. Cela ne faisait que quatre jours que le corps d’Unnur avait été retrouvé. » Ses questionnements laissent le champ libre aux surprises finales – marques d’un vrai polar à suspense.
Jean-Pierre Longre
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15/12/2021
La solitude d’une fleur bleue
Chloé Delaume, Le cœur synthétique, Le Seuil, 2020, Points, 2021. Prix Médicis 2020
« C’est l’histoire d’une fleur bleue qu’on trempe dans de l’acide. Adélaïde Berthel, c’est une femme comme une autre. Qui, à quarante-six ans, entend sonner le glas de ses rêves de jeune fille. » Une femme d’aujourd’hui, féministe et moderne, qui retrouve régulièrement un groupe d’amies partageant entre elles leurs problèmes sentimentaux, professionnels, existentiels – la « sororité » peut être un réconfort, mais ce n’est pas la panacée. Féministe et moderne, donc, mais, après plusieurs déboires amoureux, elle rêve de trouver enfin l’homme avec lequel elle partagera la deuxième partie de sa vie. Les tentatives sont peu concluantes. La « fleur bleue » devient « peur bleue », la « femme comme une autre » devient « faille comme une autre ».
Histoire banale d’une solitude mal assumée ? Cela se pourrait. Mais dans ce domaine, il n’y a pas de banalité. La plume de Chloé Delaume fait du destin d’Adélaïde un cas particulier, et nous suggère qu’en la matière chaque cas est bien particulier, chaque cœur aussi : « C’est le cœur d’Adélaïde, le héros de cette histoire. C’est lui qui cogne et saigne, exige et se déploie. C’est lui qui fait le deuil, englouti par le vide. » Car Adélaïde, elle, la femme de quarante-six ans, a par ailleurs d’autres vies : vie amicale, vie professionnelle : attachée de presse dans une importante maison d’édition, « passeuse », « elle doit aussi gérer les écrivains », ce qui s’accompagne de toute une série de contraintes, de déceptions, de mensonges, et ce qui donne l’occasion à l’autrice de savoureuses pages satiriques sur le monde de l’édition, rivalités et exigences commerciales, batailles d’égos et d’images…
Le cœur synthétique n’est pas un roman sentimental. Ou s’il l’est d’une certaine manière (car oui, il y a du sentiment), il donne volontiers dans l’humour satirique (on l’a vu) et inventif (voir notamment les titres imaginaires de livres qu’Adélaïde a à défendre, comme Papa n’aime pas ses chrysanthèmes, Le Vagissement du minuteur, J’habite dans mon frigo etc.). Surtout, c’est un roman musical et poétique. Chaque chapitre a pour titre celui d’une chanson, et se lit comme une strophe ou un poème, avec reprises incantatoires et ce que Raymond Queneau (auteur entre autres des fameuses Fleurs bleues) appelait des « rimes de situation » (retour de personnages, d’événements ou de phrases, avec variation minimales). Sans compter que Chloé Delaume donne volontiers dans la prose rythmée, souvent en alexandrins (ou presque). Un exemple : « Elle se dira : Cet homme est hors de ma portée. Son cœur sera capable, alors, de l’oublier. C’est qu’il a tant vieilli, le cœur d’Adélaïde. Il accepte le réel, il sait se protéger. Il ne veut plus saigner, se préfère encore vide. » Humour, musique, poésie, le tout sur fond de quête amoureuse et de solitude. Voilà de quoi faire un roman original, vrai et beau. C’est réussi.
Jean-Pierre Longre
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21/11/2021
Un lourd héritage
Jean-Paul Dubois, La succession, Éditions de l’Olivier, 2016, Points, 2017, rééd. 2021
En lisant ce roman de Jean-Paul Dubois, vous saurez tout sur la pelote basque et la vie des « pelotari » professionnels de Miami, leurs maigres salaires et la « grande grève » qu’ils menèrent en 1988. Vous saurez tout sur la Triumph Vitesse MK2, sur la Karmann Ghia, sur le dernier des quaggas, ces drôles de zèbres, sur le prétendu « complot des blouses blanches » fabriqué par Beria à la mort de Staline, sur la tentative d’assassinat de Roosevelt par le maçon Zangara, sur les hespérophanes et sur bien d’autres choses encore, dont l’art de se suicider.
À part le dernier point, ce n’est pas l’essentiel, loin s’en faut, mais cela fait partie du tout romanesque. L’auteur a l’art de raconter des histoires ébouriffées tournant autour d’un axe solide, généralement un personnage prénommé Paul, menant ce qui est pour lui une vie normale, pour d’autres une vie étrange. « Qu’est-ce qui cloche chez toi ? », comme le répète régulièrement son amie Soraya au protagoniste de La succession. Paul Katrakilis, médecin sans patients et surtout joueur de pelote basque, se souvient des quatre années où il fut « un homme profondément heureux, comblé en toutes choses », entre 1983 et 1987. Il exerçait alors le seul métier qui lui plaisait, vivait en parfaite harmonie avec un petit chien qu’il avait sauvé de la noyade, jouissait de la solide amitié d’Epifanio, pelotari comme lui, était tombé sous le charme d’une splendide norvégienne en pleine maturité, menait avec jubilation sa Karmann sur les routes de Floride et son vieux petit bateau le long des côtes…
Quatre années qui durent s’interrompre pour un retour à Toulouse, dans la grande maison pleine des fantômes familiaux. Un lourd héritage pèse sur Paul : les suicides de son grand-père, paraît-il ancien médecin de Staline, de sa mère et de son oncle qui ne pouvaient se passer l’un de l’autre, enfin de son père… Ce père médecin qui avait prévu que son fils prenne sa suite. C’est ce que Paul va se risquer à faire : rouvrir le cabinet Katrakilis, recevoir et visiter les malades, en une « succession » qui ira plus loin que ce qu’il avait pensé. « J’avais 44 ans, la vie sociale d’un guéridon, une vie amoureuse frappée du syndrome de Guillain-Barré et je pratiquais avec application et rigueur un métier estimable mais pour lequel je n’étais pas fait. ». Un métier qui le conduira jusqu'au partage des secrets de son père.
Jean-Paul Dubois sait réunir dans un même mouvement narratif l’humour et le désespoir, sait superposer le bonheur d’exister et le malheur de vivre, la chaleur humaine et la méchanceté des hommes. La succession le prouve brillamment.
Jean-Pierre Longre
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07/05/2021
Une année désarticulée
Lire, relire… Jean-Paul Dubois, Les accommodements raisonnables, Éditions de l’Olivier, 2008. Points, 2009, rééd. Points, 2021
Le titre est presque une redondance, et il résonne dans le livre d’échos multiples : comment s’accommoder « raisonnablement » des aléas de l’existence ? Paul Stern – l’anti-héros favori de Jean-Paul Dubois – est confronté à des difficultés conjugales et familiales. Sa femme Anna souffre de dépression, son père, naguère patriarche rigide, va devenir un galopin septuagénaire et sacrifier à la mode bling-bling, les enfants et petits-enfants vivent leur vie.
Alors, comment raison garder ? En pédalant 31,4 kilomètres par jour dans la campagne toulousaine ? Surtout, en sautant sur l’occasion de s’évader vers Hollywood pour y écrire un scénario aussi vain que convenu. Abandonnant Anna à sa maison de repos, son père à sa nouvelle épouse et à sa nouvelle jeunesse, Paul va connaître l’existence artificielle des milieux cinématographiques, chez ces étranges Américains adeptes « de religiosité spongieuse, de verroterie spirituelle, de macédoine sociale », qui croient qu’un champignon saumâtre peut changer la vie, et pour qui le mensonge vaut bien la réalité. C’est là, dans les bureaux de la production, qu’il rencontre le sosie d’Anna, de 30 ans plus jeune, en la personne de Selma Chantz, avec laquelle il se surprend à retrouver sa jeunesse, ou à faire semblant.
Tout se bouscule, jusqu’à la perte de soi : « Comme si la réalité ne valait plus la peine d’être vécue. Comme si la vie véritable pouvait être remise à plus tard et que l’on m’enjoignait, illico, de sauter dans les tramways de la fiction, de jouir du divertissement perpétuel. Comme si je devais suivre la cadence des algorithmes, ne plus effleurer cette terre, perdre le contact avec le sol de ma mémoire, oublier d’où je venais et vers quoi je tendais ». Le scénario de Désarticulé (c’est le titre du film, qui va si bien aux personnages) se forgera tant bien que mal, et Paul finira par s’en sortir, au prix d’efforts éprouvants. L’histoire (enfin, l’auteur) fait bien les choses : tout se passe au moment où, aux USA, les scénaristes mènent une grève dure et où, en France, arrive au pouvoir un petit homme incarnant la toute-puissance de l’argent, de l’inculture et de la vulgarité, un « vrai baltringue », inaugurant son règne par « cette soirée de gougnafiers et de gandins, cette piteuse nouba fondatrice de la République de la gaudriole ». La satire n’est pas gratuite : dans ce rapprochement entre France et Amérique, ce sont bien les nuages de la poudre aux yeux et les rouages de l’artifice qui sont ici dénoncés.
De cette année « désarticulée », Paul Stern retiendra que la vigilance reste de mise. S’accommoder, certes, mais ne pas sombrer dans l’illusion. « Il me fallut un certain temps pour comprendre que ma famille venait de vivre une année singulière, une période que nous n’avions jamais connue jusque-là et qui nous avait tous amenés à nous enfuir droit devant nous, pareils à des animaux qui détalent devant un incendie. […] L’origine de cette étrange épidémie rôdait quelque part en nous-mêmes. Les accommodements raisonnables que nous avions tacitement conclus nous mettaient pour un temps à l’abri d’un nouveau séisme, mais le mal était toujours là, tapi en chacun de nous, derrière chaque porte, prêt à ressurgir ». Pas de méprise toutefois : Jean-Paul Dubois ne nous fait pas la morale, ne nous donne pas une leçon absolue d’existence. Au lecteur de se faire ses propres idées, tout en se ménageant le plaisir que l’on éprouve à lire un roman bien articulé.
Jean-Pierre Longre
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05/04/2021
Comique existentiel
Jean-Paul Dubois, Parfois je ris tout seul, Points, 2021
Le titre l’atteste : Jean-Paul Dubois a dû bien s’amuser en écrivant ces mini-textes (une page chacun au maximum) parus initialement en 1992 chez Robert Laffont, puis en 2007 aux éditions de l’Olivier. C’est un fait : on rit franchement à la réponse que font les parents (la mère surtout) à la question sur les raisons qui font que les chiens se montent dessus et restent collés l’un à l’autre, au dialogue de deux mécanos évoquant Picasso en se disputant sur la couleur d’un manche de tournevis, à des souvenirs culinaires et bien écœurants de cantine d’école religieuse, ou à des propos de comptoir du genre : « T’es vraiment le cousin du pape ? » Et on apprécie à juste titre certaines surprises finales, par exemple dans la confrontation d’un rêve ou d’un fantasme à la réalité, ou dans la réponse acerbe à une question : « Tu me demandes ce que je voudrais ? Ce que j’attends de toi ? Qu’au moins une fois dans notre vie, tu te comportes comme un être humain. »
Mais comme souvent chez l’auteur, la plaisanterie cache des réflexions et des états d’âme plus profonds qu’il n’y paraît. Le tragique n’est pas toujours loin, lorsqu’il s’agit de dire que « la vérité c’est une chose avec laquelle il ne faut pas rigoler. » Et surtout, les questions existentielles forment une trame régulière, en rapport avec les sensations physiques et la maladie : « Je suis toujours tendu, anxieux. […] J’ai l’impression que quelque chose grésille en moi, la sensation d’avoir la poitrine remplie de hannetons. » Et lorsqu’on s’interroge sur la santé des mouches, on se doute qu’il s’agit de celle des humains. En rapport aussi avec le sentiment amoureux, souvent déçu. Peut-on être heureux ? Oui, si l’on en croit le destin de cet homme (« mon père ») qui se transforme en gitan (sur une remarque de sa femme) en achetant une « Chevrolet Bel Air Power Glide 1957, noire, pavillon blanc », ou si l’on apprécie avec le narrateur de rouler tranquillement au volant de sa voiture et de s’allumer une cigarette…
Il y a donc le choix. Chacun peut se promener à sa guise et à sa façon dans cette forêt livresque, glaner çà et là telle ou telle bribe, y voir de l’humour, de l’inquiétude, de l’insolite, des problèmes irrésolus, des réponses improbables, du plaisir, du bonheur, du malheur… Avec toujours dans un coin de la tête cette question qui clôt une page commençant par « T’as aucune morale » : « Le problème avec toi, c’est qu’on sait jamais quand tu déconnes. »
Jean-Pierre Longre
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Quinze ans avant
Ragnar Jónasson, L’île au secret, traduit de l’anglais, d’après l’islandais, par Ombeline Marchon, éditions de la Martinière, Points, 2021
Outre la littérature policière, Ragnar Jónasson a une spécialité : la remontée du temps. Le premier volet de sa trilogie La Dame de Reykjavik commençait par la dernière enquête de Hulda. Le second, dont l’intrigue se déroule quinze ans auparavant (1997), la conduit même à reconsidérer une enquête pour un meurtre qui est survenu encore dix ans avant (1987), et qui forme la première partie de L’île au secret. De main de maître, l’auteur mène le lecteur, dans le sillage de son héroïne, d’une période à l’autre, d’une région à l’autre, le long les ramifications qui relient les événements entre eux.
Il y a eu la mort suspecte d’une jeune femme, Klara, qui, avec un groupe d’amis d’enfance, était venue faire un bref séjour sur une île déserte au large de la côte Sud de l’Islande. Dix ans avant, il y avait eu le meurtre d’une autre jeune femme, Katla, dont on apprend qu’elle faisait partie du même groupe d’amis. Les deux affaires sont-elles liées ? Les investigations de Hulda vont lui permettre de répondre à la question, et de confondre les manœuvres de Lỷdur, un collègue qui est devenu son supérieur hiérarchique. Cela grâce au revirement d’un policier local qui va revenir sur son témoignage. « Ils avaient peut-être trouvé l’assassin de Klara. Et aussi celui de Katla. Si c’était le cas, réalisa Hulda, le plus grand triomphe de Lỷdur au sein de la police se transformerait d’un coup de baguette magique en échec retentissant. »
Parallèlement, on ne peut que s’intéresser à la vie solitaire de Hulda, qui après la mort de sa fille et de son mari, s’oublie dans le travail, non sans se poser des questions à propos de son père, un soldat américain qui, après une brève mission en Islande, est reparti chez lui sans savoir que la jeune femme qu’il avait séduite était enceinte. Hulda ira même jusqu’aux États-Unis à la recherche de son géniteur. Autre enquête, très personnelle celle-ci… Aboutira-t-elle ? L’île au secret, pour complexe que soit l’écheveau de son intrigue, se lit comme on suit un chemin bordé de paysages mystérieux (ici les falaises maritimes, les sommets enneigées, les volcans…). On a hâte de savoir ce qui s’y cache.
Jean-Pierre Longre
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Une ultime enquête
Ragnar Jónasson, La dame de Reykjavík, traduit de l’anglais, d’après l’islandais, par Philippe Reilly, éditions de la Martinière, Points, 2020
Hulda, inspectrice hors pair, doit prendre sa retraite, et visiblement son chef est pressé de la voir partir, « comme si toutes ces années de bons et loyaux services n’avaient aucune valeur. » Elle obtient cependant un sursis de quelques jours pour reprendre une affaire ancienne prétendument résolue, mais dont elle découvrira qu’elle a été bâclée par un collègue négligent. Elle se plonge dans son enquête, quitte à s’aventurer aux marges de la légalité et à brûler les étapes, ce qui lui vaut quelques déboires et les foudres de sa hiérarchie.
Elle découvre peu à peu tout ce qui était resté dans l’obscurité, son prédécesseur n’ayant pas jugé bon d’approfondir certains détails. Quelques personnages, louches ou non, vont faire leur apparition, donnant vie à des étapes dans les investigations d’Hulda, dont la vie personnelle nous est livrée peu à peu : l’histoire dramatique de sa fille, la mort de son mari, la rencontre réconfortante d’un homme qui l’apprécie… On s’intéresse autant à elle qu’à son enquête, dans laquelle elle va s’investir de plus en plus, au mépris du danger, de sa propre sécurité, de sa vie personnelle. Et l’on se laisse prendre au jeu du suspense et de l’angoisse, à l’atmosphère particulière et changeante d’une région soumise aux caprices de la météo, entre jours et nuits sans fin, entre soleil pâle et pluie battante, entre lave noire et neige vierge…
L’habileté de l’auteur, outre le style adapté à l’intrigue, est de jouer avec ces alternances, qui correspondent aux focalisations différentes, d’abord énigmatiques, mises sur les personnages, victimes et protagonistes, sur les risques qu’ils courent, sur les péripéties qui guident leurs destinées. Et l’audace suprême et subtile : faire de cette dernière enquête de l’héroïne le premier récit d’une trilogie qui remonte le temps.
Jean-Pierre Longre
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04/04/2021
Les paradoxes du malheur
Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, Éditions de l’Olivier, 2019, Points, 2021
Prix Goncourt 2019
Une ou deux fois ne sont pas coutume. Il est rare dans ces pages de trouver une chronique sur un livre récompensé par le prix Goncourt. Mais en 2019, ouf ! Nous avons échappé à une intarissable fabricante de best-sellers qui se veut magicienne des Lettres et qui n’a pas besoin d’afficher des prix pour remplir les têtes de gondole. Bref, des deux, c’est bien Jean-Paul Dubois qui méritait la récompense, même si à juste titre on avait déjà beaucoup parlé de son roman.
Cette notoriété m’évitera de donner un résumé de Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon. Résumé qui d’ailleurs aurait du mal à rendre compte de toutes les aventures qui arrivent à Paul Hansen, et dont il fait lui-même le récit depuis sa cellule d’une prison de Montréal. Pourquoi est-il en prison, lui qui est l’altruisme même, au plein sens du terme ? On ne le saura que sur le tard (stratégie du suspense) ; disons que c’est l’aboutissement (heureusement non définitif) d’un long processus mouvementé : enfant toulousain d’un père danois et pasteur qui perd la foi, d’une mère magnifique, militante et lointaine, Paul va naviguer vers l’âge adulte en suivant son père au Canada, où il deviendra pour de nombreuses années « superintendant » (c’est-à-dire homme à tout faire) de L’Excelsior, une résidence sécurisée à l’américaine pour privilégiés actifs ou retraités – où il aura des amis, mais aussi un ennemi acharné qui le fera sortir de ses gonds. Une compagne idéale, une chienne affectueuse, un métier qui lui plait, qui lui permet de s’adonner à son empathie naturelle et à « son envie de réparer les choses, de bien les traiter, de les soigner, de les surveiller. »... L’auteur combine à merveille l’art du récit à rebondissements, l’art du portrait juste et révélateur, l’art de la surprise et du paradoxe. La cohabitation de Paul, par exemple, avec le détenu Patrick Horton, « un homme et demi qui s’est fait tatouer l’histoire de sa vie sur la peau du dos », un passionné de Harley Davidson qui a vraisemblablement assassiné un Hells Angel, pourrait être un enfer ; eh bien non, Patrick, cette force de la nature qui souffre pourtant de phobies inattendues, est d’une bienveillance toute protectrice… Le tout à l’avenant : le père, pasteur en pays catholique, se prend d’une passion fiévreuse et destructrice pour les jeux de hasard, le cinéma d’art et d’essai de la mère est devenu une salle spécialisée dans les films porno, la compagne d’origine algonquine pilote audacieusement un antique aéronef au-dessus des immensités glacées, le seul véritable ami (outre la chienne Nouk) que Paul se fait à l’Excelsior est « casualties adjuster », chargé d’évaluer le prix des morts pour les compagnies d’assurance…
Mais les faits, les situations et les personnages ne sont paradoxaux qu’en apparence. Jean-Paul Dubois possède tout à la fois le sens de la construction narrative, l’audace du réalisme, l’ardeur de l’imagination et la richesse de la sensibilité. Certes, pour lui, d’une manière générale, la destinée humaine est vouée à l’échec et au malheur : « À l’intérieur d’un immeuble ou d’une communauté, le malheur s’installe généralement par période. Pendant plusieurs mois, il va rôder dans les étages, oeuvrant de porte en porte, croquant d’abord le faible, ruinant les espérants. Et puis, un jour, changer de rue, de quartier, poursuivant à l’aveugle son travail d’artisan. ». Progression similaire pour tous les individus. Mais l’écriture de Jean-Paul Dubois convoque toutes les ressources de la générosité, de l’amitié, de l’amour, de l’humour. Et la pilule passe à merveille. Chaleureuse et euphorisante.
Jean-Pierre Longre
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05/03/2021
Dash chez Pinkerton
Collectif, Hammett Détective, Syros, 2015, Points, 2021, avec une préface inédite de François Guérif.
Il y a soixante ans mourait Dashiel Hammett, maître du roman noir américain. C’était, volontairement ou non, l’occasion de rééditer Hammett Détective, qui, lors de sa première parution en 2015 chez Syros, « fêtait le centenaire de l’arrivée de Dashiell Hamett chez Pinkerton. » Cette nouvelle édition chez Points est augmentée d’une préface de François Guérif, à qui l’on peut se fier en matière de polar… Il s’agissait donc de demander à neuf auteurs d’écrire une nouvelle dont « Dash » serait le héros, détective débutant chez Pinkerton, la fameuse agence.
Stéphanie Benson, Benjamin et Julien Guérif, Jérôme Leroy, Marcus Malte, Jean-Hugues Oppel, Benoît Séverac, Marc Villard, Tim Willocks (traduit par Natalie Beunat) apparaissent ainsi comme les successeurs de leur protagoniste, mettant en scène l’écrivain en jeune homme, ou en homme mûr racontant ses souvenirs, alors qu’il se sent accablé par le poids du passé, condamné pour ses opinions. « Dashiell se sentait si vieux aujourd’hui, alors qu’il avait à peine soixante ans : il avait vu trop de choses. Et son enfance et sa jeunesse lui semblaient loin, tellement loin… « Mais non, se dit-il intérieurement, un homme ne voit jamais trop de choses. J’ai connu tous les milieux et j’ai essayé d’en parler dans mes livres. » » Le voilà donc au centre des histoires, entouré de partenaires incontournables comme James Wright, directeur adjoint de l’agence, qui lui confie avec une bienveillance bourrue et une confiance bonhomme ses premières enquêtes, confronté à des personnages, bandits ou victimes, sur lesquels il doit se renseigner, qu’il doit rencontrer en évitant les gros dommages, et se référant périodiquement à d’illustres prédécesseurs comme Edgar Poe…
Autant de plumes différentes, autant d’histoires différentes, bien sûr et heureusement. Il y a les enquêtes, mais aussi des péripéties inattendues, des aventures périlleuses, soutenues par des évocations et des descriptions de lieux souvent urbains et glauques, parfois ruraux et froids, dans lesquels évoluent des êtres dont les mystères ne sont jamais complètements levés, même si les récits ont un dénouement. Et toujours Dash du côté des victimes, des innocents, des opprimés, Dash l’incorruptible anticipant sur son avenir littéraire, social, politique. Au-delà de la diversité des thèmes et des styles, ce qui fait l’unité du volume, c’est non seulement le personnage central, mais aussi l’atmosphère qui émane de toutes ces nouvelles – celle du roman noir américain.
Jean-Pierre Longre
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04/03/2021
Un très honorable délateur
Lire, relire... Romain Slocombe, Monsieur le Commandant, NIL, 2011, Pocket, 2013, Points, 2021, avec une préface inédite de Jérôme Leroy
Paul-Jean Husson, archétype de l’homme de lettres conscient de son talent, de son entregent et de sa notoriété, respectable académicien et notable respecté dans la sous-préfecture normande où il vit, est aussi le modèle du collaborateur, pétainiste de la première heure, admirateur de l’ordre nazi, antisémite acharné, xénophobe virulent, partisan de la fermeture des frontières, n’hésitant pas à dénoncer « l’immense flot de la crasse napolitaine, de la guenille levantine, des tristes puanteurs slaves, de l’affreuse misère andalouse, de la semence d’Abraham et du bitume de Judée » (ce n’est qu’un exemple).
L’excès de ces convictions provoque son drame personnel et familial : un fils qui va rallier la France Libre à Londres, une belle-fille d’origine allemande, dont une enquête secrète révèle qu’elle est juive (et que ses petits-enfants, donc, sont juifs aussi…), et dont il ne peut s’empêcher, malgré tout, de tomber passionnément amoureux. Le drame tourne au cauchemar – sans entamer pour autant son antisémitisme viscéral et son pro-nazisme exacerbé. Comment résoudre le dilemme ? Comment sortir de la nasse ? Tout bien pesé, en écrivant, dans le style impeccablement académique que lui prête l’auteur, une longue missive au « Sturmbannführer » de la ville – en trahissant, d’une manière aussi odieuse qu’hypocrite, ses propres sentiments, et en sacrifiant sa famille, ceux qu’il est censé aimer.
D’aucuns ont vu dans le livre de Romain Slocombe un appel à la compréhension, voire à la bienveillance pour quelqu’un qui s’est rangé du côté des bourreaux. À y regarder de près, il n’en est rien. Les moments d’épanchement et d’apparente sociabilité ne font que mettre en valeur la foncière nocivité du personnage. Sous des dehors sensibles, c’est la brute qui se cache à peine, et qui ne sommeille pas. Derrière l’élégance du style, implosent l’insulte et l’injure. Et soixante-dix ans après ces événements, à l’heure où le fascisme se loge derrière des façades blanchies, où il se targue de compter parmi ses adeptes des notables bien mis et des jeunes gens bon genre – sans pour autant pouvoir passer sous silence sa violence fondamentale et sa haine viscérale de l’étranger –, il est utile de rappeler (qui plus est, comme ici, sous la forme d’un roman aussi complexe que terrifiant), que les pires horreurs, cautionnées par la peur sociale et économique, sont parfois perpétrées par des hommes cultivés et talentueux.
Jean-Pierre Longre
Et à relire encore…
Romain Slocombe, Mortelle Résidence, Le Masque, 2008
« Ah, quel drame ! Quel lieu, Lyon… Quelle énergie…Ça m’inspire ! ». Cette réflexion de l’un des personnages résume en quelque sorte la teneur et l’esprit de ce livre foisonnant, qui entrecroise en Rhône et Saône les récits semi-historiques et semi-fictionnels, toujours sanguinaires et terriblement humains. De la Terreur (et même en deçà) à nos jours en passant par l’occupation nazie, du Chili à la France en passant par les camps d’extermination, des pires bains de sang au « performances » du pseudo art contemporain, Mortelle Résidence laisse à peine le temps de souffler. A flux tendu, certains hauts lieux lyonnais du passé et du présent, réels ou à peine déguisés (telle cette « Délivrance » dans laquelle les autochtones reconnaîtront les « Subsistances ») sont le théâtre d’épisodes qui ne laissent pas indifférents. A lire d’un élan, si possible.
JPL
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10/02/2021
D’une tempête à l’autre
Lire, relire... Jean-Paul Dubois, Une vie française, Éditions de l’Olivier, 2004, Points 2, 2011, rééd. Points 2021
Comme en arrière-plan, s’écoule le temps politique, la succession des mandats présidentiels (De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand I, Mitterrand II, Chirac I, Chirac II…). Sur la scène elle-même, se joue la vie personnelle du narrateur, Paul Blick, avec les péripéties qui jalonnent une existence faite d’immobilisme et de tourments, de laisser-faire et de bonds en avant.
Mais les deux plans, le décor et la pièce qui se déploie sous nos yeux ne sont pas aussi distincts qu’il n’y paraît ; ils se rejoignent, se croisent, se superposent : on a bien affaire à une « vie française », celle d’un homme de notre époque et de notre contrée qui cherche sa voie, qui pense parfois l’avoir trouvée, qui la perd ou pense l’avoir perdue ; un homme qui déroule son histoire cahoteuse au milieu d’une Histoire dont le propre déroulement chaotique ne peut être enrayé.
Jean-Paul Dubois, donc, nous plonge directement dans les perturbations de la vie de Paul Blick, depuis la première tempête vécue par l’enfant – la mort de son frère – jusqu’à la dernière – la mort de sa femme dans des circonstances qu’il devra apprendre à maîtriser, puisqu’elle entraînera les désillusions, la ruine financière, la maladie de sa fille, et que l’autre femme de sa vie, sa mère, s’effacera à son tour en toute lucidité politique… Entre temps, il y aura eu mai 68, une jeunesse d’étudiant en sociologie (c’est-à-dire tournée vers beaucoup d’autres préoccupations que les études), les amours et les amitiés, la musique, les changements de cap, le mariage, les enfants et le travail d’homme au foyer, les courts et longs voyages à la recherche d’arbres à photographier, figés dans leur solitude orgueilleuse, une solitude dans laquelle Paul Blick se reconnaît lui-même, repoussant les sollicitations sociales, relationnelles, professionnelles et politiques (une drôle d’intervention de Mitterrand, notamment).
Chronique du dernier demi-siècle, compte rendu d’une initiation (initiation au vieillissement et au désenchantement, et aussi à une vie qui ne demande qu’à se construire ou au moins à se dessiner), récit d’un naufrage auquel on tâche de réchapper tant bien que mal (et la véritable confrontation avec les éléments déchaînés subie par Paul et son beau-père une nuit d’orage méditerranéen s’impose comme une récapitulation concrète de la situation), tragi-comédie pathétique ou drame socio-familial, incessant questionnement individuel qui demeurera sans réponses, traversée d’un territoire parsemé de viaducs, de tunnels, de paysages lumineux et de sombres pièges… Une vie française est tout cela à la fois : sous un titre dont l’apparente simplicité annonce un programme dense et périlleux, un vrai roman d’aujourd’hui, personnel et universel.
Jean-Pierre Longre
http://www.editionsdelolivier.fr
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05/01/2021
Sanglantes mises en scène
Antonin Varenne, L’artiste, La Manufacture de livres, 2019, Points, 2020
Ça commence tambour battant. Chapitre 1 : du côté de Ménilmontant, une jeune femme s’est jetée par la fenêtre avec ses deux enfants. Chapitre 2 : dans le centre commercial de Bercy 2, un pompier se fait descendre par un cambrioleur. Fin du chapitre 3 : nous apprenons que nous sommes en septembre 2001, et que les tours du World Trade Center viennent d’être détruites par des avions. Chapitre 4 : Jules Armand, de son vrai nom David Kurjeza, peintre de la place du Tertre, se fait assassiner en rentrant chez lui par un inconnu qui lui a lancé : « Moi aussi je veux être artiste ! Moi aussi je veux peindre ! ». Et il y a vingt-cinq chapitres…
C’est le début d’une série de meurtres visant des artistes, dont on retrouve les cadavres au centre de mises en scène esthétiquement élaborées, impeccablement propres, véritables œuvres d’un « artiste » macabre. C’est Virgile Heckmann, inspecteur hors normes (socialement, professionnellement, individuellement), qui est chargé de ces affaires. Outre quelques adjoints officiels, dont un jeune inspecteur de la police scientifique qui n’a pas fini sa formation mais dont l’efficacité est certaine, il est officieusement secondé par Max Marty, ancien détective privé reconverti dans l’entretien acrobatique de façades et futur père de famille, et par Roland Parques, ancien médecin avorteur en pleine décrépitude crasseuse, mais qui a gardé quelques compétences. Un trio pour le moins pittoresque, dont chaque membre va jouer son rôle à sa façon très personnelle, le plus souvent décontenancé face à la « folie » du tueur.
Certes, sous la houlette du policier, l’affaire sera résolue, mais ce ne sera pas sans mal ni sans casse. Antonin Varenne mène son lecteur dans un labyrinthe dramatique mais non dénué d’humour (noir, bien sûr), dans un labyrinthe palpitant et pathétique, et il le malmène aussi, son lecteur, comme sont malmenés les personnages – les enquêteurs, les victimes et leur entourage –, dont l’épaisseur psychologique et l’existence problématique donnent un aperçu de la complexité humaine. L’artiste est un vrai polar à suspense, qui n’occulte pas les enjeux socio-politiques, historiques, artistiques et psychologiques, ce qui en fait aussi un roman à part entière.
Jean-Pierre Longre
18:35 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, policier, francophone, antonin varenne, la manufacture de livres, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
06/12/2020
Affairistes et jeunesse perdue
Arnaldur Indridason, Les roses de la nuit, traduit de l’islandais par Éric Boury, éditions Métailié, 2019, Points, 2020
Le cadavre dénudé d’une jeune fille, Birta, est découvert en plein cimetière, sur la tombe du père de l’indépendance islandaise. L’enquête menée par Erlendur et son acolyte Sigurdur Oli va les mener dans le sombre présent d’une jeunesse tourmentée, un milieu où la drogue et la prostitution semblent être les seuls horizons de quelques filles et garçons. Erlendur, d’ailleurs, connaît bien ce monde désespérant et désespéré, fréquenté par sa fille et son fils, qui lui reprochent de les avoir abandonnés. C’est dire que le commissaire (« divorcé, la cinquantaine ») est personnellement impliqué dans cette enquête. La victime étant originaire des fjords de l’Ouest islandais, les deux policiers vont aussi mener leurs investigations dans cette région sinistrée, appauvrie par les manœuvres de spéculateurs sans scrupules, et dont les habitants émigrent vers la capitale, Reykjavik. La jonction va être faite entre les deux pôles, la jeunesse perdue et deux hommes corrompus, un proxénète trafiquant de drogue et un promoteur véreux, qui exploitent ouvertement la fragilité humaine.
Publié initialement en 1998 mais paru tout récemment en français, ce roman est l’un des premiers à mettre en scène le commissaire Erlendur Sveinsson et ses méthodes originales, et à dévoiler une fiction qui n’est pas seulement policière. Roman d’atmosphère, roman noir (même si, ici, tout se passe sous le soleil d’été qui envahit la nuit), roman psychologique (les personnages – enquêteurs, victimes ou coupables, sont vus sous différentes facettes, voire dans toutes leurs contradictions), roman socio-politique (Erlendur ne cache pas son indignation face aux magouilles et au cynisme des entrepreneurs enrichis qui détiennent le véritable pouvoir)… L’enquête policière, pour palpitante qu’elle soit, est aussi l’occasion pour l’auteur de bâtir un récit complet et complexe, à l’image des réflexions du protagoniste tentant de récapituler les tenants et les aboutissants de son enquête : « Erlendur n’avait pas fermé l’œil de la nuit, gêné par le jour éternel de l’été. Il avait tenté d’établir des liens entre le meurtre de Birta, Herbert, Jon Sigurdsson, Kalmann et ses activités d’entrepreneur, les fjords de l’Ouest, Janus, la boîte métallique, la drogue, le passé et le présent. Il avait peu à peu échafaudé une hypothèse peut-être trop étrange pour correspondre à la réalité, mais c’est la seule qui lui était venue à l’esprit. » Avec Les roses de la nuit, qui se lit avec un plaisir dans lequel l’anxiété tient une belle place, Arnaldur Indridason avait trouvé le style qui lui a valu son succès actuel.
Jean-Pierre Longre
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05/11/2020
Conte de mort, de vie et d’amour
Jean-Claude Grumberg, La plus précieuse des marchandises, Éditions du Seuil, 2019, Points, 2020
« Non non non non, rassurez-vous, ce n’est pas Le Petit Poucet ! », précisent les premières lignes. Pourtant, nous sommes dans une forêt, où un couple de bûcherons s’échine pour survivre : elle à la recherche du moindre morceau de bois, lui s’affairant à des « travaux d’intérêt public ». Sans enfants, donc sans bouche supplémentaire à nourrir, ni malheureusement à chérir… Très vite on comprend que la voix ferrée récemment construite à travers la forêt transporte des « marchandises » spéciales – hommes, femmes, enfants – vers une destination inconnue. Car tout autour de la forêt, c’est la guerre mondiale. « Pauvre bûcheronne », tous les matins, en ramassant les quelques branchages qu’elle trouve, va voir passer le train, attendant un signe, un cadeau, un miracle.
Dans l’un des wagons à bestiaux, un couple et ses jumeaux, Henri et Rose (Hershele et Rouhrele). La peur, la promiscuité, la saleté, la faim, le froid… Le père se dit que l’un des jumeaux pourrait changer de destination, et tant bien que mal, apercevant une silhouette au loin, il le dépose dans la neige par la lucarne du wagon. C’est alors « pauvre bûcheronne » qui prend en charge avec émerveillement et tendresse la « petite marchandise », et qui va tout faire pour nourrir ce bébé inconnu, malgré la colère de son mari – colère qui va peu à peu se muer en attachement paternel pour celle que la propagande de l’occupant disait faire partie du peuple des « sans cœurs », qu’il fallait éliminer.
Le conte nous dit que pendant ce temps la mère et le frère de la petite fille vont mourir, victimes des bourreaux, que seul le père en réchappera, espérant que son geste aura sauvé le bébé. Le récit avance à son rythme, faisant alterner les scènes de cruauté et de tendresse, de violence et d’amour, jusqu’à ce que le père, au hasard de ses recherches erratiques, devine que la fillette qui se trouvait devant lui, vendant des fromages avec sa « mère », était celle qu’il avait arrachée à la mort : « Un cri, un cri terrible, un cri de joie, de peine, de victoire, un cri se forma dans sa poitrine, mais rien, rien ne sortit de sa bouche. […] Il avait vaincu la mort, sauvé sa fille par ce geste insensé, il avait eu raison de la monstrueuse industrie de la mort. »
Un vrai conte ? Le style de Jean-Claude Grumberg en donne toutes les apparences, ce style qui ménage l’attente et l’inattendu, la malheur et l’émerveillement : « Pauvre bûcheron tout comme pauvre bûcheronne ne ressentirent plus le poids des temps, ni la faim, ni la misère, ni la tristesse de leur condition. Le monde leur parut léger et sûr malgré la guerre, ou grâce à elle, grâce à cette guerre qui leur avait fait don de la plus précieuse des marchandises. » Mais l’ « appendice pour amateurs d’histoires vraies » nous remet dans le contexte historique et familial, rappelant que les convois partis de Drancy ont mené à la mort la famille de l’auteur et, le 7 décembre 1943, la famille Wiesenfeld avec ses jumelles… Mais « l’amour […] fait que la vie continue ».
Jean-Pierre Longre
18:08 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : conte, récit, histoire, francophone, jean-claude grumberg, le seuil, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
09/09/2020
Édicule tous azimuts
Jean Rouaud, Kiosque, Grasset, 2019, Points, 2020
En 1990, le Prix Goncourt fut attribué à Jean Rouaud pour son premier roman, Les champs d’honneur. Mais pendant la gestation de l’œuvre, et en attendant que s’accomplisse le destin littéraire, il fallait bien vivre. C’est ainsi que l’auteur tint pendant sept ans un kiosque de presse dans le quartier populaire de la rue de Flandre, sous la houlette d’un certain P., anarchiste reconverti dans le commerce, grand buveur à la méticulosité de comptable, altruiste aux colères mémorables.
Des personnages hauts en couleurs, il y en en abondance, autour du kiosque, qui viennent acheter leur journal préféré, ou simplement s’occuper à des discussions animées. L’occasion pour l’auteur de dresser des portraits pittoresques (ceux d’un certain Norbert, d’un certain Chirac – qui attend vainement un logement de la ville de Paris – et de beaucoup d’autres) issus d’une observation acérée, amusée, pleine de sympathie, et pour le futur écrivain d’exercer sa plume en évoquant des scènes de la vie quotidienne, en des « instantanés » en forme de haïkus. « Un lecteur de La Croix / Se devrait /De dire merci. » ; « Avec son accent parigot / Tatave salue / Le doigt sur sa casquette. » « Il était à la première / De la jeune Maria Callas / Dans les arènes de Vérone. ». Etc.
De quoi s’entraîner à la rigueur, combattre le « cancer du lyrisme » pour privilégier le « réalisme » (invocations à Flaubert), appliquer « les préceptes d’ordonnancement de P. à mes phrases qui avaient aussi tendance à zigzaguer ». Le kiosque n’est pas seulement un lieu de vente, de rencontres et d’observation, mais le point de départ de la création, s’épanouissant au milieu des pages imprimées. L’habitacle serré, confiné, donne à voir tout un monde : celui, infini, que les journaux décrivent, celui du quartier, de Paris, de l’humanité tout entière contenue dans les silhouettes qui gravitent autour. Rien n’est fini : le livre lui-même figure l’édicule ouvert sur des sujets tous azimuts, à propos par exemple des constructions du Paris contemporain (Beaubourg, la Pyramide du Louvre), du concept de modernité, des guerres nouvelles et anciennes (celle de 1914, notamment, qui fit mourir Joseph Rouaud et naître Les champs d’honneur, Prix Goncourt), de la littérature, bien sûr, avec ses exigences et ses mystères.
Jean-Pierre Longre
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17/01/2019
Obscurs et fabuleux
Richard Ford, Entre eux, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, Éditions de l’Olivier, 2017, Points, 2018
Les vies respectives et communes de Parker Ford et d’Edna Akin, mariés en 1928, n’eurent rien d’extraordinaire. Lui voyageur de commerce, elle l’accompagnant sur les routes du sud des États-Unis avant la naissance tardive (1944) de Richard, ils ont mené une existence sans histoires exceptionnelles jusqu’à la mort prématurée de Parker, qui a laissé un vrai vide – même si, du fait de son métier, il était absent à longueur de semaine, ne rejoignant sa femme et son fils que le vendredi soir. Pour l’enfant en tout cas, la vie familiale n’était pas source de problèmes majeurs. « Ai-je jamais senti le moindre malaise entre eux ? Non. Ma nature d’enfant me donnait à penser qu’en gros, tout allait bien. Néanmoins si le scénario de la vie tend toujours à lisser le quotidien, alors notre vie s’en démarquait. […] Ils m’aimaient, ils me protégeaient, mais dans ma vie tout bougeait, les événements, les objets, les êtres ; j’étais seul les trois quarts du temps, sur la touche. Ce qui ne me dérangeait pas, et ne me dérange pas davantage aujourd’hui. Mais dire que la vie était calme, non. ». Mieux, l’absence paternelle a peut-être permis à Richard de se « rêver une vie privée », et finalement d’être devenu écrivain ; et pourtant le regret est constant chez lui de n’avoir pas pu parler à son père « en adulte ».
La construction du livre est claire : une moitié pour le père, une moitié pour la mère, qui a vécu bien plus longtemps que son mari, d’où les rapports privilégiés entretenus avec son fils. « A-t-on jamais une “relation” avec sa mère ? Je crois que non. Nous, ma mère et moi, n’avons jamais été unis par un lien classique, que ce lien repose sur le devoir, le regret, la culpabilité, la gêne ou la courtoisie. L’amour, qui n’est jamais classique, nous mettait à l’abri de tout. Nous pensions qu’il était solide et il l’était. ».
On s’en aperçoit, il ne s’agit pas seulement dans cette autobiographie d’un récit d’enfance. Il s’agit aussi d’une réflexion sur la vision que les enfants ont de leurs parents et sur la vérité des souvenirs – réflexion qui ponctue régulièrement le récit. « La vie de nos parents nous échappe en partie, pas de leur fait mais du nôtre, et dans ces conditions s’apercevoir qu’on ne sait pas tout est affaire de respect car les enfants rétrécissent le cadre de référence de tout ce à quoi ils appartiennent. Alors qu’être dans l’ignorance de la vie d’autrui, ou la réduire à un objet de spéculations, confère à cette vie une latitude qui rapproche de sa vérité. ». Et pour affirmer, vérifier en quelque sorte l’authenticité des faits et des sentiments ici rapportés, il y a les photographies : portraits, photos du couple avec ou sans le jeune Richard, de la famille (les « beaux-parents » Bennie et Essie), cliché joyeux de Richard avec sa femme, bien plus tard… Nostalgie et documents font bon ménage, ce qui n’exclut pas les nombreuses questions sur la relativité de l’existence et sur les aléas de la destinée.
Entre eux est à la fois questionnement et autobiographie, document et récit ; c’est surtout un bel hommage rendu à deux êtres à la fois ordinaires et singuliers, devenus dignes d’intérêt par la grâce de l’amour et de l’écriture, et un bel hommage à la vie. « Quand on m’interroge sur mon enfance, je réponds toujours qu’elle a été fabuleuse et que mes parents étaient fabuleux. Rien n’a changé sur ce point avec ce livre. Mais ce que j’ai compris en l’écrivant, c’est qu’à l’intérieur de ce cercle “fabuleux”, ce qu’il y avait de plus intime, de plus important, de plus satisfaisant et de plus nécessaire filtrait « entre eux », à l’exclusion de toute autre personne. Et, en particulier, de moi. On aurait tort de croire qu’un fils s’en porte nécessairement plus mal. À bien des égards, le constat est encourageant car il préserve ce mystère optimiste : pour attentif qu’on soit, une large part de ce qui advient nous échappe. ».
Jean-Pierre Longre
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16/04/2017
Les leurres et la vérité de Terezin
Antoine Choplin, Une forêt d’arbres creux, La fosse aux ours, 2015, Points, 2017
Terezin, trop fameuse localité, dont les nazis firent un ghetto, un camp de concentration, un lieu de transit vers l’extermination. Parmi beaucoup d’autres, y fut détenu Bedrich Fritta, dessinateur et caricaturiste tchèque, ainsi que sa femme et son petit garçon. Les geôliers, connaissant ses talents, le chargèrent, avec une quinzaine d’autres prisonniers, de dessiner les plans du futur crématorium et d’autres éléments de prétendue amélioration du lieu, donc de faire en quelque sorte leur métier malgré eux, ce qui leur valut « une joie presque, secrète et immobile, surplombant les parois du ghetto, réduisant à néant, le temps d’une seconde, les tragédies. ».
De ce dilemme monstrueux, de cette très relative liberté de façade, Antoine Choplin rend compte avec une fine délicatesse et une cruelle vérité. Le récit commence et finit avec des arbres (d’où le titre), des arbres à la fois bien présents et symboliques de la souffrance, des « corps décharnés », de l’enfermement (juste derrière les ormes évoqués au début passe « la clôture de fils de fer barbelés ») et de l’illusion. Car l’apparente douceur que recèlent les quelques instants fugitifs de lumière et de liberté est un leurre, comme ce qui se fabrique dans le ghetto à l’annonce d’une visite de la Croix-Rouge : façades, couleurs, décorations cachant l’angoisse et l’atrocité de la vie quotidienne, la faim, la douleur, les convois, l’épuisement, la mort.
Or Bedrich et ses compagnons ne veulent pas être uniquement les instruments des bourreaux nazis. Ils comptent témoigner. C’est pourquoi la nuit ils réinvestissent l’atelier où, la journée, ils obéissent aux commandes. En cachette, ils se consacrent à « la représentation de la réalité, sensible et nue. ». Chacun à sa manière dessine « la vérité de Terezin », pour qu’à l’extérieur on sache ce qui s’y passe vraiment.
C’est sur cette vérité que s’appuie l’auteur pour construire son récit. Tout y est conforme à la réalité, dans un style qui fait de cette réalité à la fois une narration romanesque et un questionnement existentiel et artistique, conforme aux réflexions de Bedrich : « Le talent du peintre réside-t-il dans la force et la justesse de sa contribution personnelle, ou, à l’inverse, dans une capacité de retrait afin de mieux se consacrer à la vérité, ses détours, ses irisations ? ». Malgré le drame, et au-delà des mensonges et des souffrances, au-delà de la mort même, subsistent ces « irisations » de la vérité.
Jean-Pierre Longre
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27/10/2016
Comment s’en sortir ?
Christian Oster, Le cœur du problème, Éditions de l’Olivier, 2015, Points, 2016
Avec Christian Oster, on n’est jamais au bout de sa surprise. Dans ce roman (comme dans d’autres, rappelons-le), l’événement déconcertant intervient dès le départ : Simon, le narrateur, rentrant chez lui un soir, trouve dans son salon le cadavre d’un homme, visiblement tombé de la mezzanine dont la balustrade, déjà branlante auparavant, a cédé. Diane, sa compagne, qui prenait son bain, et dont l’inconnu était vraisemblablement l’amant, le quitte dans la foulée, le laissant se « débrouiller » avec l’encombrant colis. Que va-t-il en faire ? Après maintes tergiversations et divers transports dans le coffre de sa voiture, il décide de l’enterrer dans le potager, sous les plants de tomates.
D’autres, à partir de cette situation à suspense, auraient bâti un polar, voire un thriller, avec enquête à rebondissements multiples. On a bien affaire à un roman noir, mais le noir n’est pas celui des péripéties ; plutôt celui qui habite et ronge le personnage de l’intérieur, avec ses hésitations, ses doutes, sa solitude. Un personnage qui s’enfonce comme malgré lui, mais aussi avec une sorte de délectation, dans les difficultés, ne trouvant pas de porte de sortie. « J’ai eu pitié de moi, plus ça allait moins je trouvais de solution satisfaisante ». Ce genre de lucidité paraît commander son comportement. Fait marquant et significatif : la principale rencontre qu’il fait est celle d’un policier à la retraite, avec qui il va jouer au tennis, partir pour un improbable séjour chez la belle-sœur de son nouvel ami, y faire d’autres rencontres – toujours avec en lui le souvenir et le poids du cadavre qu’il a enterré.
« Le cœur du problème » réside au premier degré dans ce cadavre non identifié. Mais il concerne surtout Simon, qui se tend des pièges à lui-même tout en les considérant avec une certaine distance. Saisi d’une culpabilité qui ne devait pas le concerner, il semble vouloir se laisser deviner. « Tout est normal. C’est-à-dire rien. En même temps, ça n’a pas tellement d’importance. J’ignore si je ressens quoi que ce soit, en fait. Quand j’arrive chez moi, c’est pareil. ». Et l’amour qu’il éprouve toujours malgré tout pour Diane n’est pas pour rien dans cette sorte d’indifférence à soi. L’auto-analyse est circonstanciée, dans une recherche incessante, et le style de Christian Oster colle à cette recherche, suit dans le détail les méandres de la pensée. Avec cela, l’important est suggéré, la narration se développe avec ses vides, ses non-dits. Au lecteur, sous le choc et sous le charme, de prendre en charge les angoisses de Simon.
Jean-Pierre Longre
Rappel: Mon grand appartement. Lire ICI
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12/03/2016
L’eau de la mémoire
Valérie Zenatti, Jacob, Jacob, Éditions de l’Olivier, 2014, Points, 2016.
Prix du Livre Inter 2015
Une famille juive de Constantine, pauvre, besogneuse, où les hommes (le père, Haïm, le fils aîné, Abraham) font la loi, dure aux femmes et aux enfants fragiles ou rebelles. Dans la promiscuité forcée du petit appartement, rempli de bruits et de disputes, la personnalité de Jacob, le dernier né de Rachel, est celle d’un garçon à part : sensible, tendre, grand lecteur, rêveur, affectueux, il est en retour aimé de tous, particulièrement de sa vieille mère, qui va verser toutes ses larmes en le voyant partir à l’armée en 1944. Elle ne sait pas encore (lui non plus) qu’il va participer au débarquement de Provence, remonter jusqu’en Alsace, où il va perdre la vie.
Volontiers solitaire, Jacob Melki n’est pas un misanthrope. De même qu’il avait pris sous son aile son neveu Gabriel, il s’attache au petit groupe qu’il forme avec ses camarades, et qui est représentatif de cette société algérienne où, malgré les disparités sociales, administratives et politiques entretenues par la France, juifs, musulmans, chrétiens cohabitaient en bonne entente. Ce petit groupe est uni jusque dans la souffrance et la mort par une solidarité mutuelle que symbolise la photo envoyée à la famille : « Avant de quitter la caserne d’Alger, Jacob s’est fait prendre en photo avec ses camarades devant une réplique du Normandie, et a posté le cliché à ses parents en griffonnant au dos Vive l’armée française ! De gauche à droite mes compagnons Ouabedssalam, Attali et Bonnin, vous me reconnaîtrez je pense, je n’ai pas tant changé. Je vous embrasse tous, chacun par son nom. Votre fils et frère Jacob. ».
Le récit de Valérie Zenatti ne se termine pas avec la mort de Jacob, ni même avec le chagrin récurrent de Rachel, que la moindre image ramène à celle de son fils chéri. D’une guerre à l’autre, de 1944 à 1961, il rappelle les épreuves subies par l’Algérie et ses habitants, le douloureux départ de la famille de Rachel et Haïm pour la métropole. Mais ce n’est pas un roman historique. Le lien personnel de l’auteure avec Jacob et sa famille, révélé dans les dernières lignes, est en quelque sorte annoncé d’une manière voilée, sous-jacente, dans l’intimité narrative installée par le style. Comme si la sensibilité de Jacob avait déteint sur l’écriture, la force du récit est contenue dans des phrases sinueuses, dont la structure épouse celle des émotions humaines, ces émotions qui forment la trame véritable de l’histoire. Et la mémoire se révèle dans le tracé fluctuant de ces phrases, fluctuant comme l’eau qui passe sous le grand pont suspendu de Constantine qu’on ne franchit pas sans une « peur délicieuse », fluctuant comme cette Méditerranée qu’il faut traverser pour accomplir son destin.
Jean-Pierre Longre
17:54 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, valérie zenatti, Éditions de l’olivier, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
07/12/2015
« La bonne éducation »
Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Le Seuil, 2014, Points, 2015
Chaque classe sociale a ses normes, ses règles, ses exigences, ses frontières hors desquelles on est considéré comme un paria. Pour échapper à l’ostracisme, seule la fuite semble être la solution. Fuir les autres, fuir la famille, fuir les insultes, les coups et les humiliations, fuir jusqu’à son nom, tel est l’argument du premier roman d’Édouard Louis, dont le succès lors de sa parution aux éditions du Seuil lui vaut maintenant une édition en poche (Points).
Un roman qui superpose et mêle plusieurs genres en une composition binaire : Livre 1, « Picardie (fin des années 1990 – début des années 2000) » ; Livre 2, « L’échec et la fuite ». Plusieurs genres, donc : roman social (l’auteur a lu et étudié Pierre Bourdieu), qui campe et analyse de l’intérieur le prolétariat de la fin du XXème et du début du XXIème siècle, à coups de descriptions sans concessions (mais sans jugement moral) et de citations orales – ce qui, stylistiquement parlant, a le mérite de mêler les registres de langue et de faire ressortir la crudité verbale que l’auteur a su mettre à distance. Le roman autobiographique, qui narre dans un mélange subtil d’objectivité et d’hypersensibilité le douloureux décalage que le jeune Eddy ressent par rapport à sa famille, à ses copains, et qu’il tente désespérément d’effacer. Le roman initiatique d’un garçon qui se sent rapidement différent des autres, féminin, dans un milieu où la virilité ostensible est la marque obligée du monde des hommes, un garçon qui voudrait ne pas être ce qu’il est, qui s’essaie à l’amour des filles mais ne peut échapper à l’opprobre de plus en plus ricanant et hostile de son environnement familial, villageois, scolaire, et qui finalement découvre qu’il y a d’autres manières de vivre que celle dans laquelle il était enfermé.
En finir avec Eddy Bellegueule est une œuvre courageuse qui, à la manière des autobiographies de Michel Leiris, ne cherche pas à échapper aux risques personnels, qui les provoque même. Mais c’est aussi et surtout l’œuvre d’un écrivain. S’il y a du Zola dans l’évocation de la misère sociale, du Jules Renard (celui de Poil de Carotte) dans celle de l’enfance malheureuse, la division en brèves séquences donne à l’ensemble une visibilité théâtrale, quasiment cinématographique, tout en préservant le relief de la réalité. Souffrir et jouir, aimer et rejeter, s’attacher et fuir, mépriser et admirer – Édouard Louis, avec une précoce maturité, sait restituer toute la complexité des comportements humains.
Jean-Pierre Longre
16:52 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, autobiographie, francophone, Édouard louis, le seuil, points, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
02/10/2012
Après la chute
Jean-Paul Dubois, Le cas Sneijder, Éditions de l’Olivier, 2011 Éditions À vue d’œil (gros caractères), 2012, Editions Points, 2012
Avec les héros de Jean-Paul Dubois, on ne risque pas de s’ennuyer – même si eux-mêmes plongent parfois dans le désespoir et la dépression. Paul Sneijder est, comme les précédents et comme l’annonce le titre, un « cas ». Mais pas tout de suite. Sa vie aurait pu rester dans des normes sociales conventionnelles : une femme du genre « executive woman », des jumeaux qui suivent les traces de leur mère, une fille d’un premier mariage, rejetée par la nouvelle famille, un exil au Québec pour la carrière de l’épouse, un intérêt particulier pour les morts collectives d’animaux (oiseaux, poissons)… Bref, une existence qui, sans être complètement ordinaire, n’est pas encore matière à roman.
Et le 4 janvier 2011 à 13h12, l’accident comme il n’en arrive pratiquement jamais. Un ascenseur qui se décroche, trois morts (dont Marie, la fille chérie) et un rescapé : Paul Sneijder, pour qui tout va changer, et dont la vie peut devenir un roman, d’autant que c’est lui-même qui la raconte, à sa manière (disons : à la manière alerte, inimitable de Jean-Paul Dubois).
Paul Sneijder bascule, pour ainsi dire, vers la face cachée de l’humanité. Son obsession : étudier les divers mécanismes qui commandent les mouvements des ascenseurs, au point d’en devenir un spécialiste. Son occupation : promener les chiens des autres, au point de se prendre d’affection pour eux. Son culte : celui des cendres de Marie, dont il conserve précieusement l’urne sur son bureau. Son amusement : relever, par exemple, les nombres palindromiques trouvés par son patron. Ses souvenirs : précis, sans défauts (« Je me souviens de tout ce que j’ai fait, dit ou entendu » : telle est la première phrase du livre). Ces changements qui, aux yeux de sa femme et de ses jumeaux, tournent à la catastrophe mentale et sociale, sont pour lui salutaires, lui permettant « de considérer le mécanisme de nos vies sous un autre angle, une autre perspective ». Lorsqu’il se demande comment les chiens peuvent garder leur stabilité, ce qu’il en dit n’est évidemment pas étranger à ses préoccupations : « Je voulais croire que cela tenait à la configuration de leur mémoire qui possédait peut-être cette capacité à dissoudre l’écume des jours, à oublier ce qui n’était pas essentiel, à cultiver cette aptitude à renaître chaque jour, à repartir de zéro ».
Jean-Paul Dubois a l’art de dénicher des situations inattendues, de les cultiver, de les exploiter dans sa tonalité particulière, où tragédie et comédie se mêlent et se complètent à merveille.
Jean-Pierre Longre
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18/05/2010
La parade des paronymes
Rémi Bertrand
Un mot pour un autre
Points, collection « Le goût des mots », 2009
Les manuels de langue française contiennent pour la plupart une rubrique « ne pas confondre » destinée à mettre en garde le potache contre les confusions entre mots qui « partagent un véritable air de famille ». Que l'on se rassure, Rémi Bertrand, qui s'est signalé naguère par un ouvrage sur « les nuances des synonymes » (Un bouquin n'est pas un livre, Points, 2006), ne nous assène pas des listes à apprendre par cœur ; il nous propose plutôt un défilé à la fois didactique et plaisant, une promenade savante et drôle, le tout parsemé d'illustrations aussi parlantes que comiques.
Il y a beaucoup de science dans ces pages : l'auteur n'élude pas les explications étymologiques, historiques, phonétiques destinées à renseigner le lecteur sur les raisons des convergences et divergences entre vrais ou faux amis, montrant ainsi comment les mots se sont transformés au fil des siècles.
Beaucoup d'humour aussi : après une préface en forme d'avalanche paronymique, chaque chapitre se déroule comme une broderie, une variation, voire un dialogue, une pièce de théâtre, une ordonnance de tribunal - et se termine toujours par une pirouette, une chute, un trait d'esprit, un jeu verbal. Avec cela, des références à la littérature, à l'histoire, à la bande dessinée (les belles injures du Capitaine Haddock, maître dans l'art d'agonir - et non d'agoniser !)...
On l'aura compris, Un mot pour un autre n'est pas un pensum. Sans affectation, mais avec une visible affection pour la langue, Rémi Bertrand amuse et instruit, pratiquant le classique placere et docere à l'intention de tous les lecteurs, à l'attention desquels nous n'hésitons pas à signaler ce précieux livre.
Jean-Pierre Longre
http://www.sitartmag.com/rbertrand.htm
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