03/06/2025
Mais que savons-nous des « coutumes de la Terre » ?
Ilarie Voronca, Souvenirs de la planète Terre, préface de Nicolas Cavaillès, Arfuyen, 2025
Né Eduard Marcus à Brăila, Ilarie Voronca (1903-1946) fait partie de ces artistes d’avant-garde qui, venus de Roumanie, ont enrichi la culture française de leur inventivité intellectuelle et esthétique, de leurs idées et de leurs œuvres ; on connaît sans doute mieux Tzara ou Fondane, mais Voronca a nourri la littérature d’une particulière modernité, et Souvenirs de la planète Terre, sorte de « testament littéraire » de l’inventeur de l’ « intégralisme », en témoigne singulièrement. Avec cet ouvrage, l’écrivain « offre une expérience littéraire unique, un dépassement des plus sombres constats dans une fausse naïveté conceptuelle et hallucinée qui à chaque page apporte de nouvelles formules merveilleuses », écrit Nicolas Cavaillès.
Le protagoniste du roman, Yves (un prénom manifestement issu des initiales de l’auteur), se voit comme « un voyageur venu d’une planète ou de quelque univers inconnu » et découvre notre monde en une vision qui rebat fondamentalement les cartes : les végétaux plus puissants que les hommes, ou ceux-ci aux ordres des animaux, qui, comme les ânes, sont capables de discuter poésie entre eux ; ou encore les machines (par exemple les moissonneuses-batteuses) à l’origine de la création de l’homme (y compris de son âme)… Yves, peu à peu, fait des découvertes étonnantes et angoissantes sur le monde et la société, sur l’injustice qui fixe les « hommes-vis » à des places dont ils ne peuvent s’extirper, sur l’absurdité de l’existence, sur la vanité humaine (« Tout cela est à démolir », semble-t-il en conclure) ; mais tout n’est pas perdu : « La machine bonne et affable se tiendra aux côtés de l’homme. Elle fera un avec l’homme. Et Yves eut la vision d’un nouveau centaure, d’une nouvelle mythologie. L’homme accouplé à la machine. » Vision en tout cas moins pessimiste qu’une prophétie précédente, pourtant vérifiée : « Ce sont les nouvelles machines qui poussent jusqu’à la dernière limite l’esclavage de l’homme et n’hésitent devant aucun obstacle pour satisfaire leurs caprices. »
Ce qui précède n’est qu’un des angles de lecture possibles. Écrivain de l’absurde, Ilarie Voronca se situe dans lignée de Lautréamont, Urmuz, Raymond Roussel et quelques autres inventeurs de l’absolu. Poète, aussi, et ce roman en porte la marque. Quelques exemples ? À propos des plantes : « Ô pacifiques reines, régnant sur la vie et sur la mort et dont les seules armes sont vos parfums et vos couleurs ! » ; à propos des batteuses : « Ce sont de grands oiseaux migrateurs qui font leur nid pendant les mois de soleil parmi les céréales » ; à propos de la nuit urbaine : « Oh, calme majesté des avenues sous la lune ! Jardins baignés d’une musique qui se déverse d’entre les cordes des arbres dont chacun porte une étoile comme une sourdine. » Et ce bel alexandrin concluant l’un des poèmes insérés dans la prose : « Mes os seront pareils aux herbes arrachées. » Absurde et poésie font aussi bon ménage avec un humour cachant plus ou moins bien l’angoisse, comme dans cette maxime : « Les hommes ne sont des hommes que parce qu’ils croient être des hommes. », ou dans la découverte d’une cruelle anthropophagie : « Yves s’aperçut que les maisons mangeaient. […] Plus elles étaient vieilles, plus elles tombaient en ruines, plus il leur fallait d’hommes, de femmes et d’enfants à mastiquer. »
Souvenirs de la planète Terre est une livre « intégral » où, par le truchement de la limpidité de la prose et du vertige de la poésie, se mêlent l’espoir et le désespoir, l’humour et la soif d’absolu, le mysticisme et la satire, la générosité et la dérision. La formule de Nicolas Cavaillès est parlante : Ilarie Voronca est un « Voyant inquiet », et c’est sans doute l’inquiétude qui l’a emporté.
Jean-Pierre Longre
18:30 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, roumanie, ilarie voronca, nicolas cavaillès, arfuyen, jean-pierre longre | Facebook | |
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10/09/2011
Poète du mouvement
Christophe Dauphin, Ilarie Voronca, le poète intégral, Rafael de Surtis / Éditinter, 2011
De tous les écrivains venus de Roumanie qui, au cours du XXe siècle, ont enrichi la littérature de langue française, Ilarie Voronca est l’un des plus importants et des plus méconnus. Tristan Tzara, Benjamin Fondane, Eugène Ionesco, Cioran et quelques autres font l’objet de nombreuses études ; pour les compléter, la parution de l’ouvrage de Christophe Dauphin est salutaire.
« Poète intégral », Voronca l’est à des titres divers. Théoricien de l’« intégralisme », il fut l’un des rédacteurs de la revue Integral, ainsi que d’autres revues de de cette avant-garde qui caractérisa la vie intellectuelle roumaine de l’entre-deux-guerres. En outre, toute son œuvre, en vers et en prose, relève d’une volonté d’unification « intégrale » des éléments naturels et humains. La biographie d’Eduard Marcus, alias Ilarie Voronca (1903-1946), très précisément rapportée, s’insère ici dans un environnement lui aussi parfaitement détaillé. Les années roumaines, l’installation en France, l’exil et ses difficultés, les brouilles littéraires momentanées, les amitiés, les amours, les rencontres (avec la plupart de ceux qui forment le monde artistique), les ruptures, la période de l’occupation et de la résistance, la quête désespérée du bonheur, jusqu’au suicide au domicile parisien – tout cela est solidement inscrit dans le contexte historique, social, politique, culturel, roumain, français, européen dont la destinée individuelle est indissociable.
Cette biographie est aussi un portrait moral (« Combattre les prisons, la haine, l’angoisse et l’oppression ») et surtout poétique, dans cet espace franco-roumain qu’Ilarie Voronca incarne totalement : symbolisme, avant-garde, intégralisme, lyrisme personnel… il est le poète du « mouvement », de l’« inquiétude », de l’« insatisfaction », de ces états qui ne laissent jamais en repos et d’où émane une incessante évolution.
Voilà un livre indispensable à la connaissance d’un poète majeur, qui plus est écrit par quelqu’un pour qui l’écriture est une matière vivante, puisque Christophe Dauphin, outre ses essais, a publié nombre de recueils poétiques. Son étude, qui s’appuie beaucoup sur les textes, forme un ensemble très documenté (citations, anthologie significative, riche iconographie…) : Ilarie Voronca, le poète intégral est un ouvrage nourri d’authenticité.
Jean-Pierre Longre
18:04 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, poésie, francophone, roumanie, ilarie voronca, christophe dauphin, rafael de surtis, Éditinter, jean-pierre longre | Facebook | |
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