02/06/2019
Errance et déchéance
Liam O’Flaherty, Le Mouchard, traduit de l’anglais (Irlande) par Louis Postif, préface de Stève Passeur, Belfond, 2019
Gypo Nolan, force de la nature et esprit limité, ancien de l’Organisation révolutionnaire, dont il a été exclu, vit comme beaucoup de ses congénères au jour le jour, souvent sans savoir où il dormira le soir ni comment il pourra manger. En quête du moindre schilling, il décide de dénoncer son ami Mac Phillip, recherché par la police pour avoir tué un fermier. « Je viens réclamer la prime de vingt livres offerte par le Syndicat des fermiers pour des renseignements concernant le nommé Francis-Joseph Mac Phillip ». Ce disant, il donne l’impression de ne pas mesurer la portée de son acte.
Ni ses conséquences, qui vont faire l’objet principal du récit. Première conséquence : la mort de son ami dans l’affrontement avec la police venue l’arrêter. Deuxième conséquence : alors que les choses s’embrouillent dans la tête de Gypo, qui ne sait pas comment gérer les suites de son forfait, il se met à dépenser à tort et à travers et au vu de tous les vingt livres qui gonflent ses poches : tournées générales, visites à des prostituées, cadeaux divers – bagarres et fuites éperdues dans le labyrinthe des ruelles. Nous sommes à Dublin, dans les années 1920, peu après l’insurrection de 1916 ; dans le Dublin des ouvriers, des chômeurs, des miséreux, des parias, des révoltés, des résignés ; un Dublin que Gypo sillonne de « son corps de géant », sa lourde masse arpentant les bas-fonds d’une ville où l’alcool et le dénuement forment un mélange explosif.
L’écriture de Liam O’Flaherty, directe, sans fioritures, d’une poésie violente et brute, rend avec une particulière intensité la complexité de la situation : la condition sociale de ce peuple réduit aux expédients, la psychologie à la fois primaire et voilée de Gypo, qui tour à tour perd et prend conscience de son rôle de délateur et de la culpabilité qui le ronge, la bataille qui se livre au sein de l’Organisation révolutionnaire, guidée par le pur et froid Gallagher, sorte de Robespierre qui a tout deviné de la faute de Gypo, et qui le lui fait sentir : « Une force le poussait à affronter les regards de Gallagher, dont il ne pouvait se détacher sans ressentir une profonde brûlure dans la chair. » On se prend parfois à « souhaiter que [le] mouchard ne soit ni pris ni châtié », comme l’écrit Stève Passeur dans la préface, tant le personnage attire un mélange de dégoût et de compassion, à l’image de ses semblables voués à la déchéance, à l’image aussi de l’insecte pris au piège de son propre destin, comme de nombreux passages le laissent imaginer. « Il allait sans but, poussé vers le nord par la panique et l’impossibilité de réfléchir. Il fonçait dans tous les sens : il descendait une rue, virait à gauche, revenait en ligne parallèle, redescendait la rue qu’il venait de quitter, et contournait plusieurs fois le même coin, dans sa fuite éperdue. Il semblait aux trousses d’un lutin qui prenait un malin plaisir à revenir continuellement sur ses propres pas. Gypo pataugeait dans les mares, tombait sur les mains et les genoux dans des terrains vagues, se cognait violemment aux brèches des murs, grimpait sur des tas de briques, par-dessus des murs, sautait dans des cours et recommençait le même manège dans une autre rue. ». Voilà un exemple de condensé à la fois réaliste et symbolique du roman et de l’état d’un personnage aux abois.
Jean-Pierre Longre
En 1935, John Ford réalisa un film (Le Mouchard) d’après le roman de Liam O’Flaherty. Outre celui-ci, les éditions Belfond viennent de publier, dans une veine et d’une autre époque, Le Messager de L. P. Hartley (traduit par Denis Morrens et Andrée Martinerie), dont Joseph Losey tira un film fameux, Palme d’Or au Festival de Cannes 1971.
23:47 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, anglais (irlande), liam o’flaherty, louis postif, stève passeur, belfond, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |