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12/05/2022

La puissance de l’imaginaire

Nouvelle, francophone, dessin, Manuel Anceau, Ève Mairot, Ab irato, Jean-Pierre LongreManuel Anceau, Il y a un pays, dessins d’Ève Mairot, Ab irato, 2021

« Les rêves se disent et se perpétuent, bien qu’exprimer (fût-ce entre deux bouchées de pâté à la viande) ce qui n’est pas autre chose, après tout, qu’un fort sentiment de désarroi, ce soit tout aussi bien pleurer sur son propre sort. Qu’on me comprenne : on ne peut pas passer sa vie comme Livisse à avoir le nez en l’air. » Livisse (remarquez l’art de la déclinaison chez M anuel Anceau : il y a eu Livaine, Lormain, Lieuve, Louvet, il y aura Liviane, Lise, Livia, Yvonne, Ivor, Yvan…), Livisse, donc, le protagoniste de la première des douze nouvelles (quu donne son titre au recueil), après avoir été souffre-douleur dans son enfance, est devenu un adulte dont la force est celle des simples, ce qui lui permet d’aller « lentement, mais sûrement, vers le rêve bienheureux. »

La tonalité est donnée. Les récits qui suivent disent la puissance de l’imaginaire, tout en maintenant les personnages ancrés dans le réel (celui du « pâté à la viande », de la terre et de maints éléments de la vie quotidienne). Nous avons affaire, successivement, à Nils, rejeton d’une famille de grands bourgeois, fortement intéressé par les champignons vénéneux ; à trois condamnés attendant d’être fusillés au pied de la statue du glorieux « Leunuk », héros et « grand-père débonnaire » de la nation ; à un jeune conférencier qui se sort d’un mauvais pas d’une manière inattendue et lumineuse ; à un groupe d’enfants qui, sous la conduite autoritaire d’Irène, dix ans, construit une « arche » en prévision d’un hypothétique déluge, et la catastrophe qui survient n’est pas celle que l’on attendait ; à un homme dont la mère a sacrifié sa carrière de cantatrice, et qui le regrette ; au montage d’un télescope géant dans l’Himalaya, accompagné de querelles et de visions fantastiques ; à une fillette qui dit voir apparaître des fées, ce qui perturbe la fratrie ; aux souvenirs amoureux et aux regrets d’un homme âgé ; à la présence étrange et mystérieuse d’un marginal écrivant de non moins étranges phrases sur des bouts de papier devant les habitués d’un bistrot ; aux dramatiques retrouvailles d’un homme avec sa mère, qui avait dû l’abandonner lorsqu’il était enfant pour pouvoir survivre d’une manière inavouable ; à une découverte surprenante faite par un vieux célibataire qui, voulant quitter son « pays », résout une énigme ancienne…

Il y a des motifs communs, tels que la solitude, le désarroi, les vicissitudes de la vie, mais les situations, les personnages, les décors, les intrigues, les registres se signalent par leur variété – le tout périodiquement illustré par les dessins d’Ève Mairot qui, tout en étant suggestifs, mettent l’accent sur le mystère des silhouettes, des regards, du « pays » dont il est question. Et il y a le style de Manuel Anceau, dont on a déjà relevé certains aspects à propos de précédents ouvrages : phrases tout en volutes, interruptions, parenthèses, réitérations, anticipations… Une prose poétique apte à explorer les coins et les recoins du conscient et de l’inconscient, du réel et de l’imaginaire.

Jean-Pierre Longre

https://abiratoeditions.wordpress.com

Nouvelle, francophone, dessin, Manuel Anceau, Ève Mairot, Ab irato, Jean-Pierre LongreLes éditions Ab irato viennent de publier Toyen, petits faits et gestes d’une très grande dame, par Alain Joubert.

Chronique à venir !

10/11/2019

Contes du monde comme il va

nouvelle, conte, récit, francophone, manuel anceau, ab irato, jean-pierre longreManuel Anceau, Lormain, Ab irato, 2019

Comme c’était le cas avec son recueil précédent, Livaine (dont Lormain, nous dit-on à juste titre, est le pendant masculin), Manuel Anceau donne à ses nouvelles des allures de contes – et pas seulement des allures. En effet, si les récits sont au départ enracinés dans le réel (un village avec ses rumeurs et ses secrets, le monde de l’entreprise et ses pratiques implacables, la famille et ses non-dits, la campagne investie par les promoteurs, la vie scolaire et ses brutalités, les transports en commun, l’angoissante disparition d’une fillette – on en passe), ce réel se transforme, par le jeu des mots et des phrases (et aussi par celui des noms propres), en imaginaire, à la limite du merveilleux ou du fantastique, sans vraiment franchir la frontière.

Il y a ici des portraits et des situations de toutes sortes, qui se succèdent et se superposent hardiment, étrangement, inexorablement. Les personnages attachants sont souvent les proies d’êtres rebutants, qui leur ressemblent pourtant un peu, ou qui les gangrènent petit à petit. Et l’inverse peut se produire. Les situations confortables ou rassurantes ne le restent pas longtemps, en général ; et ce n’est pas toujours de la faute des gens ; ce peut être à cause du monde comme il va (à la réflexion, c’est presque toujours le cas). Car la plupart des gens, même ceux qui n’inspirent pas confiance, sont des victimes : de la souffrance, du deuil, du malheur, de l’incompréhension, de la solitude, des mystères de la vie et de la mort, du destin…

Au-delà des intrigues, de leurs ombres portées et de leurs prolongements, ce qui est remarquable dans ces nouvelles (ces contes), c’est leur style. Un style qui n’a pas son pareil pour faire d’une histoire qui ailleurs revêtirait les oripeaux de la banalité quotidienne une plongée dans les profondeurs de l’âme et dans les tourbillons de la société. Les hommes ont tous leurs mystères (les animaux aussi, ainsi que les arbres et les plantes, le ciel, le jour et la nuit), et les phrases de Manuel Anceau les explorent, ces mystères, en suivant les chemins détournés et méconnus d’une syntaxe pleine de sauts, de pauses et de rebonds, de détours et de contours. Un seul exemple : « Et c’est ainsi que, ce lundi matin, marchant très tôt déjà dans les rues : je le vis venir vers moi ; vers moi, par accident pensai-je aussitôt : étant ce matin-là le seul bonhomme à marcher sur ce trottoir, il fallait bien que son impatience à dire ce qu’il avait vu, ou cru voir, trouvât un déversoir – et ce déversoir ce furent mes oreilles ; vers moi, seul à marcher sur ce trottoir ; étais-je pour autant le premier être humain à qui ce matin-là il aura parlé ? ». À nous, lecteurs, de recevoir les mots comme si nous étions les premiers à les lire.

Jean-Pierre Longre

https://abiratoeditions.wordpress.com

12/07/2018

Le ballet des phrases et des gens

Conte, récit, francophone, Manuel Anceau, Ab irato, Jean-Pierre LongreManuel Anceau, Livaine, Ab irato, 2018

La vraie littérature ne fuit ni ne nie le réel. Par le choix des angles de vue, par le travail du style et du verbe, par le hasard (peut-être) de la destinée des choses et des êtres, elle le transforme, ce réel, le transcende et révèle son pouvoir, un pouvoir que seul l’art peut lui donner. Ainsi se forge la poésie du quotidien. Les « contes » que propose Manuel Anceau dans Livaine, et qui illustrent parfaitement ce phénomène, poussent le lecteur vers ce que ce réel contient, solidement et profondément ancré, de surprenant, de déroutant, d’étrange – comme dans « Livaine », le premier texte justement, se découvre la véritable nature de certains personnages, notamment le gentil Loupiot et la mère disparue de la narratrice.

Au long du recueil, suivant le ballet des phrases et des sons (déclinaisons en larges coulures de consonnes, par exemple, avec « Livaine », « Lieuve », « Louvet » etc.), se découvrent des secrets que recèlent la nature, les lieux, les animaux, les humains, les gestes et les attitudes de l’existence. Manuel Anceau n’a pas son pareil pour camper un paysage ou une bâtisse, suggérer une atmosphère, et pour en tirer l’insoupçonnable, voire un surnaturel qui ne doit rien au divin. Voyez comment peut se dresser le profil d’un petit village ordinaire : « Lieuve, en ces époques pittoresques où les gaillards, aux bals interminables, sous le ciel qui poussait bleu puis noir ne se souciaient que de tourner la tête aux filles, qu’est-ce que c’était, sinon la même contrée perdue, abandonnée à son sort ? Ne m’en veuillez pas si je suis de mauvaise compagnie, voilà ce que Lieuve soir après soir répète aux étoiles commençant à s’assembler autour de son clocher. Nous perdons du sang disent de concert girouette et drapeau. Personne ne bat plus des mains pour faire s’envoler les corneilles. Quand elles s’abattaient sur les grains de millet, on voyait les gosses, et pas qu’eux, les vieux aussi, battre des mains. […] Il y a longtemps qu’il n’y a plus de grains de millet : circulez. Il n’y a même plus assez de corneilles, pour qu’on ait le cœur à leur rabattre le caquet. Les temps modernes sont passés par là. ». Attention, il ne s’agit ni de « c’était mieux avant » ni de régionalisme gentillet. On attend forcément une suite, et on l’aura, sortant forcément de l’apparent ordinaire.

Et il y a les gens, « nous autres », ceux qui ne paient pas de mine, ceux qui parfois ressemblent bizarrement (ou pas tant que ça) à des animaux (l’inverse aussi peut avoir lieu), ceux qui parfois ne ressemblent à rien parce que c’est leur absence qui peuple le récit (celle de Louvet, en particulier), les gens dans toute la diversité de leur ballet. Voyez encore comment se forge un portrait parmi d’autres : « Moineau se lève, fait les quelques pas qui la séparent de la porte des toilettes. Il y a ses jambes qui sont fines, qu’on peut trouver belles, de charmantes échasses de jolie bergère – ou simplement bien faites, pas désagréables à regarder ; mais tout le monde sera d’accord pour dire qu’elles restent toujours un peu en arrière, comme si le reste du corps était déjà passé à autre chose. Le bout des doigts brille un peu, ainsi que le nez, qui luit bizarre, comme si on venait de l’astiquer. Moineau plaît. Il est vrai, sans qu’on puisse dire pourquoi. Peut-être même qu’elle ne plaît pas vraiment, et que ce qui attire les regards n’a rien à voir avec la commune acception du verbe « plaire ». Moineau n’est pas ce qu’on appelle une jolie princesse. Lèvres et paupières sont pourtant d’assez remarquables attributs ; mais on les dirait volontairement caricaturales. Il y a une chose curieuse qui est que, quand vous fermez les yeux et que vous essayez de vous rappeler – ce qu’il faut se rappeler quand il s’agit de retrouver un visage précis : un tout autre visage vient à l’esprit. ».

Bref, comme toujours lorsqu’il s’agit d’art véritable, on voudrait tout montrer, tout recommander. Ainsi, on ne peut ni décrire ni raconter ni vraiment commenter Livaine. Il faut lire le livre.

Jean-Pierre Longre

https://abiratoeditions.wordpress.com