17/11/2024
Au creux d’une vallée perdue
Marie-Hélène Lafon, Les sources, Buchet/Chastel, 2023, Le Livre de Poche, 2024
« Trente ans, trois enfants, Isabelle, Claire et Gilles, deux filles et un garçon, sept, cinq et quatre ans, une ferme, une belle ferme, trente-trois hectares, une grande maison, vingt-sept vaches, un tracteur, un vacher, un commis, une bonne, une voiture, le permis de conduire. » En ce samedi 10 juin 1967, tout pourrait aller bien pour cette jeune mère de famille, d’autant que le lendemain, dimanche, ce sera la visite traditionnelle chez ses parents, à une heure et demie de route de là. Mais ce n’est qu’une apparence : l’atmosphère est lourde, comme son corps maintenant, elle ne veut pas penser à son mariage, il y a huit ans, avec cet homme qui s’est vite révélé exigeant et brutal, qui se déchaîne périodiquement contre elle, à lui donner ce qu’il appelle des roustes. Que faire contre cela, dans cette ferme éloignée de tout, au fond de la vallée perdue où il a voulu s’installer ? Tous vivent dans la peur, les enfants comme elle, et pourquoi rester ? « Elle ne comprend pas. » Cela dure jusqu’au moment où, n’en pouvant plus, elle se confie à sa mère, brièvement ; « elle raconte le pire tout de suite, sans pleurer, elle montre aussi les bleus, les traces… ». Braver le qu’en-dira-t-on, décider la séparation, le divorce.
Le point de vue de la jeune mère constitue le premier chapitre, le plus long. Le suivant, qui se situe sept ans plus tard (19 mai 1974), est celui du père, qui s’occupe maintenant seul de la ferme, et qui ne voit ses enfants que de temps en temps – ses filles avec plaisir, elles dont il sait qu’elles vont faire de bonnes études, son fils avec plus de réticence, ce garçon moins brillant, un peu endormi, dont il perçoit mal l’avenir. En tout cas il sait que la ferme « n’aura pas de suite. » Effectivement, nous faisons un saut de presque cinquante ans (2 octobre 2021), lorsque Claire, la deuxième fille, revient sur les lieux de son enfance, remonte aux « sources », au moment où les enfants « liquident l’héritage » ; elle « respire l’odeur tiède et sucrée des feuilles alanguies. Alangui est ridicule, elle le sait, mais elle laisse ce mot monter et la déborder. Personne n’a jamais été vraiment alangui dans cette cour, en tout cas personne qu’elle connaisse. »
Trois actes de plus en plus brefs, trois points de vue rythmés par une prose sobre, sans fioritures, trois monologues indirects menés comme une tragédie classique (trois temps bien définis, un lieu central et constant, une histoire de famille…). La relation simple des gestes de l’existence donne, par la magie de l’écriture de Marie-Hélène Lafon, résonnante d'harmoniques, une densité particulière à l’émotion. Chaque personnage, s’exprimant avec son langage, sans artifices, représente l’humanité telle qu’elle est, avec ses drames plus ou moins cachés, ses sensations et ses incompréhensions. Sans parler de la poésie qui émane de tout cela, poésie de la nature et de la vie quotidienne, poésie du style et des mots, poésie du souvenir dont Claire, au prénom choisi, dans les dernières lignes, révèle la « lumière douce. »
Jean-Pierre Longre
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28/09/2016
Une vie simple et dense
Marie-Hélène Lafon, Joseph, Buchet-Chastel, 2014, Folio, 2016.
« Quand on rentre dans une étable bien tenue, l’odeur large des bêtes est bonne à respirer, elle vous remet les idées à l’endroit, on est à sa place. Joseph avait toujours retrouvé ça dans sa vie, même aux pires moments. Il avait surtout aimé s’occuper des veaux qui grandissaient tous dans les fermes avant la mode de les vendre à trois semaines pour l’engraissement en Italie ou ailleurs ». Voilà des phrases comme seule Marie-Hélène Lafon sait en écrire, et voilà un personnage comme elle seule sait en créer d’après nature, entre passé et présent, du dehors et du dedans, surtout du dedans.
Ouvrier agricole, Joseph n’a donc pas son pareil pour s’occuper des animaux, et ses employeurs lui en savent gré. Il remplit sa solitude d’observations et de souvenirs, sans compliquer les choses, sans non plus se dévoiler. Il y a eu les parents, le frère jumeau Michel qui est parti ailleurs tenir un commerce avec sa femme et que la mère a rejoint, ne donnant à Joseph que quelques nouvelles épisodiques. Il y a eu Sylvie, rencontrée « au bal à Condat », avec qui il aura partagé un bout de vie et qui est finalement partie avec un représentant « du côté de Vichy ». Il y a eu le grand trou de plusieurs années, l’alcool, les cures successives qui l’ont mené là où il est maintenant, dans le sérieux de son travail et le profond de ses pensées.
Joseph est, si l’on veut, « un cœur simple » à la Flaubert, mais avec sa personnalité, sa vie intérieure, et les chiffres : il n’a pas son pareil pour compter, calculer, rappeler les dates du passé. Ce passé qui le tarabuste, dont certains événements le hantent et forgent les secrets de son destin. « Vie minuscule » d’un anti-héros, Joseph, qu’il ne faut prendre ni pour un roman du terroir, ni pour un témoignage régionaliste, ni pour une évocation bucolique, est l’émouvant et beau récit d’une existence particulière qui se construit entre deux mondes, l’ancien et le moderne, et se nourrit de peines, de joies et de mystères.
Jean-Pierre Longre
07:47 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roman, francophone, marie-hélène lafon, buchet-chastel, folio, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |