20/05/2016
Retour au village
Lire, relire: Pierre Jourde, La première pierre, Gallimard, 2013, Folio, 2015
Les faits, plus ou moins déformés, ont suffisamment défrayé la chronique pour qu’on n’y revienne pas en détail. Un écrivain publie un livre sur le village de ses origines et de ses vacances, un certain nombre d’habitants prennent mal ce qu’il en a écrit, et l’été suivant, l’auteur et sa famille sont pris physiquement à partie dès leur arrivée devant la maison : coups échangés, bébé blessé, enfants affolés, fuite éperdue sous les jets de pierre – le tout vécu dans une double dimension temporelle, accélération des événements, étirement du temps. Le récit se poursuit avec ses nécessaires conséquences : plainte chez les gendarmes, dépositions des uns et des autres, procès (intenté essentiellement pour le traumatisme vécu par les enfants), médiatisation, et surtout, avec le souvenir indélébile, la rupture irrémédiable avec les anciens compagnons du « pays perdu », ceux qui vous ont fait naguère partager leurs travaux et leurs jeux, leurs soirées conviviales et la rudesse de la montagne.
Ils y sont remontés depuis, l’auteur et sa famille, dans le hameau resserré, au bout des lacets de la route, parmi les regards fuyants et les figures fermées, définitivement considérés comme inexistants, et acceptés comme tels par eux-mêmes. « Comment peut-on supposer que tu accueillerais tout content, reconnaissant presque, les signes de dégel, les embryons d’échange, les tentatives de pacification ? Après les pierres aux enfants, le mur du silence refermé sur des gens qui n’y peuvent rien, les étrangers circonvenus, les dos tournés de ceux qui n’étaient même pas concernés ? C’est terminé, et à jamais, et c’est très bien ainsi. Il y a le sang d’un gamin d’un an entre nous. ». Et il y a le sang familial qui attache définitivement à la terre des ancêtres, celle qui est au cœur du livre et dans le cœur de ceux qui l’habitent ou l’ont habitée. Ce livre, qui ne tient pas du règlement de comptes, mais de l’explication, de l’examen des faits comme vus de l’extérieur (le "tu" que le narrateur s’applique à lui-même est celui de l’observation de soi), finalement d’un « tout compte fait » à caractère profondément littéraire et humain, ce livre donc est aussi un hymne à ce coin de montagne auvergnate, aux anciennes estives, aux derniers hameaux avant les sommets, à la vie rude de leurs habitants, au silence des paysages, et nous vaut de poétiques évocations : les pentes du volcan avec « toute une végétation rase où se détachent par intervalles les hautes tiges des gentianes […], un vieux bois de pins tout tordus, où l’on imagine que doivent se réunir des magiciens par les nuits de pleine lune. ».
Lieu étrange et familier, si lointain et si proche, « le pays est un exil et un égarement. Ici, la terre montre la trame, le paysage est une violence en voie d’effacement. C’est au moment où il va s’évanouir que l’être nous saisit dans son évidence et son mystère. Voilà ce qui retient, sur ces grands plateaux entaillés de gorges profondes, où le vent ne cesse d’énoncer un appel incompréhensible. ». La première pierre est un beau livre qui ne lève pas les mystères, mais qui met au jour les paradoxes de l’attachement au pays et la complexité des comportements humains.
Jean-Pierre Longre
16:12 Publié dans Essai, Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : récit, autobiographie, pierre jourde, gallimard, folio, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |
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