21/02/2013
Une odyssée roumaine
Gabriela Adameşteanu, Une matinée perdue, traduit du roumain par Alain Paruit, Gallimard, « Du monde entier », 2005, Folio, 2013
Romancière reconnue en Roumanie depuis la publication en 1975 de Drumul egal al fiecărei zile (La monotonie de chaque jour), consacrée en 1985 par le prix de l’Union des écrivains pour Dimineaţă pierdută (Une matinée perdue), Gabriela Adameşteanu a consacré une grande partie de son temps, depuis 1991, à militer au sein du « Groupe pour le dialogue social », dont elle dirige l’hebdomadaire, 22. Activité littérairement préparée, sous et malgré la dictature, par une écriture sans concession, dans sa forme et sa signification.
Une matinée perdue, dont on peut penser que la traduction, parce qu’elle est d’Alain Paruit, est des plus fidèles – d’autant plus que l’auteur est parfaitement francophone et francophile – , est un magnifique témoignage de cette écriture foisonnante et polyphonique qui présente, à travers des destinées individuelles, presque un siècle d’histoire collective. Quelques heures de la vie de Vica font revivre, avec ses mots de vieille femme du peuple, mais aussi avec les mots de ceux qu’elle a côtoyés, fréquentés, servis, des instants cruciaux du passé de la Roumanie, les « bouleversements qui ont secoué le pays » : les péripéties de l’entrée dans la guerre de 14-18, les disparités et les difficultés de la vie sociale et politique, l’exil à l’Ouest de ceux qui cherchent à fuir les tracasseries de l’existence quotidienne… Et il ne s’agit pas seulement de l’histoire d’un pays particulier, mais bien de l’histoire des relations humaines dans leur fonctionnement minutieusement et humoristiquement décortiqué grâce à une technique de la parole parfaitement maîtrisée ; l’alternance et la superposition du discours direct (dans la conversation) et du discours indirect libre (dans le monologue intérieur) illustrent avec saveur et justesse la dualité, la duplicité, la complexité des rapports sociaux : la longue entrevue entre Vica et son ancienne patronne Ivona en est un exemple frappant. Ainsi se dessinent les silhouettes d’êtres chez qui la tendresse et l’agacement, l’amour et la haine, le bien et le mal se combinent sans se contredire. Au-delà des cas particuliers de la fiction romanesque, un vrai tableau du genre humain.
En surface, on pourrait croire que Vica perd effectivement son temps à errer dans Bucarest, à attendre et à discourir en vain – comme semblent discourir en vain les autres personnages, chacun dans son registre. En profondeur, la matinée n’est pas perdue pour tout le monde, en tout cas pas pour le lecteur. Selon une démarche proustienne discrètement évoquée par le titre, le temps est finalement retrouvé dans la création artistique. Comme le Leopold Blum de Joyce dans Dublin, comme l’Ulysse d’Homère sur les flots, Vica et les autres représentent l’humanité en perpétuel mouvement, en inlassable quête. L’auteur parvient à combiner la construction esthétique et le sens de l’Histoire ; en cela, sous sa plume, le roman est le digne successeur de l’épopée.
Jean-Pierre Longre
Salon du Livre de Paris 2013 : les lettres roumaines à l’honneur
Pour sa 33ème édition, le Salon du livre met à l’honneur les lettres roumaines. En 2013, les visiteurs du Salon viendront à la rencontre d’une belle sélection de 27 auteurs roumains dont une dizaine de romanciers découverts en 2012 par les éditeurs français : des essayistes d’envergure européenne ; des auteurs de roman graphique ; des dramaturges au ton percutant et rafraîchissant ; des poètes et des romanciers à la veine chatoyante et portant un regard acéré sur la société roumaine.
Voir :http://www.salondulivreparis.com/?IdEvent=8&IdNode=4053&Lang=FR&IdNodeVersion=6673&FromBO=Y
Pour mieux connaître la littérature roumaine, voir : http://rhone.roumanie.free.fr/rhone-roumanie/index.php?option=com_content&task=category§ionid=4&id=41&Itemid=29
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21/08/2010
Mystérieuse et envoûtante
Dumitru Tsepeneag, La Belle Roumaine, traduit du roumain par Alain Paruit, P.O.L., 2006
À lire les premières pages, on aura tendance à se placer dans un décor typiquement parisien aux allures réalistes (le bistrot et ses habitués, le métro et ses faits divers, le Bois de Boulogne…). Plus loin, mais dans une vue rétrospective, on revivra les péripéties historiques de la chute du mur de Berlin et de l’agonie des régimes communistes. A vrai dire, au fil des pages, on sent bien qu’il ne s’agit pas de s’enfermer dans les stéréotypes rassurants et les scènes déjà connues et déchiffrées, qu’il ne s’agit même pas de suivre le déroulement narratif d’une histoire solidement racontée.
Car au milieu des pseudo réalités urbaines et européennes, au milieu de personnages dont la présence est apparemment fonctionnelle, tributaires et faire-valoir de l’héroïne (un bistrotier communiste et rêveur, un turfiste malchanceux, un Russe inquiétant, un peintre exigeant, un duo de philosophes allemands complices en tout, même en amour…), déambule la séduisante Ana ou Hannah, mystérieuse et envoûtante, liée à un invisible Mihai, blonde ou brune selon les pays, médecin ou infirmière, prostituée ou espionne, calculatrice ou naïve, dangereuse ou apeurée, amante fougueuse ou distante… Mythomane certainement, forgeant elle-même son mythe, selon la phrase de Novalis placée en exergue et revenant dans l’espace du récit : « La vie ne doit pas être un roman qui nous a été donné, mais un roman que nous avons fait nous-mêmes ».
Toutefois ce roman, le maîtrisera-t-elle jusqu’au bout ? Cherchant peut-être à leurrer les autres, ne se leurre-t-elle pas elle-même ? L’auteur nous laisse le privilège de l’imagination, un auteur qui est bien là, avec des intertextes plus ou moins voilés (Thomas Mann et quelques autres), des jeux plus ou moins explicites sur Elvire Popesco ou Ionesco, le marteau et la faucille, la vodka qui coule à flot dans les gosiers et fait parler « à brûle-pourpoint », et surtout les autoréférences : la présence d’Ed, jeune employé du bistrot, nous met sur la piste d’Ed Pastenague, anagramme de D. Tsepeneag, l’un et l’autre auteurs, sous un nom ou sous un autre, de romans et récits présents dans le texte (Pont des Arts, Attente, Roman de Gare, Hôtel Europa), d’un scénario de film résumé ici même. Jusqu’à l’obsession reviennent des leitmotive présents dans toute l’œuvre (un aigle en cage, une gare désertée, un sanatorium au-delà d’une forêt, les prénoms féminins Maria, Ana, Marianne, l’attente), le tout assorti d’une autodérision décapante, par exemple sur la Roumanie, « pays de tsiganes et d’escrocs », ou sur l’œuvre elle-même (Hôtel Europa défini comme un simple « thriller »)…
La Belle Roumaine n’est pas un roman ; c’est une multiplicité de romans en puissance : aventures, espionnage, amour, érotisme, politique, exotisme, philosophie, histoire se superposent, ou plutôt tournent autour d’un axe que l’on peut appeler – pour utiliser le nom d’un mouvement que Tsepeneag fonda autrefois avec quelques autres en Roumanie – onirisme. Les reprises, les répétitions d’événements, les épisodes cycliques, factuels ou imaginaires, le ressassement à caractère musical, tout cela relève de la préoccupation structurelle : « Le rêve ne peut pas être narré, on doit le présenter, le reconstituer, l’écrire, le récrire, le fabriquer de a à z. Le vrai songe, le songe nocturne, n’est pour la narration onirique rien de plus qu’un modèle. Il ne fournit que les lois et la structure, non la matière, c’est-à-dire le sujet… ». Comme tous les romans de Dumitru Tsepeneag, La Belle Roumaine n’est pas un roman ; c’est un poème.
Jean-Pierre Longre
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18/06/2010
Grandeur de la décadence
Cioran, De la France. Traduction du roumain revue et corrigée par Alain Paruit. Éditions de l’Herne, 2009.
En 1941, installé à Paris, Cioran se transforme. Séduit un temps par le brutal apparat de la « Garde de fer » roumaine et par la force nazie, il se transforme et opte plus ou moins implicitement et très heureusement pour le camp adverse. Cette « métamorphose » se laisse entrevoir dans De la France, petit livre écrit au crayon, exhumé, traduit à un moment où, vieux de 68 ans, il reste d’une singulière actualité. « Livre charnière », « ode à la France », comme l’écrit Alain Paruit dans sa présentation, l’ouvrage est une frontière : entre totalitarisme et libéralisme (au sens politique), entre roumain et français (la langue roumaine est parsemée d’expressions françaises), entre hymne à la grandeur et éloge de la décadence…
Car Cioran, opérant des comparaisons avec d’autres pays, développe le paradoxe suivant : la France est grande, et la preuve en est sa décadence immuable. Selon le processus d’écriture qui lui est cher, les fragments de pensées s’agglutinent, s’additionnent, entraînant le doute et la conviction. Chaque lecteur y trouve son compte, s’arrêtant à son gré sur des termes récurrents (« ennui, cafard, décadence, XVIIIe siècle, goût, sociabilité, raison, expérience, progrès, mesure »…) définissant la France selon Cioran, cette France de l’esprit contre le cœur, où le culte du repas tient lieu de liturgie quotidienne, et dont la perfection tient à des « riens ». « Pays d’êtres humains et non d’individus », « la France est une occasion éclatante de vérifier les expériences négatives ».
À l’heure où quelques politiciens en mal de popularité cherchent à définir une identité « nationale », il est bon de lire cet hymne à la France étrangère écrit par un de ces immigrés à qui nous devons de magnifiques pages de notre patrimoine littéraire. Ecoutons rêver le petit Roumain : « Y a-t-il au monde un pays ayant eu autant de patriotes issus d’un autre sang et d’autres coutumes ? […] N’avons-nous pas aimé la France avec plus d’ardeur que ses fils, ne nous sommes-nous pas élevés ou humiliés dans une passion compréhensible et toutefois inexplicable ? N’avons-nous pas été nombreux, en provenance d’autres espaces, à l’embrasser comme le seul rêve terrestre de notre désir ? Pour nous qui arrivions de toutes sortes de pays, de pays malchanceux, la rencontre d’une humanité aboutie nous séduisait en nous offrant l’image d’un foyer idéal. » L’illusion opère toujours.
Jean-Pierre Longre
19:18 Publié dans Essai | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : essai, roumanie, cioran, alain paruit, editions de l'herne, jean-pierre longre | Facebook | | Imprimer |