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22/07/2016

Symphonie du Mal

Roman, catalan, Jaume Cabré, Edmond Raillard, Actes Sud, Jean-Pierre LongreJaume Cabré, Confiteor, traduit du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 2014, Babel, 2016

« Ce n’est qu’hier soir, alors que je marchais dans les rues trempées de Vallcarca, que j’ai compris que naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable ». La première phrase de cet impressionnant roman est à la fois énigme liminaire et, si l’on y revient après coup, paradoxe éclairant. Le récit foisonne de personnages de toutes sortes, de tous horizons, de toutes époques, et pourtant Adrià Ardèvol, protagoniste et narrateur, prend conscience qu’il est désespérément seul, sans Dieu (auquel il ne croit pas), sans famille (ses parents, qui ne l’ont pas aimé, voulaient faire de lui un singe savant – musicien virtuose ou linguiste surdoué).

Dans la longue lettre en forme de confession adressée à Sara, son unique grand amour, par l’entremise de Bernat, son seul grand ami, Adrià explore cette si humaine solitude et les inhumaines turpitudes de ses semblables, remuant les vases nauséabondes de l’histoire individuelle et de l’Histoire collective. En effet, en suivant le double fil conducteur de sa quête personnelle et des tribulations d’un violon précieux (un « Storioni »), la narration transporte le lecteur de la Catalogne actuelle à celle de la fin du Moyen Âge, de Crémone à l’époque des grands luthiers (XVIIe-XVIIe siècles) à Rome pendant la guerre de 14-18, de la Flandre à Tübingen, de l’Europe à l’Arabie… Rien n’est dû au hasard : le questionnement central, c’est celui qui porte sur le point de convergence de toutes les hontes, l’exemple type du mal absolu : Auschwitz-Birkenau. Comment se fait-il que des hommes (Grands Inquisiteurs, bourreaux SS, médecins poursuivant jusqu’au bout des expériences sur des enfants, hommes acharnés à la lapidation…) s’adonnent au Mal sans scrupules, que d’autres le subissent sans secours – sans même celui d’une puissance et d’une commisération divines ?

Les 770 pages des Mémoires d’Adrià posent sans répit cette question, qui hante aussi les recherches de l’érudit qu’il est devenu. Pas de réponse, mais quelques découvertes. Parmi celles-ci, la malhonnêteté de son père et de quelques autres (sur fond de spoliations nazies), l’existence et les difficultés de l’amour, les joies de la connaissance et de l’art, la bonté de certaines âmes, les trahisons de quelques autres, le poids des responsabilités personnelles et familiales, jusqu’au sentiment de culpabilité… Et pour le lecteur, les mêmes découvertes, à travers une prose brillante, surprenante, vibrante, musicale, une prose qui superpose allègrement, dramatiquement, et aussi, parfois, avec humour, dans la même page, le même paragraphe, voire la même phrase, le « je » et le « il », les personnages multiples et les époques différentes. La composition, abolissant toute transition, toute limite architecturale, faisant sonner ensemble les êtres, les siècles, les lieux, transforme la narration en une symphonie dont les échos résonnent et résonneront encore longtemps, avant que s’efface le souvenir de tout, comme chez Adrià. « Après tant de jours intenses, voici venir le temps du repos ».

Jean-Pierre Longre

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