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18/11/2020

Réparer les plaies

Roman, Islande, Auđur Ava Ólafsdóttir, Catherine Eyjólfsson, Zulma, Jean-Pierre LongreLire, relire...Auđur Ava Ólafsdóttir, Ör, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2017, Zulma Poche, 2020

« Je fais tout ce que les trois Guđrun de ma vie me demandent. Je fixe les étagères et les miroirs, je déplace les meubles là où on me dit. […] Je ne suis […] pas un homme qui démolit, plutôt du genre qui arrange et répare ce qui ne fonctionne pas. Si on me demande pourquoi je fais tout ça, je réponds que c’est une femme qui me l’a demandé. ». Jónas Ebeneser, héros et narrateur du nouveau roman d’Auđur Ava Ólafsdóttir, est un habile bricoleur, on l’aura compris. Et bien qu’il n’ait plus de vie sexuelle depuis plusieurs années, il privilégie ses rapports avec les femmes, à commencer par ses « trois Guđrun » : son ex-femme, sa mère (ancienne professeur de mathématiques qui n’a plus toute sa tête mais sait encore calculer) et sa fille (Guđrun Nymphéa), « spécialiste en biologie marine ». À part cela, il se sent bien seul.

roman,islande,auđur ava Ólafsdóttir,catherine eyjólfsson,zulma,jean-pierre longreL’histoire que Jónas raconte de lui-même devrait être celle de la fin de sa vie. L’idée du suicide le taraude, et il décide de partir, armé de sa perceuse et de sa caisse à outils, pour un pays en ruines – une contrée anonyme qui synthétise tous les pays détruits par la guerre. Dans la ville où il atterrit, seuls demeurent presque intacts de rares bâtiments, dont l’Hôtel Silence où il s’installe. Il s’y prend d’amitié pour May et Fifi, le frère et la sœur qui gèrent tant bien que mal cet établissement aux rares clients, ainsi que pour le petit garçon de May, Adam, fortement marqué par la guerre, et se met à s’occuper de la plomberie, de l’électricité, bref de toutes les défectuosités qu’un long abandon a entraînées. Et sa renommée de bricoleur va s’étendre…

Reprenant goût aux choses, aux plaisirs du cœur et du corps, il ne peut évidemment pas réparer les blessures profondes, les tragédies personnelles et familiales, les cicatrices de la vie, mais il voudrait s’y employer. « Ör » signifie « cicatrices », écrit l’auteur, et Jónas « en a sept ». Le titre de l’un des chapitres (les titres son ici, parfois, tout un programme narratif, voire un poème dense et bref) dit ceci : « Les plaies se referment plus ou moins vite et les cicatrices se forment par couches, certaines plus profondes que d’autres ».

Roman poétique et vrai, dramatique et souriant, jonché de signes à déchiffrer, Ör ménage des surprises, en toute simplicité apparente. Une simplicité qui recèle une profonde humanité, comme le reconnaît à demi-mot Jónas : « Je ne peux pas dire à cette jeune femme, qui ne possède rien d’autre que la vie, que je suis perdu ? Ou que la vie a pris un tour différent auquel je ne m’attendais pas ? Mais si je disais : Je suis comme tout le monde, j’aime, je pleure et je souffre, il est probable qu’elle me comprendrait et qu’elle réponde : Je vois ce que vous voulez dire. ».

Jean-Pierre Longre

www.zulma.fr

03/07/2017

« Devenir autre, devenir moi »

Roman, Islande, Auđur Ava Ólafsdóttir, Catherine Eyjólfsson, Zulma, Jean-Pierre LongreAuđur Ava Ólafsdóttir, L’Embellie, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2017

« Là, tout va par trois, dit-elle, trois hommes dans votre vie sur une distance de trois cents kilomètres, trois bêtes mortes, trois accidents mineurs ou plutôt trois incidents malencontreux et il n’est pas certain qu’ils vous affectent directement, des bêtes seront estropiées, hommes et femmes vivront. Il est tout de même clair que trois bêtes mourront avant que vous ne rencontriez l’homme de votre vie. ». La voyante a bizarrement tout anticipé ; sans qu’on s’en doute, sans qu’on y croie vraiment, le roman est contenu dès le début dans ces paroles. Le roman, non : les faits qui en constituent la trame narrative ; le reste (l’essentiel) réside dans l’art inimitable de la conteuse Auđur Ava Ólafsdóttir : son écriture, sa maîtrise de la structure romanesque, son attachement contagieux aux personnages.

Elle aurait de quoi pester ou avoir le cafard, la jeune femme de 33 ans, polyglotte, traductrice et correctrice de son état, qui raconte ici son histoire (son histoire actuelle, et des souvenirs qui lui viennent par bribes en fonction des événements) : elle quitte son amant juste avant que son mari la quitte, des animaux viennent se jeter sous les roues de sa voiture, son amie Auđur, enceinte de jumeaux, lui confie son fils Tumi, mal entendant, mal voyant, alors qu’elle ne s’est jamais occupée d’enfants… En revanche, le pur hasard lui sourit, puisqu’elle gagne coup sur coup un chalet « prêt-à-monter » et une fortune au loto. Tout cela entraîne pour elle un changement radical de vie, qu’elle entérine en décidant de partir vers l’est, en ce mois de novembre islandais particulièrement pluvieux, sur une route littorale pleine d’embûches, pour rejoindre le village de son enfance, en coupant tout lien avec son passé immédiat. « Me voilà en vadrouille dans le noir et la pluie avec un enfant qui ne m’est rien, trois animaux de compagnie dans un bocal, un petit tas de documents qui ne valent pas d’être mentionnés et, last but not least, une boîte à gants bourrée de billets de banque : tout baigne. ».

Situations cocasses, péripéties périlleuses, réactions inattendues, décisions de dernier moment, paroles (et plus) échangées sans hésitations avec des inconnus, communication intense et mystérieuse avec son petit protégé… L’héroïne mène son périple avec une obstination salutaire et une volonté sans faille ; elle y trouve son bonheur : « En réalité, je ne puis guère être plus heureuse, car je commence à savoir qui je suis, je commence à devenir autre, devenir moi. ». Roman de l’aventure extérieure et intérieure, de la transformation de soi, plein d’humour et de tendresse, L’Embellie se lit avec d’autant plus de délectation que sa dernière partie est entièrement consacrée à « quarante-sept recettes de plats ou de boissons ainsi qu’une recette de tricot qui interviennent au fil » du récit. À expérimenter, et à consommer à loisir.

Jean-Pierre Longre

www.zulma.fr

02/05/2017

Entre Mer et Montagne

Roman, Islande, Auđur Ava Ólafsdóttir, Catherine Eyjólfsson, Zulma, Jean-Pierre LongreAuđur Ava Ólafsdóttir, Le rouge vif de la rhubarbe, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2016

Ágústína est née dans la voiture de Vermundur, l’ami de la famille, alors qu’il emmenait la future mère à l’hôpital régional dans le brouillard et la pluie. Les routes islandaises ne sont pas de tout repos, et des complications de cette naissance la jeune fille a gardé de lourdes séquelles : deux jambes paralysées et atrophiées, béquilles obligatoires pour se déplacer. Qui plus est, son père est reparti sur son bateau tout de suite après sa conception, sans rien savoir de ce qu’il laissait derrière lui, et sa mère vit à l’autre bout du monde, poursuivant des recherches sur les oiseaux et lui envoyant de temps à autre quelques nouvelles et de vagues promesses de retour au pays.

C’est avec Nína, vieille femme affectueuse, bienveillante et sage, qu’Ágústína passe son enfance et son adolescence. Une vie d’écolière particulièrement douée et particulièrement originale, qui « commence par les bords », comme dit son professeur, et qui regarde les autres, le monde et les événements en les considérant dans des dimensions et selon des critères bien à elle. « Ce n’est pas seulement ce qui se passe qui a de l’importance, mais aussi ce qui ne se passe pas. ». Rythmée par les plats, confitures et gâteaux confectionnés par Nína, par les visites de Vermundur, celles du jeune Salómon avec qui elle partage des sentiments naissants, par l’école, les séances de cinéma et les quelques activités associatives et culturelles de ce petit village côtier plongé la plupart du temps dans la nuit, la vie de la jeune fille est un mélange de quotidienneté et de rêverie, de réalité et de fiction, de contraintes physiques et de grands projets. « Ágústína a acquis très tôt le sentiment de sa singularité dans l’univers. ». La mer, les oiseaux, la Montagne, le champ de rhubarbe où elle fut conçue et où elle se réfugie – cette rhubarbe qui donne lieu à des concours de confiture chez les ménagères du village –, voilà son monde, avec lequel elle semble souvent ne faire qu’un.

Se confondre avec la plage et l’eau glacée de la mer, ou avec le sommet de la Montagne dont elle projette de gravir, armée de ses béquilles, les huit cent quarante-quatre mètres : Ágústína est une fille de la nature, de cette nature islandaise pleine d’inimitié pour les autres, mais si amicale à ses propres yeux. « Le monde réside dans les yeux de celui qui regarde », dit l’ophtalmo. C’est par le regard particulier du personnage et par la grâce d’une écriture qui présente avec douceur et simplicité les nuances complexes et la dureté de l’existence que le livre d’Auđur Ava Ólafsdóttir est un roman véritablement poétique.

Jean-Pierre Longre

www.zulma.fr