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18/11/2020

Réparer les plaies

Roman, Islande, Auđur Ava Ólafsdóttir, Catherine Eyjólfsson, Zulma, Jean-Pierre LongreLire, relire...Auđur Ava Ólafsdóttir, Ör, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2017, Zulma Poche, 2020

« Je fais tout ce que les trois Guđrun de ma vie me demandent. Je fixe les étagères et les miroirs, je déplace les meubles là où on me dit. […] Je ne suis […] pas un homme qui démolit, plutôt du genre qui arrange et répare ce qui ne fonctionne pas. Si on me demande pourquoi je fais tout ça, je réponds que c’est une femme qui me l’a demandé. ». Jónas Ebeneser, héros et narrateur du nouveau roman d’Auđur Ava Ólafsdóttir, est un habile bricoleur, on l’aura compris. Et bien qu’il n’ait plus de vie sexuelle depuis plusieurs années, il privilégie ses rapports avec les femmes, à commencer par ses « trois Guđrun » : son ex-femme, sa mère (ancienne professeur de mathématiques qui n’a plus toute sa tête mais sait encore calculer) et sa fille (Guđrun Nymphéa), « spécialiste en biologie marine ». À part cela, il se sent bien seul.

roman,islande,auđur ava Ólafsdóttir,catherine eyjólfsson,zulma,jean-pierre longreL’histoire que Jónas raconte de lui-même devrait être celle de la fin de sa vie. L’idée du suicide le taraude, et il décide de partir, armé de sa perceuse et de sa caisse à outils, pour un pays en ruines – une contrée anonyme qui synthétise tous les pays détruits par la guerre. Dans la ville où il atterrit, seuls demeurent presque intacts de rares bâtiments, dont l’Hôtel Silence où il s’installe. Il s’y prend d’amitié pour May et Fifi, le frère et la sœur qui gèrent tant bien que mal cet établissement aux rares clients, ainsi que pour le petit garçon de May, Adam, fortement marqué par la guerre, et se met à s’occuper de la plomberie, de l’électricité, bref de toutes les défectuosités qu’un long abandon a entraînées. Et sa renommée de bricoleur va s’étendre…

Reprenant goût aux choses, aux plaisirs du cœur et du corps, il ne peut évidemment pas réparer les blessures profondes, les tragédies personnelles et familiales, les cicatrices de la vie, mais il voudrait s’y employer. « Ör » signifie « cicatrices », écrit l’auteur, et Jónas « en a sept ». Le titre de l’un des chapitres (les titres son ici, parfois, tout un programme narratif, voire un poème dense et bref) dit ceci : « Les plaies se referment plus ou moins vite et les cicatrices se forment par couches, certaines plus profondes que d’autres ».

Roman poétique et vrai, dramatique et souriant, jonché de signes à déchiffrer, Ör ménage des surprises, en toute simplicité apparente. Une simplicité qui recèle une profonde humanité, comme le reconnaît à demi-mot Jónas : « Je ne peux pas dire à cette jeune femme, qui ne possède rien d’autre que la vie, que je suis perdu ? Ou que la vie a pris un tour différent auquel je ne m’attendais pas ? Mais si je disais : Je suis comme tout le monde, j’aime, je pleure et je souffre, il est probable qu’elle me comprendrait et qu’elle réponde : Je vois ce que vous voulez dire. ».

Jean-Pierre Longre

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02/05/2020

« Toucher une autre étoile »

Roman, Islande, Auður Ava Ólafsdóttir, Éric Boury, Zulma, Jean-Pierre LongreAuður Ava Ólafsdóttir, Miss Islande, traduit de l’islandais par Éric Boury, Zulma, 2019. Prix Médicis étranger 2019.

Hekla, 21 ans en 1963, jeune islandaise à qui son père a donné le nom d’un volcan, a décidé de mener à bien sa vocation d’écrivain et dans cette perspective de quitter la ferme familiale pour s’installer à Reykjavík, où en dépit (ou à cause) de l’isolement du pays à cette époque fleurissent les librairies, les bibliothèques, les cercles littéraires… Elle y retrouve sa grande amie Ísey, mariée et mère d’une petite fille, dont l’avenir assumé est celui d’une femme installée dans le mariage et la maternité, mais qui écrit son journal en cachette et qui sait bien ce qui attend son amie : « J’ai toujours su que tu deviendrais écrivain, Hekla. Tu te souviens, quand on avait six ans et que tu as noté dans un cahier, de ton écriture enfantine, que la rivière avançait comme le temps ? Et que l’eau était froide et profonde ». Hekla va s’installer avec Jón John, autre ami très cher, mal vu et maltraité par ses collègues pêcheurs parce qu’il est homosexuel. « Je ne rentre dans aucune catégorie, Hekla. Je suis un accident qui n’aurait jamais dû voir le jour. Je n’arrive pas à trouver ma place. Je ne sais pas d’où je viens. Cette terre n’est pas la mienne. Je ne la connais pas sauf quand on m’y enfonce le visage. Je sais le goût de la poussière ».

La beauté d’Hekla lui vaut d’être harcelée par un organisateur du concours de Miss Islande – ce qui n’intéresse pas du tout la jeune fille. Sa vie se partage entre un emploi de serveuse pour vivre, la lecture, l’écriture, l’amitié, et bientôt l’amour de celui qu’elle appelle « le poète », employé de bibliothèque et très assidu à la fréquentation des cafés où se retrouvent plusieurs de ses semblables prompts à se donner le titre de poète sans produire un seul recueil… Il se rend compte tout de même que c’est sa petite amie qui est la vraie plume du couple, et elle ne le détrompe pas, revendiquant le droit pour les femmes de s’adonner à l’écriture littéraire : « C’est moi qui ai la baguette de chef d’orchestre. J’ai le pouvoir d’allumer une étoile sur le noir de la voûte céleste. Et celui de l’éteindre. Le monde est mon invention ». Elle rejoindra finalement son ami Jón John au Danemark pour prendre avec lui son élan artistique, s’éloigner de l’hiver insulaire, partir « vers le sud », « si loin du champ de bataille du monde ».

Décrivant le destin littéraire d’une jeune femme qui veut élargir son horizon, Miss Islande (titre porteur non seulement d’ironie, mais aussi de promesses de beauté autres que la simple beauté physique), écrit à la première personne, met en scène romanesque son propre sujet. L’œuvre projetée par Hekla se déroule sous nos yeux, et ainsi s’accomplit son projet, sous la forme d’un roman poétique (une poésie qui s’affirme dans les intitulés  mêmes des courts chapitres dont il est composé), un roman où les soucis de la vie quotidienne, les vues de la nature, l’amitié, l’amour, l’attention aux autres se combinent esthétiquement avec l’émotion artistique, et où s’accomplit le « rêve d’un autre lieu, pour toucher une autre étoile ».

Jean-Pierre Longre

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30/10/2017

Une initiation au paradis

Roman, francophone, Haïti, Dany Laferrière, Zulma, Jean-Pierre LongreDany Laferrière, Le goût des jeunes filles, Zulma, 2017

Comme par un processus naturel dont le moteur serait l’éveil des sens, après « l’odeur du café », il y a « le goût des jeunes filles » : après l’enfance à Petit-Goâve, racontée dans le premier volume (L’odeur du café, Zulma, 2016), il y a l’adolescence et ses rites initiatiques à Port-au-Prince, ville de tous les dangers et de tous les plaisirs.

Fanfan, que l’on retrouve sous différents noms (Vieux-Os, Dany) d’un « roman » à l’autre (d’un récit autobiographique à l’autre, ce « mélange de fiction et de réalité », comme le dit le narrateur à l’une de ses tantes qui l’accuse de n’avoir rien dit de vrai dans son livre), le jeune garçon donc a la particularité de franchir le passage à l’âge d’homme en un week-end fort agité. À la suite de ce qu’il croit être un abominable et périlleux crime commis par son ami Gégé, Dany se réfugie en face de chez lui, « du côté ensoleillé de la rue », chez les « jeunes filles » dont, de sa fenêtre, il guettait la vie en constante ébullition. Jeunes filles en fleurs conscientes de leurs charmes, et qui en usent sans vergogne pour pouvoir goûter aux joies de ce monde ; jeunes filles qui, sans le savoir, vont « changer la vie » du garçon. Chez Miki et ses amies, ce « paradis » rêvé, il va non seulement observer une vie à laquelle il n’avait pas accès jusqu’ici, mais aussi assouvir des désirs latents et éclatants, plonger dans le monde méconnu du plaisir des sens, inséparable du plaisir esthétique.

Car l’initiation n’est pas seulement physique, elle est aussi poétique : Fanfan découvre avec avidité le poète Magloire Saint-Aude, dont les vers le nourrissent et rythment ses instants secrets, comme ils rythment en exergue chacune des scènes du récit rétrospectif. Nous ne sommes pas seulement dans un livre de souvenirs – souvenirs certes qui, à eux seuls, mériteraient qu’on s’y intéresse, puisqu’ils situent l’existence intime et sociale du héros à Haïti, l’île natale, entre les dictatures de « Papa » et de « Baby » Doc, cette période où les « Tontons Macoute » faisaient la loi, ne respectant que la caste des privilégiés qui jouaient leur jeu. Le goût des jeunes filles (comme les autres ouvrages de Dany Laferrière) n’est pas non plus un simple document psychologique, sociologique, historique, exotique ; son épaisseur est véritablement littéraire, et c’est sans doute pour donner plus de poids au « réel » narratif que l’auteur a combiné avec la théâtralisation du récit (39 « scènes » cinématographiques et vivantes actualisant l’intrigue) le « Journal de Marie-Michèle », jeune bourgeoise qui, en révolte contre sa mère et son milieu (le « Cercle » fermé qui monopolise argent et pouvoir), se mêle aux « jeunes filles », tout en notant ses observations sur la société haïtienne et ses propres réactions face à la vie. Il y a donc une double narration, un double regard, ceux de Fanfan et de Marie-Michèle, à la fois très différents (le garçon du petit peuple et la fille de la caste dirigeante) et très analogues (tous deux se glissent, se coulent, se fondent, se cachent pour mieux observer) ; deux récits aux tons différents (scènes vivantes et dialoguées, journal intime), encadrés et dominés par un troisième narrateur, l’auteur adulte en visite chez ses tantes à Miami et confronté à sa destinée ; trois récits donc témoignant de la même préoccupation littéraire, du même amour de la poésie et de l’écriture.

Haïtien et Québécois, membre de l’Académie Française depuis 2013, Dany Laferrière est l’un des grands écrivains de l’espace francophone international, et Le goût des jeunes filles, réédité fort à propos par les éditions Zulma après L’odeur du café, Le charme des après-midi sans fin et Le cri des oiseaux fous, confirme s’il en est besoin l’évidente validité esthétique de son œuvre.

Jean-Pierre Longre

 

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03/07/2017

« Devenir autre, devenir moi »

Roman, Islande, Auđur Ava Ólafsdóttir, Catherine Eyjólfsson, Zulma, Jean-Pierre LongreAuđur Ava Ólafsdóttir, L’Embellie, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2017

« Là, tout va par trois, dit-elle, trois hommes dans votre vie sur une distance de trois cents kilomètres, trois bêtes mortes, trois accidents mineurs ou plutôt trois incidents malencontreux et il n’est pas certain qu’ils vous affectent directement, des bêtes seront estropiées, hommes et femmes vivront. Il est tout de même clair que trois bêtes mourront avant que vous ne rencontriez l’homme de votre vie. ». La voyante a bizarrement tout anticipé ; sans qu’on s’en doute, sans qu’on y croie vraiment, le roman est contenu dès le début dans ces paroles. Le roman, non : les faits qui en constituent la trame narrative ; le reste (l’essentiel) réside dans l’art inimitable de la conteuse Auđur Ava Ólafsdóttir : son écriture, sa maîtrise de la structure romanesque, son attachement contagieux aux personnages.

Elle aurait de quoi pester ou avoir le cafard, la jeune femme de 33 ans, polyglotte, traductrice et correctrice de son état, qui raconte ici son histoire (son histoire actuelle, et des souvenirs qui lui viennent par bribes en fonction des événements) : elle quitte son amant juste avant que son mari la quitte, des animaux viennent se jeter sous les roues de sa voiture, son amie Auđur, enceinte de jumeaux, lui confie son fils Tumi, mal entendant, mal voyant, alors qu’elle ne s’est jamais occupée d’enfants… En revanche, le pur hasard lui sourit, puisqu’elle gagne coup sur coup un chalet « prêt-à-monter » et une fortune au loto. Tout cela entraîne pour elle un changement radical de vie, qu’elle entérine en décidant de partir vers l’est, en ce mois de novembre islandais particulièrement pluvieux, sur une route littorale pleine d’embûches, pour rejoindre le village de son enfance, en coupant tout lien avec son passé immédiat. « Me voilà en vadrouille dans le noir et la pluie avec un enfant qui ne m’est rien, trois animaux de compagnie dans un bocal, un petit tas de documents qui ne valent pas d’être mentionnés et, last but not least, une boîte à gants bourrée de billets de banque : tout baigne. ».

Situations cocasses, péripéties périlleuses, réactions inattendues, décisions de dernier moment, paroles (et plus) échangées sans hésitations avec des inconnus, communication intense et mystérieuse avec son petit protégé… L’héroïne mène son périple avec une obstination salutaire et une volonté sans faille ; elle y trouve son bonheur : « En réalité, je ne puis guère être plus heureuse, car je commence à savoir qui je suis, je commence à devenir autre, devenir moi. ». Roman de l’aventure extérieure et intérieure, de la transformation de soi, plein d’humour et de tendresse, L’Embellie se lit avec d’autant plus de délectation que sa dernière partie est entièrement consacrée à « quarante-sept recettes de plats ou de boissons ainsi qu’une recette de tricot qui interviennent au fil » du récit. À expérimenter, et à consommer à loisir.

Jean-Pierre Longre

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02/05/2017

Entre Mer et Montagne

Roman, Islande, Auđur Ava Ólafsdóttir, Catherine Eyjólfsson, Zulma, Jean-Pierre LongreAuđur Ava Ólafsdóttir, Le rouge vif de la rhubarbe, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 2016

Ágústína est née dans la voiture de Vermundur, l’ami de la famille, alors qu’il emmenait la future mère à l’hôpital régional dans le brouillard et la pluie. Les routes islandaises ne sont pas de tout repos, et des complications de cette naissance la jeune fille a gardé de lourdes séquelles : deux jambes paralysées et atrophiées, béquilles obligatoires pour se déplacer. Qui plus est, son père est reparti sur son bateau tout de suite après sa conception, sans rien savoir de ce qu’il laissait derrière lui, et sa mère vit à l’autre bout du monde, poursuivant des recherches sur les oiseaux et lui envoyant de temps à autre quelques nouvelles et de vagues promesses de retour au pays.

C’est avec Nína, vieille femme affectueuse, bienveillante et sage, qu’Ágústína passe son enfance et son adolescence. Une vie d’écolière particulièrement douée et particulièrement originale, qui « commence par les bords », comme dit son professeur, et qui regarde les autres, le monde et les événements en les considérant dans des dimensions et selon des critères bien à elle. « Ce n’est pas seulement ce qui se passe qui a de l’importance, mais aussi ce qui ne se passe pas. ». Rythmée par les plats, confitures et gâteaux confectionnés par Nína, par les visites de Vermundur, celles du jeune Salómon avec qui elle partage des sentiments naissants, par l’école, les séances de cinéma et les quelques activités associatives et culturelles de ce petit village côtier plongé la plupart du temps dans la nuit, la vie de la jeune fille est un mélange de quotidienneté et de rêverie, de réalité et de fiction, de contraintes physiques et de grands projets. « Ágústína a acquis très tôt le sentiment de sa singularité dans l’univers. ». La mer, les oiseaux, la Montagne, le champ de rhubarbe où elle fut conçue et où elle se réfugie – cette rhubarbe qui donne lieu à des concours de confiture chez les ménagères du village –, voilà son monde, avec lequel elle semble souvent ne faire qu’un.

Se confondre avec la plage et l’eau glacée de la mer, ou avec le sommet de la Montagne dont elle projette de gravir, armée de ses béquilles, les huit cent quarante-quatre mètres : Ágústína est une fille de la nature, de cette nature islandaise pleine d’inimitié pour les autres, mais si amicale à ses propres yeux. « Le monde réside dans les yeux de celui qui regarde », dit l’ophtalmo. C’est par le regard particulier du personnage et par la grâce d’une écriture qui présente avec douceur et simplicité les nuances complexes et la dureté de l’existence que le livre d’Auđur Ava Ólafsdóttir est un roman véritablement poétique.

Jean-Pierre Longre

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09/04/2012

L’art de l’illusionniste

Nouvelle, francophone, Jean-Marie Blas de Roblès, Zulma, Jean-Pierre LongreJean-Marie Blas de Roblès, La mémoire de riz, Zulma, 2011

Prix de la Nouvelle de l'Académie Française 1982

L’illusionniste est la première des dix-huit nouvelles qui composent La mémoire de riz. Il est vrai que l’illusion, sous ses formes les plus achevées, mène le recueil : la construction des récits, le mystère qui plane sur leur dénouement même, les différentes visions du réel comme autant d’angles de prise de vue aboutissant au fantastique, tout cela réussit à perdre le lecteur à travers un labyrinthe de significations dans lequel il doit s’enfoncer pour tenter de résoudre les énigmes.

On oublie vite le caractère un peu fabriqué de certains de ces textes pour se laisser prendre à leurs toiles. Chaque page pourrait être une case de « L’échiquier de Saint-Louis » ou un des grains de riz à agencer avec les autres pour garder la mémoire de récits multiples (le titre du recueil est celui de la quatrième nouvelle). Jean-Marie Blas de Roblès (prix Médicis 2008 pour Là où les tigres sont chez eux, Zulma) prolonge et enrichit la tradition du genre : les personnages qui devisent confortablement et se lancent dans des récits au milieu desquels s’enchâssent d’autres récits nous font remonter à Boccace et à Marguerite de Navarre ; mais les visions fantastiques, nées d’une réalité soutenue par des descriptions souvent riches et baroques, de portraits bizarres et quotidiens, nous mènent à l’atmosphère des contes de Buzzati, Borgès, Garcia Marquez ou Cortazar… Tradition encore (la grande, celle qui fait la vraie littérature) dans les thèmes favoris de l’auteur : La Méditerranée, avec son Orient de rêve, sa sensualité, son merveilleux mythologique et psychologique ; l’amour et la mort, qui se combinent diaboliquement avec la peinture et la musique ; et parfois, rançon de sa formation, un petit bout de philosophie qui échappe à l’auteur au coin d’une phrase.

C’est porté par cette force, soutenue par elle, que l’auteur trouve son originalité : latine, orientale, méditerranéenne, sa prose a la logique sereine des belles architectures, la sensualité lourde des parfums entêtants, la complexité obscure des fonds sous-marins, la violence convulsive des passions mortelles. Mélange prometteur et séduisant, opérant la jonction entre rêve et réalité dans une vérité qui doit une bonne part d’elle-même à l’art de l’illusionniste.

Jean-Pierre Longre

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Trente ans ! Cette chronique a paru pour la première fois dans la revue Brèves n° 6 (juin 1982), à l’occasion de la publication de La mémoire de riz aux éditions du Seuil. Quelques petits remaniements l’actualisent.

Jean-Marie Blas de Roblès, sera le jeudi 26 avril à 19h à la Librairie du Tramway (Lyon) pour parler de La Mémoire de riz. Cette rencontre sera enrichie par la présence du comédien professionnel Christian Taponard qui lira à voix haute des extraits choisis de ces nouvelles.

 

02/04/2012

Une leçon de modestie

Roman, francophone, Pascal Garnier, Zulma, Jean-Pierre LongrePascal Garnier, Nul n’est à l’abri du succès, Zulma, 2012

Ce bref roman pourrait être vu comme une leçon de modestie délivrée par l’auteur à lui-même d’abord, aux autres écrivains ensuite, et plus généralement à tous ceux qui connaissent un jour ou l’autre le succès. Ce succès qui n’apporte pas le bonheur, mais une rupture existentielle.

Jean-François Colombier reçoit un grand prix littéraire, et se voit comblé d’honneurs, d’amis, d’argent, d’amour… Cédant momentanément à cette vie, il ne la supporte que peu de temps et répond à la rupture que provoqua ce prix par une autre rupture. Parti rejoindre son fils, petit dealer vivant au jour le jour, il se jette tête la première dans des péripéties où il s’empêtre de plus en plus, jusqu’à vouloir en mourir ; victime des escroqueries d’une vamp de bistrot et d’un semblant d’avocat, victime d’une fausse jeunesse qu’à 50 ans il croit retrouver, victime de ses illusions et de ses velléités, victime de son métier d’écrivain qui lui fait prendre les personnes de la vie pour des personnages de roman, à commencer par lui-même, comme le lui rappelle l’un d’entre eux : « Qu’est-ce que vous faites pour eux si ce n’est de les utiliser dans vos romans ? Vous leur versez des droits d’auteur ? […] Vous n’y connaissez rien, mon petit monsieur. C’est moi, là, maintenant qui écris le scénario, vous n’êtes qu’un personnage. »

Livre noir, mais alerte, Nul n’est à l’abri du succès obéit aux lois du roman d’aventures, comporte ce qu’il faut d’amour, de coups de revolver, de trafics divers, de trajets nocturnes en voiture, de déambulations citadines et autres ingrédients traditionnels, mais en décalage et à distance, subvertis par une écriture plaisante et ironique, ainsi que par les actes manqués et souvent ridicules du protagoniste/narrateur, anti-héros qui, ne comprenant pas ce qu’il vit, ne parvient même pas à mourir. Oui, une jolie leçon de modestie pour tous ceux qui se croient utiles aux autres et ne le sont même pas à eux-mêmes.

                                                                                              J.-P. Longre

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Après la disparition de Pascal Garnier, en mars 2010, la revue Brèves lui a consacré son numéro 93. Voir: http://jplongre.hautetfort.com/archive/2010/11/29/pour-la-nouvelle-toujours.html

29/11/2010

Pour la nouvelle, toujours

Brèves 93.jpgRevue Brèves n° 93, « Vue imprenable sur Pascal Garnier », 2010

Voici ce qu’il y a quelques années j’écrivais dans Sitartmag à propos de la revue Brèves :

 

Combien de revues littéraires les vingt dernières années ont-elles vu naître pour rapidement disparaître ? Combien de publications sur la nouvelle, genre qui, paradoxalement, se « vend(ait) mal » mais envahi(ssai)t les pages ouvertes aux jeunes auteurs et fai(sai)t l’objet de multiples concours, dans des circuits parallèles à ceux des grandes maisons d’édition ?

 

Brèves, en toutes circonstances, maintient son cap obstiné. À l’Atelier du Gué, dans l’Aude, crue ou sécheresse, tempête ou calme plat, on a l’esprit de suite, on traverse coûte que coûte, et c’est tant mieux. Daniel et Martine Delort savent où ils vont. Ils ont su composer avec le temps, avec les modes, avec les obstacles techniques, administratifs et financiers (sûrement), humains (peut-être), sans faire de concessions aux lois du commerce. Et tout en ayant vocation à éditer des livres, ils continuent depuis 60 numéros à publier leur revue, qui mêle en toute harmonie dossiers et entretiens littéraires, auteurs consacrés ou inconnus, textes inédits, notes critiques, recensions et informations.

 

Voilà sans doute la publication la plus complète, la plus sérieuse et la moins prétentieuse de la famille. Courant le risque de la nouveauté (donc de l’erreur) mais demeurant dans les strictes limites du texte narratif court, elle a fait beaucoup pour la réhabilitation d’un genre qui, naguère boudé par le monde littéraire, retrouve depuis peu ses lettres de noblesse. Beaucoup plus en tout cas que les éditoriaux désolés des grands organes. Sans effets médiatiques, sans éclats démagogiques, Brèves nous donne à lire des écrivains souvent mal connus et qui gagnent à l’être mieux, des textes venus d’ailleurs ou de tout près, en langue française ou traduits, nous renseigne sur l’essentiel de la production actuelle ; et nous montre ainsi que la nouvelle, genre à part entière qui porte en germe ou en concentré les qualités essentielles de l’art littéraire, ne peut se faire connaître que par elle-même.

Que demander de plus ? Peut-être que, arrivée au bel âge d’une séduisante jeunesse, la revue Brèves se fasse encore mieux apprécier du grand public. Nous tentons d’y contribuer.

 

Rien n’a changé, à un chiffre près. Les obstacles sont toujours là, le cap est maintenu, et Brèves en est à son numéro 93… Un numéro consacré tout entier à une « vue imprenable » sur Pascal Garnier, qui a quitté ce monde en mars 2010, laissant une œuvre noire et grise, sombre et lumineuse, inquiétante et roborative. Hubert Haddad, qui a imaginé et coordonné ce numéro, parle avec justesse d’un écrivain « qui marque la littérature française par sa langue retenue autant que retorse, rétive aux enfumages lyriques et cependant portée par une surprenante pyrotechnie d’images en noir et blanc ».

 

Ce volume donne un portrait dense et varié de l’écrivain : après quelques-unes de ses nouvelles, de nombreux souvenirs littéraires, qui ne sont pas des hommages conventionnels, mais de vrais témoignages d’amitié. Pascal Garnier n’est plus, son œuvre demeure, et l’équipe de Brèves compose obstinément, pour le bonheur de la nouvelle et des lecteurs, son « anthologie permanente de la nouvelle ».

Jean-Pierre Longre

www.atelierdugue.com

 

Un ouvrage de Pascal Garnier

 

Chambre 12, Flammarion, 2000.

 

Il a sa petite vie bien réglée, Charles, petite vie sans bonheur et sans enthousiasme, entre son travail de veilleur de nuit, les infimes occupations quotidiennes et les apéritifs pris au Balto du coin avec quelques copains dont il écoute sans les entendre les conversations de café du commerce. Une petite vie sans fioritures et sans fantaisie, étrangère aux sensations fortes et aux grands sentiments. Il est devenu une sorte de Meursault en fin de parcours depuis qu’un jour il a frappé à la porte du malheur et qu’il a payé par la prison un sursaut de révolte contre la tromperie de l’amour.

 

Il n’est ni heureux ni malheureux, et pourtant les autres autour de lui sont bien gentils et voudraient lui faire plaisir : Arlette, la soubrette rondelette qui lui fait œil et bouche de velours, les copains du Balto qui le font gagner au Loto, Madame Tellier sa patronne, qui veut lui faire prendre des vacances. Mais il ne se sent pas concerné… Ce n’est pas ce qu’il cherche.

 

Son destin, il le trouvera en la personne mystérieuse et fascinante d’Uta, belle grande dame élégante et borgne, qui hantera son esprit et sa vie, dont il ne pourra plus se séparer et qui l’emmènera pour un seul et ultime voyage qu’il voudrait interminable. Personnage décisif qui traverse sa vie d’Est en Ouest, du levant au couchant, et dont il devient dépendant comme nous tous. Uta est celle que chacun attend sans vraiment la chercher.

 

Pascal Garnier a écrit plusieurs romans noirs. Chambre 12 est un roman gris. Cette description apparemment limpide d’un quotidien plutôt désespérant n’est dénuée ni d’humour ni d’opacité, et l’écriture, à travers l’évocation de petites vies, parvient à faire entrevoir les mystères et les abîmes de l’existence.

 

23/04/2010

La noblesse des parvenus

Prévost.jpgJean Prévost

Le sel sur la plaie

Zulma, 2009

Dieudonné Crouzon est d’abord un intellectuel humilié : par la pauvreté, par la calomnie, par la lâcheté de ses camarades. Fort de ses études de Lettres et de Droit, rongé par la rage sociale, il quitte brusquement Paris pour Châteauroux, incarnation de la France profonde, où la soif de revanche le transforme en arriviste : le journalisme, l’imprimerie, la publicité, la politique… Il devient un notable local, un homme d’affaires de province qui, fortune faite et la crise des années 1930 aidant, pourra revenir savourer son ascension à Paris.

Le sel sur la plaie fait partie de ces grands romans trop méconnus de l’entre-deux-guerres dont les protagonistes, tout en rappelant les héros des romans initiatiques du XIXe siècle, se construisent sur la modernité (encore très actuelle) d’un monde en pleine mutation. L’ambition de Crouzon peut faire penser à celle de Rastignac ou de Bel-Ami, mais elle est plus proche de celle de Julien Sorel, dont Jérôme Garcin, dans sa préface, affirme à juste titre qu’il est un « cousin germain ». Son ambition est intimement liée à ses états d’âme, et ses sentiments le guident davantage que la simple soif de fortune et de notoriété ; les femmes (l’Epervière, Mme Rougeau, Anne-Marie) ne sont pas, comme pour le Leroy de Maupassant, des échelons de l’ascension sociale, mais de sincères étapes amoureuses ; l’amour et l’amitié lui valent autant de déboires que de coups de chance… Bref, Crouzon est profondément humain, lui qui, selon les mots de son ami Boutin, philosophe et poète, garde « la seule noblesse, celle des parvenus ».

Jean Prévost, mort prématurément dans la bataille du Vercors, n’a pas eu le temps de donner la pleine mesure de son talent. Ses beaux essais sur Stendhal ou Baudelaire, son abondante production journalistique, ses romans vifs et roboratifs appelaient une suite dont les balles nazies nous ont privés. Avec Le sel sur la plaie, nous avons non seulement le bonheur d’une réédition bienvenue, mais aussi la grâce d’une écriture alerte, incisive, dont la vigueur quasiment physique s’associe à la clairvoyance  psychologique, et qui depuis 1944 nous manque.

Jean-Pierre Longre

www.zulma.fr