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03/04/2015

Le « meilleur des mondes » ?

Roman, essai, anglophone, Edward Bellamy, Francis Guévremont, Manuel Cervera-Marzal, Aux forges de Vulcain, Jean-Pierre LongreEdward Bellamy, Un regard en arrière, traduit de l’anglais par Francis Guévremont, préface de Manuel Cervera-Marzal, Aux forges de Vulcain, 2014 

30 mai 1887, Boston : Julian West, 30 ans, riche et très joliment fiancé, s’endort dans la chambre souterraine que, par souci de tranquillité, il s’est fait aménager chez lui. 10 septembre 2000, Boston : le même Julian West est découvert, en un parfait état de conservation, endormi mais toujours vivant, dans la même chambre oubliée à la suite de l’incendie de sa maison. Il se retrouve au sein d’une charmante famille (le père, la mère, la fille), chaleureusement accueillante et respirant le bonheur, comme d’ailleurs le reste de la société bostonienne et américaine.

Rêve merveilleux ou fantastique bond en avant ? La fin du XXème siècle apparaît comme un âge d’or, dans un monde radicalement transformé par un assemblage parfait (trop parfait ?) des divers rouages de la société. Sous la houlette bienveillante du docteur Leete, son hôte, et de sa fille Edith (qui porte étrangement le même prénom que sa fiancée d’autrefois), Julian apprend à connaître avec un étonnement grandissant ce qui fait fonctionner à merveille l’industrie, le commerce, les relations humaines, la condition féminine, le travail, la finance (en tout cas ce qui en tient lieu), la vie intellectuelle et culturelle, les loisirs, la politique, la justice, la religion… Tout y passe, d’une manière systématique, jusqu’aux sentiments et serments amoureux qui viennent couronner cette revue intégrale.

C’est à un voyage complexe dans le temps que nous invite l’auteur : lecteurs de 2015, nous découvrons ce qu’un auteur de la fin du XIXème siècle prévoyait comme un monde parfait à la fin du XXème siècle : une organisation irréprochable au service d’hommes et de femmes coulés dans le moule d’un bonheur uniforme et indéfectible. Une utopie, une uchronie (comme le précise à juste titre Manuel Cervera-Marzal), dont on se doute qu’elle est et restera du domaine de la spéculation. Mais comment ne pas remarquer combien, hormis les progrès techniques et les améliorations du confort quotidien, le fonctionnement de la société n’a pas changé en presque 130 ans ? On en juge aux comparaisons triomphantes faites par le docteur Leete entre les XIXème et XXème siècles. Par exemple : « Votre système subissait des convulsions périodiques, qui s’emparaient aussi bien des sages que des imbéciles, des égorgeurs que de leurs victimes. Je veux parler de ces crises économiques, qui se produisaient tous les cinq ou dix ans ; elles détruisaient les industries de la nation, accablaient les compagnies qui étaient faibles et mutilaient les plus fortes. Après, il fallait traverser de longues périodes de léthargie, qui pouvaient durer plusieurs années ; les capitalistes en profitaient pour regagner les forces qu’ils avaient perdues ; les classes ouvrières crevaient de faim ou se déchaînaient en émeutes. Alors enfin arrivait une brève période de prospérité, suivie d’une nouvelle crise et d’une nouvelle léthargie. Au fur et à mesure que le commerce se développait, les nations devenaient interdépendantes, les crises s’étendaient au globe tout entier… ». Rien de plus actuel que cette condamnation du libéralisme économique et du règne de la finance ; cette première traduction intégrale et cette réédition d’un livre qui en son temps connut un succès comparable à celui de La case de l’oncle Tom sont salutaires.

Voilà donc un « regard en arrière » plein d’enseignements sur l’évolution (plutôt la stagnation) de l’humanité, de même que sur ses aspirations … À ce titre, il relève de l’essai. Mais c’est aussi un beau récit, avec des personnages auxquels on s’attache – même si certains tendent vers une vision manichéiste de l’Histoire. Un beau récit qui réserve des surprises, d’étranges liens entre le passé et le présent, entre le rêve et la réalité.

Jean-Pierre Longre

www.auxforgesdevulcain.fr